Laos, un bout du nord à pied, chroniques expresses mais sauvages !

2012

De l'opium pour le bébé ! (chez les Akha)
De l'opium pour le défunt ! (chez les Hmong)

Cette année-là je parcourus durant un mois, comme à mon habitude uniquement à pied, une des régions les plus reculées et les plus méconnues du Nord-Laos, une région restée particulièrement sauvage et située aux marges de la fascinante province septentrionale de Phongsaly. La zone concernée est un territoire frontalier montagnard très peu peuplé, et dont les hauteurs sont occupées essentiellement par des groupes des ethnies Hmong et Akha Loma. C'est en la seule compagnie de ces deux groupes de populations, allant de l'un à l'autre au gré de mes pérégrinations, que je résidai durant cette trentaine de jours. Ces courtes chroniques relatent quelques petites scènes et évènements observés ou vécus à cette occasion sur les sentiers ou dans les villages. Ce séjour s'est déroulé au cours des mois de juillet et août, c'est-à-dire au plus fort de la saison des pluies.


VOICI LES CONFINS DE LA RÉGION, si peu peuplée que les chemins s'y font rares. Ils s'enfoncent au cœur de forêts immenses, intactes et préservées, par chance encore trop distantes de la piste pour que quelqu'un daigne pour l'heure s'y intéresser, cette piste de terre carrossable qui mène au Vietnam et que j'ai quittée il y a cinq jours déjà. La marche compose depuis lors l'unique possibilité de déplacement à travers ce territoire, maintenu jusqu'à ce jour dans un état résolument sauvage. On y longe et remonte souvent les cours de torrents et de rivières, se retrouvant à maintes reprises contraints de s'engager dans leurs lits, de les traverser et retraverser sans cesse, tant leurs abords s'avèrent la plupart du temps totalement impénétrables. Puis on escalade des sentiers étroits, parfois même à peine discernables sous la végétation, car trop peu fréquemment empruntés et foulés par les hommes, telles des coulées de bêtes, ou des voies occasionnellement un peu plus dégagées et praticables, mais alors boueuses et dangereusement glissantes en cette période de mousson. Les pieds y disparaissent régulièrement, dans cette végétation envahissante et cette boue omniprésente, royaumes de cohortes de sangsues. On traverse ainsi tous les cours d'eau à gué. On franchit des ravins escarpés et profonds. On gravit des crêtes tout aussi encombrées de végétations, vivantes ou mortes et effondrées. Mais là-haut, entre deux frondaisons, on domine des panoramas splendides sur ces territoires immenses, verts, sauvages, inviolés.

MES CARTES GÉOGRAPHIQUES ne m'offrent définitivement plus aucun repère fiable et donc un tant soit peu exploitable, pas un seul. En permanence, je ne peux estimer et présupposer de ma réelle position qu'avec, au mieux, une précision de trois ou quatre heures de marche. Ces cartes, elles sont américaines et d'origine militaire, elles datent du début des années 1960 et affichent des échelles au 1:250 000 seulement. Bref, elles me sont de bien peu d'utilité dans ces environnements tout particuliers et aucune autre, plus précise et fiable, n'est malheureusement à ce jour accessible au public. Seule ma boussole combinée à de précieuses informations obtenues auprès des villageois présentent alors une réelle valeur, me permettant de caractériser quelques repères puis, à partir de là, d'ébaucher mes propres itinéraires.

RAREMENT LES CHEMINS auront été constatés, ailleurs dans le pays et lors de précédentes pérégrinations, aussi aléatoires et incertains que ceux qui mènent à ces villages reculés. Étroites et improbables traces, ou "passages de bêtes", qui font que l'on craint en permanence de s'égarer - ou de l'être déjà - de ne plus se situer sur la bonne voie, dans la direction adéquate. Les sentiers ruissellent d'eau dans toutes les dimensions, celle-ci dégringolant également abondamment du ciel en cette saison des pluies, inondant le sol, s'égouttant des branchages qu'il est fréquemment nécessaire d'écarter à l'aide des bras pour se frayer le passage, imbibant alors toujours plus les vêtements. Rarement aussi, dans ces petits hameaux isolés de montagne, les chiens auront montré autant d'agressivité à mon égard. Même après une ou deux nuits passées dans un village, certains de ceux des maisonnées dans lesquelles je m'installe peuvent demeurer redoutablement belliqueux envers moi. Babines retroussées et longs crocs exhibés, des grognements et aboiements féroces se font entendre dès mon apparition. À l'extérieur, je me déplace donc presque en permanence muni d'un solide bâton. Toutefois, même ainsi équipé, lorsque ces cerbères sont avantageusement réunis en meute, je dois régulièrement battre en retraite, à reculons, bâton brandi dans leur direction et sans pouvoir me permettre de les quitter une seule seconde du regard. Ils en sont quittes, de temps en temps, pour recevoir de la part de leurs maitres quelques violents coups de pied ou jets de pierres. Mais c'est hier soir que j'ai obtenu une indubitable revanche envers eux puisque, chez des voisins, nous avons égorgé puis mangé l'un des leurs.

AU SEIN DE CES VILLAGES ISOLÉS en forêt, les chiens sont cependant dotés de véritables rôles préventifs et défensifs contre les tentatives d'approches des bêtes sauvages en direction des hameaux. De temps en temps aussi, scènes toutefois moins spectaculaires, on peut observer l'un d'entre eux se ruer sur un rat, ou un quelconque rongeur, qui tente subrepticement de s'échapper d'une hutte - où il s'est sans aucun doute abondamment repu de grains de riz ou de maïs, ou d'une autre production végétale - pour regagner le couvert de la forêt. Ces chiens, toujours excessivement nombreux - il n'est pas rare qu'une famille en possède jusqu'à cinq ou six - préviennent bien entendu également, et de manière prodigieusement bruyante à chaque fois, toute apparition humaine étrangère au village - j'en fais d'ailleurs les frais presque tous les jours. Chez les Akha on leur prête même un rôle plus mystique puisqu'ils sont censés avertir, la nuit et là aussi de leurs aboiements furieux, toute tentative d'approche des phii, c'est-à-dire des "esprits" nuisibles et malveillants qui oseraient venir rôder de trop près aux abords des huttes. C'est sans aucun doute principalement pour cette dernière raison, et une sorte de respect craintif qui en découle, que les Akha ne mangeront strictement jamais leurs propres chiens mais, par trocs ou échanges différés, acquerront puis égorgeront et engloutiront ceux de leurs voisins.

LES MEUTES DE CHIENS, ce sont des troupes pouvant aller jusqu'à six à huit individus adultes, parfois plus, que chaque maisonnée, chaque famille, entretient, ou qui se mêlent à celles des voisins. Tous terriblement et presque constamment agressifs, je dois m'en méfier comme de la peste. Ils se battent et s'affrontent d'ailleurs très régulièrement entre meutes rivales, et ils cannibalisent également, entre bandes concurrentes là aussi ; je veux ici parler des restes osseux de nos repas canins que nous leur cédons à l'occasion. Il va donc de soi qu'un chien, dans ces contrées, ne se caresse et ne se cajole absolument jamais. Mêmes encore chiots, ils reçoivent déjà des coups de pied, et tout au plus l'un d'eux peut-il au mieux de temps en temps se faire triturer par un gamin. Quant aux cochons, étonnamment, ils sont ici pour la plupart maintenus à l'extérieur de l'enceinte du village, qui ne consiste qu'en une simple clôture circulaire de troncs de bambou refendus et aplatis. Les violents et bruyants combats nocturnes entre bandes de chiens et de cochons, pourtant tellement fréquents ailleurs, se font donc ici sensiblement plus rares.

EN CETTE SAISON DES PLUIES toute excursion, même brève, entreprise hors de l'enceinte d'un village, s'accompagne presque inévitablement, au retour, d'une ou de plusieurs sangsues, logées parfois dans les recoins les plus improbables de nos anatomies. Plus elles se seront montrées capables d'escalader en hauteur le corps humain, plus cela fera l'objet de gentilles moqueries et d'éclats de rire au retour dans les huttes. Hier, revenu près du foyer après l'une de mes innombrables courtes promenades alentour, je n'ai remarqué l'une d'entre elles, retranchée entre deux doigts de ma main, seulement lorsque, gavée à souhait de mon sang, elle se laissa retomber d'elle-même sur le sol, ne m'abandonnant comme à l'habitude qu'un long filet rouge coagulant avec peine. On les craint, on les hait, elles n'ont aucun droit de citer à l'intérieur des enceintes des villages, et encore moins des huttes. Découvertes, on ne leur laisse donc aucune chance : on ne les écrase pas, mais on les brûle impitoyablement sous quelques fragments de braises incandescentes prélevées sur un foyer encore fumant.

OPIOMANE NOCTURNE, la grand-mère de ma hutte est couchée en chien de fusil sur sa natte de bambou, se contentant par ailleurs d'une simple bûche de bois en guise d'oreiller. Comme chaque soir, elle vient d'entamer une longue et flegmatique séance de fumerie. Une très jeune mère, une voisine arrivée peu de temps auparavant, se tient désormais assise tout près d'elle, portant dans les bras son bébé qui souffre de je ne sais quel trouble ou maladie. Le bambin n'est vraisemblablement pas âgé de plus d'un mois. La grand-mère lui insuffle lentement, pipe retournée dans sa direction, de brèves bouffées de fumées d'opium dans la bouche puis, alternativement, dans l'anus.

LES CHEMINS SOUVENT IMPRATICABLES et la pluie persistante me fournissent occasionnellement de bienvenus - mais réels - prétextes pour ne pas avoir à quitter trop rapidement certains hameaux, et pour pouvoir y passer alors opportunément plus d'une seule nuit. Ici, dans les quelques villages de l'ethnie Akha Loma des confins du district, j'interroge régulièrement les hommes à ce sujet et ils se montrent tous catégoriques : je suis, depuis toujours, le tout premier étranger Blanc occidental à leur rendre visite. Hameaux sommaires et précaires, ils réunissent quelques simples et fragiles bicoques de bois, de bambou et de chaume. Restés jusqu'à ce jour excessivement isolés, ce sont sans aucun doute parmi les tout derniers villages du pays dans lesquels pas une seule tôle ondulée n'a pour l'heure encore fait ici son apparition.

J'AI ACQUIS UN VARAN auprès d'un chasseur. Une bête vivante, puante, à la peau lustrée noire et jaune, un jeune spécimen de peut-être un mètre vingt de longueur. Il marinait dans son panier de bambou depuis l'instant de sa capture, à l'évidence réalisée plusieurs jours plus tôt, dans l'attente de l'hypothétique passage d'un trafiquant itinérant chinois ou vietnamien. Trop effrayé et stressé, il ne semblait même pas avoir daigné toucher au peu de nourriture mise là à sa disposition, deux beaux crabes de rizière... que son propriétaire n'a pas manqué de récupérer avant de me céder la bête, ils n'étaient visiblement pas inclus dans le prix. J'ai mal négocié l'achat, mais allez connaître le cours du kilo de viande de varan, vous ! Cinquante-mille kips, cinq euros, alors que j'aurais semble-t-il pu l'acquérir pour trente-cinq-mille kips, soit à un tarif bien inférieur, à poids égal, à celui de la chair de volaille domestique. Ainsi, le critère de rareté de la viande, sans parler de sa difficulté d'obtention, n'est absolument pas pris en compte dans l'estimation de sa valeur.

CETTE BÊTE-LÀ, ainsi que beaucoup d'autres animaux sauvages régulièrement capturés vivants par les villageois, s'ils n'ont pas encore été consommés plusieurs jours après leur découverte, c'est qu'ils attendent un acquéreur potentiel. J'avais en effet déjà autrefois remarqué ce phénomène dans l'extrême nord de la province, où à deux ou trois reprises j'avais rencontré des femmes chinoises - une fois un homme vietnamien - circulant à pied, gigantesques hottes de vannerie harnachées sur leur dos, qui sillonnaient les villages isolés en quête de viandes rares. Ils y collectaient à peu près tout ce qu'on pouvait leur proposer, tortues, pangolins, porcs-épics, binturongs, calaos, serpents, langurs, et encore bien d'autres espèces, souvent protégées, cependant capturées ou chassées sans vergogne par les montagnards, proies que ces derniers s'empressaient de céder pour des bouchées de pain à ces colporteurs itinérants, qui s'étaient donné la peine de parvenir jusqu'à eux. Nul doute que ces rares et précieuses marchandises vivantes étaient plus tard revendues à prix d'or, de manière totalement illégale bien entendu, sur les versants opposés des frontières, et qu'elles allaient achever leur vie cuisinées et servies dans les assiettes de riches individus.

CHEZ LES HMONG, quelques jours plus tôt, nous avons mangé du gibbon, ce noble et beau primate lui aussi théoriquement protégé dans tout le pays. Deux magnifiques bêtes dotées de douces et épaisses toisons aux teintes oscillant entre le jaune et le fauve furent abattues par des chasseurs, le matin du jour même de mon arrivée. Ma famille d'accueil en avait hérité de quelques larges morceaux et c'est un avant-bras et une main que nous nous sommes partagés à l'occasion de mon premier repas à ses côtés. C'est une anecdote que je raconte, depuis lors, de temps à autre aux hommes Akha que je rencontre mais qui, sans surprise, les émeut à peine.

PROMENADES EN JUILLET & AOÛT dans une des zones les plus reculées du Laos, isolée de manière comme démultipliée, en quelque sorte, durant la saison des pluies, eu égard à l'accroissement des difficultés d'accès que cette période de l'année toute particulière engendre. C'est résolument ici le Far-East de la province septentrionale de Phongsaly, où sont établis les tout derniers villages du pays avant ceux du Vietnam, ceux-ci toutefois situés encore bien loin, loin derrière une vaste forêt vierge difficilement pénétrable, de l'autre côté de la frontière - géographique et physique - concrétisée ici par la barrière naturelle que compose la Cordillère Annamitique, ligne de crête qui sépare les deux nations. Ainsi, de juin à septembre, durant ces quelques mois de mousson, on limite tous déplacements autres que ceux rigoureusement indispensables. On ne se rend même plus visite entre villages, car cela s'avère trop laborieux et exige surtout trop de temps, ce précieux temps actuellement nécessaire à foison pour mener à terme l'imposante corvée de la saison, le sarclage des rizières.

MOUSSON, PLUIES ABONDANTES et quotidiennes, autant diurnes que nocturnes. Les rizières de montagne, cultivées à même les pentes et donc non irrigables artificiellement, en ont impérieusement et continuellement besoin en grande quantité au risque, en leur absence ou même insuffisance, de dépérir. Mais toutes sortes d'adventices, d'herbes parasites, ainsi que d'innombrables autres repousses végétales variées - résurgences issues de la forêt abattue puis brûlée là quelques mois plus tôt - profitent elles aussi largement de cette eau bénéfique, qui tombe copieusement du ciel en cette saison. Juin, juillet, août, il faut alors sarcler ces adventices, les arracher, les éliminer, en permanence, sans relâche et à longueur de journée, afin qu'elles ne puissent prendre l'ascendant sur les fragiles pousses de riz et finir de la sorte par les étouffer, les priver à la fois de nutriments et de lumière. La tâche qui s'impose dès lors s'avère tellement conséquente et ardue que la totalité des bras valides de chaque famille s'y attelle, sans trêve et d'arrache-pied durant ces nombreuses et longues semaines. Hommes, femmes et enfants peuvent ainsi fréquemment, le temps de cette période critique, être amenés à résider plusieurs jours et nuits d'affilée dans les minuscules huttes éphémères de rizières. Dix jours, quinze jours, parfois jusqu'à trois semaines pour certaines personnes m'a-t-on affirmé, et cela même si les parcelles ne se situent pourtant pas à plus de trente minutes de marche du village, car en cette saison il devient primordial de ne rien perdre de cet inappréciable capital que représente alors le temps. La concurrence se montre en effet féroce entre les mauvaises herbes envahissantes et les précieuses et fragiles pousses de riz. Dos courbé, houe en main, il faut dès lors toutes les arracher, inlassablement, au fur et à mesure qu'elles sortent de terre. J'ai déjà décrit autrefois en détails les diverses étapes de l'harassante technique de culture de friche sur abattis-brûlis pratiquée par les montagnards, sur des pentes parfois tellement inclinées que les plus gros troncs et branchages calcinés laissés sur place après le brûlis y deviennent nécessaires pour pouvoir s'y agripper et ne pas tomber lorsque l'on y travaille.

APRÈS-MIDI DE BROUILLARD, dense, les températures se maintiennent toutefois en cette saison douces presque en permanence, de jour comme de nuit, et ceci même le temps des épisodes de pluie. Il peut cependant faire très chaud certains jours, notamment au cœur des après-midis, lors des accalmies, durant les répits qui séparent deux trombes d'eau consécutives. Lorsque, comme actuellement, je décide de passer une deuxième nuit dans un même village, je m'offre la journée quelques courtes siestes, mais occupe la majeure partie de mon temps à visiter la plupart des familles du hameau, m'attardant un peu plus longuement aux côtés de celles que je prends plus particulièrement en affection. En journée et en cette saison d'intenses travaux des champs, restent cependant la plupart du temps présents dans les villages uniquement les vieillards, les femmes élevant de très jeunes enfants, les opiomanes férus, mais également quelques hommes parfaitement valides et dont on se demande parfois pour quelles raisons ils ne sont pas, eux aussi, partis œuvrer aux rizières, d'autant plus que cela les éloignerait momentanément et opportunément de leurs si jolies femmes...

DES SAVOIR-FAIRE ARTISANAUX traditionnels et remarquables sont ici entretenus par pure nécessité puisque beaucoup d'objets ou de matériels manufacturés indispensables au quotidien ne peuvent pas, ou du moins trop difficilement, ou encore en raison de leurs coûts rédhibitoires, parvenir jusqu'aux villages les plus isolés de la région. Ces savoir-faire consistent par exemple, pour les plus courants, en la mise en œuvre d'ouvrages en vanneries de bambou ou de rotin (hottes de portage, paniers, coffres de stockage, nattes de sol, tables basses, tabourets, étuis de machettes, boites...), en travaux textiles, depuis la culture du coton sur pied jusqu'à la confection finale des pièces (tuniques et coiffes traditionnelles, bonnets de bébés, sacs d'épaule...), ou encore en forgeage du métal (façonnage d'outils agraires et de bûcheronnage, de machettes et de couteaux, d'armes à feu, de bijoux...). Il faudrait ajouter à ces exemples tout un tas d'ustensiles et d'accessoires supplémentaires, largement utilisés au quotidien par les villageois et eux aussi entièrement fabriqués par leurs soins : pièges à gibiers et nasses de pêche, bâts d'animaux, pipes à eau ou sèches, rouets à filer le coton et métiers à tisser, balances à opium, et tant d'autres encore. Pour en revenir brièvement au travail du métal mentionné précédemment, alors qu'ailleurs quelques spectaculaires anciennes armes de guerre sont presque toujours visibles dans les villages, désormais employés pour la chasse - kalachnikovs, M16 et autres issues des derniers conflits indochinois - ne sont ici utilisées que de longues et légères pétoires de fabrication artisanale. Seuls les canons sont importés de l'extérieur, crosses et mécanismes de mise à feu étant quant à eux entièrement façonnés sur place, les premières assez sommairement sculptées dans des bûches de bois et les seconds remarquablement forgés à partir de rebuts de métaux. Même les grossières balles sont produites par les chasseurs, ainsi que la poudre noire - ou poudre à canon - selon des procédés que j'avais décrits autrefois.

DES DÉTONATIONS SOURDES, comme étouffées, se font de temps à autre entendre en forêt, régulièrement même à proximité immédiate des villages. Elles proviennent de tirs opérés à l'aide de ces pétoires archaïques. Très peu de viandes néanmoins figurent à nos menus, du moins en dehors du varan, du chien et des gibbons engloutis les jours derniers. Un petit oiseau ou un écureuil de temps en temps, plus rarement un rat de bambou, de bien chétifs spécimens qu'il faut alors à chaque fois se partager entre nombre de mangeurs affamés. Un homme m'a par ailleurs offert il y a quelques jours deux fins lambeaux de chair de muntjac boucanée, une nourriture qui dégageait, comme toujours avec les viandes ainsi conservées, de rebutants relents pestilentiels de charogne, des effluves qui finissent néanmoins par sensiblement se dissiper lors de la cuisson. Pour remédier à cette insuffisance de protéines, désormais assez régulièrement, presque dans chacun des hameaux dans lesquels je fais étape pour une ou plusieurs nuits, j'achète une poule aux villageois. Je me suis rapidement informé des prix pratiqués actuellement, mais j'ai relativement peu à marchander avec les montagnards de cette région qui se montrent à mon encontre d'une honnêteté appréciable. À une seule reprise, j'ai dû subir une tentative éhontée de surcharge tarifaire, mais ce ne fut pas chez les montagnards, Akha ou Hmong. Ce fut parmi les Khamu, une population beaucoup plus acculturée, plus laocisée, que ces derniers, et qui en outre résident plus bas dans les vallées et que, pour différentes raisons dont je reparlerai, j'ai toujours pris moins de plaisir à côtoyer. Je l'ai d'ailleurs systématiquement évité chaque fois que cela était possible.

LES PETITS PAQUETS DE TABAC vietnamiens, pourtant fameux dans toute la province et que l'on fume abondamment dans les bang, les volumineuses pipes à eau en bambou, ne parviennent pas, eux non plus, jusqu'à ces villages. On se contente alors des feuilles de tabac que l'on a soi-même cultivées, soigneusement fait sécher à l'intérieur des huttes puis sommairement hachées à la machette. Ce tabac est grossier et gras, fort odorant, de teinte brune, sombre, presque noire.

MES PRÉCÉDENTES INCURSIONS, tout au moins les plus récentes d'entre elles, effectuées ces dernières années en direction de divers confins de cette province septentrionale de Phongsaly, m'avaient laissé entrevoir - après sans aucun doute des décennies et même des siècles d'immuable stagnation - une ostensible percée et un indéniable développement d'une certaine modernité matérielle dans quelques villages montagnards. Un des tout premiers signes, du moins un des plus immédiatement visibles pour l'observateur extérieur, se caractérise par l'adoption progressive des tôles d'acier ondulées légères en guise de toitures sur les huttes d'habitation, en lieu et place des traditionnels chaumes, feuillages, bambous ou bois. Ce sont cette fois quelques scooters - cependant encore relativement rares - qui ont fait leur apparition dans les villages les plus accessibles, ceux les moins distants du bourg chef-lieu du district, c'est-à-dire les tout premiers hameaux que l'on traverse peu après avoir délaissé la piste carrossable qui conduit au Vietnam. Mais les parcours se font périlleux pour ces nouveaux deux-roues, à travers d'improbables sentiers peu adaptés à ces engins, des reliefs permanents et escarpés, des ornières - de véritables fondrières plutôt - omniprésentes, des sols ravinés, voire littéralement affaissés, des arbres et des branchages effondrés, des mares de boue et des gués à franchir. Le scooter compose donc néanmoins, mais depuis deux ou trois années seulement, une des toutes dernières incursions de la technologie dans quelques villages de montagne parmi les plus aisés d'accès. Réel progrès pour les paysans qui ont pu se l'offrir, ils s'en servent pour se rendre plus rapidement aux rizières, du moins celles localisées directement en bordure du sentier principal. Alors soumis à très rudes épreuves, ils apparaissent également avantageux pour rapporter aux villages les lourds sacs de riz qui, en cas contraire, doivent continuer à être laborieusement acheminés à dos d'homme.

MAIS ICI, AUX CONFINS DU DISTRICT, le moindre déplacement ne peut plus s'entreprendre qu'à pied et ce sont les crêtes, les cours d'eau et les "passages de bêtes" qui nous guident. Partout, dans toutes les directions, ce ne sont que montagnes escarpées entièrement recouvertes de forêt dense. Sur certains des plus hauts promontoires, qu'il faut parfois laborieusement escalader afin d'accéder à une vallée adjacente, et d'où l'on profite de panoramas à couper le souffle sur ces océans de verdure, se présentent cependant quelques zones plus minérales, des affleurements et d'énormes blocs rocheux dégoulinants de nappes de mousses d'un vert vif et tapissés de fougères arborescentes et de lichens, tableaux quelque peu féériques et enchanteurs, sublimés lorsque des voiles de brume tardive s'y accrochent et se maintiennent suspendus là.

TROIS MÉO VIETNAMIENS - les Méo désignent les Hmong au Vietnam - ont fait hier soir leur apparition dans le village, s'autorisant ici une étape entre le Vietnam et ce qui semble se présenter, plus à l'ouest et en direction de ma destination prochaine, comme un hameau Hmong de quelque importance. Aucun doute quant aux motivations de leur venue, je comprends rapidement qu'un trafic d'opium se prépare. Je me suis déjà à plusieurs reprises, par le passé, retrouvé dans des villages montagnards - de l'ethnie Akha le plus souvent - aux moments de transactions d'opium, mais n'ai encore jamais pu approcher de suffisamment près les négociations, les circonstances me contraignant malheureusement à chacune de ces occasions à me tenir prudemment à l'écart des échanges. Pour la première fois aujourd'hui je peux enfin y assister ouvertement, qui plus est au "premier rang", et l'on ne prend en outre la peine de ne rien me dissimuler. Rapidement même, on m'oublie, chacun des protagonistes directement concernés se retrouvant accaparés par les marchandages en cours. Très bientôt ceux-ci s'opèrent au cœur d'une assemblée animée d'une bonne soixantaine de personnes qui s'entassent là, sous un même toit, afin de prendre une part curieuse à l'évènement. Il s'agit cependant cette fois d'un échange relativement mineur, un négoce "de gagne-petit", puisque pas plus de deux boules d'opium de la taille de balles de tennis sont en jeu, soit à peine un demi-kilogramme de drogue au total. Nous sommes alors bien loin des huit à douze kilogrammes qui furent monnayés à l'occasion d'une transaction entre trafiquants Chinois et villageois Akha, et que j'avais pu observer, à distance néanmoins, il y a trois ans de cela. Je n'avais toutefois bien sûr pas manqué à l'époque de décrire le déroulement de cette étonnante journée.

LA PESÉE DE LA DROGUE est ici, comme de coutume, effectuée à l'aide d'une petite balance traditionnelle emblématique - son plateau est en laiton, son contrepoids en bronze et son fléau en os gravé de graduations - spécifiquement dédiée à cet usage et dont chaque famille possède au moins un exemplaire. L'ensemble des protagonistes, tant les vendeurs Akha que les acheteurs Méo vietnamiens, opposent une fin de non-recevoir à mon souhait de photographier le tableau. À leur décharge, je dois avouer y être allé un peu au culot, lors d'une tentative préalable effectivement légèrement audacieuse, opérée même presque par surprise, ayant parfaitement conscience que le geste s’annonçait risqué, mais étant tout aussi convaincu, par expérience, que solliciter une telle permission se solderait par un échec. Quelques secondes à peine m'avaient pourtant suffi pour extirper l'appareil photo de ma poche, me placer d'autorité debout et à l'aplomb de la scène qui se déroulait sur un bat-flanc de repos, puis à viser les objets du délit. Mon erreur aura été de vouloir préventivement tenter de rassurer les hommes à propos de mon geste par quelques mots : « Taïoup' yaa fin, bo mii khun » (photo de l'opium, pas des gens). J'en fus quitte pour une réaction offusquée - et même passablement furieuse - du propriétaire de l'opium, son refus s'annonçait sans appel possible ni aucun compromis envisageable. Je me repliai alors, mais revins bien sûr rapidement observer la suite de la transaction.

LA NÉGOCIATION EST SORDIDE et consternante, notamment puisque ce n'est pas de l'argent que l'homme Akha convoite en échange de sa modeste provision de drogue mais... deux petits téléphones portables à clapets, qui plus est de mauvaise qualité et de très faibles valeurs, que les trafiquants Vietnamiens ont apportés jusqu'ici - je parlerai plus loin de l'arrivée des tout premiers téléphones portables dans les villages isolés de la région, autre récente incursion technologique majeure en ces lieux, avec les scooters déjà évoqués précédemment. Profitant de la naïve avidité que les montagnards Akha sont capables d'afficher face à ces "prestigieux" objets modernes - cependant pour l'heure tout à fait inutiles en ces contrées reculées - les Vietnamiens ont tout loisir de les duper, étant donné qu'ils ne sont pas encore suffisamment et objectivement informés de la valeur de tels articles. En conséquence, c'est à un déplorable gâchis auquel j'assiste, une situation qui en devient presque révoltante. En effet, alors que le volume d'opium proposé en échange de ces insignifiants objets est déjà largement surestimé, l'homme Akha est poussé à devoir prouver son indiscutable qualité, allant ainsi jusqu'à sectionner une de ces deux boules brunes afin de démontrer qu'elle n'est en aucun cas desséchée, mais qu'elle a au contraire conservé une consistance pleinement onctueuse. Finalement lui-même passablement exaspéré, il finit par vociférer que non seulement son produit est irréprochable mais qu'il s'agit même là de son stock en cours de consommation, cela se devinant pourtant aisément par nombre de marques de prélèvements caractéristiques, visibles en surface, opérées à l'aide de son aiguille à fumer.

LA QUALITÉ DE L'OPIUM est pourtant encore consciencieusement testée par les acheteurs avant de définitivement conclure le marché. Ce trio de Méo vietnamiens se compose d'un individu âgé d'une cinquantaine d'années et de deux hommes plus jeunes. C'est le premier, opiomane occasionnel semble-t-il, qui s'y attelle, entreprenant de fumer là, à la vue de tous, une petite boulette de la taille d'un grain de maïs prélevée dans la masse du produit, objet de la transaction. Sa pipe, rudimentaire, à l'instar de la plupart de celles utilisées dans la région par les montagnards, ne consiste en rien de plus qu'un tube de bambou d'une trentaine de centimètres de longueur, pour un diamètre de trois centimètres environ. Ce cylindre est percé, en guise de foyer de combustion, d'un petit orifice positionné aux deux tiers de sa longueur. Objet de bien piètre valeur, l'homme en prend cependant grandement soin, la transportant enroulée et ainsi protégée dans un rectangle d'épaisse toile de coton. La négociation s'éternise durant près de deux heures au total et notre infortuné vendeur Akha doit finalement compléter sa mise de départ avec trois belles noix d'opium pur supplémentaires...

DÉSIGNÉS HMONG AU LAOS et en Thaïlande, Méo au Vietnam, Miao en Chine du Sud, ils forment un vaste peuple, d'origine chinoise, antérieurement très probablement sibérienne, totalisant à ce jour plus de dix millions d'individus qui se répartissent aux carrefours de ces territoires, invariablement au cœur de zones montagneuses. Véritable nébuleuse ethnique composée d'une multitude de groupes et de sous-groupes, on y dénombre donc, de l'un à l'autre de ceux-ci, une grande diversité de dialectes, de parures traditionnelles, de croyances, d'habitudes alimentaires, et même parfois de caractéristiques physiques distinctes. Pour tous cependant, cette racine géographique antérieure commune, extrême-septentrionale, à l'évidence sibérienne, il y a de cela au moins quatre-mille ans. Nombre de leurs récits, légendes et services chamaniques racontent et simulent en effet de longues chevauchées dans les steppes de ce lointain Nord des origines. De temps à autre même, certains d'entre eux arborent des faciès aux traits assurément mongoloïdes. Ainsi, quatre-mille ans de migrations incessantes, pour un peuple constamment chassé et repoussé vers le sud et dans les hauteurs par d'autres, plus forts, plus nombreux et surtout plus conquérants et expansionnistes. Une ethnie, quatre pays, mais aucun territoire véritable. Un homme Akha - les Akha, eux-mêmes éternels nomades, ne possèdent cependant aucune affiliation ethnique avec les Hmong et sont d'ailleurs issus d'une origine géographique tout à fait différente - soudainement chargé d'empathie envers ce groupe, avec lequel le sien n'entretient pourtant aucune relation sociale suivie, m'a un jour lui-même annoncé : « Lao soung Hmong bo mii pathet ! » (Les Hmong du Laos n'ont pas de pays !). En ce qui me concerne, n'ayant encore jamais mis les pieds au Vietnam, c'est probablement la première fois que je croise ainsi des Méo, les Hmong du pays frère voisin. Visages émaciés et beaux traits fins, indéniablement différents de tous ceux déjà observés au Laos.

LES QUELQUES TÉLÉPHONES portables occasionnellement visibles dans ces parages composent donc, avec les scooters, l'autre grande nouveauté technologique tout récemment parvenue jusqu'à quelques-uns de ces villages, même parmi les plus isolés d'entre eux. Est-il utile de préciser que, dans ces arrière-pays reculés, ces objets ne peuvent évidemment pas fonctionner, du moins dans leur usage premier, aucun réseau n'étant à ce jour opérationnel dans ces confins, dans ces zones restées particulièrement sauvages et délaissées du moindre développement infrastructurel. Ainsi pourtant les montagnards qui résident en ces endroits - les Akha Loma pour ce qui est de ce secteur - se montrent désormais capables d'échanger de conséquentes quantités d'opium, leur unique richesse et qui plus est à haute valeur monétaire, pour ces objets industriels rendus ici totalement futiles. Les quelques téléphones portables aperçus dans les villages - systématiquement de petits modèles à clapets pourvus d'écrans aux dimensions dérisoires - le sont en effet toujours aux mains des plus jeunes gens et des enfants, à qui ils ne servent qu'à visionner quelques courtes séquences vidéo, à écouter quelques titres de musiques au format mp3 - des tubes thaïs, lao, vietnamiens ou chinois - ainsi qu'à accéder à quelques jeux basiques, tous installés d'origine. De plus, ceci est sans compter que la pérennité de tels objets est grandement compromise dans ces rudes environnements, dominés alternativement, selon les saisons, par l'humidité et la poussière.

LA FAIBLE PUISSANCE ÉLECTRIQUE requise notamment pour la recharge des batteries de ces téléphones - mais plus couramment mise à profit pour alimenter une ampoule lumineuse dans les huttes - est produite par de petites turbines que l'on place dans les torrents qui coulent parfois au fond de ravins accessibles en dix à trente minutes de marche des hameaux. Le long des sentiers qui y mènent courent alors les deux ou trois câbles d'alimentation qui ont été suspendus, de-ci de-là, à des perches de bambou fichées dans le sol, ou de manière plus improvisée, aux branches des arbres adjacents. Ces petites turbines sont des engins rudimentaires de fabrication chinoise, des objets en acier d'une longueur de près d'un mètre et pesant de dix à douze kilos environ. D'une conception tout à fait sommaire, il s'agit d'un simple axe équipé à une de ses extrémités d'une hélice, et à l'autre de la turbine proprement dite. La moitié inférieure, l'axe et l'hélice, est immergée dans une zone stratégique du torrent, et une partie du cours de celui-ci est généralement canalisée dans sa direction pour former une sorte d'étroit réceptacle et un goulot d'écoulement, afin d'augmenter encore la puissance de la force hydraulique qui y est exercée. Ce ne sont néanmoins pas tous les villages, loin de là, qui peuvent bénéficier de tels dispositifs, faute de cours d'eau adapté coulant à leur proximité. De plus, lorsque cela est toutefois envisageable, ce ne sont jamais que quelques familles qui y ont recours, celles ayant pu acquérir un de ces engins auprès d'un quincailler chinois officiant en plaine.

JOUR DE PLUIE AU VILLAGE, les trois Méo vietnamiens ont tout de même repris leur route ce matin, après quelques négociations supplémentaires de petites quantités d'opium que six ou sept autres villageois ont bien voulu venir leur proposer à leur tour. Ces nouvelles séances de transactions opiacées ont ainsi occupé une large partie de notre matinée. Sous cette pluie qui s'abat désormais de manière quasiment ininterrompue, on ne s'éloigne plus de la hutte, ou à peine, c'est-à-dire uniquement lorsqu'il devient nécessaire d'assouvir un besoin naturel, ou pour rapporter de l'eau de la source. Seules les femmes restées présentes au village travaillent, s’attelant principalement à des tâches domestiques, quelques-unes se risquant néanmoins à quelques excursions en direction de la forêt ou des rays - les parcelles cultivées - les plus proches. Elles en rapportent, réapparaissant dans ces conditions inévitablement trempées de la tête aux pieds et courbées sous le poids de leurs volumineuses et lourdes hottes, des épis de maïs, des pousses de bambou, quelques courges, des troncs de bananiers sauvages, des fleurs du même arbre, des herbes et de multiples autres végétaux comestibles, qui pour la plupart entreront aussi bien dans la composition des repas des humains que ceux des cochons.

GRÂCE AUX QUELQUES TÉLÉPHONES PORTABLES, des enfants visionnent ici pour la toute première fois de leur existence des écrans d'images animées, des images provenant du monde moderne extérieur. De fait, fréquemment, des groupes mélangés d'enfants et d'adultes, parfois jusqu'à quinze d'entre eux simultanément, s'agglutinent, littéralement fascinés, devant un de ces minuscules écrans de pas plus de quatre centimètres sur cinq pour visionner une séquence vidéo, généralement un court extrait d'une fiction télévisée chinoise. Quant aux quelques titres de musique téléchargés sur ces mêmes téléphones, il ne faut pas longtemps aux gamins pour parfaitement les connaître par cœur, surtout s'ils sont de langue lao ou chinoise.

LES MOIS DE MOUSSON seraient-ils ceux des geckos ? Je les entendais très rarement durant mes séjours précédents dans les villages de montagnes, le plus souvent il est vrai effectués entre les mois de septembre et de novembre, soit après la saison des pluies. C'est cependant désormais très fréquemment que leurs chants, si singuliers et si difficiles à décrire surtout, en tout cas si amples et sonores - dont le nom de la bête est par ailleurs à coup sûr issu de l'onomatopée du cri - retentissent dans les huttes d'habitation. Ainsi, jamais leur proximité n'aura pour moi été aussi réduite qu'actuellement, car cela fait maintenant trois nuits que je dors juste sous la cachette de l'un d'entre eux, localisée quelque part entre la toiture de chaume et la structure qui la soutient, à moins de deux mètres à l'aplomb immédiat de ma paillasse. Et cette fois encore, étroitement fidèle à sa réputation, ce gros et étrange "lézard", si emblématique de cette région du monde qu'est l'Asie du Sud-Est, se montre impossible à repérer, se maintenant rigoureusement et définitivement invisible à celui qui n'entreprend pas un important effort pour tenter de le débusquer. Alors, chaque matin, c'est un sujet de plaisanterie avec ma famille d'accueil : « Le gecko a encore dormi avec toi cette nuit ! ».

À PROPOS DE SOMMEIL IMPROBABLE, ce fut également épique ces jours derniers, lors d'une halte effectuée dans un village Akha, puisque le père de ma famille d'accueil était aussi le forgeron du hameau et son petit atelier de fortune se situait à quelques centimètres seulement de ma paillasse, à l'extérieur mais juste de l'autre côté de la paroi, ici une mince claie de bambou, sous l'auvent que formait là le ravancement de la toiture. Pour activer puis maintenir à haute température le foyer de braises de charbon et porter au rouge les pièces d'acier à modeler ou à restaurer, le plus souvent des machettes et des houes de sarclage, ce furent d'abord les lancinants "sccchhhouuuuup', sccchhheuuuuu" répétés, aspirés puis refoulés, générés par les appels et les expulsions d'air de l'ingénieux soufflet, un piston constitué de plumes de poules disposées en couronne autour d'un disque de bois, lui-même enchâssé dans un tronc creux. Puis surtout, résonnant alternativement avec ceux-ci, venaient ensuite les retentissantes séries de martèlements métalliques sur l'enclume, en fait une grosse douille de bombe américaine directement fichée dans le sol. Des bruits somme toute communs ici et qui s'additionnent à tous ceux que se montre capable de produire un tel village - mentionnons spécialement à ce propos les interminables concerts de chants de coqs - ou provenant de la forêt proche, les uns et les autres ne privant toutefois nullement les sommeilleux de siestes ou de nuits suffisamment reposantes. Seuls "nuisibles" et réels empêcheurs de dormir en rond durant la journée, les gamins et leur chahut, attirés comme des aimants par ma présence et qui, moins craintifs et plus hardis lorsqu'ils sont réunis en groupes, se retrouvent régulièrement dans les parages de ma paillasse. Eux, je les chasse sans pitié de vociférations, immédiatement reprises par un ou deux adultes des maisonnées au sein desquelles je me trouve.

UN SCHÉMA DE RÉPARTITION "ETHNICO-TOPOGRAPHIQUE" des territoires montagneux du Nord-Laos est le plus souvent utilisé par les spécialistes et dans les publications pour décrire la distribution des zones d'habitat des différents groupes de populations de la région. Si ce schéma passablement simpliste, et par ailleurs largement diffusé dans de nombreux ouvrages de vulgarisation, peut fréquemment paraître un peu caricatural et réducteur pour d'autres secteurs géographiques, il se montre en revanche ici presque rigoureusement respecté. Ce système distingue trois familles. Les Lao Loum (les "Lao d'en bas"), les "vrais" Lao, résident comme toujours sur les meilleures terres, dans ou aux abords des quelques minuscules plaines irrigables qui jalonnent la seule piste carrossable du district ; les Lao Theung (les "Lao du milieu"), Khamu et Bit, occupent les premières hauteurs et la proximité des cours d'eau secondaires ; enfin les Lao Soung (les "Lao d'en haut"), uniquement représentés dans ce secteur par les Akha et par les Hmong - derniers parvenus dans le pays, en provenance du Tibet et de la Birmanie pour les premiers et de Chine pour les seconds - colonisent pour leur part les crêtes et les sommets les plus ingrats, seules terres qui restaient disponibles à leur arrivée.

CES DIFFÉRENTS GROUPES ETHNIQUES, de provenances géographiques très diverses, mais surtout de cultures, langues ou croyances tout aussi variées et dissemblables, entretiennent peu de relations sociales et pratiquent à peine quelques commerces et trocs. Par exemple, les Akha Loma achètent parfois aux Taï Dam quelques-uns de leurs fameux et solides sacs d'épaule. De temps en temps, pour fortifier et diversifier leurs cheptels, ils acquièrent quelques volailles auprès des Lao Theung, car leurs bêtes sont réputées plus robustes et plus grasses. En échange, ils pourront céder différents produits de la forêt et surtout de l'opium aux quelques individus de ces groupes qui y ont pris goût, mais dont les peuples n'ont jamais été producteurs de cette drogue. Mais plus que tout, fréquemment confrontés à des problèmes de soudure alimentaire entre deux récoltes successives de riz, les Lao Soung seront régulièrement amenés à acquérir, auprès des uns et des autres et dans la mesure de leurs moyens, souvent aussi à crédit, des stocks complémentaires de la céréale.

CHEZ LES LAO LOUM ET LES LAO THEUNG, je l'ai dit plus haut, j'ai toujours pris moins de plaisir à résider qu'auprès des montagnards Lao Soung, et je l'ai donc systématiquement évité lorsque ce fut possible. Parmi les premiers, les plus à l'aise économiquement, on mange pourtant bien, les variétés de riz glutineux cultivées se montrant notamment de qualités incomparables. Cependant, s'avérant le groupe ethnique le mieux administré et le plus intégré à la nation - qui est, rappelons-le, d'obédience rigoureusement communiste - ma survenue dans ces arrière-pays ainsi que mes agissements et motivations y font presque à chaque fois l'objet de suspicions, infondées pourtant. Chez les seconds, les Lao Theung, les soupçons se montrent atténués, mais résidant invariablement au creux de vallées et près de cours d'eau généreux on y mange, pour accompagner l'incontournable riz, presque exclusivement du poisson, des espèces blanches en outre toujours encombrées d'arêtes. De plus, l'implantation encaissée de ces villages m'étouffe, et ils n'offrent jamais au regard aucun horizon. C'est aussi naturellement là que les moustiques abondent le plus. En revanche, chez "ceux d'en haut", les Lao Soung donc, les Hmong et les Akha - mais également les Lolo, les Yao, les , les Hanyi, etc., résidant dans divers districts de la province - qui se montrent bien plus rebelles et récalcitrants envers toute autorité et organisation administrative ou étatique, j'ai peu de comptes à rendre et on m'y fiche une paix appréciable. De plus, à l'inverse des deux autres familles ethniques, les Lao Loum et les Lao Theung, l'implantation presque systématique des villages Lao Soung dans les hauteurs permet de profiter de panoramas plus spectaculaires, et même si la nourriture est moins variée qu'en plaine, on a beaucoup plus de chances d'y trouver assez régulièrement aux menus des gibiers improbables.

DANS CES VILLAGES AKHA des confins du district, les maisons, les bicoques, les cabanes, les huttes - je ne sais pas toujours comment les désigner au plus juste - s'affichent parfois étonnamment petites. C'est la plupart du temps chez le nay ban, le chef de hameau, que je m'invite à résider, ou que l'on m'encourage à me rendre. Jetée directement sur le sol ou déposée sur le bat-flanc commun des hommes, il m'y attribue le plus souvent, comme un honneur, la paillasse située à proximité immédiate de la sienne, ou de celle du vieillard de la maisonnée, cette dernière parfois isolée du reste du lieu par rien de plus qu'une mince claie de bambou. Il est très rare qu'il ne se trouve pas au moins un opiomane au sein de chaque famille, ce peut alors être aussi bien des hommes que des femmes, des vieillards que des personnes moins âgées. Or le vent se montre peu fréquemment dans ces régions et il ne se présente ordinairement pas le moindre souffle d'air, en soirée, qui pourrait s'infiltrer via les nombreux interstices dont sont immuablement criblées les parois des demeures, faites de grossières claies de bambou ou de planches disjointes. Les lourdes vapeurs opiacées se dispersent alors dans toutes les directions, et avec ma paillasse le plus souvent ainsi disposée je me retrouve communément "aux premières loges", si je puis dire. En conséquence, dans l'obscurité et à travers ces cloisons largement ajourées, tout en étant bordé par les effluves si caractéristiques de la drogue en combustion, j'ai généralement tout loisir pour étudier chacun des gestes et des manières des fumeurs qui, toujours, sont éclairés par leurs petites lampes à huile individuelles, accessoires indispensables à cette pratique.

FUMER GRACIEUSEMENT QUELQUES PIPES est une invitation qui m'est assez régulièrement adressée, ce que j'accepte occasionnellement même si, comme doit s'y attendre tout fumeur novice, aucun effet psychotrope tangible ne se fait jamais ressentir. J'aime cependant particulièrement ce goût, mais surtout scruter le "cérémonial" mis en œuvre, ces complexes et délicats rituels de préparation puis de consommation de cette drogue. Nous faisant alors face, couchés sur le côté, en chien de fusil, seule position réellement adaptée pour pouvoir accomplir sans gêne l'ensemble des gestes requis, la lampe à huile et la totalité des autres accessoires nécessaires disposés entre nous deux sur un plateau, il ne me reste plus qu'à observer les lentes opérations d'apprêtage de la pipe par le fumeur averti, en attendant que son embouchure soit finalement orientée dans ma direction. En effet, comme une évidence, l'opiomane ne me demandera jamais si je souhaite effectuer moi-même ces tout autant cérémonieux que méthodiques gestes préalables, sachant pertinemment qu'un profane s'en montrerait rigoureusement incapable, ceux-ci requérant une indiscutable expérience - je ne reviendrai pas cette fois sur une description détaillée de cet art de la fumerie d'opium et des méticuleuses technicités et gestuelles qui l'accompagnent, m'y étant déjà largement attelé par le passé. Même lors de la séance de fumerie proprement dite, durant mes longues aspirations ininterrompues, c'est lui qui continuera à maintenir la pipe afin que la noix d'opium se positionne toujours parfaitement en contact avec la pointe de la petite flamme de la lampe. À partir de là il ne cessera alors, sans s'autoriser la moindre pause - qui en cas contraire provoquerait immédiatement l'obstruction du foyer puis une irrémédiable carbonisation du produit - à assurer l'alimentation de ce foyer, c'est-à-dire d'y étaler continuellement, sans trêve et à l'aide de l'aiguille à fumer, la drogue en ébullition, de la concentrer autour de la cheminée, le cœur de ce foyer.

LE "CRI" DU DROSS que broient, le soir, les opiomanes, compose un son emblématique de la fumerie d'opium, avec celui de grésillement provoqué par le produit qui se consume au contact de la pointe de la petite flamme, lui-même entretenu par les aspirations continues des fumeurs. Le dross, ce sont ces résidus opiacés, de durs cristaux noirs et luisants qui s'amalgament à l'intérieur du conduit des pipes, que l'on récupère périodiquement par curetage, puis que l'on broie au pilon dans un petit mortier, presque toujours mélangés au contenu de quelques sachets de poudre d'aspirine. C'est ce broyage du dross qui provoque ainsi ce crissement si caractéristique, très régulièrement audible dans les huttes. Recuite une nouvelle fois au-dessus de la lampe à huile, dans un récipient métallique quelconque prévu à cet effet, une simple cuillère ou un minuscule wok, ou encore lentement récupérée sur la pointe chauffée de l'aiguille, cette poudre de dross sera à nouveau fumée, une seconde fois. Je préfère l'odeur du dross se consumant à celle de l'opium brut - le chandoo - car elle se montre plus caractérisée et plus dense, moins écœurante également. Beaucoup de fumeurs eux-mêmes inclinent d'ailleurs à consommer ce premier en priorité, notamment parce qu'il se retrouve plus concentré en principes actifs que l'opium frais. Quant à l'adjonction d'un peu de poudre d'aspirine dans la préparation, je ne suis jamais parvenu à comprendre clairement quel était l'effet recherché. J'augure toutefois qu'il ne faut voir là rien de plus qu'une croyance infondée en une hypothétique atténuation des incidences nocives de la drogue, ainsi "recyclée" en quelque sorte. Aujourd'hui, lors de ses longues séances de fumerie, mon voisin de paillasse dépose, sur le foyer de sa pipe, de belles noix de dross d'une grosseur presque équivalente à celles de muscade, et qu'il recouvre périodiquement, à l'aide de son aiguille à fumer, d'une fine couche de chandoo, l'opium pur et frais, d'une consistance pâteuse, presque liquoreuse.

LES STOCKS DE RIZ se réduisent dangereusement, mais les mois de juillet et août composent opportunément la saison du maïs. Chaque jour, des femmes reviennent ainsi au village les hottes chargées d'épis aux grains aussi souvent jaunes que blancs ou noirs, arborant même parfois des teintes violacées. Alors, afin d'économiser au mieux ces stocks de riz finissants, de tâcher d'éviter toute pénurie et de tenter d'assurer la soudure alimentaire en attendant les prochaines récoltes qui débuteront fin septembre, on se gave de ce maïs. On me tend à longueur de journée des épis grillés ou de pleines poignées de grains bouillis. Cette dernière préparation offre cependant peu de goût, c'est surtout la consistance croquante de ces grains qui est appréciée. Cet après-midi, les femmes de ma hutte ont même confectionné une sorte de gâteau de maïs, cuit à la vapeur, après avoir longuement et très finement râpé quelques beaux épis bien secs. Rudimentaire râpe - en fait une simple plaque d'acier poinçonnée à l'aide d'un clou - fermement maintenue entre leur hanche et le balancier du pilon à riz, elles en obtiennent une très fine poudre qui est ensuite compactée, sans ajout d'aucun ingrédient supplémentaire, dans le fût de bois évidé utilisé quotidiennement pour la préparation du riz. Le "gâteau" ainsi obtenu après cuisson apparait lourd, dense, sec, terriblement bourratif surtout, et donc bienvenu pour assouvir momentanément nos faims féroces. Mais ces mêmes épis de maïs sont tout autant destinés à l'alimentation des humains que celle des cochons. On y consacre alors de longues séances d'égrenage, à en détacher les grains à la main, avant de les bouillir, accompagnés de tout un tas d'autres végétaux et déchets comestibles, pour composer un fameux brouet.

ATTAQUE D'INSECTES, brève mais très douloureuse, hier en marchant au fond d'une combe boueuse et encombrée de végétations. Deux morsures simultanées, infligées sur l'arrière de la cuisse, ont sur-le-champ provoqué une brûlure intense, m'arrachant même un cri sur l'instant. Extrême rapidité de l'action, une demi seconde tout au plus a suffi. J'avais déjà par le passé connu cette expérience, une seule fois néanmoins, dans un autre pays plus méridional de la région. J'en avais retenu qu'il n'y a que deux choses à faire lorsque cela se produit, s'agiter pour tenter de faire fuir les bestioles, mais surtout prendre ses jambes à son cou, et donc s'éloigner le plus vite possible. De même que la première fois, c'est à peine si j'ai pu apercevoir les attaquants, rien de plus qu'un faible et discret bourdonnement et la vision fugitive de quelques insignifiants points noirs, extrêmement agités et véloces. Rien d'impressionnant pourtant, quelque chose comme de minuscules abeilles sombres. Depuis lors cependant, soit plus de vingt-quatre heures plus tard, toute la partie supérieure de ma jambe est devenue affreusement douloureuse et sensible au moindre toucher, me faisant même boiter. Les étonnantes plaies qui en ont résulté - et qui ont par ailleurs nécessité plus d'un mois pour se résorber - se sont présentées tels de petits "cratères", creux et proéminents à la fois, purulents, de près de cinq millimètres de diamètre.

UN MASSAGE AKHA m'est à nouveau proposé, de leur propre initiative, après avoir échangé avec elles quelques plaisanteries, par les femmes de ma hutte et quelques voisines en visite sous notre toit. C'est la deuxième fois en une semaine que cela se produit et je sais que cette offre, résolument peu fréquente et même rare, est un grand honneur fait au visiteur. Il m'est aussi parfois arrivé par le passé, lorsque les circonstances s'annonçaient favorables, de directement le solliciter de la part de mes hôtes, prétextant par exemple une fatigue significative, et les rémunérant alors pour ce service. Autant il m'est quasiment impossible ici, même par accident, d'avoir dans la vie de tous les jours le moindre contact physique avec une personne de sexe féminin, autant ces séances de massage traditionnel me permettent de profiter de huit à douze de leurs mains, parfois plus, me pressant le dos, les pieds, les jambes, les mains et les bras. Même des fillettes de quelques années seulement sont souvent encouragées à y participer, et ont généralement peu à se faire prier pour se joindre énergiquement au groupe. Ayant sans nul doute aujourd'hui à faire pour la toute première fois à un falang, à un étranger Blanc occidental, les rires fusent alors immanquablement, et avec éclats.

LE NAY BAN DE CE VILLAGE, c'est-à-dire le chef du hameau, qui m'accueille actuellement sous son toit, m'annonce que quelques Lao Theung, des Khamu, viennent régulièrement jusqu'ici pour acheter ou troquer un peu d'opium, voire à l'occasion, y profitant alors opportunément de la parfaite quiétude et discrétion qu'offrent les villages de montagne, pour transformer notre bat-flanc de repos en fumerie collective. De longues séances, m'explique-t-il, qui leur en coûtent en moyenne dix-mille kips, soit environ un euro.

LES HOMMES RESTÉS AU VILLAGE, notamment les plus anciens, consacrent fréquemment de multiples heures quotidiennes à divers travaux de vannerie. La préparation des matériaux de base, que ce soit des tiges de rotin ou plus souvent de bambou, requiert préalablement un temps infini. Il faut en effet les fendre, puis les refendre encore, puis racler les fibres afin de proprement les lisser, jusqu'à obtenir un stock suffisant de longues et fines lamelles aux sections parfaitement régulières et homogènes et aux surfaces lustrées, d'une largeur pouvant varier de deux ou trois millimètres seulement à un ou deux centimètres, selon la nature et la taille des ouvrages entrepris. L'unique outil employé pour cette étape de débitage et d'apprêtage des matériaux est la machette, dont le fil de lame a d'abord été affûté comme un rasoir. Elle est habilement maniée d'une gestuelle qui, si je tentais de l'imiter, me ferait craindre à coup sûr de rapidement me trancher un doigt. S'ils sont destinés à certains ouvrages plus ou moins grossiers, les éléments obtenus pourront être immergés quelque temps dans un cours d'eau afin d'en assouplir les fibres. On confectionne principalement de grandes nattes - nattes de sol pour les intérieurs ou pour les aires de battage et de séchage du riz - et des hottes de portage, toutes très employées au quotidien, mais aussi des objets de facture plus fine et plus soignée : coffres, étuis de machettes, boites à ouvrage, etc. Immédiatement après leur achèvement, ces objets sont stockés sur les "mezzanines" afin de les faire sécher complètement, à proximité de la chaleur et des fumées des foyers qui restent presque constamment allumés. Ces mezzanines ne sont en réalité le plus souvent constituées que de quelques planches de bois disposées là entre les poutres des charpentes, où l'on ne pourrait se tenir debout sans danger et où est entassé tout un bric-à-brac d'objets hétéroclites, pas toujours identifiables, car tous noircis de suie grasse et tapissés d'innombrables vieilles toiles d'araignée poussiéreuses. Les ouvrages de vannerie les plus fins sont parfois placés quelque temps directement au-dessus des foyers, sur les claies de bambou suspendues là, au milieu d'herbes mises à sécher ou d'un peu de viande à fumer. Ils seront plus tard récupérés plus ou moins noircis et comme laqués ou vernis.

LE PLUS FORT DE LA MOUSSON se produit durant les mois de juillet et d'août. C'est la première fois que je m'aventure dans les montagnes du Nord-Laos au cœur de cette saison. C'est l'occasion de découvrir quelques nouveaux fruits, notamment l'un d'eux s'apparentant à une sorte de lychee sauvage, mais dont la pulpe se divise en quartiers enrobant chacun un petit noyau. Un groupe de femmes croisées en chemin m'en ont offert il y a quelques jours de pleines poignées. Leur chair, au delà du fait qu'elle s'avère excessivement acidulée, fait corps avec les noyaux et ne s'en détache qu'au prix de grignotages acharnés, faisant inévitablement grimacer celui qui n'y est pas accoutumé, c'est-à-dire moi seul le cas présent. Alors les villageois, pragmatiquement, gobent chaque quartier, sans les mâcher, noyaux inclus. Un ananas est par ailleurs prélevé de temps en temps dans les jardins, peu souvent toutefois car les plants sont peu nombreux. Le partage d'un tel fruit sucré dans une famille devient toujours l'occasion de grandes réjouissances pour les enfants. Quelques bananes sauvages font parfois également leur apparition, mais assez rarement en définitive. À côté de cela, les villageois montagnards consomment fréquemment, tout au long de l'année, une large variété d'autres petits fruits ou baies sauvages, qui ne paraissent pourtant pas toujours avoir atteint un taux de mûrissement approprié et qui présentent alors des saveurs abominablement âcres et acides, excessivement aigres, les rendant résolument inconsommables pour des Occidentaux. Je gage que ce sont des vertus purgatives qui sont recherchées dans de tels aliments, et qui permettent sans doute notamment de compenser les effets pour l'organisme des grandes quantités de riz absorbées ici quotidiennement par tous.

CES CONFINS DU DISTRICT sont isolés comme peu d'autres zones à travers le pays. Même après deux ou trois jours passés dans un village, je l'ai dit, des chiens restent extrêmement agressifs envers moi, et du côté des plus jeunes enfants, beaucoup s'avèrent encore très craintifs longtemps après mon arrivée. Je dois alors veiller à me montrer attentif et vigilant lorsque je me déplace dans les villages, prendre notamment quelques précautions élémentaires pour ne pas risquer de les effrayer par mégarde. Si par exemple j'aperçois deux ou trois d'entre eux qui se tiennent, seuls, dans un endroit vers lequel je m'apprêtais pourtant à me diriger, je dois alors discrètement et naturellement changer de cap pour m'assurer qu'ils ne se mettent pas à paniquer à mon approche.

UNE SEULE PELLICULE de vingt-quatre poses consommée en plus de deux semaines. Je réalise cette fois-ci en effet très peu de photographies, cette activité n'ayant en outre jamais constitué la priorité de mes séjours, et je n'en ai jamais abusé, bien loin de là. Je n'ai par ailleurs jamais adopté la photographie numérique dans ces contrées. Une des raisons de cela provient d'une inaccessibilité totale à l'électricité durant plusieurs semaines d'affilée, une autre est que je n'ai jamais souhaité faire étalage de technologie devant mes hôtes. Enfin, j'ai toujours apprécié l'idée de ne pas pouvoir en user avec excès, ne serait-ce que pour une question de coût de développement des films. De plus, mon petit appareil photographique n'a rien d'impressionnant et s'avère très discret. Il s'agit d'un vieux modèle compact et extrêmement basique, il ne possède par exemple pas la moindre possibilité de réglage, ni même d'un zoom. Quoi qu'il en soit, une gêne particulièrement prononcée de mes hôtes, bien plus accentuée ici que dans d'autres régions reculées parcourues jadis, fait que j'en réalise encore bien moins que d'habitude. J'abandonne donc mon appareil le plus souvent au fond de ma sacoche, sauf de temps en temps, devant quelques scènes du quotidien si banales, mais tellement photogéniques - certains diraient "authentiques" - pour le touriste que je suis : un groupe d'opiomanes se tenant près de ma paillasse, des femmes et des jeunes filles se livrant à des tâches domestiques dans leurs exubérantes tuniques traditionnelles, des paysans aux visages magnifiques ou quelque peu inquiétants, alors véritables gueules, des femmes couvant leurs bébés, des vieillards fumant le bang tout en vaquant à quelque artisanat autour des foyers de cuisson, d'étonnants visiteurs du soir, infirmes aux tronches improbables, miséreux glaneurs de dross, et tant d'autres scènes encore de la vie de tous les jours.

UN FERRAILLEUR VIETNAMIEN avait croisé ma route il y a de cela plusieurs jours, lors de la toute première étape de ces déambulations dans la région. Rayonnant à la journée en mobylette sur quelques pistes carrossables autour du petit bourg chef-lieu du district, il troquait dans les hameaux traversés ses minuscules glaces, sans goût mais sucrées et transportées laborieusement dans une boite de polystyrène attelée à sa monture, en échange de vieux déchets de métaux, souvent rouillés et sans aucune valeur apparente, que les villageois avaient pu déterrer ou dénicher quelque part, mis vaguement de côté en attendant justement le passage du prochain ferrailleur itinérant. Ici, plus loin dans l'arrière-pays et dans les hauteurs, j'ai croisé hier la route d'une caravane composée de quelques petits chevaux et menée par des Taï Dam vietnamiens qui acheminaient quelques produits de première nécessité jusqu'aux villages les plus reculés. Ces colporteurs transportaient ainsi dans leurs bagages mille trésors, sel et glutamate de sodium - dont les montagnards font une consommation importante, et même exagérée - couvertures et vêtements de très mauvaises qualités, vaisselles et ustensiles en plastique, étoffes de tissus, aiguilles et bobines de fil à coudre, briquets, sachets de souffre nécessaires à l'élaboration de la poudre à fusil, petits paquets de tabac vietnamien à fumer dans les bang et dont les montagnards raffolent, ainsi que quelques autres produits et objets divers.

SIX HEURES DE MARCHE au compteur aujourd'hui, sans aucune pause accordée. Pour la deuxième fois de ce séjour, ayant été prévenu en amont de la difficulté de l'étape qui m'attendait, notamment au sujet de l'orientation, mais aussi en raison de l'état déplorable du sentier, qui s'est en effet montré parfois à peine visible, voire inexistant par endroits, j'ai recruté deux guides parmi les villageois - deux, car il est assez fréquent qu'une personne seule n'ose pas m'accompagner sur de longs parcours. Il fut d'autre part convenu qu'ils porteraient mon sac, à tour de rôle. Pour cela nous avons négocié une rémunération de trente-mille kips par personne, soit l'équivalent d'environ trois euros. Ils m'avaient par ailleurs prévenu qu'en ce qui les concernait, ils effectueraient leur trajet du retour le lendemain seulement. À nouveau ce jour et comme trop souvent, l'ascension vers les hauteurs, sur des escarpements pourtant accentués, s'est accomplie en ligne droite, directement face à la pente, presque sans le moindre lacet ou détour qui aurait judicieusement permis d'atténuer un peu la déclivité du parcours. Ce fut d'abord un étroit sentier, puis qui régulièrement disparaissait presque, se retrouvant enfoui sous la végétation, tel un vulgaire passage de bête. Par chance cependant, aux dires des villageois, la mousson s'avèrerait relativement modérée cette année, du moins jusqu'à ce jour. Les pluies les plus abondantes s'abattent par ailleurs le plus souvent durant la nuit. Le jour, c'est surtout du crachin épais auquel l'on a actuellement à faire. Dans les pentes, les sentiers dénudés se présentèrent alors tout de même extrêmement glissants, et lorsque nous redescendions au fond de combes, ce fut inévitablement à des environnements dominés par la boue auxquels il fallut à chaque fois faire face. Là nous tâchions de viser les passages semblant les moins submersibles, mais nos pieds y disparaissaient néanmoins fréquemment. Sur les hauteurs au contraire, il fallut régulièrement traverser des étendues de ces gigantesques herbes que l'on nomme parfois "herbes à éléphants" ou encore "herbes à paillotes", des végétaux qui dépassent couramment allègrement les deux mètres de hauteur, qui sont pourvus de bordures légèrement tranchantes et au milieu desquels il faut, à l'aide d'incessants mouvements de bras, se frayer un passage. Cette dense végétation parasite, et qui annihile toute repousse de la forêt est le résultat, sur certains sols qui lui sont favorables, des jachères d'anciens rays, ces cultures de friches sur abattis-brûlis pratiquées par les montagnards et que j'ai déjà décrites en détails autrefois. Il ne faut assurément pas être atteint d'un quelconque syndrome de claustrophobie pour évoluer sereinement dans ces environnements denses et oppressants, où l'on peut aisément se faire peur à craindre l'hypothétique animal sauvage et peut-être dangereux que l'on va débusquer au prochain pas...

TROIS HEURES DE CHEMINEMENT le long de la crête, étroite ligne sinueuse, unique passage enchâssé entre deux tombants, de part et d'autre de la discrète sente. Les éminences se succèdent et là-haut, relativement rares dans la région, quelques promontoires rocheux sont même à franchir ou à contourner. Je dois bien admettre que, parti seul, j'y aurais cette fois fait face, et à plusieurs reprises encore, à quelques sérieuses difficultés, d'autant plus en raison du fait que j'aurais donc dû porter moi-même mon sac et mon parapluie géant, gênes certaines au cœur de ces reliefs. Pourtant mes deux jeunes compagnons du jour, guides improvisés, se les échangent régulièrement et évoluent sur ces terrains les pieds affublés de simples tongs en plastique, y progressant cependant comme des cabris. Ils doivent même parfois attendre un peu que je les rejoigne, me faisant malgré moi retardataire de temps à autre. Pire, l'un de mes deux accompagnateurs finit par briser la courroie de l'une de ses tongs et achève alors notre expédition les pieds nus, sans que cela semble énormément le gêner.

IL Y A UN MORT CHEZ LES HMONG, parmi lesquels je me trouve de nouveau. Le décès est survenu ce matin même. C'est un vieillard. Ayant, dès mon approche du hameau, aperçu de nombreuses personnes réunies autour de la hutte où se produisait l'évènement, c'est naturellement vers celle-ci que je me suis dirigé en premier lieu. Les nay ban, au nombre de trois dans ce village d'une relative importance, s'y montrent tous présents. Sans aucun doute en raison des circonstances toutes particulières de cette journée, personne ne s'enquière de savoir si j'ai besoin de manger, ce qui est pourtant habituellement une des préoccupations premières de chacun de mes hôtes lorsque je parviens dans un nouveau village. À ma demande, on me libère tout de même une paillasse, afin que je puisse me reposer un peu, ce que je fais sans plus attendre, là, installé à pas plus de trois ou quatre mètres de distance du macchabée.

UNE CENTAINE DE PERSONNES, peut-être plus, sont réunies dans cette grande hutte, habitat posé à même le sol de terre battue - et donc construite sans ayant recours aux pilotis - comme il est invariablement de tradition chez les Hmong. La dépouille du défunt a été installée, en position couchée et à une hauteur d'un mètre cinquante environ, sur un étroit et rudimentaire brancard confectionné à l'aide de simples branches fraîchement coupées. Le corps apparaît minuscule, comme engoncé dans des vêtements qui se trouveraient bien trop ajustés pour lui. Des "pleureuses" se tiennent debout, appuyées contre son brancard, et le bordent, tout en agitant continuellement autour de ce corps inanimé de petits sachets en plastique fixés aux extrémités de baguettes de bambou, comme si elles désiraient de la sorte en chasser des insectes volatiles nuisibles, mais plus probablement pour un interdire l'approche à des esprits tout autant malveillants ou malintentionnés. Il y a aussi des "pleureurs", certains se contentant de geindre, sans émettre aucune larme, pendant que d'autres enfin s'attachent à réciter et "gémir" comme de longues complaintes, litanies ou invocations. Sans cesser un seul instant de psalmodier un de ces poignants monologues, un homme fait même à plusieurs reprises fumer de l'opium au macchabée. La pipe garnie et apprêtée est approchée à fleur de ses lèvres tandis que la lampe à huile et l'ensemble des autres ustensiles habituellement employés par les opiomanes ont été préalablement déposés sur un plateau placé sur sa poitrine.

CE FLOT DE PLEURS ET DE LAMENTATIONS semble pouvoir être produit sans aucun effort apparent et précisément aux moments opportuns et voulus, comme si les protagonistes étaient en mesure de les afficher sur commande, d'agir artificiellement sur leur sensibilité, d'être aptes à offrir des démonstrations de leurs émotions - et donc de sangloter - lorsque c'est nécessaire. Si ce n'est chez peut-être une ou deux de ces personnes, sans doute les plus proches parents du défunt, les larmes sont d'ailleurs totalement absentes de ces étalages émotifs. Jean Malaurie a dans les années 50 observé et décrit un phénomène tout à fait similaire chez les Inuits du nord-ouest du Groenland. Il y a vu là une manifestation supplémentaire du caractère extrêmement superstitieux de ces populations, et a interprété ces actes comme des manières pour elles de détourner, d'exorciser pourrait-on peut-être dire, l'attention des mauvais esprits et autres fantômes maléfiques - qu'elles craignent plus que tout - de l'âme du défunt, avant que celle-ci ne prenne son départ pour son grand voyage.

UN SONNEUR DE TAMBOUR et un souffleur de khène hmong sont également de la partie. Les khènes, instruments de musique de la famille des orgues à bouche, sont composés d'une pièce centrale en bois creux - réservoir dans lequel transite l'air insufflé par le musicien - traversé par de longs tubes de bambou munis de anches libres. Il en existe une large variété de modèles et de formes dans cette région du monde que forme l'Asie du Sud-Est, et même jusqu'au Japon, modèles qui diffèrent selon les pays et surtout les ethnies. Le khène des Hmong émet un son beaucoup plus faible, sourd et lugubre que le khène des Lao, mais il affiche un profil et une esthétique incomparablement plus élégantes, avec ses tubes courbés et son long réservoir modelé en fuseau. De plus, contrairement à celui des Lao, le khène hmong ne se joue pas en position immobile et statique, mais toujours en exécutant toutes sortes de figures, voire de véritables acrobaties. On peut profiter du spectacle de telles performances à l'occasion de certaines festivités, par exemple le Nouvel An hmong ou encore les mariages. Pour les rites funéraires de ce jour, le musicien effectue une sorte de danse giratoire alternée autour d'un mât cérémoniel tout juste installé, en fait une grande branche d'arbre fraîchement coupée, fixée en appui contre une poutre de la charpente et dont un large rameau de feuilles a été préservé en son extrémité. Puis, régulièrement, tournés dans sa direction, des proches du défunt se prosternent, tout en marmonnant des "prières" et tenant en main plusieurs de ces gigantesques bâtons d'encens se consumant que les Hmong savent confectionner et usent en abondance, notamment à l'occasion des offices chamaniques.

LA GRANDE MAJORITÉ DES HOMMES présents en cet instant dans la hutte du défunt se sont déchaussés et installés à même le sol de terre battue, se tenant assis sur de larges bâches de nylon déployées là à leur intention pour suppléer au manque de sièges disponibles. C'est en jouant aux cartes, d'autant plus bruyamment que de petites sommes d'argent sont misées, que la plupart d'entre eux passent le temps. Les bat-flancs de repos sont quant à eux colonisés par une dizaine de vieillards opiomanes, pour l'heure tous occupés à de pleines séances de fumerie. Certains parmi eux, trop affaiblis et aux véritables allures de moribonds, tant en raison de leur grand âge que des effets induits par une consommation excessive de la drogue, ne doivent à coup sûr habituellement même plus pouvoir quitter leurs demeures, sauf lors de très rares occasions comme celle qui les réunit ici aujourd'hui. L'ensemble du cérémonial funéraire se déroule alors au milieu d'un joyeux tapage et d'une cacophonie incessante, d'une agitation permanente et des allées et venues des uns et des autres. À intervalles réguliers, des séries de trois coups de feu rituels se font entendre à l'extérieur, à proximité immédiate de la hutte, tirés en l'air par de jeunes gens munis des traditionnelles pétoires de chasse. Rapidement, un premier animal est égorgé, un porc adulte. Ces festivités vont se prolonger durant plusieurs journées et sans aucun doute y aura-t-il aussi, en plus de quelques autres cochons et de plusieurs volailles, l'abattage rituel d'un buffle, puisque le défunt est à la fois homme et vieillard. L'alcool coulera également à flots et les soûleries iront bon train, c'est certain. Cela a d'ailleurs déjà dûment débuté, générant çà et là nombre de conversations criardes et même quelques amorces d'altercations.

UN INDIVIDU OFFICIEL EN UNIFORME vient me sortir de ma torpeur alors que j'ai à peine commencé à somnoler, allongé là au milieu de l'assemblée, sur la natte que l'on m'a cédée. Il s'agit de contrôler le visiteur étranger, comme il se doit de temps en temps dans certains villages des groupes montagnards, mollement surveillés par quelques petits soldats Lao détachés là. Cela se produit en effet parfois, assez rarement néanmoins, dans certains hameaux qui semblent plus "sensibles" que d'autres : ceux d'une relative importance démographique, ceux se situant aux carrefours de certaines pistes passablement fréquentées, ceux proches des frontières si perméables, et donc susceptibles d'activités et de trafics illicites en tous genres, ceux implantés au centre de zones à forte production d'opium, ou encore dans quelques autres villages d'aspects et de localisation plus quelconques, pourtant également surveillés pour des raisons obscures que je ne suis pas toujours capable de déchiffrer. Ces petits soldats Lao, souvent jeunes et envoyés là à leur grand désarroi, d'autant plus que cela est inévitablement mis en œuvre au sein de groupes ethniques envers lesquels eux n'entretiennent strictement aucune affinité culturelle - pire, qu'ils méprisent le plus souvent - résident alors généralement dans une "caserne", en réalité rien de plus qu'une simple cahute de bois et de bambou d'une allure encore plus fragile, sordide et précaire que celles des plus humbles huttes villageoises. Ces guérites sont toujours, dans la mesure du possible, implantées sur une proéminence du terrain, elle-même située légèrement à l'écart du hameau. Les drapeaux lao et communiste, symboles de l'autorité gouvernementale, sont par ailleurs invariablement hissés, bien visibles de tous, au sommet d'un gigantesque tronc de bambou fiché dans le sol. Si le village affiche une faible importance, ils ne seront pas plus de deux représentants de l'autorité à résider là, tuant le temps à je ne sais quelles mornes activités, étant donné l'extrême rareté d'évènements notables qui peuvent survenir dans ces lieux isolés.

CE TYPE DE CONTRÔLE ET D'INTERROGATOIRE, c'est déjà la deuxième fois que j'y ai droit durant ce séjour, le premier ayant eu lieu une dizaine de jours plus tôt. J'y ai toutefois assez fréquemment goûté par le passé. Si les tout premiers d'entre eux, subis il y a quelques années déjà, me déconcertaient et m'intimidaient éventuellement un peu, autant dire que ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui, qu'ils ne m'impressionnent plus du tout, qu'ils m'ennuient désormais profondément, et que le "rapport de force" s'est alors totalement inversé. Il m'arrive même de me jouer de mes interlocuteurs et de profiter de leur trouble, eux si peu à l'aise d'avoir à faire pour la toute première fois en ces lieux à un étranger d'origine occidentale. Le protocole se montre toujours identique : je suis escorté à la "caserne", et si le soldat n'a pas encore revêtu son uniforme vert officiel, je dois patienter le temps qu'il l'enfile, car il semble inenvisageable que notre entretien puisse se dérouler sans cet accessoire d’apparat. Puis, désormais un peu plus à l'aise car empreint d'une autorité visiblement augmentée une fois cet uniforme endossé, l'interrogatoire, durant lequel je sais par avance que je ne comprendrai pas la moitié des questions posées, peut alors débuter. Affligeant et pathétique, il se conclut parfois par ces seules informations, recopiées laborieusement sur une page de cahier d'écolier : la date du jour, mon prénom (voire uniquement ses deux premières syllabes puisque la dernière lui est le plus souvent impossible à retranscrire en langue lao ; quant à mon nom, on l'oublie toujours), le nom de mon pays d'origine, puis aussi habituellement une ou deux phrases de commentaires mystérieux sortis de je ne sais quel recoin du cerveau de mon interlocuteur. Je dois par contre généralement prendre mon mal en patience durant le long examen, minutieux et détaillé, des trente-deux pages de mon passeport, auscultation qui débouche rarement sur le prélèvement d'une information exploitable étant donné que mon homme, le plus souvent, ne sait pas lire les caractères alphabétiques latins qui y sont utilisés. Les renseignements que je lui dicte alors sont copiés en lao sur le cahier d'écolier ou sur une feuille volante, et je dois parfois faire effort pour me contenir de rire devant ses difficultés à les répéter et encore plus à les retranscrire à l'écrit, puisque certaines syllabes francophones s'avèrent rigoureusement imprononçables pour les Lao. Il est aussi arrivé que, pour me divertir un peu de ces mornes entretiens, à la question « Djiao seu nyang ? » (Quel est ton nom ?) je me sois amusé à mentionner ceux de personnages politiques français célèbres, que pour l'occasion j'aime choisir parmi la longue liste de ceux que je juge les moins recommandables d'entre eux (Pasqua Charles, Devedjian Patrick, etc.), et qui furent cependant chaque fois consciencieusement recopiés sur le cahier en lieu et place du mien...

LA VISITE DU SOLDAT dans la hutte du macchabée m'aura quand même offert l'improbable occasion, pour la première fois après tant de dizaines de nuits passées parmi les villageois montagnards, de me retrouver simultanément sous un même toit en compagnie de plusieurs opiomanes apathiques appliqués à de pleines séances de fumerie et d'un représentant officiel des autorités nationales.

UNE AUTORISATION DE SÉJOUR m'a été délivrée par ce dernier à l'issue de notre entretien. Rédigée sur une demi page arrachée au cahier d'écolier, elle me donne le droit de passer la nuit chez un des nay ban, un des trois chefs du village, qui m'avait lui-même accompagné à la "caserne". Cette autorisation n'est valide que pour une seule nuit, et j'ai l'obligation impérative de quitter la place dès le lendemain matin. J'ai un peu protesté devant les vingt-mille kips qui me furent demandés en contrepartie de ce bout de papier bien dérisoire, car je soupçonne cette pratique administrative de ne plus avoir cours dans le pays depuis au moins plusieurs années déjà. C'est donc uniquement vis-à-vis du nay ban, présent là à mes côtés et qui allait m'accueillir sous son toit pour la nuit, que j'ai pris sur moi et n'ai pas fait trop d'esclandre - mais ne me suis néanmoins pas non plus totalement privé de contester ce qui me semblait là parfaitement illégal. Plus tard dans la soirée, alors que nous étions réunis autour du foyer et que mon hôte relatait ce petit différend à l'un de ses compagnons, tout en s'en amusant et en me confirmant que ces vingt-mille kips là allaient bien servir à "acheter des cigarettes", j'ai ostensiblement jeté l'autorisation de séjour dans le feu. Le compagnon m'a un peu exprimé sa désapprobation, mais à peine. Les Hmong, tout comme d'autres groupes ethniques montagnards minoritaires de la région, n'aiment pas les autorités administratives communistes du pays. Les Hmong n'aiment aucune autorité. Les Hmong n'aiment vivre qu'entre eux.

JE N'AI PLUS REVU LE MACCHABÉE, car je n'ai pas eu d'autres occasions ou prétextes sérieux pour aller le visiter une seconde fois. À peine ai-je rapidement jeté un dernier coup d'œil sous son toit le lendemain matin avant de définitivement quitter le village et de prendre congé de ses habitants. À nouveau, il s'y jouait un concert mortuaire de khène et de tambour, mais exécuté cette fois par d'autres musiciens. À nouveau aussi l'encens brûlait en abondance, les pleurs et lamentations se répandaient en flots continus et le chahut alentour, plus ou moins alcoolisé, battait simultanément son plein, à l'image de ce qu'il s'était déjà produit le jour précédent. La première nouvelle salve de coups de feu fut tirée dès 5 heures du matin. La veille au soir, mon nay ban était, lui, retourné prendre part à la veillée funéraire, mais seulement après nous avoir tous consciencieusement, sa famille et moi, couchés et enfermés. Je l'avais bien sollicité pour pouvoir l'accompagner là-bas, mais il avait refusé, sans que je ne sache trop pour quelle raison. Je m'étais alors abstenu d'insister, le regrettant toutefois vivement.

UN OFFICE CHAMANIQUE avait en revanche été initié chez nos voisins un peu plus tôt dans la soirée, alors que la nuit était cependant déjà tombée. Il ne présentait visiblement aucun lien avec le décès du vieillard survenu le jour même au sein d'une autre famille du village. Il s'agissait à nouveau d'une de ces surprenantes et spectaculaires cérémonies que j'ai déjà pu observer à deux ou trois reprises par le passé et que j'avais alors largement décrites et commentées à ces occasions. J'ai profité de l'obscurité pour aller plus ou moins discrètement scruter la scène durant plusieurs minutes. La hutte concernée étant dûment close, les personnes présentes s'y étant calfeutrées pour bien signifier à autrui qu'il serait malvenu de les déranger à cet instant - même si les multiples sons, si caractéristiques, qui en provenaient ne laissaient planer aucun doute sur ce qui s'y déroulait et auraient de fait découragé quiconque de venir perturber l'office chamanique en cours - c'est très silencieusement que je me suis approché pour épier le tableau, à travers les interstices des parois de planches. Il faut savoir que ce geste "d'espionnage", qui semblera sans doute audacieusement intrusif à certains, est très couramment pratiqué par les Hmong eux-mêmes à l'intérieur de leurs propres villages, notamment par les jeunes gens flirtant. Étonnamment, alors que seulement quelques heures plus tôt ils m'auraient haché menu si je m'étais laissé faire, les quelques chiens se trouvant là ne se sont cette fois absolument pas préoccupés de ma présence. Tout au contraire, ils se tenaient tous étrangement immobiles et craintifs, légèrement à l'écart, pattes tendues et dos ronds, têtes rentrées dans les épaules, poils de l'échine hérissés et queues rabattues sous les corps, comme subjugués, et même tétanisés, par le spectacle, qui était pour eux sonore uniquement. Je ne sais pas expliquer ces attitudes, mais à les voir ainsi si soudainement transis et prostrés, comme envoûtés, il m'apparaît indéniable qu'ils se montrèrent fortement réceptifs, d'une manière ou d'une autre, au service chamanique qui se déroulait à l'intérieur de la hutte, comme s'ils furent sous son emprise. J'en fus véritablement moi-même subjugué, en tout cas impressionné. Au moins ainsi momentanément à l'abri de leurs crocs, c'est avec une relative confiance que j'ai pu cette fois leur tourner le dos pour m'accoler aux planches de la paroi arrière de la hutte, et d'un seul œil à travers un interstice, observer la "joute avec les esprits".

LES COUPS DE GONG frappés en cadence par un de ses assistants posté derrière lui, et deux lourds grelots de bronze que le vieux chaman tient dans chaque main, et qu'il agite lui-même continuellement et avec frénésie, composent déjà un spectacle sonore à part entière, et rend l'ensemble nettement audible depuis l'extérieur. Dans une semi obscurité, à la clarté de seulement deux lampes à graisse, l'une déposée au sol et l'autre sur un des autels rituels qui lui font face, le voici donc notre chaman, revêtu de l'ample tunique noire traditionnelle hmong et d'une cagoule de même étoffe rabattue sur le visage. Ainsi isolé du monde réel, il est parti chevaucher dans ses anciennes steppes des confins du nord de la Chine et de Sibérie. Il est surtout parti là-bas pour tenter d'intercéder avec certains "esprits" visiblement devenus trop agitateurs, trop perturbateurs, en un mot emplis d'influences désormais excessivement néfastes pour le village ou pour la maisonnée, et qu'il doit alors se réconcilier.

FACE À SES TROIS AUTELS RITUELS suspendus à la paroi de planches, caissons de bois surchargés d'offrandes, d'énigmatiques et mystérieux accessoires dévotieux, de multiples vieilles reliques animales, crânes, plumes, pattes et peaux, de bâtons d'encens consumés ou non, de figures et motifs symboliques découpés dans du papier de bambou, ainsi que de tout un tas d'autres objets indéfinissables et poussiéreux, grelots et gongs de bronze, figurines sculptées ou modelées, notre chaman, dorénavant métamorphosé en cavalier imaginaire, se tient debout sur un banc de bois bancal, jambes écartées et légèrement fléchies. Il est bordé de part et d'autre par deux assistants supplémentaires qui se tiennent prêts à le retenir en cas de chute, le risque étant d'autant plus avéré que le chaman est un vieillard et que sa vue est totalement obstruée par la cagoule. Oui, il chevauche alors véritablement, il agite frénétiquement et en cadence les quatre membres et finalement tout son corps, il sautille même pour accompagner les bonds virtuels de sa monture invisible. Et, sans aucune pause, il improvise simultanément des récits mystiques et des injonctions à l'attention des "esprits" malfaisants qu'il semble croiser en chemin, des récitations aux rythmes aussi saccadés et endiablés que le sont tous ses gestes. L'ensemble est vif et énergique, exalté et passionné, ardent et fougueux ! En un mot, c'est véritablement "vécu", intérieurement et physiquement. Puis, revenant sans cesse, comme semblant jalonner des instants clés du récit, il éructe des sortes d'onomatopées, principalement des séries de « brrrrr ! brrrrr ! brrrrr !... » lancés régulièrement et avec un entrain surprenant pour un si vieil homme, et sans nul doute censées encourager sa monture dans son épuisant galop infernal et sans fin. Fuit-il les "esprits" ? Leur court-il après ?

UN PORCELET ÉGORGÉ est déposé sur un van à riz, lui-même disposé au sol, exactement comme ce fut le cas lors des précédents offices chamaniques auxquels je pus assister autrefois. Certains morceaux en seront plus tard offerts aux "esprits". Par contre, alors qu'auparavant le reste de l'assemblée prêtait peu de cas et d'attention au "spectacle" de la transe en cours, et que toutes les activités et le chahut ambiants ne cessaient pas pour autant, ici la totalité de l'assistance, sept ou huit adultes - je n'ai pas aperçu d'enfants, mais il est probable qu'ils fussent déjà couchés juste à côté, dans l'obscurité - se tiennent attentifs, paraissant écouter pieusement les récits que débite notre vieillard, à aussi vive allure que semble galoper et bondir son cheval invisible. Je me suis éloigné avant la fin, mais ai quand même chronométré approximativement la durée de la séance puisque je continuais à l'entendre depuis ma hutte et depuis ma paillasse. Comme lors de deux autres cérémonies auxquelles j'avais pu assister par le passé et dont j'avais également mesuré l'étendue, celle-ci s'est prolongée pendant plus de deux heures, au bas mot, car j'ai probablement manqué le commencement.

CELA FAIT DÉJÀ PLUSIEURS ANNÉES que je les observe chez certains groupes Akha présents au nord du Laos, plus spécifiquement dans cette province de Phongsaly. Ils se montrent à nouveau visibles ici, parmi les Akha Loma que je côtoie cette année pour la première fois. Je veux parler des petits "sacs" que de nombreux enfants portent en permanence en pendentifs autour du cou. Il s'agit de minuscules sachets de tissu, le plus souvent de formes rectangulaires ou carrées, mais parfois aussi triangulaires, de pas plus d'un à un centimètre et demi de côté, cousus et ainsi définitivement fermés, scellés et dissimulant alors aux regards ce qu'ils contiennent, quelques infimes objets très durs que je n'ai jusqu'à aujourd'hui jamais réussi à identifier. Nul doute que ces sortes d'amulettes sont empreintes d'une "fonction" rituelle animiste quelconque, de protection probablement, mais je ne suis jamais parvenu à me faire nommer ou décrire, ou mieux, à me faire montrer ce qu'ils renferment. Les découvrant donc ici une nouvelle fois, et en abondance encore, je m'étais promis d'élucider enfin et coûte que coûte ce mystère. C'est alors à au moins quatre reprises successives et à l'occasion de moments minutieusement choisis, en présence d'hommes aux esprits éveillés et bien sûr de quelques enfants concernés que j'ai, de façon insistante, mais finalement à nouveau vaine, tenté de les interroger à ce sujet. Voici à quoi pouvaient ressembler ces échanges :

  • Moi, m'adressant à un adulte, tout en pointant du doigt un de ces pendentifs visible au cou d'un des gamins qui nous entourent : « Grand-frère, je ne sais pas ce que c'est. Je veux savoir, je veux voir ! »

  • Indifférence de mon interlocuteur.
  • Moi, désignant un caillou : « Est-ce cela ? »
  • Rire morne, ni gêné, ni surpris, ni choqué, à peine intentionnel, de mon interlocuteur.
  • Moi, désignant un morceau de bois : « Est-ce cela ? »
  • Rire...
  • Moi, récidivant de nombreuses fois avec la même question que précédemment et en montrant tour à tour du doigt un fragment de bambou, une de mes dents, mes cheveux, un os de mon coude, etc. : « Est-ce cela ? »
  • Rire morne et de plus en plus exaspérant à chaque tentative...
  • Moi, surtout à l'aide de mimes : « Puis-je découdre le petit sac pour regarder à l'intérieur ? »
  • Lui, toujours accompagné d'un rire morne et de plus en plus contrariant : « Non. »
  • Moi, autant à l'aide de mimes que de paroles : « Alors fais-moi voir ce qu'ils contiennent ! Va en chercher, et montre-moi ! »
  • Rire...

Ainsi, désespérément, il devient évident qu'aucune information ne me sera jamais délivrée au sujet de leur nature profonde. Durant tout ce temps, j'encourage quelques enfants que je sais pouvoir approcher sans crainte à me rejoindre, les prévenant simplement que « Je veux juste regarder [leurs petits sacs de cous] ». Toucher ces petits sacs, gestes qui les premières fois me faisaient redouter de violer un interdit ou un tabou, ne pose au contraire aucun problème, et je peux en effet les triturer à loisir sans que cela ne gêne personne. Ainsi, leur consistance et densité peut sensiblement varier de l'un à l'autre. Si je devais tâcher de deviner leur substance à l'aide de cette seule méthode de palpation, et malgré le fait que des réponses toutes négatives m'ont le plus souvent été renvoyées à ce sujet, je dirais qu'ils pourraient contenir parfois quelques minuscules éclats de bois durs taillés, d'autres fois de petits fragments de roches naturelles ou des cristaux quelconques, des débris d'os ou de dents, des reliques animales, morceaux d'écailles, de griffes, de cuirs secs, de carapaces, etc., mais occasionnellement aussi de petits objets plus inconsistants et un peu moins denses, pour lesquels je ne dispose cette fois de strictement aucune hypothèse à formuler. Je suis en revanche quasiment certain qu'ils ne renferment jamais d'éléments métalliques. Mes tout derniers essais d'élucidation de ce mystère se sont limités à quelques tentatives - avortées bien entendu - d'achats d'un ou deux de ces petits "sacs de cou", que j'aurais alors plus tard pu disséquer tout à loisir :

  • Moi : « Je veux vous en acheter. Combien ça coûte ? »
  • Rires...

POUR CONFECTIONNER LEURS COIFFES et leurs tuniques si impressionnantes - que j'ai toutes deux déjà dépeintes à plusieurs reprises par le passé - les femmes Akha doivent préalablement tisser, à la main, de très longues bandes de coton présentant une largeur d'un demi-mètre environ. Ce sont de lourdes étoffes, épaisses et rêches lorsqu'elles sont encore neuves. J'ai là aussi déjà décrit autrefois le long et fastidieux processus nécessaire à leur élaboration, depuis la culture des plants de cotonniers jusqu'au découpage des toiles et l'assemblage final des vêtements, en passant par les multiples étapes de préparation des fibres naturelles et les interminables phases de tissage. La teinture a lieu après le tissage et avant la découpe des rouleaux de toiles obtenus, à l'origine longs de plusieurs mètres. Cette opération de coloration nécessitant beaucoup d'eau, la saison des pluies s'avère particulièrement propice à l'exécution de ces travaux, même si l'on peut aussi parfois les observer à d'autres moments de l'année. La seule couleur et donc l'unique teinture utilisée est le bleu, plus exactement l'indigo naturel. De pleines brassées de feuilles de l'arbre indigotier (Indigofera tinctoria) sont alors immergées dans des bassines ou des fûts de bois évidés et remplis d'un mélange d'eau et de chaux. Elles y fermentent durant quelques journées. L'eau colorée recueillie est régulièrement filtrée, puis à nouveau chargée de nouvelles brassées de feuilles fraîches jusqu'à obtenir un jus épais, légèrement gras, presque noir, et totalement opaque. En répétant de nombreuses fois ces étapes, les femmes parviennent à produire une véritable pâte de teinture, d'un bleu indigo profond et dense. Aujourd'hui, le fond de la marmite utilisée offrait, après vidange, un indescriptible et fabuleux camaïeu de verts et de bleus métallisés intenses, irisés et étincelants. Les femmes actives à ces tâches en héritent les mains profondément et durablement colorées, une épaisseur les recouvrant comme une seconde peau bleutée, à tel point que cette période est parfois dénommée "la saison des mains bleues".

JE NE PURIFIE PLUS MON EAU, sauf lorsque je me trouve en chemin et que je doive la prélever dans des ruisseaux à l'aspect passablement trouble et douteux. Dans les villages, je bois celle rapportée des sources, plusieurs fois par jour, par les femmes et les enfants, dans d'innombrables pots de bambou ou de plastique terreux dont ils chargent leurs hottes. Car, dans ces endroits reculés, on ne bénéficie plus des rudimentaires fontaines en ciment, pourtant ailleurs de plus en plus fréquemment installées au sein des hameaux les plus aisément accessibles. Ici, le plus souvent, pour rejoindre le point d'eau le plus proche, celui où l'on puise et où l'on se lave, il faut la plupart du temps descendre au fond d'une combe ou d'un ravin, via un sentier escarpé et perpétuellement maintenu dangereusement glissant, même si le temps s'avère sec, en raison des passages incessants des porteurs et des inévitables pertes et ruissellements d'eau qui s'écoulent de leurs hottes. Là, au fond de la combe, se trouve généralement un ruisseau, éventuellement un torrent et dont une partie du flux, surtout s'il présente un débit faible et sans puissance, a parfois été canalisé dans une ou deux goulottes de bambou afin de former un petit jet sous lequel on peut se tenir, au mieux, accroupi. Les séances de toilettes dans ces environnements, souvent sous une averse en cette saison, m'obligent alors à quelques acrobaties, contorsions et numéros d'équilibrisme pour m'assurer de ne pas glisser et choir dans les flaques de boue omniprésentes tout alentour, pour tâcher également de ne pas mouiller mes vêtements secs, de ne pas être aperçu totalement nu, pour réussir aussi à me rhabiller tout en maintenant en permanence d'une main mon grand parapluie protecteur. Enfin désormais propre, il faut encore veiller à ne pas chuter sur le chemin ascendant et glissant du retour. Même si en ces occasions un peu particulières, autant par pudeur que par discrétion, on ne se permet normalement que des coups d'œil rapides et furtifs sur autrui, je sais que mon étonnant corps pâle d'homme occidental est avidement scruté et que certaines ou certains aimeraient en profiter pour pouvoir vérifier enfin quelques fameuses rumeurs qui circulent au sujet de l'anatomie des falangs, des étrangers occidentaux. De mon côté pour revanche, c'est celle des si jolies femmes que je peux avantageusement deviner, en ces instants où elles aspergent d'eau la fine épaisseur de tissu avec laquelle elles tentent de se protéger.

Lionel Buléon, 2012

© 2024 Lionel Buléon. Tous droits réservés.
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer