En pays Katou, deux mois aux confins de la province de Sékong

2010, 2013

ພວກເຮົາກິນຫມາຂອງພວກເຮົາ, ແຕ່ຫມາຂອງພວກເຮົາກິນຜູ້ຊາຍ ! »
(Phoua khao khin màa, èt màa khin khun !)
Nous mangeons nos chiens, mais nos chiens mangent les hommes !      Un homme katou

À deux reprises et à trois années d'intervalle, durant un mois chaque fois, j'ai marché, seul, sans guide, dans l'extrême sud-est du Laos, vers les confins de la province de Sékong, en direction des villages de l'ethnie Katou les plus isolés et les plus traditionnels de la région, dans lesquels je fus accueilli chaque nuit, devenant dès lors par ailleurs le tout premier touriste à se rendre en ces lieux. Ces étonnants et emblématiques villages circulaires, au caractère tribal original et remarquable, sont disséminés au cœur d'une zone résolument sauvage de montagnes escarpées et de forêts denses que l'on ne peut atteindre qu'à pied, la plupart du temps via d'étroits et improbables sentiers, rares traces tellement peu foulées qu'elles disparaissent continuellement sous la végétation envahissante.

La province de Sékong est la plus pauvre du Laos, et parmi les quelques groupes de populations qui la peuplent, les Katou figurent sans conteste au nombre des plus déshérités. Les Katou, les Khas-tuu, c'est-à-dire les "sauvages d'en haut" si l'on veut croire, entre toutefois d'autres hypothèses possibles, à une étymologie d'origine mixte, lao pour la première syllabe et katou pour la seconde.

Les Katou - ou Katu, Kantou - composent un des groupes ethniques les plus isolés et méconnus du Laos, même de leurs compatriotes. Population encore un peu crainte, car non laocisée, elle peuple une région montagneuse difficilement accessible, la Haute-Sékong, toujours peu connue à ce jour, et même redoutée de la plupart des Lao eux-mêmes : les Katou vivraient dans des contrées mystérieuses et dangereuses - un monde forestier demeuré non civilisé - voire s'avéreraient eux-mêmes dangereux. La réputation belliqueuse et sanguinaire des Katou n'est pourtant plus justifiée : leurs villages ne sont plus fortifiés, car les équipées sauvages et guerrières entre tribus voisines - les Katou de la province de Sékong se répartissent en sept sous-groupes - ont cessé depuis quelques décennies, et le tout dernier témoignage relatif à leurs fameuses Chasses au Sang rituelles, destinées à conjurer une catastrophe, un bouleversement ou une malédiction, date déjà de la fin des années 1930. Les sacrifices humains et les actes de cannibalisme qui s'ensuivaient - le sang et des organes vitaux étaient consommés par les chasseurs - ont désormais été remplacés par l'immolation rituelle occasionnelle de buffles.

Toujours est-il que les villageois Katou restés retranchés dans l'extrême est de la province de Sékong vivent encore véritablement en marge de la nation. Les influences culturelles et économiques lao s'arrêtent en effet de manière quasiment nette au pied des premiers escarpements qui composent leur pays, dans le sud de la Cordillère annamitique, chaîne montagneuse forestière formant une barrière naturelle ici difficilement franchissable entre le Laos et le Vietnam voisin. Un relief tourmenté, de petites vallées profondément encaissées et aux orientations diverses et variées, une nature éminemment sauvage et préservée où abonde une faune exceptionnellement riche, parmi laquelle de nombreuses espèces rares et endémiques à la région.

Bien que faisant épisodiquement, de la part des autorités, l'objet de tentatives d'intégration à la société lao, se traduisant par des incitations à transmigrer, c'est-à-dire à déplacer leurs habitats vers les vallées plus accessibles, et donc mieux contrôlables, les groupes Katou les plus reculés de la province sont néanmoins parvenus jusqu'à aujourd'hui, grâce à cet isolement géographique exceptionnel et radical, ainsi qu'à l'absence presque totale d'influences extérieures, à préserver une très forte indépendance culturelle. Ils ont par exemple pu perpétuer l'usage, au quotidien, de dialectes propres, ainsi que des croyances et rituels animistes particulièrement singuliers. De plus, contrairement à de nombreuses autres "enclaves ethniques" du pays, aucun groupe de population plus majoritaire et mieux intégré à la société lao, des bouddhistes notamment, n'est encore jamais venu s'implanter à proximité de leur territoire. Les Katou ont ainsi pu conserver nombre de leurs traditions ancestrales, généralement en étroite relation avec leur riche et dense environnement forestier.

Les Katou sont donc animistes et ils s'efforceront en permanence d'entretenir des rapports harmonieux avec les nombreux phii, les "esprits", qui peuplent la montagne, les grottes, la forêt, les cours d'eau, le village, les huttes, et d'autres lieux encore. Si cette harmonie a été rompue par viol d'une tradition ou d'un tabou, ou pour toute autre raison qui se manifestera le plus souvent par l'apparition d'une maladie, d'un décès ou encore d'une mauvaise récolte, seules les chamanes Katou sauront alors, par des méthodes ancestrales de divination, en définir l'origine, puis rétablir ce lien entre les humains et les "esprits" contrariés ou offensés.

TABLE

I. Orpailler
II. Marcher
III. Habiter
IV. Contrôler
V. Manger
VI. Fumer
VII. Tuer




En pays Katou, deux mois aux confins de la province de Sékong

2010, 2013

I. Orpailler

Pour atteindre le pays Katou, il faut d'abord, après deux à trois jours de transport routier depuis Vientiane, capitale du Laos, remonter le cours de la rivière Sékong, en pirogue durant une journée supplémentaire, afin de rejoindre un dernier modeste bourg établi en amont. Là se situe le véritable point de départ, à pied cette fois, vers ledit pays, localisé au cœur d'un massif montagneux particulièrement sauvage, et qui s'étend loin à l'est, jusqu'à la frontière avec le Vietnam voisin, et même au delà. Faute du moindre autre passager candidat pour remonter à mes côtés cette rivière Sékong, j'ai dû affréter seul l'embarcation. Comme presque toutes celles de la région, il s'agit d'une pirogue très sommaire, d'une longueur de six ou sept mètres au total, et façonnée dans un unique fût de bois évidé, les plats-bords ayant ici toutefois été rehaussés de quelques centimètres afin de tenter de nous protéger au mieux, à peine cependant, des remous et des projections d'eau dans les plus forts rapides que nous devrons affronter.

C'est durant ce trajet que j'ai pu observer les premières orpailleuses. Seules les femmes semblent s'adonner à la recherche de l'or dans les cours d'eau de la région. Accroupies isolément dans le lit de la rivière, à quelques mètres des berges, elles "lavent" inlassablement de petites quantités de sable. À l'image des pirogues du coin, les batées utilisées pour cette prospection aurifère sont taillées dans de volumineuses pièces de bois massif, pour composer ces sortes de disques coniques très évasés, lourds, de parfois près d'un mètre de diamètre. Manipulées avec un double mouvement de rotation et de balancement, seul l'effet de la gravité est ainsi utilisé pour séparer les alluvions des poussières d'or, d'une densité différente, sans même faire appel au mercure, auquel ces populations n'auraient de toute manière en aucun cas accès. Lors d'une halte, je suis allé observer le butin de quelques-unes d'entre elles. Le résultat de plusieurs heures de lavage consiste en à peine plus de quelques minuscules paillettes dorées. Plus tard, dans les montagnes de l'arrière-pays, c'est assez fréquemment que j'ai à nouveau rencontré des femmes rentrant aux villages équipées de leurs batées harnachées dans le dos, de retour de "chasses à l'or" dans les torrents environnants. Leurs prises se réduisaient cependant là aussi le plus souvent à quelques poussières jaunes.

II. Marcher

À partir du dernier petit bourg, atteint en une journée de pirogue, il ne se présente plus qu'une seule option pour rejoindre les villages katou les plus isolés de la région : la marche. J'avais bien soupçonné, et cela dès avant mon tout premier périple dans cette contrée, que les premiers hameaux traversés se trouveraient désormais relativement acculturés, et ce fut effectivement le cas. Cela est immédiatement perceptible, d'un simple et rapide coup d'œil, et transparaît notamment par le constat de l'abandon de la traditionnelle disposition circulaire et rayonnante des huttes - dont nous reparlerons en détail - également à travers l'adoption de la tôle ondulée en lieu et place des toitures de chaume, ou encore par l'absence des totems rituels sculptés sur les devantures des façades. Ce n'est qu'au bout de la troisième journée de marche que l'on atteint enfin le véritable pays Katou, et que les beaux villages traditionnels s'offrent finalement et si gracieusement aux regards, nichés dans leurs écrins de verdure. Cette troisième journée constitua d'ailleurs l'une des plus belles de ce périple, une des plus longues, une des plus difficiles, une des plus impressionnantes et troublantes également, notamment de par l'isolement induit des lieux, mais aussi en raison de l'anxiété latente engendrée par la peur de s'égarer. Huit heures sur les discrets sentiers, en permanence au cœur d'une forêt dense, sans la présence d'aucun village intermédiaire, ni aucune autre trace d'intervention humaine, et tout du long, absolument seul, sans faire la moindre rencontre en chemin.

La contrée est résolument escarpée et sauvage, très peu parcourue. Les rivières, au fond des vallées et des ravins, se franchissent toutes à gué, et il faut obligatoirement s'aider d'un long et solide bâton pour ne pas risquer de se retrouver déséquilibré par le fort courant de certaines d'entre elles. Dès qu'un cours d'eau est traversé, le sentier rejoint à nouveau rapidement les crêtes. Les montées sont exténuantes, la chaleur à son comble et l'air, surchargé d'humidité et trop peu présent, engendre une forte transpiration du corps en son entier. La sente, très étroite et souvent extrêmement glissante, est, de plus, fréquemment encombrée de hautes herbes, d'amas de troncs de bambou géant morts et effondrés, et de buissons qui réinvestissent continuellement le moindre espace un peu ouvert. Ce sentier, cette trace plutôt, semble même par endroits n'être que des coulées de bêtes. Les herbes - dites "herbes à paillotes" ou "herbes à éléphants", Imperata cylindrica - atteignent ici des hauteurs impressionnantes, dépassant régulièrement les deux mètres, et dans certains secteurs particulièrement encombrés, le corps tout entier doit alors véritablement forcer le passage et dégager la voie pour pouvoir progresser, seuls les pieds pouvant "regarder" le chemin, parfois large d'à peine une quinzaine de centimètres, et ainsi totalement enfoui sous la matière végétale. Il faut à maintes reprises s'aider des bras pour écarter les buissons enchevêtrés, se baisser, se frayer un passage. L'état de ces sentiers, parce que ceux-ci sont trop peu souvent foulés par les hommes, et qu'ils subissent alors perpétuellement les assauts de la végétation, est révélateur de l'isolement extrême des villages du secteur que je souhaite atteindre, dans les confins de la province. Il montre en effet à quel point les Katou empruntent rarement ces voies menant vers l'extérieur, hors de leur pays, qu'ils ont trop peu d'occasions de quitter pour se rendre dans la plaine.

Une anecdote, emblématique elle aussi du caractère particulièrement sauvage de la région et de l'extrême isolement des hameaux katou, m'a été rapportée lorsque j'ai plus tard fait part aux hommes de mon étonnement de ne quasiment jamais apercevoir de chiens parmi eux. En effet, les chiens, par exemple dans les villages montagnards localisés à l'autre extrémité du pays, dans le Nord que j'ai précédemment souvent visité, outre qu'ils fournissent par ailleurs une viande appréciée, sont aussi là-bas chargés d'un véritable rôle préventif, et accessoirement défensif, contre les tentatives d'incursions de bêtes sauvages à l'intérieur des hameaux. Chez certains groupes ethniques, les Akha notamment, on leur prête même certaines facultés à pouvoir percevoir l'approche, la nuit, des phii, c'est-à-dire des "esprits", qui viendraient rôder aux abords des villages, et qu'ils signalent là aussi de leurs aboiements furieux. Dans la plupart des hameaux katou en revanche, nulle trace d'aucun chien, car les villageois m'ont expliqué que, dans ces environnements très isolés de forêts denses, où ils ne rencontrent presque jamais d'étrangers, ils devenaient rapidement trop agressifs et pouvaient alors attaquer sauvagement le moindre visiteur provenant de l'extérieur. « Phoua khao khin màa, èt màa khin khun ! » qu'ils me disaient, "Nous mangeons nos chiens, mais nos chiens mangent les hommes !".

Marchant le plus souvent seul, sur des chemins glissants et dans la forêt parfois humide des orages de la veille, généralement donc sans personne me précédant et risquant ainsi de les éveiller trop tôt, relativement peu de sangsues parviennent alors à m'atteindre. Dans ces contrées en effet, se déplacer en groupe et en file indienne peut présenter l'inconvénient que les pas du premier marcheur avertissent les sangsues, qui se tiennent alors immédiatement en alerte, posées sur le sol détrempé, ou juchées sur des herbes, élancées à la verticale, étirées en hauteur plutôt, extrêmement vivaces et mobiles, fin prêtes à embrasser les jambes des marcheurs suivants. Cependant, dans ces zones humides, même si l'on va seul, il est important de ne jamais stationner sur place, ne serait-ce que durant quelques secondes, car il ne leur faut pas plus de temps pour triompher d'un assaut. Il est au contraire impératif d'attendre de se situer dans un endroit un peu dégagé, et surtout sec, pour prendre le temps de se débarrasser de celles qui ont atteint leur but. Ainsi, c'est surtout lors des descentes, pendant que je piétine trop lentement, par appréhension des glissades brusques et des chutes, qui ne manquent pas à intervalles réguliers, que les sangsues, par conséquent avantagées, acquièrent le plus de succès. Il n'est alors pas rare de retrouver, durant une méticuleuse pause d'inspection et au cœur de secteurs particulièrement infestés, jusqu'à une dizaine d'entre elles accolées sur chaque jambe, la plupart s'étant déjà infiltrées au fond des chaussures, entre les orteils.

Les crêtes, qui culminent ici à rarement plus de 1800 ou 2000 mètres d'altitude, et dont on longe les arêtes parfois durant longtemps, offrent des espaces un peu plus dégagés, et donc plus praticables, que les pentes et les fonds de vallées, et se font dès lors également beaucoup moins humides. On y traverse même, de temps en temps, des bosquets de pins gigantesques, monumentaux, des résineux que l'on ne rencontre nulle part ailleurs sous ces latitudes au climat résolument tropical. C'est alors qu'ils étaient perchés dans le houppier d'un ou deux de ces arbres, moi me tenant tout proche sur un petit promontoire rocheux, que je les ai aperçus : une colonie de Doucs ! Des Langurs Doucs à jambes rouges (Pygathrix nemaeus), des singes à l'aspect physique étonnant, et même particulièrement déconcertant, un peu cocasse aussi, de par leur "barbe", leur "béret" et leurs teintes chatoyantes. Le Douc constitue une espèce endémique à la région, et se fait désormais extrêmement rare. Me tenant rigoureusement immobile dès que je les eu repérés, j'ai pu les observer, avec beaucoup d'émotion, durant plusieurs minutes. Je crois avoir dénombré neuf individus. Eux aussi m'ont beaucoup observé, interloqués, faciès comiquement avancés dans ma direction. Je dus finalement me résoudre, à grand regret, à provoquer leur fuite, et ils se sont alors littéralement, et de manière spectaculaire, laissés tomber, dégringoler plutôt, de très haut dans les denses fourrés du ravin adjacent. Je fus déjà chanceux, durant la même journée de marche à travers ces territoires éloignés de tout lieu habité, puisque j'avais peu auparavant, et à deux reprises, aperçu des Muntjacs, cette farouche race de chevreuil asiatique, fuir en bonds éperdus dans les hautes herbes.

III. Habiter

Généralement nichés au fond d'une vallée, mais parfois aussi perchés sur une proéminence du terrain, invariablement cernés de près par l'océan de verdure, dans lequel ils paraissent alors comme incrustés, les villages katou traditionnels offrent un remarquable et surprenant spectacle. Ayant toujours fières allures, ils réunissent, selon leur taille, de dix à trente grandes huttes implantées circulairement, et orientées de manière rayonnante autour du centre, vers la maison commune (rôong), cœur du dispositif. Les épaisses et lourdes toitures de chaume, avec leurs extrémités arrondies, font par ailleurs ressembler ces hameaux, lorsqu'ils peuvent être contemplés depuis des hauteurs, à de petites colonies de cloportes géants.

Depuis le rôong, la maison commune centrale, plusieurs autres cercles ou arcs de cercles concentriques, fonctionnels ou symboliques, purement imaginaires ou réels et tangibles, concrétisés par exemple par les méandres des rivières et par les crêtes des montagnes alentour, s'étendent et se succèdent alors loin, jusqu'à cet environnement naturel extérieur, et même bien au-delà, jusqu'aux extrêmes limites de l'univers mental forgé par les Katou. Un autre cercle également concret et bien visible, à l'intérieur même du village, s'insère entre celui composé par cet agencement emblématique des huttes d'habitation et l'axe central du hameau symbolisé par la maison commune. Il s'agit du cercle formé par les poteaux de sacrifices fichés en terre devant chacune des huttes, et qui sont destinés à y attacher les buffles à immoler lors des cérémonies rituelles - ceux-ci le seront d'un ou de plusieurs coups d'épée, reliques gestuelles symboliques issues des fameuses Chasses au Sang humain historiques mentionnées plus haut en introduction. Ces poteaux étant remplacés avant chaque nouvelle cérémonie sacrificielle - qui se font toutefois de plus en plus rares - ils apparaissent alors dans des états de détérioration plus ou moins avancés selon la quantité de temps déjà écoulée depuis le précédent événement similaire.

Ainsi, plus que d'être simplement "enfermé" dans une enceinte circulaire, c'est tout l'espace villageois, et même au delà, qui est réparti en zones concentriques successives. Cette étonnante disposition circulaire globale des villages, d'une géométrie se faisant finalement parfois un peu plus aléatoire au gré de leur expansion et de la configuration du terrain - pouvant par exemple tendre vers l'ellipse ou un forme plus arbitraire - mais souvent aussi presque parfaite, est directement liée à la cosmogonie katou, à leurs croyances et à leur vision propre du monde. Cette "cosmogonie ronde ou circulaire" très particulière se retrouve par ailleurs dans de nombreux objets rituels ou fonctionnels du quotidien, notamment dans les tambours, les gongs de bronze et les jarres de fermentation d'alcool, tous exclusivement utilisés à l'occasion de festivités et de cérémonies traditionnelles, ou encore dans les pipes à eau - dont nous reparlerons - dans les extrémités arrondies des toitures des huttes, dans les piliers et pilotis ronds entrant dans la conception de celles-ci, ainsi que dans les poteaux de sacrifice, et dans bien d'autres objets supplémentaires. L'univers des Katou est ainsi résolument et fermement circulaire,mais ce sujet, prodigieusement complexe, reste toutefois difficile à appréhender pour le profane, et ces aspects ont malheureusement encore été très peu étudiés jusqu'alors. Espérons seulement que cette riche culture puisse l'être rapidement en profondeur, à la fois en détail et dans sa globalité, avant que ces fascinants usages et pratiques ne se perdent, ou soient abandonnés, et qu'ils ne disparaissent en totalité de la mémoire des hommes, ce qui ne saurait tarder avec le développement désormais accéléré du pays.

Ces univers circulaires vont ainsi se répéter à l'identique d'une vallée à l'autre. On peut cependant constater, au gré des différents villages traversés et selon les sous-groupes katou rencontrés - comme indiqué en introduction, les Katou de la province de Sékong se répartissent en sept sous-divisions ethniques - de flagrantes variations dans la conception des habitats. Ces demeures sont toujours élevées sur de courts pilotis, sous lesquels peuvent se réfugier, la nuit, les animaux domestiques, mais elles vont des élégantes et légères huttes presque entièrement faites de bambou, jusqu'à d'étonnantes longues et massives maisons aux lourdes et très élaborées charpentes et structures de bois, et qui peuvent alors fréquemment abriter plusieurs familles d'une même lignée patrilinéaire, généralement jusqu'à deux ou trois. Signalons qu'autrefois plus de cent personnes pouvaient cohabiter sous un même toit, dans des maisons encore plus longues. Un autre aspect troublant de ces constructions consiste en des décorations rituelles dont est immanquablement ornée la façade d'extrémité de chacune d'entre elles, celle orientée vers l'intérieur du cercle du village, et abritée par le large auvent semi-circulaire que forme là le ravancement de la toiture. Il y a d'abord, dessiné et peint à la chaux blanche au-dessus de la porte d'entrée, un bandeau de figures géométriques simples, le plus souvent élaboré à partir d'une répétition d'un motif de losange, mais s'y trouvent surtout, taillées à même le monumental pilier central de cette façade, celui qui supporte la poutre faîtière de la charpente, de surprenantes sculptures. D'un mètre vingt à un mètre cinquante de hauteur environ, massives et assez grossièrement façonnées à la hache et au couteau, ces effigies totémiques se déclinent selon deux thèmes principaux : il peut s'agir d'un lézard géant, parfois à tête anthropomorphe et figuré avec celle-ci toujours orientée vers le haut, mais le plus souvent d'un être humain. Celui-ci peut alors être représenté en position accroupie, les coudes en appui sur les genoux, ou debout, jambes légèrement fléchies, mais presque systématiquement avec les deux mains se tenant la tête, attitude lui conférant un air sensiblement angoissé, anxieux en tout cas. Parmi les variantes aperçues, il s'agit parfois de deux corps humains superposés, celui de dessus disposé alors de manière renversée, tête en bas et en appui sur celle de la silhouette inférieure. Je regrette de ne pas avoir photographié l'ensemble de ces totems, car cela aurait pu permettre de constituer un surprenant reportage. Au chapitre des ornements des demeures, il faut aussi mentionner les discrètes mais délicates cornes ou sculptures faîtières fichées sur les toitures, à chacune des extrémités des lignes du même nom, et qui achèvent subtilement de souligner l'élégance de l'ensemble.

Il est remarquable de constater que la moindre pièce de bois entrant dans la composition d'un habitat katou, que ce soient les structures porteuses faites de lourds madriers, les pilotis, les charpentes, les épais planchers ou encore les panneaux formant les parois extérieures, a été entièrement taillée et équarrie à la main, sculptée peut-on alors même dire, à l'aide de très rudimentaires outils tranchants, haches et herminettes, et absolument jamais en recourant à des scies, outils inconnus ici. En effet, sur chacune de ces pièces de bois on distingue nettement les marques des coups portés par les lames qui les ont lentement et laborieusement façonnées. Tout aussi frappant est le fait que pas un seul objet métallique, que ce soit sous forme de clous ou autres éléments de renfort, n'est utilisé pour réaliser ou consolider les assemblages.

L'intérieur de ces habitats est presque totalement dépourvu du moindre mobilier, si ce n'est parfois quelques gigantesques "lits", en fait de très rudimentaires plateformes de bois surélevées, occasionnellement équipées de moustiquaires, et sur lesquelles s'entassent, la nuit, des familles entières. Les matelas sont rares et consistent alors en de simples paillasses rembourrées de crins, de pas plus de trois ou quatre centimètres d'épaisseur. On se contente en effet le plus souvent de fines nattes de nylon ou de feuillages tressés, et certains hommes utilisent même celles-ci déposées au sol pour s'allonger, de la sorte, directement sur les planchers, une configuration dont je dois fréquemment me satisfaire. Ainsi, sans aucun mobilier de rangement disponible, tout un bric-à-brac infernal est alors inévitablement et en permanence répandu de-ci de-là, parfois suspendu aux parois et aux charpentes : vêtements incrustés de traces de terre, certains tellement attaqués par les rongeurs qu'ils ne sont plus utilisables, mais laissés toutefois en place, amoncellements de légumes et d'autres végétaux mis à sécher, outils agraires, sacs de riz, vanneries de bambou - dans la fabrication desquelles les Katou excellent - filets de pêche, nasses et pièges à animaux, pipes à eau, ustensiles divers, calebasses, jarres, jerricans et autres récipients, et encore beaucoup d'objets ou produits de récoltes supplémentaires. Si la hutte abrite plusieurs familles, peu de délimitations formelles semblent diviser l'espace intérieur, tout au plus une légère cloison de bambou à mi-hauteur peut parfois séparer les foyers de cuisson, autour desquels chaque parentèle se réunit le soir venu. Ces foyers ne sont que de simples rectangles de bois emplis de terre tassée, et désormais cuite, sur lesquels sont entretenus les feux, et sont soutenus à hauteur du plancher par des pilotis de renfort disposés sous les habitats. Ces foyers sont en outre surmontés de claies de bambou suspendues, composant comme des plateformes, destinées à empêcher les étincelles volantes de monter jusqu'au chaume des toitures, et sur lesquelles sont en permanence mises à sécher ou à fumer une large variété d'ingrédients, aliments et objets - bouquets d'herbes, lambeaux de viande, vanneries de bambou, etc. - alors généralement recouverts d'une pellicule grasse et noire de suie.

C'est depuis l'intérieur des huttes que l'on peut constater le mieux la remarquable qualité de conception d'une toiture de chaume katou. Ainsi observée par le dessous, la structure qui supporte ces épaisses rames de chaume offre en effet un véritable décor géométrique composé de tout un réseau serré, régulier et parfaitement ordonnancé, de grosses et longues perches de bambou venant prendre appui sur la charpente principale. Quant aux armatures qui dessinent et modèlent les extrémités arrondies si caractéristiques de ces toitures, elles sont confectionnées à l'aide de fortes tiges flexibles de rotins ou bien, là aussi, de bambou, mais cette fois fendues puis réassemblées en paquets ainsi aisément cintrables. L'ensemble, continuellement exposé, comme les plateformes suspendues, aux perpétuels assauts des fumées des foyers de cuisson, est recouvert d'une épaisse couche de suie grasse, noire et luisante, rendant au bout de peu de temps les tiges lisses de bambou comme laquées ou vernies. C'est aussi cette suie qui finit d'imperméabiliser le chaume, et qui offre d'autre part l'avantage, en les repoussant, de limiter les attaques destructrices des termites. Ces fumées permettent également de tenir à distance des intérieurs d'autres insectes nuisibles, même si cela n'empêche nullement une profusion exceptionnelle de larges et lourdes toiles d'araignée tout aussi noircies et poussiéreuses, qui pendent de partout en abondance et ne sont jamais ôtées.

Configuration que l'on ne rencontre par exemple jamais dans les habitats de la plupart des populations montagnardes du nord du pays, les maisons katou sont souvent équipées, sur les parois basses de leurs longues façades, d'une ou deux petites "fenêtres", en fait de simples lourds volets, taillés chacun dans une seule pièce de bois, et disposés au ras du plancher. Elles permettent, en journée, d'aérer et d'éclairer un peu les intérieurs si sombres, et plus accessoirement d'épier tout à son aise les allées et venues des uns et des autres, et les activités et évènements du village qui peuvent se dérouler à l'extérieur.

Les sols de ces habitats sont eux aussi composés de lourdes planches taillées à la hache, mais il arrive qu'une partie de ceux des plus grandes demeures, et au contraire systématiquement la totalité des plus sommaires, incontestablement par souci d'économie de matière, mais aussi des épuisants efforts nécessaires à les façonner, soient constitués de tiges de bambou aplaties, formant ainsi des surfaces souples et mouvantes qui s'affaissent alors sous le poids des marcheurs, des surfaces contrastant avec celles parfaitement rigides et stables des solides planchers en bois. Ces sortes de caillebotis, ou plutôt de claies, éphémères et à renouveler périodiquement, offrent ainsi une résistance toute relative, et de-ci de-là, des lamelles du bambou finissent inévitablement par se rompre, créant de véritables trous béants plus ou moins visibles et détectables. J'imagine aisément que chaque membre d'une famille connait sur le bout... des pieds chaque recoin de sa demeure et court très peu de risques d'y échoir, mais en ce qui me concerne, dans la quasi obscurité permanente des intérieurs, je dois m'en méfier comme de la peste, et ai plus d'une fois passé une jambe entière au travers d'un de ces "pièges", pour le plus grand amusement toutefois des spectateurs présents !

Le large auvent semi-circulaire formé par l'extrémité arrondie de la toiture abrite un espace extérieur protégé, en journée, de la pluie ou de la chaleur écrasante du soleil, de la boue environnante également. Il y a là une petite terrasse surélevée, plutôt une très étroite plateforme, issue du prolongement du plancher intérieur, et qui sert quotidiennement de lieu de réunion d'où l'on bénéficie immanquablement, du fait de l'emblématique disposition circulaire et rayonnante des huttes évoquée plus haut, d'une vue panoramique sur la quasi totalité des autres habitations. On accède à cette étroite plateforme, puis donc aussitôt à la porte d'entrée de la demeure, par une courte "échelle", en fait un simple fût de bois taillé d'encoches à grimper. Sous cet espace protégé que forme opportunément cet auvent, on se rassemble souvent pour discuter, tout en fumant le khork', la pipe à eau dont nous reparlerons, en mâchant des racines de manioc grillé et de la canne à sucre, dont les cochons et les poules, à nos pieds, se disputent les restes, on y décortique le riz ou broie d'autres végétaux, en les pilonnant dans un des énormes trois ou quatre mortiers de bois qui traînent là en permanence sur le sol, on y pratique le tissage, on y aiguise les outils, on y dépèce les gibiers rapportés des expéditions de chasse, on y consacre de très longues et consciencieuses séances à s'épouiller mutuellement les cheveux.

Quant au rôong, la maison commune implantée au milieu de chaque village, point central et de convergence de cette configuration rayonnante de l'ensemble des huttes, elle est conçue sur un plan identique et est construite en faisant appel aux mêmes techniques que celles mises en œuvre pour ces dernières, si ce n'est que sa structure est généralement encore plus lourde et plus massive, et qu'elle est largement ajourée, ouverte de tous côtés vers l'extérieur, la laissant alors perméable aux courants d'air. Elle est par ailleurs décorée d'une quantité beaucoup plus importante de sculptures rituelles puisqu'on peut le plus souvent en compter jusqu'à deux ou trois sur chaque façade d'extrémité, ainsi qu'à l'intérieur, et les ornementations peintes à la chaux abondent également en plus grand nombre à maints endroits. Enfin, on peut parfois y apercevoir quelques objets rituels, biens collectifs de la communauté, tambours, gongs, masques de bois.

Les maisons communes ne sont utilisées qu'à quelques occasions dans l'année, par exemple durant les principales festivités et cérémonies rituelles katou ou lors de la tenue de conseils villageois. Elles feront par ailleurs office de dortoirs pour les invités extérieurs lors d'événements de grande ampleur, tels les mariages ou les décès. Bien que constituant des espaces sacrés dans lesquels les "esprits" seront invoqués lors des offices rituels, elles paraissent totalement négligées le reste du temps, et je n'ai donc jamais pu les observer autrement que dans des états semblants d'abandon : soigneusement entretenues néanmoins, notamment leurs toitures qui les protègent des intempéries destructrices, mais aux planchers intérieurs souillés de déjections animales, celles des chèvres et des volailles, c'est-à-dire des bêtes dont la présence là est tolérée par les hommes, et qui sont capables d'escalader les échelles qui y mènent, s'accaparant alors ces lieux comme abris, plus spécifiquement la nuit et lorsque la pluie tombe en abondance.

IV. Contrôler

Cela m'avait beaucoup surpris, mais également un peu déconcerté, lorsque des hommes étaient, à la nuit tombée, dès mon tout premier arrêt dans un village katou, venus à ma rencontre dans la hutte même que j'avais choisie pour m'accueillir, pour formellement exiger que je leur présente mes papiers, et surtout pour que je leur dévoile ce que contenait mon sac. J'ai en effet depuis lors régulièrement remarqué, dans ces contrées bien plus que dans d'autres régions pourtant tout autant reculées du pays, que mon sac devient immédiatement l'objet, si ce n'est à chaque fois de suspicion, du moins de très vives curiosités. Aussi, désormais, afin de détendre le plus rapidement possible l'atmosphère et de lever le moindre doute à ce sujet, dans presque chaque nouveau village dans lequel je parviens, et même si je n'y fais qu'une simple halte en journée, je prends systématiquement de moi-même l'initiative, dès la première demi-heure, de vider la quasi-totalité du contenu de ce sac afin de bien prouver à mes hôtes que je ne transporte rien d'équivoque et que mes intentions sont neutres, pacifiques et désintéressées. Je le fais toutefois de manière innocente et naturelle, prétextant tout simplement de devoir atteindre un objet se trouvant dans son fond pour déposer la plupart des autres - peu nombreux au total - sur le sol durant quelques secondes, le temps que mes observateurs puissent librement constater par eux-mêmes que ces quelques articles, ma veste et mon pantalon, ma gourde, mon nécessaire de toilette, ainsi qu'une boîte plastique contenant quelques médicaments et autres accessoires, ne sont pas prohibés et ne présentent aucun danger. Durant ces instants, le silence se fait généralement quasiment religieux, si ce n'est quelques commentaires à peine chuchotés. Si j'ai par ailleurs, à cette heure, déjà eu le temps de repérer lequel parmi les hommes qui m'entourent est le nay ban, le chef du village, je prends quelques minutes pour lui montrer mes papiers, notamment mon visa et ses dates en règle, qu'il ne parviendra cependant pas à déchiffrer, mais dont le support, le passeport donc, sera pourtant minutieusement et entièrement parcouru, page par page. Ces formalités n'ayant toutefois à ce stade rien d'officiel, elles suffisent rarement et on n'en reste alors pas toujours là.

Ce sont généralement de deux à quatre hommes qui viennent à ma rencontre. Le premier soir que cela s'est produit, j'étais déjà endormi lorsqu'ils se sont présentés. L'on m'a alors réveillé et ils étaient là, juste au bord de ma paillasse, mes hôtes se tenant silencieusement en retrait, un peu gauches. Je dois dire que cette première fois fût passablement désarmante puisque, émergeant de ma torpeur, je ne compris pas immédiatement le motif de leur venue, et de l'interrogatoire qui prenait déjà forme. Car c'est en effet véritablement de cela qu'il peut s'agir parfois. L'un des hommes est généralement muni d'un cahier dédié, dans lequel des colonnes à en-tête ont été préalablement tracées, et il faut alors tâcher de les renseigner toutes. Souvent, le cahier n'est qu'un de ces incontournables modèles à bas coût, et de très mauvaise qualité, universellement utilisés par l'ensemble des écoliers du pays, mais la plupart du temps, dans les villages les plus isolés, ce cahier n'existe pas et les quelques informations glanées à mon sujet sont alors griffonnés sur une simple feuille volante inaugurée pour l'occasion, et dénichée je ne sais où. Il s'avère pour moi à chaque fois extraordinairement laborieux et fastidieux de répondre aux questions posées, puisque je ne parviens jamais à comprendre la majeure partie d'entre elles, pourtant formulées et reformulées à maintes reprises avec des airs d'évidence, et finalement d'exaspération. Même si les hommes ne peuvent en déchiffrer la quasi-totalité de son contenu, qui utilise l'alphabet latin, mon passeport est chaque fois dûment scruté, page par page, durant d'interminables et méticuleuses inspections. Pour tâcher d'abréger ces pénibles séances, je tente parfois d'orienter diplomatiquement mes interlocuteurs vers les seules pages et les seuls visas concernés, mais aucun d'eux ne s'en satisfait jamais. Ceux parmi eux s'avérant capables de lire un peu le lao s'offrent alors un fier plaisir à énoncer, devant leurs camarades et en laborieuses dictions, les quelques mots figurant sur les tampons apposés à l'occasion de mon entrée dans le pays.

Nous parvenons parfois, tout au plus, à renseigner environ un quart des colonnes du cahier. Les questions concernent évidemment mon identité, mon âge, ma nationalité, mais aussi les raisons de ma présence dans ces contrées, mon parcours préalablement effectué dans la région, et mes objectifs pour les prochains jours. Il est arrivé que certains de ces interrogatoires aient nécessité jusqu'à une heure. D'autres, beaucoup plus expéditifs de par les difficultés rencontrées par les hommes pour lire, et leurs plus grandes difficultés encore pour retranscrire sur le papier les informations obtenues à mon sujet ou péniblement déchiffrées sur mon passeport, ont duré à peine quinze minutes. Il est même arrivé quelquefois que les seuls renseignements glanés, et recopiés si difficilement sur le cahier, se soient résumés... aux deux premières syllabes de mon prénom - la troisième s'avérant impossible à prononcer correctement - et à ma nationalité ! Cependant, aussi pathétiques qu'ils aient souvent l'air, ces petits interrogatoires suffisent amplement pour conserver une empreinte significative et exploitable du passage de l'étranger dans la région, surtout si cet étranger est un Blanc occidental, car tellement rare - et même plus ! - dans les parages. Ainsi, donc, aussi pauvres et lapidaires que soient les renseignements glanés et notés au sujet de ma personne dans chaque village traversé, ceux-ci mis bout à bout suffiraient aisément pour entièrement recomposer mon parcours et pour retrouver ma trace si cela s'avérait nécessaire. Les fois où je les ai interrogés à propos de l'identité des quelques autres visiteurs déjà inscrits dans les cahiers, les hommes m'ont toujours assuré qu'il n'y était jusqu'alors jamais fait mention de falangs, d'autres Blancs occidentaux, mais uniquement de Lao et plus rarement de Vietnamiens.

Je ne suis jamais parvenu à savoir de manière irréfutable si, pour les étrangers, pénétrer seul et sans autorisation au cœur de ces territoires katou reculés était ou non désormais consenti par les autorités locales. Il semble, d'après quelques renseignements obtenus depuis la France, et aussi ici à Vientiane, la capitale du pays, que ce ne soit pas encore le cas. Mon atout réside alors dans le fait que je sois visiblement le premier à agir de la sorte - la précédente visite d'un étranger occidental dans la région a eu lieu il y a douze ans, il s'agissait d'un ethnologue muni de l'ensemble des autorisations nécessaires et dûment accompagné de guides et de représentants lao officiels - et que, confronté à la question, personne ne semble ici, alors que l'on se situe si loin de la capitale, être informé de ce qu'il en est réellement de cette législation concernant la présence des étrangers. Je prends donc quelques précautions, ne laisser aucun doute au sujet du contenu de mon sac et des motivations de mes visites en est une. Par ailleurs, les premiers temps, je ne dissimulais pas aux villageois mes futurs projets de déplacements dans ces territoires pour les journées à venir, mais régulièrement, lorsque je leur en faisais part, cela provoquait des conversations particulièrement animées parmi eux, puis se terminait presque chaque fois par des incitations à me détourner de mes intentions premières. Alors, ensuite, j'ai préféré parfois les trahir un peu, en alléguant que mes objectifs étaient désormais atteints, et que le suivant était de retourner vers la plaine, puis vers l'intérieur du pays.

Le contenu de mon sac est donc l'autre affaire délicate. Je fus même un peu choqué, mais aussi vexé, la première fois que l'on m'eut expressément demandé de le dévoiler. Les interrogatoires suffisent effectivement rarement, et même après avoir bien expliqué que je suis dans la région dans l'unique but de me promener, et donc en aucun cas pour travailler, la plupart du temps le doute subsiste, et personne ne semble convaincu tant que je n'ai pas exhibé le plus gros de ce que je transporte. J'ai donc rapidement pris la mesure de la légitimité de cette requête, et c'est désormais pourquoi, très peu de temps après mon arrivée dans chaque nouveau hameau, je prends moi-même un prétexte quelconque pour ouvrir largement mon bagage et en extirper les objets les plus volumineux. Ce n'est qu'une fois toutes ces formalités dûment accomplies que l'atmosphère peut enfin véritablement se détendre.

Je n'avais néanmoins encore jamais été confronté à de tels interrogatoires durant mes précédentes excursions, notamment celles effectuées en direction des populations montagnardes vivant à l'autre extrémité du pays, au nord. Il faut toutefois dire que celles-ci, tâchant en permanence de préserver elles-mêmes assez farouchement une forte indépendance vis-à-vis des autorités nationales ou provinciales, ont peu de risque, au contraire des Katou, de faire du zèle pour collecter, à l'intention de ces autorités, des informations sur leurs visiteurs. Certaines de ces populations montagnardes du Nord furent d'ailleurs enrôlées, à l'occasion des différents conflits qui ont embrasé cette région depuis la Seconde Guerre mondiale, d'abord par les Français, puis par les Américains, contre le Pathet Lao, la faction qui émergeait alors, et désormais au pouvoir à la tête du pays - en tant que seul parti politique autorisé, précisons-le par ailleurs. Ainsi, chez eux, des ressentiments subsistent certainement largement jusqu'à aujourd'hui, et ce pouvoir en place ne peut en aucun cas s'appuyer sur ces populations du Nord. Tout au contraire des Katou du Sud qui, durant ces mêmes conflits ayant embrasé toute la région depuis les années 1950 jusqu'à 1975, furent eux acquis à la cause révolutionnaire communiste. Une relative proximité avec les autorités du pays a donc perduré, et cela explique probablement en partie ce curieux et obscur zèle employé par exemple pendant les interrogatoires.

V. Manger

Chez les Katou des confins de la province de Sékong peut-être plus qu'ailleurs dans le pays, le spectre de la famine n'est jamais loin. Les carences alimentaires sont en effet le lot du quotidien et une des principales - et même permanentes - préoccupations des villageois concerne très prosaïquement la provenance, la nature et surtout la quantité de denrées qui composeront leur prochain repas, en un mot leur moyen de subsistance à court terme. De par des méthodes agraires primitives, en fait authentiquement archaïques, et une absence totale de ressources matérielles - je ne détaillerai pas à nouveau ici l'exténuante technique de culture dite de friche sur abattis-brûlis pratiquée sur les pentes, procédé que j'ai déjà décrit autrefois en détail à propos des populations montagnardes du nord du pays, et qui est ici mis en œuvre de la même manière, à quelques nuances près - le manque de riz est chronique. Cette année ne sera a priori pas plus faste que les précédentes car, très régulièrement, les villageois me font part de leurs craintes relatives à la trop faible quantité de pluies tombée ces derniers mois sur la région. Certains essarts - ou rays - annuels, ces parcelles de culture de pente non irriguées et gagnées sur la forêt, qui a été défrichée puis incendiée, seraient ainsi dramatiquement endommagés, et la soudure alimentaire avec la récolte suivante risque, une fois de plus, de se faire en compagnie de la disette.

Une des autres importantes carences auxquelles sont confrontés les Katou peuplant cette zone reculée du sud-est du pays, sur la Haute-Sékong, concerne l'absence cruelle d'accès à des richesses et ressources naturelles commercialisables dont ils pourraient retirer un revenu significatif, et qui leur permettrait ensuite d'acquérir à l'extérieur du riz complémentaire, et tellement d'autres aliments et objets nécessaires au quotidien. Ils n'accèdent ainsi à rien de la sorte si ce n'est, chassés de temps en temps, quelques spécimens de gibiers rares, particulièrement recherchés par de riches consommateurs vietnamiens, et à l'intention desquels on peut soupçonner les chasseurs katou de faire parfois le déplacement, à pied, vers le pays voisin, pour livrer là-bas ces précieuses dépouilles à des trafiquants. Quant à la poussière d'or des rivières dont nous avons parlé plus haut, les quantités ramenées à la surface s'avèrent définitivement trop négligeables pour permettre d'améliorer de manière significative le quotidien. À titre de comparaison concernant les sources potentielles de revenus d'autres populations minoritaires et isolées du Laos, on peut mentionner la culture du pavot à opium pratiquée par les groupes ethniques montagnards de l'autre extrémité du pays, dans le nord, où, même si une forte proportion de la production est directement consommée dans les villages, celle restante compose une marchandise très facilement commercialisable, car peu volumineuse, de plus se conservant durant longtemps, et dont la demande est permanente. L'opium y bénéficie de surcroît d'une valeur monétaire particulièrement forte et stable, offrant ainsi à ces populations septentrionales une source de revenus substantielle et régulière. Cependant, les sols, et surtout le climat des montagnes du sud du pays, s'avèrent pour leur part impropres à la culture de ce pavot à opium. De plus, les techniques requises n'ont jamais rejoint les pratiques agraires des Katou, ni celles d'aucun autre groupe ethnique proto-indochinois de la région, tous de provenances géographiques diamétralement opposées à celles des populations du Nord, ces dernières ayant eu l'opportunité de rapporter les savoirs et semences nécessaires depuis la Chine ou depuis les contreforts de l'Himalaya, d'où ils sont originellement issus. De surcroît, même dans l'hypothèse où les Katou disposeraient de ressources aisément monnayables - par exemple via des surproductions agricoles, une abondance de bétail, des produits de cueillettes recherchés, etc. - leur isolement extrême dans ces zones escarpées et reculées, le manque total d'infrastructures et les longues journées de marche les séparant du premier marché de plaine, atteignable uniquement via des sentiers difficiles et impraticables en saison des pluies, ne pourraient rendre viable le moindre projet d'échange commercial.

Bien que je n'aie pour ma part pas eu l'occasion d'en rencontrer - alors que cela se fait pourtant assez fréquemment lorsque l'on sillonne, de la même manière, les montagnes et les hameaux des minorités ethniques du nord du pays - aux dires des villageois, il arrive que des colporteurs vietnamiens s'aventurent parfois jusqu'ici. Ils franchissent ainsi à pied la Cordillère annamitique et ses vastes territoires sauvages, illégalement cela va de soi, avec tout un barda hétéroclite porté sur le dos, ou simplement en possession d'argent. Dans le premier cas ils proposeront à la vente leurs marchandises, divers objets et ustensiles utiles au quotidien, tels des briquets, du fil et des aiguilles à coudre, des torches et des piles, des bobines de fil de nylon à tresser les filets de pêche, des petits miroirs, des vêtements d'enfant bon marché, du savon, etc. Dans le second cas, ils se seront déplacés jusqu'ici pour tenter d'acquérir quelques volailles ou porcelets - c'est-à-dire les seuls animaux pas trop difficilement convoyables à pied - un peu de poudre d'or s'il y en a et, si l'occasion se présente, des gibiers sauvages récemment capturés, et qu'ils revendront plus tard dans leur propre pays, peu après qu'ils auront franchi à nouveau la frontière, avec, à n'en pas douter, une forte plus-value rémunératrice. Cependant, en dehors de ces rares commerces, c'est le troc, direct ou différé, qui est ici généralisé, que ce soit entre familles ou hameaux voisins, comme me l'ont confirmé à maintes reprises les villageois, ainsi que quelques observations directes. Ces échanges de biens s'imposeront le plus souvent à l'occasion, pour tel ou tel foyer, d'une pénurie de riz.

Le riz récolté est tellement peu abondant dans la région qu'il est rare de pouvoir se permettre de l'utiliser autrement que pour l'alimentation, et donc très exceptionnellement pour la confection d'alcool. Au sein des populations montagnardes fréquentées les années précédentes, à l'autre extrémité du pays, dans le nord, il était très fréquent, avant d'entamer un repas, que l'on me propose de boire du lao-lao, ce fort alcool de riz distillé partout dans les villages, et de nombreuses réunions se terminaient avec un état d'ébriété bien avancé pour la plupart des convives. Chez les Katou en revanche, l'alcool est donc extrêmement rare. À quelques reprises seulement on m'a proposé des breuvages, le plus souvent obtenus non pas par distillation, mais par fermentation de grains de maïs ou de racines de manioc dans des jarres, comme il est de grande tradition chez les Katou et les autres groupes de populations proto-indochinoises - l'expression "proto-indochinois" désigne, à l'image des Katou, les plus anciens groupes de peuplement de la région. Il est ainsi parfois arrivé, dans certains villages parmi les plus misérables où je fis halte, alors que je m'étais renseigné sur la possibilité d'acquérir du lao-lao pour remercier mes hôtes de leur accueil, qu'un jeune soit envoyé dans un hameau voisin muni des quelques dizaines de milliers de kips que je lui remettais, pour en revenir quelques heures plus tard chargé d'un ou deux flacons du précieux liquide.

A minima deux fois par jour, un volume de paddy - le terme paddy s'applique aux grains de riz qui n'ont pas encore été décortiqués - correspondant à la portion nécessaire à l'alimentation quotidienne de l'ensemble de la famille, est pilonné afin d'être décortiqué, c'est-à-dire de séparer les grains de leurs enveloppes non comestibles, le son. Ces longues et harassantes séances de pilonnage du riz sont dévolues aux femmes et aux enfants. Alors que chez les groupes de populations montagnardes d'origines chinoise ou tibéto-birmane du nord du pays, il est effectué à l'aide d'un pilon à balancier actionné au pied, chez les Katou comme parmi la plupart des autres groupes proto-indochinois, ce travail est accompli à la "mode africaine". Il s'agit ainsi de pilonner un volume de paddy qui a été préalablement versé dans un des énormes mortiers creusés dans des fûts de bois, et qui traînent en permanence, au nombre de deux à quatre, sous les auvents extérieurs de chaque hutte. Les pilons, rondins de bois aux extrémités renflées, sont fermement tenus à deux mains et actionnés verticalement, à allure régulière, frappés au fond des mortiers. Lourds peut-être une douzaine de kilogrammes, chaque maisonnée peut disposer jusqu'à une dizaine de ces pilons, et le modèle utilisé sera sélectionné en fonction de l'avancement du travail de décorticage en cours ou de la nature des aliments à broyer - les mortiers servant également à réduire d'autres végétaux, notamment ceux entrant dans la composition de la nourriture des cochons, courges, racines de manioc, feuillages divers, etc. - les surfaces de frappe de chacun d'eux pouvant varier de la forme concave à convexe en passant par la forme plate.

Le pilonnage du contenu d'un mortier est parfois réalisé simultanément par deux personnes, alors en cadence rapide et parfaitement rythmée, généralement par une mère et sa fille ou par deux jeunes filles d'une même maisonnée. Les villages résonnent ainsi très fréquemment, notamment aux instants où plusieurs familles s'adonnent de concert à ce travail, de ces mélopées produites par les incessants chocs sourds des pilons au fond des mortiers. Lorsque l'on se réunit à plusieurs, oisifs, sous l'auvent d'une hutte, ces lourds mortiers, s'ils ne sont pas employés au même moment pour une séance de décorticage, font opportunément office de sièges pour quelques-uns d'entre nous qui, après en avoir ôté d'éventuelles chiures de poules ou coulées de bave de cochons, y enfouissent leurs arrière-trains. Les autres se contenteront de l'étroite "terrasse" formée par le prolongement extérieur du plancher de la hutte si elle n'a pas été, pour sa part, trop souillée, les jours de pluie, par les traînées de boue rapportées sous nos semelles.

Durant ce laborieux travail de décorticage du paddy, il est par ailleurs nécessaire, à intervalles réguliers, de séparer les grains de riz de leurs enveloppes non comestibles, le son. Le contenu du mortier est alors transféré sur un van, un large plateau réalisé en vannerie de bambou, et qui n'est pas ici circulaire comme presque partout ailleurs dans le pays, mais ovoïde. Rarement ailleurs j'ai vu manier le van avec une aussi brillante et élégante habileté dont font preuve les femmes katou. Il s'agit d'élancer celui-ci verticalement afin de projeter en hauteur son contenu pour que le vent chasse et emporte plus loin le son, plus léger que les grains qui, eux, retomberont sur le van. S'il n'y a pas le moindre souffle d'air permettant de chasser le son, un petit mouvement latéral est alors combiné aux élancements verticaux afin de provoquer une légère turbulence qui le fera retomber du côté opposé. Quant aux grains de riz, jamais un seul d'entre eux n'est accidentellement perdu en tombant au sol, au grand regret des poules et des cochons qui se tiennent systématiquement à l'affût au pied des travailleuses durant chacune de ces séances. De temps en temps, la femme s'arrêtera quelques instants, s'assiéra sur le mortier, le van posé sur les genoux, afin d'inspecter minutieusement la nappe de riz et d'en ôter quelques insectes - généralement des charançons - ou crottes de souris qui y subsistent parfois encore à ce stade, aisément repérables de par leurs couleurs sombres qui contrastent avec celle, blanche et claire, du riz.

Les femmes sont également capables, là aussi par d'habiles gestes et une étonnante dextérité, en utilisant notamment les effets de la gravitation, de séparer directement sur le van le son qu'elles souhaitent conserver pour un usage quelconque, des grains entiers, ou même d'isoler ces grains intacts de ceux brisés, et qui sont alors parfois cédés, en petites quantité néanmoins, aux poules qui se tiennent immanquablement là durant ces instants privilégiés. Puis, afin de poursuivre l'opération de pilonnage, quelques brefs mouvements saccadés du van au-dessus du mortier suffisent pour y reverser son contenu sans que, là non plus, jamais le moindre grain ne tombe au sol. Le paddy sera ainsi plusieurs fois transvasé du van au mortier, puis du mortier au van, jusqu'à obtention dans ce dernier d'un beau riz blanc immaculé, parfaitement décortiqué et soigneusement débarrassé de la plus infime trace de déchet non comestible. Il ne reste plus qu'à le cuire.

Les racines de manioc sont ici principalement cultivées pour entrer, en partie, dans la composition de la nourriture des cochons. Cependant, ces tubercules peu nutritifs et peu goûteux sont également très fréquemment employés, après cuisson et réduction en pâte, en mélange avec le riz des humains, afin d'en augmenter substantiellement le volume, les réserves de celui-ci ne suffisant en effet jamais à elles seules à assurer la soudure alimentaire entre deux récoltes consécutives, et donc à nourrir les villageois durant toute l'année. Ces deux ingrédients, riz et manioc, ne se mêlent toutefois pas de manière homogène, et il en résulte alors des brouets emplis de grumeaux blanchâtres sans goût, peu appétissants, proprement bourratifs et très peu digestes. Le maïs est un ingrédient lui aussi très fréquemment incorporé au riz du quotidien, offrant pareillement dans ce cas un aliment particulièrement lourd et grossier.

La quasi totalité des repas, que ce soit ceux du matin, du midi ou du soir, se composent de fortes portions de riz - donc le plus souvent augmentées de manioc ou de maïs mélangé - de quelques légumes et herbes cultivés ou cueillis en forêt, ainsi que d'une mixture à base de piments pilés et de sel. Chaque jour, des femmes s'en vont ainsi, hottes arrimées sur le dos, récolter sur les essarts ou cueillir en forêt une variété impressionnante de végétaux comestibles, herbes, feuilles, baies, jeunes pousses, racines et tubercules, tiges, légumes domestiques ou sauvages. La consommation de viande, nous en reparlerons plus loin, est pour sa part très - et trop - rare. Ce n'est en effet, lors de mon premier séjour, qu'au bout d'une dizaine de journées de pérégrinations dans la région que j'ai enfin pu, pour la première fois, en apercevoir une portion.

En journée, lorsque je fais étape dans un village, et que j'y quémande à manger, c'est immanquablement du riz froid qui me sera servi - les cuissons n'ayant lieu que le matin et le soir - ainsi que quelques menus restes d'un unique plat consommé par la famille durant leur précédent repas, le plus souvent un fond de bol de végétaux bouillis, qui ne sera lui non plus pas réchauffé. Ce sont les collations les plus difficiles à ingurgiter car, outre le fait que tout est froid, on devine que ces plats ont été maintes fois remués, souillés, par d'innombrables mains adultes ou enfantines, chaque aliment étant systématiquement servi dans un récipient commun dans lequel chacun y prélève, continuellement et fréquemment à main nue, des bouchées.

Chez les Katou, l'étranger est invariablement invité à manger seul, isolément, donc séparément des membres de la famille qui l'accueille. Bien que sachant pertinemment qu'il s'agit là d'une marque de respect et même d'un honneur, c'est ainsi, à mon grand regret, mon lot du quotidien. Mes repas me sont généralement servis près de ma natte à dormir, et après que mes hôtes se soient eux-mêmes sustentés en famille, le plus souvent réunis autour des foyers de cuisson. Les seules rares fois où j'ai été accompagné lors d'un repas, ce fut en compagnie de deux autres convives également "étrangers", en fait simplement des visiteurs en provenance d'un village voisin. Cela ne signifie pas pour autant que je reste entièrement sans compagnie durant ces instants, un homme - parfois plus - se tiendra en effet presque toujours courtoisement à mes côtés le temps de mon repas, situation passablement déconcertante les premières fois, que de se restaurer en étant ainsi observé par une personne elle-même déjà repue. On mange à même le sol, néanmoins en aucun cas directement au contact des planchers de bois ou de bambou, une natte nous en protégeant toujours obligatoirement (il en est d'ailleurs de même hors des repas, personne ne s'assiéra directement sur un sol si celui-ci n'a pas été préalablement recouvert d'une natte). On n'utilise ni siège, ni tabouret, ni même de ces petites tables basses de rotin qu'emploient pourtant de nombreux autres groupes ethniques du Laos. Il y a seulement parfois, de disposés autour des foyers de cuisson, quelques blocs de bois de guère plus de dix centimètres de hauteur et faisant office de tabourets.

À l'heure des repas, c'est invariablement un monceau de riz blanc (khao djao) ou glutineux (khao niaow) qui m'est ainsi apporté sur ma natte, servi dans un de ces pots cylindriques de vannerie de bambou à couvercle très couramment employés dans tout le pays, ou alors tout simplement déposé sur un fragment de feuille verte de bananier. Ce riz est le plus souvent accompagné d'un seul petit bol de végétaux bouillis, puis d'un pot de piments pilés et salés, très rarement d'une portion de viande. On ne me propose pas systématiquement de cuillère - les Katou eux-mêmes n'employant jamais le moindre couvert pour ingérer le riz - et l'ensemble doit donc en conséquence se consommer avec les mains. Il s'agit alors de s'emparer, toujours de la main droite, d'une poignée de riz glutineux, puis en former, en la malaxant, de petites boulettes dont on se sert pour prélever des légumes ou un peu de piment, avant de les enfourner en bouche. Seulement, lorsqu'il s'agit de riz blanc, ou de riz glutineux sensiblement trop cuit - ou s'il est garni de grumeaux de manioc ou de grains de maïs, comme c'est couramment le cas - il a une fâcheuse tendance à excessivement rester coller sur les mains, du moins sur les miennes, car je semble être le seul à devoir faire face à ce gênant problème. Alors, généralement, devant le pitoyable spectacle que j'offre à ces occasions, à devoir détacher, entre chaque bouchée, un à un, les dizaines de grains accolés à l'intérieur de mes mains, on m'apporte une cuillère.

À peine mon repas achevé qu'un de mes hôtes s'activera, équipé d'un court balai d'herbe, à rapidement nettoyer la natte, sur laquelle je m'étendrai plus tard pour dormir si je passe la nuit là. À ce moment, je peux alors retourner me rincer les mains dans la bassine d'eau que l'on m'avait déjà présentée juste avant le repas puis, comme chacun, aller me servir un verre - en fait le plus souvent un vieux bocal - d'eau dans un bidon terreux, une calebasse ou dans la bouilloire maculée de suie noire.

La viande est rare, car le cheptel animal de chaque famille est extrêmement réduit. Il se limite généralement à l'élevage d'environ deux à dix cochons, guère plus de volailles, et beaucoup moins encore, pour ceux qui ont la chance d'en posséder, de bovins ou de buffles - ces derniers ne seront d'ailleurs jamais abattus à une autre occasion qu'une cérémonie rituelle ou festive d'importance. Aussi, au risque certain, en cas contraire, d'anéantir très rapidement ce faible capital, il est très rare que l'un de ces animaux soit abattu en dehors d'un évènement d'ampleur, naissance, mariage, décès, service chamanique, etc. La source majeure de protéine animale, bien que trop réduite, néanmoins de première importance, et même vitale ici, sera alors directement issue de la forêt. En effet, les quelques fois où, par aubaine, l'on m'a proposé de la viande lors d'un repas, il a s'agit presque exclusivement de gibier, généralement des pièces carnées déjà boucanées, ou des petits animaux que l'on chasse assez couramment dans la journée aux abords proches des villages : oiseaux, écureuils, rats des bambous, grenouilles, tortues (dont un spécimen qu'il m'est arrivé d'acquérir un jour auprès d'un homme qui venait tout juste de la capturer), chauve-souris, etc. Les morceaux boucanés de viande de gibier - le plus souvent des phacochères, mais aussi assez régulièrement des cervidés ou des singes - sont, après fumage et salage, stockés dans de volumineux tubes de bambou fermés plus ou moins hermétiquement par des bouchons de feuilles de bananiers froissées. Lors de leur consommation, ils révèlent alors inévitablement, même après cuisson, que ce soit à l'odeur ou au goût, des relents plus ou moins prononcés et nauséabonds de charogne. Un peu de poisson vient parfois agrémenter de trop nombreux repas éminemment frugaux.

À l'image des pratiques des autres groupes de populations montagnardes du pays, la quasi totalité des animaux sauvages de la forêt sont ici considérés comme comestibles, des plus petits oiseaux ou rongeurs, jusqu'aux plus grands mammifères, en passant par la plupart des reptiles, batraciens, et de très nombreux insectes également. Il est rarement une journée où l'on n'aperçoit pas des hommes quitter un village, ou y être de retour, armes à feu portées en bandoulière et machettes attachées à la ceinture, se rendant en forêt pour une, deux, ou même trois nuits d'affilée parfois. De même, s'ils ne font que se diriger vers les rays, ces parcelles cultivées en forêt, la marche préalablement requise pourra elle aussi être prétexte à lever un animal, et une arme sera là également fréquemment emportée. De la même manière, presque à chacune des fois où je décide de me faire guider par un ou plusieurs hommes sur un sentier dont le tracé s'annonce résolument comme trop incertain, au moins un de mes accompagnateurs transporte une arme à feu. Ce peut être une de ces improbables pétoires archaïques fabriquées localement, ou alors une de ces armes de guerre, kalachnikovs, M16, etc., abandonnées en nombre dans la région lors des conflits franco puis américano-vietnamiens récents, et durant lesquels cette zone était très directement impliquée (mentionnons par exemple que les pistes Hô Chi Minh passaient non loin à l'est).

À trois ou quatre reprises durant ce séjour, j'ai pu assister à des retours fructueux de groupes de chasseurs, tantôt l'un d'eux portant fièrement un muntjac sur les épaules, tantôt devant s'y prendre à deux pour pouvoir soulever et déplacer l'énorme masse d'un mou paa, un "cochon de forêt", phacochère alors suspendu renversé à une palanche. Les bêtes sont dépecées dès le retour des chasseurs au village, et des pièces de viande sont aussitôt emportées par les enfants, offertes à la famille, aux voisins, peut-être aussi en reconnaissance de dettes à d'autres personnes, sans compter la pratique du don et du contre-don qui est ici impérative lors de ces occasions, puisqu'un foyer n'a aucune possibilité de stocker à lui seul, dans la durée, une telle quantité de viande, qui se détériorerait très rapidement. À quelques reprises durant mes séjours, l'on me remit, à moi aussi, une pièce de quelques centaines de grammes de chair rouge sanguinolente, que je rapportai alors dans mes familles d'accueil. Enfin, les soirs de ces jours d'abondance, un repas est généralement offert par les chasseurs à plusieurs villageois.

Pour chasser oiseaux, mammifères rongeurs et reptiles aux abords des villages, les jeunes garçons et les enfants utilisent ici non pas, respectivement, les incontournables arbalètes et lance-pierres communs aux régions septentrionales du pays, mais de très longues sarbacanes. Je ne suis malheureusement pas parvenu à apprendre de quelle manière étaient confectionnés ou obtenus ces fins tubes de bois atteignant parfois près de deux mètres, et par ailleurs parfaitement rectilignes, comme il se doit pour ce type d'objet. Les projectiles utilisés sont, pour leur part, des "aiguilles" de bambou d'une vingtaine de centimètres de longueur et enchâssées chacune dans une petite pelote de coton brut, qui compose ainsi un bouchon à souffler à la fois efficace et opportunément léger.

J'ai souvent fait le constat que l'eau consommée par les villageois, et également celle qui m'est proposée en fin des repas, n'avait pas été préalablement bouillie, mais était directement issue du puisage dans la source ou le ruisseau proche. Par ailleurs, alors que les groupes montagnards du nord du pays transportent toujours l'eau de manière étudiée, et surtout efficace et efficiente - dans des seaux portés à la palanche d'épaule chez les Yao, dans plusieurs gros tubes de bambou rangés verticalement dans une hotte dorsale chez les Akha, ou encore dans un unique mais gigantesque tronc de bambou chargé obliquement sur l'épaule chez les - les Katou, pour leur part, reviennent toujours des ruisseaux et des sources encombrés de tout un tas de récipients quelconques naturels ou manufacturés, calebasses, bidons, jerricans ou bouteilles en plastique terreux, seaux, etc. Je reste ainsi étonné qu'ils n'aient jamais adopté, à moins qu'ils l'aient désormais abandonnée, une technique plus performante pour accomplir cette corvée, qui de plus est à répéter plusieurs fois par jour.

VI. Fumer

Le tabac est la seule "drogue" quotidienne accessible aux Katou. En effet, contrairement par exemple aux régions "tribales" du nord du pays, où de nombreux groupes de populations montagnardes en font grand usage, les reliefs méridionaux s'avèrent pour leur part impropres, nous l'avons dit plus haut, à la culture du pavot à opium, et il n'y en a donc aucune trace. Quant à l'alcool, nous en avons également déjà parlé, il est quasiment inexistant, surtout dans les hameaux les plus démunis, en dehors des rares évènements rituels et festifs, et aucune autre substance psychotrope n'est connue ou accessible aux Katou. Le tabac est par contre très abondamment, voire exagérément, consommé par la quasi totalité d'entre eux. Presque tous en effet, et sans exception générationnelle, des plus jeunes enfants jusqu'aux vieillards aux âges les plus avancés, en fument quotidiennement de grandes quantités.

Malgré un emploi occasionnel, alors principalement par les personnes les plus âgées, de petites pipes rudimentaires grossièrement taillées dans du bois, et malgré aussi l'habitude, pour certains hommes, de se rouler de temps en temps de monstrueuses cigarettes dans le premier morceau de papier qu'ils auront déniché ou dans une spathe de maïs, c'est l'étonnante pipe à eau, désignée ici khork', qui est la plus souvent utilisée par les Katou pour consommer le tabac. Le khork' - le r se prononce à peine - est un gros tube de bambou d'une longueur variant entre cinquante et quatre-vingts centimètres environ, pour un diamètre de cinq à huit centimètres. Un tube plus fin, dont l'extrémité inférieure trempe dans l'eau contenue au fond de cette cheminée principale, en émerge obliquement et supporte le volumineux foyer. Ce foyer, d'une dimension comparable à celle d'un verre à boire, est lui aussi taillé dans un tronc de bambou et est généralement décoré, sur sa périphérie, de motifs incisés au couteau. Quant à ses parois internes, elles sont recouvertes d'une petite épaisseur de terre, par ailleurs rapidement cuite après quelques premières utilisations, afin que le bambou ne brûle pas sous l'action du tabac se consumant.

De même que le riz et l'ensemble des autres cultures vivrières, les plants de tabac sont cultivés localement par chaque famille dans les rays, ces parcelles défrichées en forêt. Les feuilles rapportées au village sont mises à sécher à l'intérieur des huttes, suspendues à des tringles de bambou, elles-mêmes fixées aux charpentes, puis sont ensuite grossièrement hachées à la machette. Cependant, avant de pouvoir être fumé dans les khork', le tabac obtenu est immergé et stocké dans des tubes en bambou contenant un mélange d'eau et de jus de canne à sucre ou de miel, afin de l'aromatiser. Traité de la sorte, et utilisé ainsi humidifié directement dans les pipes, ce tabac se consumera par ailleurs bien entendu à bien moins grande vitesse, et son âpreté en sera en outre grandement allégée.

Ce tabac, dûment apprêté, est donc prêt à être fumé, et une belle poignée imbibée du "jus" sucré mentionné ci-dessus peut désormais être insérée dans le volumineux foyer de la pipe. Directement par dessus cette charge, sont ensuite déposés quelques beaux fragments de braises incandescentes, l'ensemble formant alors un édifice sensiblement fragile et dangereux, car brûlant. Pourtant, les gestes assurés des fumeurs font qu'il est relativement rare qu'un de ces fragments de braise chute au sol. Lorsque cela survient malgré tout, celui-ci est le plus souvent récupéré à main nue puis rapidement déposé à nouveau sur l'édifice, ou bien, s'il s'avère finalement trop petit ou presque entièrement éteint, et donc devenu inutile, est évacué à travers les interstices du plancher de bois ou des claies de bambou fendu qui composent les sols des huttes. Ce sont ces braises qui vont permettre d'allumer la pipe, et surtout de la maintenir durablement active, malgré l'humidité "sucrée" dont est imprégné le tabac.

Contrairement aux bangs, les pipes à eau traditionnelles employées loin d'ici, à l'autre extrémité du pays, par les groupes montagnards du nord, et qui sont destinées, avec leurs minuscules foyers, à recevoir une seule pincée de tabac, qui sera inhalée en une unique bouffée, les khork' des Katou, équipés au contraire de ces énormes foyers pouvant accueillir de volumineuses charges de tabac humidifié, permettent pour leur part de fumer et de faire durer une seule de ces charges pendant plusieurs dizaines de minutes d'affilée, sans interruption, autorisant notamment le partage d'une même pipe entre plusieurs fumeurs.

Un individu Katou, que ce soit un tout jeune enfant - de parfois pas plus de cinq ans - un adolescent ou une jeune fille, une femme, un homme ou encore une vieillarde, peut fumer seul, par exemple s'il accomplit simultanément une autre activité ou s'il est en chemin, à pied - on verra plus loin qu'un Katou peut faire usage du Khork' dans pratiquement n'importe quelle posture ou situation. Toutefois, le plus souvent, en particulier s'il se tient assis, se reposant, il invitera des partenaires autour de sa pipe. Cette manière de fumer en commun le khork' s'avère alors spectaculaire, mais aussi étonnante d'élégance, d'attention et de respect pour lesdits partenaires.

Les fumeurs sont ainsi réunis, assemblés plus ou moins en cercle, à deux, trois, ou même bien plus nombreux encore, jusque parfois une dizaine de membres. Durant toute la séance, un seul d'entre eux, agissant alors comme une sorte de "maître de cérémonie", tient l'instrument - le Khork' - en main, et il orientera son embouchure alternativement, et à tour de rôle, en direction de chacun des fumeurs qui forment le cercle. Ce rythme de passage de l'embouchure de la pipe de l'un à l'autre des fumeurs s'effectue à une allure très régulière, et sans aucune interruption. S'il n'y a que deux ou trois fumeurs, la cadence est quasi métronomique, l'un a juste le temps d'expirer la fumée absorbée pendant que l'autre - ou les autres - l'aspire, puis qu'on ne lui tende à nouveau l'embouchure de la pipe pour l'inhalation de la bouffée suivante. Celui qui tient en main la pipe, et qui orchestre donc les opérations, veille, de manière très délicate et naturelle, paraissant comme irréfléchie, à ce que chaque fumeur ait le minimum de mouvements à accomplir pour atteindre son embouchure : généralement à peine une inclinaison de tête est alors pour eux requise, et même très rarement le besoin d'appliquer une main contre l'objet de bambou pour assurer le geste ou stabiliser le mouvement et la position. Il est très surprenant et insolite, la première fois, d'observer ce cérémonial, encore plus, bien sûr, s'il est par exemple entrepris par un groupe de fillettes âgées de même pas dix ans, qui pour cela se réunissent souvent sur l'étroite plateforme qui fait front à chaque hutte, une scène très régulièrement visible dans les villages, tout au long des journées.

Dès qu'un invité, ou un simple voisin, pénètre dans une hutte, la femme hôte, ou un de ses enfants, lui aura courtoisement rapidement présenté une pipe dûment apprêtée, c'est-à-dire bourrée de tabac humide puis garnie de braises incandescentes, et même déjà activée par quelques inhalations effectuées juste avant de la lui tendre. Par ailleurs, régulièrement, d'un seul mot prononcé par un fumeur adulte, un enfant s'emparera de sa pipe, puis s'en ira vers un des foyers de cuisson de la maison pour la recharger en braises vives, puis la lui rapportera, non sans en avoir préalablement lui aussi aspiré quelques bouffées afin de bien la réactiver.

Fumer le khork', user de cet impressionnant et encombrant instrument, peut s'associer à la plupart des travaux du quotidien, et se faire dans les situations les plus improbables, voir périlleuses et acrobatiques. Il n'est par exemple pas rare de pouvoir observer une femme labourant une parcelle de montagne avec la houe tenue d'une main et la pipe de l'autre, un enfant se rendant au ruisseau chargé de récipients dans une main et la pipe dans l'autre, un homme de retour de la forêt fumant tout en croulant sous le poids d'un ou plusieurs lourds troncs de bambou géant portés sur une épaule, une femme assise au sol tissant des deux mains, la pipe alors calée obliquement entre sa bouche et le plancher, etc. Il est également très fréquent d'apercevoir une mère ou une grand-mère tendre l'embouchure de sa pipe à un tout jeune enfant ne sachant même pas encore marcher, et qu'elle porte alors dans le dos, l'encourageant ainsi à aspirer librement quelques bouffées.

Fumer le khork' lors des déplacements à pied sur les très escarpés et glissants sentiers de forêt est une pratique courante quotidienne - signalons au passage qu'un autre aspect spectaculaire de cette pratique est la durée impressionnante pendant laquelle un fumeur peut maintenir sa pipe active, sans avoir à la recharger, ni en tabac ni en braises. S'il pleut, le volumineux foyer sera élégamment protégé avec une feuille d'arbre fixée sur son rebord puis recourbée au-dessus des braises incandescentes. Il m'est ainsi arrivé un jour d'accompagner, pendant quelques heures, sous la pluie, un couple de vieillards revenant de cueillettes en forêt. Le sentier, de terre alors détrempée et affreusement glissante, abordant par ailleurs, comme presque toujours, la pente de front, m'obligeait même parfois à devoir refermer mon parapluie pour mieux pouvoir m'agripper aux racines ou aux rochers émergeant, afin de ne pas chuter, tout en me démenant avec les sangsues qui m'assaillaient les pieds, avantagées par mon allure précautionneuse mais trop peu rapide. Pendant ce temps, devant moi, mon vieillard, évoluant en tong sur ce terrain difficile, besace en bandoulière, machette à la ceinture et bâche de nylon sur le dos, était capable de transporter trois gigantesques fûts de bambou géants, quelques dizaines de kilos en équilibre précaire sur l'épaule, tout en réservant une main pour le port de son énorme khork', la pipe chargée de braises incandescentes !

Le khork' est donc très abondamment employé par tous les Katou, enfants, jeunes, adultes, anciens, et continuellement, tout au long de la journée. Il n'est ainsi jamais une seule assemblée, qu'elle réunisse uniquement deux ou trois individus, ou bien plus, durant laquelle une ou plusieurs de ces pipes à eau ne tourne de l'un à l'autre. Enfin, précisons que cette si emblématique technique de fumerie provoque aussi inévitablement l'inhalation d'une part des vapeurs toxiques dégagées par les braises en combustion, presque du charbon, phénomène aggravant encore la nocivité de la pratique, et compliquant sans nul doute les impressionnantes crises de toux chroniques auxquelles nombre de Katou sont sujets.

VII. Tuer
Notes sur un second séjour en pays Katou

Je me suis rendu en pays katou à deux reprises, à trois années d'intervalle. Lors de mon premier séjour, découvrant les lieux et y arrivant privé de la moindre carte géographique de la région - aucune cartographie étant accessible au grand public - mais uniquement de quelques trop rares notes glanées çà et là en France, je remontai le cours de la rivière Sékong en pirogue durant une journée, fis halte le temps d'une nuit dans le dernier bourg établi en amont, puis poursuivi à pied les semaines suivantes, abordant ainsi le territoire katou depuis le sud. Lors de ma deuxième visite, trois ans plus tard, fort de cette première expérience et désormais enrichi de multiples repérages réalisés à cette même occasion, je décidai d'affréter à moi seul une pirogue - n'ayant strictement aucune chance qu'un second passager m'accompagne sur ce tronçon - pour continuer à remonter la rivière Sékong durant une courte journée supplémentaire, et pénétrer ainsi cette fois le pays katou par l'ouest. Ce n'est qu'à partir de là, parvenu au cœur de la méconnue et sauvage région dite de la Haute-Sékong, et du dense massif forestier qui entièrement la recouvre, que l'on aborde les premiers véritables et sérieux escarpements. Par conséquent, si la première journée de transport en pirogue s'effectue à peu près sans encombre, il n'en va pas aussi aisément de ce qui compose la toute dernière portion navigable de la rivière Sékong.

Cette remontée du cours d'eau m'a évoqué une précédente expédition fluviale, réalisée quelques années plus tôt à l'autre extrémité du pays, dans la province septentrionale de Phongsaly, une extraordinaire épopée pour laquelle il s'était agi, là aussi, de parcourir l'ultime amont navigable d'un affluent majeur et emblématique du fleuve Mékong, la rivière Nam Ou, une étourdissante équipée que j'avais narrée à l'époque par le détail. De même ici, comme ce fut le cas autrefois, alors que nous sommes cernés, presque tout du long du cheminement, par des frondaisons vertes inondées de végétations, les quatre bateliers qui me transportent doivent diriger leur embarcation - une étroite pirogue de huit à dix mètres creusée dans un fut de bois et dans laquelle un seul passager peut s'y positionner de front - tantôt au milieu de zones paisibles, tantôt au travers de rapides aussi spectaculaires qu'intimidants, trombes d'eau d'une force inouïe déferlant entre les rochers. Celles-ci se franchissent parfois "en force", à pleins gaz, un piroguier se tenant au moteur, deux autres aidants à la progression en maniant frénétiquement et sans faiblir leurs lourdes et solides rames de bois, le dernier compagnon enfin, posté à la proue, signalant par de brefs gestes les couloirs à emprunter et les plus dangereux rochers à éviter, tout en sondant continuellement les fonds, armé d'une robuste perche de bambou.

Pourtant, même ainsi, les plus impressionnantes cataractes interdisent le passage et nous obligent alors, périodiquement, à haler l'embarcation à la force des bras. À ces occasions, je suis débarqué sur les berges, avec pour consigne de remonter le cours à pied, généralement sur quelques centaines de mètres, à travers des zones alternant entre plages de galets parsemées de gigantesques blocs rocheux, étendues de sable ou de vase, et presque toujours encombrées de palétuviers dont les branches, présentant une raideur inattendue, à peine ployables, écorchent la peau. Là, mes bateliers en sont réduits, immergés dans l'eau, dont le courant accuse parfois une force inouïe, à tracter la pirogue à l'aide d'une corde, centimètre par centimètre, offrant des tableaux saisissants, comme paraissant surgir d'une autre époque.

Ce second séjour en territoire katou se déroule au cœur de la saison des pluies, durant les mois de juillet et août, avec pour conséquence de devoir, lors de ces randonnées de village en village, aller au-devant de sentiers particulièrement glissants, sur lesquels il faut en permanence veiller à ne pas chuter, tout en se démenant avec les sangsues, présentes en nombre. Il faut également, de temps en temps, faire face à quelques affaissements de terrain, plus ou moins prononcés, tantôt anodins et sans conséquence, mais ayant parfois entraîné l'effondrement de portions entières de sentiers au fond de ravins, dans lesquels il peut alors s'avérer délicat mais néanmoins plus prudent, malgré les pentes boueuses encombrées de racines et de rochers qui en résultent, de descendre, afin de contourner sans trop de risques les secteurs rendus ainsi plus ou moins instables. Autres inconvénients majeurs de la randonnée en saison des pluies - qui en outre constituèrent mes craintes préalables principales - est que la hauteur des cours d'eau, qui ici se franchissent tous à gué, est plus importante qu'à l'habitude, les courants par ailleurs plus forts, et enfin, compliquant encore la tâche, l'eau saturée de terre et d'alluvions, la rendant opaque et ne permettant plus d'évaluer le niveau et la nature des fonds. Il faut alors, lorsque les traverser est inévitable, s'équiper d'un très solide bâton d'appui.

Les Katou pratiquent donc l'essartage, les cultures dites de friche sur abattis-brûlis, pour faire pousser principalement du riz, du maïs et du manioc, tout en maintenant parallèlement des activités essentielles de cueillette en forêt, de chasse et de pêche. Un villageois m'a fait savoir que l'abondance de singes dans la région constituait ici une calamité pour les rizières. D'après lui, il n'est pas rare que des hordes de plusieurs dizaines d'entre eux - vraisemblablement différentes espèces de macaques, d'entelles, mais visiblement aussi de gibbons - jusque parfois cinquante, voire soixante-dix individus m'a-t-il affirmé, s'abattent sur les rays, les parcelles de forêt, au moment où les céréales parviennent à maturité. Ainsi, même lorsque les travaux de sarclages sont achevés, c'est-à-dire au moment où les épis, parvenus suffisamment hauts, empêchent désormais toutes pousses des adventices, il est nécessaire de continuer à résider, les nuits, dans les petits abris éphémères construits dans les rays, afin de tenir à distance ces envahisseurs destructeurs des cultures. Cet homme m'a affirmé abattre ainsi chaque année une bonne vingtaine de spécimens, et qu'il additionne cette fois à ce jour déjà pas moins de vingt-sept individus, par ailleurs tous engloutis par les villageois puisque la chair des primates, et plus généralement de l'ensemble des mammifères sauvages, est ici grandement appréciée. Je savais que les phacochères et les cervidés, notamment dans les hameaux de montagne du nord du pays, que j'ai auparavant largement sillonnés, étaient responsables des plus importants dommages causés aux cultures, et que c'était pour cette raison que celles-ci étaient toujours solidement et soigneusement clôturées à l'aide des troncs et branchages issus du défrichage préalable, mais on ne m'avait en revanche jamais rapporté que les singes pouvaient eux aussi y provoquer des dévastations.

Actuellement, seuls deux ou trois crânes de ces primates récemment abattus traînent çà et là dans la hutte de l'homme katou qui m'a fait part de ces mésaventures, et qui m'accueille pour l'heure sous son toit, des ossements sans doute trop communs pour être plus dignement conservés. En général, les reliques d'animaux sauvages chassés sont toutefois visibles en abondance dans les habitats, mais chez les Katou, les plus fréquentes - et largement encore - sont les crânes de mou pha, c'est-à-dire de cochons de forêt, les phacochères. Une nuit précédente, je me retrouvai avec pas moins de cinq d'entre eux exposés juste au-dessus de ma paillasse, à l'aplomb exact de ma tête, ficelés à la lisse basse de la charpente. Quelques autres, pour certains de mensurations particulièrement impressionnantes, étaient visibles à peine plus loin, près de la couchette de mon hôte, aux côtés de deux ou trois crânes supplémentaires issus de muntjacs, également très communs, mais pour leur part systématiquement "scalpés", afin de n'en conserver que les sommets et les élégants bois qui y sont enracinés. Les crânes porcins, jamais préalablement apprêtés ni même nettoyés, présentent alors toujours des aspects extrêmement défraîchis et décatis, arborant des teintes brunes à jaunâtres peu ragoûtantes, rappelant étrangement celles des momies, sans même compter les toiles d'araignée qui s'y accrochent, et la poussière et la suie qui s'y déposent. À côté des gongs rituels de bronze généralement suspendus à proximité, ces ensembles composent à chaque fois, pour l'observateur étranger, de surprenants tableaux.

Bien que les Katou ne semblent pas en faire le moindre usage, les plus belles paires de canines des phacochères chassés - de longues défenses blanches recourbées en demi-cercle et caractéristiques de ces animaux - sont toujours ôtées des crânes et conservées séparément, peut-être tels des trophées ou de simples "souvenirs". De me voir intéressé par le sujet de la chasse et des bêtes sauvages, et peut-être aussi par fierté, des hommes m'en ont un jour offert pas moins de trois paires, ainsi que quelques autres reliques animales, des cornes de serows - un genre de chèvre forestière - une griffe d'ours également, et même un crâne de singe, ayant toutefois décliné ce dernier, car trop délicat à transporter.

Anecdote supplémentaire concernant la faune sauvage et la chasse, il arrive que certains soirs, probablement ceux où les conditions climatiques sont les plus favorables à cette activité toute singulière, presque la totalité des membres d'un village - si ce n'est directement, au moins en spectateurs - hommes, femmes, adultes, jeunes ou moins jeunes, enfants, se lancent dans de surprenantes traques aux chauves-souris qui, indéniablement, amusent plus l'ensemble des participants qu'elles ne permettent de rapporter des quantités signifiantes de viande. Ces chasses se déroulent toujours à l'intérieur même des hameaux, ou à proximité immédiate, les protagonistes se répartissant sur une des aires de terre dénudée sur lesquelles se regroupe régulièrement le bétail, notamment la nuit. Chaque chasseur est dûment équipé d'une immense perche de bambou, simplement effeuillée et dont même la dernière extrémité, souple et particulièrement flexible, a été conservée. Il doit alors la maintenir verticalement, la posant éventuellement sur le sol si son poids est trop conséquent, puis l'agiter frénétiquement, la faire vibrer en quelque sorte, pendant de longues minutes, plus activement encore lorsque des nuées de chauves-souris, aux déplacements rapides et saccadés, passent et repassent au-dessus de nos têtes, sans doute attirées là par une profusion d'insectes, eux-mêmes se concentrant en nombre à cet endroit en raison des déjections animales qui jonchent le sol, et d'une atmosphère favorable, orageuse, lourde et dénuée du moindre souffle d'air. C'est d'ailleurs durant ces soirées que nous sommes nous-mêmes le plus vigoureusement assaillis par les moustiques. Ainsi il arrive parfois, au milieu de cette "forêt" de sillons de bambous flexibles, qui de la sorte fouettent l'air violemment, dans tous les sens et de manière complètement désordonnée, à huit ou dix mètres au-dessus du sol, qu'un de ces chiroptères, malgré la faculté bien connue d'écholocalisation dont est pourvue cette espèce, percute un de ces obstacles, puis choit à nos pieds. Il est sans doute peu utile de préciser que ces gibiers ne suffisent jamais à rassasier une famille, d'autant moins que je n'ai jamais eu l'occasion de prendre part ou d'assister à une de ces parties de chasse qui ait permis de rapporter plus de six ou sept spécimens au total. Toujours est-il que cette activité s'avère finalement exténuante, notamment en raison du poids conséquent et de la dimension démesurée des perches de bambou employées, mais qu'elle est aussi prétexte à beaucoup d'éclats de rires, notamment lorsqu'il s'agit d'encourager des chasseurs dont l'ardeur faiblit !

Parce qu'ils se trouvent si isolés et éloignés de toutes infrastructures, les conditions sanitaires sont désastreuses dans ces endroits. J'en suis malheureusement chaque jour témoin, continuellement confronté à des maux et des blessures de toutes sortes, que l'on vient sans cesse exhiber devant mes yeux, dans l'espoir d'obtenir de ma part un médicament, un traitement, ou n'importe quel autre remède salvateur. On me signale ainsi régulièrement des douleurs au ventre, également maintes fois des infections aux yeux et aux oreilles, et je peux alors fréquemment découvrir différentes zones des anatomies contaminées, de temps à autre de manières abondamment purulentes. Les plaies ouvertes sont elles aussi largement sujettes aux infections puisque rien ne permet de les nettoyer efficacement, et que les environnements plus ou moins souillés auxquels sont confrontés les Katou ne favorisent bien sûr pas les guérisons. Quelques jours plus tôt, un père est venu me présenter son fils, âgé de neuf années, et la blessure dont il était marqué au flanc du torse, une large entaille provoquée par une charge de sanglier qui, acculé lors d'une traque réalisée quelques semaines auparavant, s'était élancé sur lui. En cette saison, le climat de moussons n'aidant pas à la cicatrisation, il alternait les expositions de la plaie à l'air libre, mais chargé d'humidité, et sa protection sous un bandage crasseux, et trop peu suffisamment renouvelé.

Dans un village, j'ai interrogé des enfants, parmi ceux âgés d'environ huit à douze ans, pour m'enquérir de ce qu'ils avaient déjà eu l'occasion, malgré leurs jeunes âges, d'apercevoir du monde extérieur. À part un seul d'entre eux, à qui il était arrivé, par le passé, d'accompagner son père jusqu'au premier bourg situé sur la rivière Sékong, aucun des autres ne s'était à ce jour jamais éloigné d'une distance supérieure à quatre à cinq heures de marche, et n'avait donc vu autre chose que la forêt et deux ou trois hameaux katou. Cela signifie qu'ils n'avaient encore eu aucune occasion de côtoyer, mis à part de rares visiteurs Lao qui se sont aventurés jusqu'ici, de populations appartenant à des ethnies différentes de la leur. Cela signifie aussi, et ils me le confirmèrent eux-mêmes, qu'ils n'avaient encore jamais pu observer nombre d'objets pourtant très utilisés et donc courants ailleurs dans le pays, par exemple des scooters, ou même des vélos, et tant d'autres également.

Les enfants, lorsqu'ils n'ont pas été chargés par les adultes d'accomplir une tâche ou des travaux quelconques, s'occupent de peu, se fabriquant quelques jouets sommaires, ou quelques armes efficaces, des lance-pierres notamment. Les plus jeunes s'amuseront très longtemps de modestes captures d'insectes, très souvent des scarabées rhinocéros géants, qu'ils attacheront et traîneront ensuite pendant des heures au bout d'une ficelle, les incitant sans cesse à prendre leur envol, qu'ils effectuent en émettant un bruit de bourdon sourd, les faisant de la sorte, à n'en pas douter, abominablement souffrir sans même y songer. Il est ainsi extrêmement rare, à vrai dire exceptionnel, d'observer un enfant paraissant s'ennuyer, désœuvré, encore moins geindre par caprice ou par frustration, ou se répandre en pleurs, ni même rechigner, se lamenter ou faire la tête, et définitivement jamais entrer en altercation ou dans un état colérique, face à un camarade ou un parent. Au contraire, tout au long des journées, les villages résonnent de leurs exclamations et de leurs rires, toujours réunis par groupes, au minimum par paires, allant très rarement seuls. À l'aube ou au crépuscule, s'il fait frais, lorsqu'ils restent s'amuser à l'extérieur, ou simplement tenir compagnie à des adultes attelés à telle ou telle activité, les enfants katou, les fillettes surtout, ont l'habitude de se blottir, de s'enrouler, dans des couvertures, derniers reliquats des tuniques traditionnelles autrefois employées par tous, rappelant que les katou relèvent d'une culture du vêtement drapé, et non du vêtement cousu, permettant par ailleurs de mentionner là un autre aspect "circulaire" de leur société.

Voici les prénoms des enfants d'un modeste village katou : Amak, Aksaï-Djann, Di-Anne, Dinne, Ni-Anne, Da (Dasavanh), Ni-Êt, None, Nik, Baye, Assour, Law, Lème, Done, Huay, Oï-i, Nip, Nam, Noy, Apial, Laup, Lek, Loua, Det, Naï, Neu, Nep.

Deux fois seulement, en pourtant plusieurs semaines cumulées de pérégrinations dans la région, j'ai pu apercevoir une école au sein d'un village. Simples cahutes de bois et de bambou implantées légèrement à l'extérieur des hameaux, je ne les ai toutefois jamais observées autrement que vides, et sans aucun doute non usitées, ni même visitées, depuis plusieurs mois auparavant. Interrogeant à quelques reprises les villageois sur ce sujet de la scolarité des enfants, je ne suis jamais parvenu à obtenir des informations plus précises que "l'instituteur est parti", "l'école, oui parfois", "cette année, non pas d'école", "cette année pas d'instituteur venu", "l'école, oui quelques journées dans l'année", etc.

La polygamie - plus spécifiquement la polygynie - n'est pas, encore à ce jour, une pratique rare ni taboue parmi les Katou. À trois ou quatre occasions, j'ai ainsi rencontré des hommes entichés simultanément de deux épouses. J'ai par ailleurs pu assister, un soir, accueilli au sein d'une famille, à la signature du contrat d'une future union conjugale entre deux jeunes gens. Il ne s'agissait toutefois en aucun cas de la cérémonie d'alliance - il n'y eut d'ailleurs à cette occasion aucune réjouissance festive particulière, à peine un peu d'alcool servi, le mariage en lui-même allant être célébré quelques semaines plus tard - mais de la contractualisation, par les parents, de la dot, plus exactement du prix de la mariée, que la famille du garçon, parmi laquelle je résidais, apporterait à celle de la jeune fille. Au bout de quelques efforts, j'étais parvenu à me faire traduire la quasi-totalité des biens concernés et mentionnés dans le contrat - une simple feuille arrachée à un vieux cahier d'écolier - dont le montant global atteignait trente millions de kips, l'équivalent de deux-mille-sept-cents euros. Voici la liste de ces biens, à laquelle il ne doit donc manquer que quelques éléments de moindre importance :

  • trois buffles, pour une valeur totale de 15 000 000 kips ;
  • un araire et un bât de labour, pour une valeur de 6 000 000 kips ;
  • des bijoux traditionnels, pour une valeur de 3 000 000 kips ;
  • deux grandes jarres émaillées, pour une valeur de 1 000 000 kips & 700 000 kips ;
  • un gong rituel de bronze, pour une valeur de 700 000 kips ;
  • deux cochons, pour une valeur de 500 000 & 400 000 kips ;
  • de l'argent numéraire, pour une valeur de 600 000 kips ;
  • une petite turbine électrique de rivière, pour une valeur de 500 000 kips ;
  • un stock de sel (employé pour la conservation des aliments plutôt qu'en condiment), pour une valeur de 100 000 kips.

En une soixantaine de journées d'errances dans la région, je pense avoir visité la totalité des villages situés dans la Haute-Sékong, sur la rive gauche de la rivière du même nom. Durant ce second séjour en pays katou, j'ai eu l'opportunité de résider huit nuits au sein d'un même hameau, accueilli dans une famille avec laquelle je me suis particulièrement bien entendu, accomplissant donc là une escale d'une semaine au total, momentanément interrompue une seule fois, le temps d'une escapade de quelques journées à l'extérieur, vers d'autres villages de la région, avant d'y revenir. La veille du jour où j'ai dû me résigner, avec maints regrets, à définitivement quitter ce village et cette famille, mon hôte a souhaité, en mon honneur, sacrifier un chien. Bien que ces animaux soient présents en très faible nombre dans les villages katou - pour des raisons que j'ai expliquées précédemment - cette viande, comme il en est de même parmi plusieurs groupes ethniques des montagnes de l'autre extrémité du pays, dans le nord, est ici beaucoup appréciée.

Comme indiqué plus haut, il est rare que de la viande soit au menu des Katou, et lorsque cela se produit, elle proviendra le plus souvent de gibiers de chasse. S'il s'agit toutefois d'animaux domestiques, chez les Katou comme parmi pratiquement toutes les populations du pays, ceux-ci seront invariablement abattus par égorgement, après qu'ils aient été simplement immobilisés au sol, éventuellement préalablement entravés si leur force musculaire le nécessite, afin de pouvoir consciencieusement récupérer le précieux sang dans une bassine. Pour la mise à mort du chien, les hommes s'y sont cette fois pris d'une manière étonnamment sauvage, féroce et brutale, à vrai dire potentiellement choquante et troublante pour un spectateur occidental. En maintenant plusieurs mois cumulés à parcourir les villages de nombreuses minorités ethniques du pays, je n'avais encore jamais observé une scène aussi cruelle, et résolument barbare.

Deux hommes, équipés d'une longue corde, se sont d'abord doucement approchés de leur proie, qui a alors à peine esquivé une tentative de dérobade, mais dont l'attitude démontrait pourtant sans ambiguïté qu'elle pressentait déjà quel triste et affreux sort l'attendait. Les hommes ont ensuite noué la corde, à mi-distance de sa longueur, autour du cou du chien, puis en ont chacun immédiatement agrippé une extrémité afin de la tendre, maîtrisant ainsi le canidé dans une position tout à fait sordide et inconfortable, à moitié suspendu et étranglé, empêché de toute possibilité de fuite et même de mouvements, et bien sûr de morsures envers ses violents agresseurs, de la sorte assurés de pouvoir se tenir chacun à une distance prudente. Pour la pauvre bête, ce n'était pourtant là que le commencement de son supplice. La corde fut ensuite, tout en ne cessant d'être maintenue fermement tendue, attachée entre deux arbres, à une hauteur autorisant tout juste à la bête de poser ses deux pattes postérieures au sol. Là, cette fois équipé d'un solide gourdin, l'un des hommes s'est attelé à battre l'animal, violemment et sans le moindre état d'âme apparent, faisant pleuvoir les coups sur l'ensemble de son corps, épargnant visiblement la tête, alors que cela aurait pu permettre sans doute d'abréger ses souffrances. Après des gémissements, puis des hurlements, de nouveau des gémissements, et enfin quelques râles, elle était inerte, et ce n'est qu'à ce stade, morte ou à peine, qu'elle fut détachée puis égorgée.

Je n'ai pas eu d'autres occasions de prendre part à des "festins canins" parmi les Katou pour pouvoir constater si ce mode d'abattage était ou non universellement pratiqué. Je ne sais ce qui est recherché dans cet abominable procédé de tuerie, tout juste ai-je émis l'hypothèse qu'il était à relier à une croyance voulant que ce fût là une façon de "bonifier" la viande, de l'attendrir peut-être. Ce que je peux dire en revanche, c'est que cette scène n'a semblé en rien revêtir un caractère exceptionnel puisque, mis à part quelques spectateurs présents, la quasi-totalité des villageois, non concernés ont, durant ce temps-là, normalement poursuivi leurs activités, comme si de rien n'était.

Lionel Buléon, 2010, 2013

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