Trafics d'opium et cætera, un mois dans les montagnes du Nord Laos

2009

Un mois à pied, de village en village, en forêt toujours, en montagne toujours, aux côtés des Hmong, des Hanyi, des Akha, des

Groupes d'esprits étrangers et chinois,
Groupes d'esprits parents,
Prenez tous de l'opium,
Prenez du thé au complet,
Car il va falloir partir dénombrer les esprits vitaux.
Il y a bien des évènements en perspective,
Il y a bien des incidents en perspective,
Mais ne craignez rien !
»

      Service chamanique Hmong (extrait)

Pour parvenir au village de Sinchay Khong depuis Vientiane, la capitale du Laos, il faut commencer par endurer trois longues et éprouvantes journées de bus vers l'extrême nord du pays, jusqu'à atteindre la petite ville de Phongsaly, chef-lieu de la province du même nom. Le lendemain, encore deux heures de véhicule tout-terrain sont nécessaires, puis tout le reste du jour se passe en laborieuse navigation, en pirogue durant huit heures, sur la sauvage et bouillonnante rivière Nam Ou, vers son amont et au pied de vertigineuses frondaisons vertes de forêts denses. Une nuit dans un village Taï Lü, la journée suivante dans un village Hmong à une heure de navigation supplémentaire, toujours aussi chaotique, sur le même cours d'eau tumultueux, seul passager avec quatre bateliers pour guider, tracter parfois à la force des bras et à l'aide de cordes, la frêle embarcation dans les époustouflants rapides. Le sixième jour, après une heure trente de navigation sur la rivière Nam Khang, affluent du cours remonté les deux jours précédents, puis seulement deux heures de marche on y parvient enfin, au village de Sinchay Khong, point de départ, demain ou plus tard, de la première d'une trentaine de journées à parcourir seul, lentement et à pied, la fascinante province de Phongsaly, et d'autant de nuits à passer exclusivement chez l'habitant.

Sinchay Khong, village de l'ethnie "chinoisante" Hanyi, isolé dans une des régions les plus sauvages et naturellement préservées du Laos. On ne se souvient pas exactement de la date de passage du dernier falang - du dernier homme Blanc occidental - dans le village, c'était il y a plus de vingt-cinq ans. À peine arrivé chez mes hôtes, un vieillard opiomane étendu sur sa natte et deux femmes brodant entourées d'une douzaine de tout jeunes gamins enjoués, que deux hommes font irruption dans la semi obscurité de la hutte. Exténués, haletants, échines courbées sous le poids de leurs énormes charges sur le dos, de solides harnais de bambou et des feuilles de bananiers garrottant les larges plaies débordantes de viscères des deux lourdes masses sombres : la bête, noire, entière, coupée en deux, sectionnée au niveau de l'abdomen. Elle est jetée sur le sol de terre battue.

TABLE

  • 23 au 25 septembre - Phongsaly : Héroïne, poussière, milices
  • 26 septembre - Ban Natchang Tay : Crues, rapides, cataractes
  • 27 septembre - Ban Kalang Toung : Animisme, cochons, toxicomanes
  • 28 septembre - Ban Kalang Toung : Riz, chanvre, opium
  • 29 septembre - Ban Sinchay Khong : Navigation, chiens, bête
  • 30 septembre - Ban Sinchay Khong : Paranoïa, munitions, opium
  • 1er octobre - Ban Salong Soum : Brousse, forêt, savane
  • 2 octobre - Ban Salong Soum : Conspiration, confiance, éducation
  • 3 octobre - Ban Chongka May : Alcool (1)
  • 4 octobre - Ban Nang Noy : Alcool (2)
  • 5 octobre - Ban Phoum Soung : Caravanes, traces, esprits
  • 6 octobre - Ban Phoum Soung : Bagarres, terre, viande
  • 7 octobre - Ban Phoum Soung : Dross, œuf, tabac
  • 8 octobre - Ban Phoum Soung : Cheveux, tares, armes
  • 9 octobre - Ban Talao Khang : Adultère
  • 10 octobre - Ban Talao Khang : Argent, trésor, pêche
  • 11 octobre - Ban Talao Khang : Chinois, opium, trafic
  • 12 octobre - Ban Talao Khang : Opium, crise, bacì
  • 13 octobre - Ban Muangtcha Khao : Flirt, sangsues, ennui
  • 14 octobre - Ban Yakhou Kan : Argent, géographie, éboueurs
  • 15 octobre - Ban Tchak Khao : Pauvreté, peur, discrimination
  • 16 octobre - Ban Soma Boun : Misère
  • 17 octobre - Ban Yakhou Kan : Égarement, orientation, fatigue
  • 18 octobre - Ban Yakhou May : Transmigration, polygamie, bidonville
  • 19 octobre - Ban Yakhou May : Viande
  • 20 octobre - Boun Neua : Épilogue
  • 21 octobre - Oudomxaï : Transport
  • 22 octobre - Oudomxaï : No transport
  • 23 octobre - Vientiane : Lao




Trafics d'opium et cætera, un mois dans les montagnes du Nord Laos

2009

23 au 25 septembre - Phongsaly

Héroïne, poussière, milices

Pour commencer, il faut endurer trois longues et pénibles journées de trajet en bus vers le nord. La première d'entre elles, dix heures sont nécessaires pour parcourir la route qui mène de Vientiane, la capitale actuelle du Laos, à Luang Prabang, l'ancienne, la royale, le lieu le plus touristique du pays. Tout du long c'est sinueux, et tout du long, ça monte ou ça descend.

Le deuxième jour, toujours en direction du nord, seules six heures sont en théorie requises pour boucler le trajet reliant Luang Prabang à Oudomxaï, dans un minibus coréen relégué, mais c'est dès le début de l'ascension de la première montagne boisée que la panne, rituelle, survient, celle-ci s'avérant toutefois plus sévère que d'autres, nous immobilisant de longues heures au milieu de "nulle part". Quelques hasardeuses et douteuses tentatives de réparations bricolées, puis l'attente, inévitable, que nous puissions prendre d'assaut le prochain véhicule de passage.

Soirée à Oudomxaï, la poussiéreuse, à absorber deux bouteilles de lao-lao. Le lao-lao, l'alcool de riz, brûlant et corrosif, c'est le tord-boyau local distillé dans les villages, un liquide deux fois moins cher mais dix fois plus enivrant que la bière nationale, dans les bouteilles vides recyclées de laquelle il est conditionné puis vendu partout. Ce sont deux Laotiens et leur acolyte vietnamien qui m'ont hélé dans la rue, de la gargote mobile de l'un d'eux, un stand à brochettes bricolé et boulonné sur le flanc de son vélo, arrêté là au bord du caniveau puant.

Plus tard, deux policiers en goguette nous ont rejoints, tellement anesthésiés d'alcool et d'autres substances qu'ils ont entrepris là de consommer à nouveau l'une d'entre elles, leur héroïne. Vaines tentatives et improbable maîtrise des gestes méticuleux pourtant nécessaires à l'opération. C'est le yaa-ma, l'héroïne des pauvres, celle dite de "grade 3", de petits cristaux jaunâtres qui n'ont pas exigé les délicates et complexes techniques de raffinage requises pour l'obtention de l'héroïne blanche, la "grade 4", depuis la morphine-base, elle-même issue de l'opium abondamment produit par nombre de groupes ethniques montagnards à travers tout le Nord Laos.

Aimant jauger la qualité, j'ai souhaité observer la substance d'un peu plus près. L'un des policiers venait d'ouvrir et de déposer au bord de la trop légère table en tôle de fer le petit carré de papier contenant sa dose. À peine ai-je étendu le bras pour m'en emparer qu'il a fait de même, dans un réflexe trop brusque et trop rapide, pour m'en empêcher. Geste maladroit, son coude a heurté la table et l'ensemble s'est répandu au sol. Incapables de réagir, les deux comparses se sont alors éloignés, titubants, à peine froissés.

Oudomxaï, la mal-aimée des voyageurs, où aucun de ceux qui passent par ici, obligés d'y faire étape, ne s'arrête jamais plus d'une nuit. « The Heart of Northern Laos », comme essaye pourtant laborieusement de la vendre le pathétique office de tourisme du coin, où personne ne sait jamais répondre à une question banale concernant par exemple la géographie, même proche, du bourg. Oudomxaï, un simple carrefour, là où se croisent les deux axes majeurs du nord du pays, en fait deux misérables routes de campagne. Oudomxaï, fief des Hmong qui hantent les montagnes environnantes, fief des Chinois qui contrôlent les trafics de la plaine. À l'attention de ces derniers, un hôtel moderne et flambant neuf vient d'y émerger de terre et l'architecture délirante de la "Commercial bank" détonne tout autant que lui, là, à côté des baraques domestiques poussiéreuses et du marché aux produits frais, boueux et toujours abrité uniquement par des tôles rouillées et quelques bâches plastiques suspendues à parfois pas plus d'un mètre soixante du sol.

Oudomxaï, quelques milices y rôdent la nuit, des types en tenues civiles ou militaires dépareillées, des groupes de cinq à huit gars dont la moitié sont ostensiblement armés, pour ce qu'ils ne peuvent dissimuler sous leurs blousons, de vieilles kalachnikovs aux crosses patinées. Ils se déplacent à scooters et font leurs descentes là seulement où se trouvent les individus au potentiel de racket, dans les bouges minables et sordides, les salles de jeux clandestines chinoises et d'autres lieux plus ou moins obscurs.

En route. La troisième journée de transport est la plus intéressante. La plus longue aussi, la plus poussiéreuse et chaotique également, sur une piste éventrée de toutes parts. De chaque côté et tout du long, ce ne sont que flancs de montagne recouverts de forêts denses où de rares rays, les parcelles de cultures sur brûlis, sont parfois discernables en hauteur. Ce sont celles des minorités ethniques montagnardes de la région, les Akha, les Djepia, les Oma, les Luma, les Hmong, les Botche, les Eupa, les Pouli Nyay et les Pouli Noy, les Moutchi, les Nuqi et les Nutchi, et d'autres encore dont, de temps en temps, quelques colorées et exubérantes tuniques féminines viennent égayer la piste de terre sèche, et contraster alors vivement avec les buissons poussiéreux des bas-côtés.

Nuit à Phongsaly, bourgade sans charme juchée à 1600 mètres d'altitude. Ça y est, je suis définitivement seul. Je n'ai en effet pas aperçu ici le moindre autre touriste, avec qui j'aurais pourtant aimé dialoguer un peu, une ultime fois avant le mois prochain. Hôtel chinois minable, sans aucun doute mon dernier hôtel avant plusieurs semaines.

26 septembre - Ban Natchang Tay

Crues, rapides, cataractes

Quatrième journée de transport, et pour la débuter en douceur, deux heures de minibus tout-terrain bondé, tant de passagers que de marchandises, pour rejoindre Hatsa, le petit "port" de Phongsaly, misérable bourg installé là, sur les berges abruptes de la sauvage et turbulente rivière Nam Ou, aux eaux lourdes et opaques, en permanence chargées de limons. Chaque année, les impressionnantes crues de fin de mousson obligent à démanteler provisoirement les baraques de bois et de bambou situées en contrebas. Les derniers violents orages surchargent alors en effet le débit déjà important du cours d'eau, et dans ces situations il arrive que son niveau monte subitement de plusieurs mètres supplémentaires, jusqu'à douze m'ont affirmé les villageois, charriant ainsi des arbres entiers arrachés aux berges, en amont.

Les quelques voyageurs laotiens arrivés ici avec moi vont, pour leur part, redescendre le cours d'eau, vers le sud. Rares sont ceux qui se dirigeront vers son amont, vers les villages les plus isolés que leurs habitants, trop pauvres, ne quittent d'ailleurs guère. Jour de chance inouïe néanmoins puisqu'une pirogue va effectuer ce trajet, et je n'aurai donc pas, comme je l'avais bien prévu, dans mon budget notamment, à affréter seul et dispendieusement une embarcation. Il me faut cependant rassurer les bateliers sur mes propres intentions, apaiser leur paranoïa :

  • « Où vas-tu ? »
  • « Que vas-tu faire par là ? »
  • « Pourquoi es-tu seul ? »
  • « Quand vas-tu revenir ? »

Ils engagent en effet leurs responsabilités, et si loin de la capitale et en possession d'informations périmées, ils ne savent pas précisément si l'accès à ces zones reculées est désormais autorisé ou non aux falangs, aux Blancs occidentaux, qui ne s'aventurent jamais vers ces directions, et surtout pas seuls, sans être accompagnés de guides ou de personnages officiels. Il faut alors mentir un peu :

  • « Ne vous inquiétez pas, je ne fais que me promener le long de la rivière et dès demain, au plus tard dans deux jours, je serai de retour ici ».

Nous sommes quatre passagers à avoir collectivement négocié ce transport et au total cinq bateliers sont requis pour conduire la pirogue, durant les huit heures de navigation qui s'annoncent nécessaires à cette première étape. Nous embarquons, accompagnés de quelques sacs de marchandises que nous répartissons uniformément dans l'embarcation, puis nous nous mettons en route et commençons ainsi à remonter le cours d'eau. Alternant avec des secteurs plus calmes, cinq zones de rapides parmi les plus dangereux de tous nous obligent, nous les quatre passagers, à chacune de ces occasions, à être débarqués sur les vastes bancs de sable ou sur des îlots rocheux, afin d'alléger l'embarcation. Ainsi, chaque fois que nos bateliers s'apprêtent à affronter les éléments, ces impressionnantes cataractes qui leur font face, repérant les meilleurs couloirs à emprunter, s'assurant de la bonne tenue du moteur qui ne devra surtout pas faiblir au milieu de l'effort au risque d'être tous emportés et de périr là, répétant préalablement les gestes qu'ils devront plus tard effectuer sans pouvoir se parler sous l'assourdissant tonnerre aquatique, nous autres passagers devons, laborieusement, transporter à pied les lourds sacs et seaux de marchandises d'une extrémité à l'autre de ces zones terrifiantes.

Bondir de rocher en rocher, certains hauts de plus de deux mètres, tâcher de ne pas glisser avec le poids de nos charges sur le dos, parcourir plusieurs allers et retours, de quelques centaines de mètres chaque fois. C'est harassant et c'est ici qu'il faut venir si l'on souhaite se faire une entorse ! Devoir parfois redescendre dans le cours d'eau, pour contourner les masses rocheuses les plus difficilement franchissables, et se frayer alors un chemin, courbé, sous les houppiers des palétuviers aux raides ramifications qui écorchent la peau.

S'arrêter aussi de temps à autre, puis se percher sur un haut rocher pour observer l'impressionnant spectacle de navigation qui se déroule plus loin, au milieu d'intarissables éruptions et projections de gerbes d'eau. Un homme se tient au moteur, pleins gaz. Deux autres, debout, manient frénétiquement les solides perches de bambou pour sonder les fonds et aider à l'avancement de la frêle embarcation, un esquif de pas plus de huit ou dix mètres de longueur et qui prend des allures bien fragiles dans ce prodigieux environnement. Les deux derniers individus, armés de robustes rames de bois, s'activent tout aussi hâtivement. La concentration de chacun est à son comble, les musculatures sont saillantes sous les efforts, les mâchoires sont contractées face à l'anxiété, le danger est objectivement réel et permanent. Parfois également il faut se résigner, car la puissance de la rivière Nam Ou est invincible. Il est alors nécessaire de pousser et tracter la pirogue à l'aide d'une corde, la haler centimètre par centimètre. Comment font-ils, ainsi immergés dans un courant d'une telle force et intensité ? J'ai tenté une seule fois de les aider, dans une zone qui me semblait pourtant moins violente que d'autres. De l'eau à un niveau pas plus haut que l'abdomen, j'ai néanmoins été rapidement emporté, brusquement projeté de tout mon corps contre le flanc de l'embarcation de bois, m'y agrippant de justesse. Le plus jeune batelier est le fils du meneur et propriétaire de la pirogue. Âgé de peut-être treize ou quatorze ans, c'est lui qui se positionne en tête des cordées de traction, et durant la navigation nous nous relayons pour écoper quasi continuellement, à l'aide d'un bidon de plastique sectionné, l'eau qui s'infiltre ou nous submerge sans cesse.

Puissant et bruyant moteur, mais fragile hélice de mauvaise fonte artisanale chinoise, elle se brise parfois contre les rochers, il faut alors accoster pour la remplacer - nous en aurons cassé quatre au total à la fin de la journée. Pour repartir, le lourd démarreur s'actionne à la ficelle, les cinq hommes et plusieurs tentatives sont chaque fois indispensables à la manœuvre. En fin d'après-midi, après tant d'essais renouvelés, cette cordelette de nylon, désormais rongée de toutes parts, est avantageusement échangée pour celle de type "alpinisme", qui m'était totalement inutile, mais que je m'obstinais pourtant à transporter jusque-là dans mon sac.

Nuit dans le village de l'ethnie Taï Lü de Natchang Tay, hameau dans lequel j'avais fait étape une première fois il y a deux ans, mais y parvenant à l'époque à pied, au terme d'une marche de sept ou huit journées en provenance du sud-ouest. Souvenirs peu réjouissants déjà relatés en ce temps-là, pour la toute première fois après pourtant des dizaines de semaines au total passées au sein de villages isolés du pays, je m'y étais presque fâché avec mon hôte, le père de ma maisonnée d'accueil. Je ne retourne donc cette fois pas le visiter et c'est la famille de mon batelier qui m'héberge. La nouvelle circule rapidement, « Il y a un falang dans le village ! ». Alors, on vient me voir en nombre, on me reconnaît immédiatement, on assiste ouvertement et sans aucune gêne ni pudeur à ma toilette, me tenant presque nu sous le jet d'une fontaine de ciment située au beau milieu du village. Très bucolique hameau, implanté à quelques pas seulement de la belle rivière Nam Ou, et qui réunit de solides habitations de bois et de bambou. À l'image de la plupart des villages de cette ethnie, elles sont toutes élevées sur pilotis et disposées de manière très rapprochée les unes des autres, accentuant encore ce caractère idyllique. Un sol plat et sablonneux, clairsemé de cocotiers, de papayers, de manguiers, de bananiers, de kapokiers et d'autres, où déambulent à loisir volailles et cochons. Journée épuisante, quelques verres de lao-lao me suffisent pour très rapidement m'endormir. Nuit profonde, mes rêves tanguent et chavirent.

27 septembre - Ban Kalang Toung

Animisme, cochons, toxicomanes

Je ne souhaite pas résider chez les Taï Lü plus longtemps, car je ne me suis jamais senti très à l'aise dans ces hameaux. Très bien administrées, leurs populations se font alors aussi aisément soupçonneuses, et même parfois méfiantes, envers le visiteur. Il s'agit donc pour moi de poursuivre dès maintenant jusqu'au village Hmong de Kalang Toung, à une heure de navigation supplémentaire, toujours vers l'amont, vers des zones encore plus sauvages, plus reculées, plus isolées, plus densément boisées et de moins en moins habitées. Il sera nécessaire, à mi-chemin, d'abandonner le cours de la rivière Nam Ou, puis de bifurquer vers un de ses affluents, la Nam Koh. Mes bateliers, pourtant de plus en plus circonspects vis-à-vis de mes intentions, sont néanmoins d'accord pour m'y conduire. Je serai désormais le seul passager :

  • « Quand souhaites-tu que je revienne te chercher ? Demain ? »
  • « Non, non, j'aimerais essayer d'en revenir à pied... »
  • « Hum... »

Nous palabrons, ils tentent de sonder mes réelles intentions, mais nous sommes désormais chez eux, sur leurs terres, et il n'y a donc plus ici aucun regard extérieur susceptible de contrôler et de juger leurs actes et agissements. C'est ma chance.

Afin de nous préparer à sillonner des cours d'eau aux débits désormais plus réduits, je constate ce matin que le moteur a été transféré sur une pirogue plus adaptée, mieux proportionnée, plus petite, beaucoup plus sommaire aussi, car elle devra cette fois se faire encore plus maniable. Dans celle-ci six ou huit passagers et bateliers pourraient prendre place, sur un rang unique, et il n'y a plus la petite toiture telle qu'en était munie l'embarcation d'hier et dans laquelle jusqu'à une douzaine de personnes au total, pas trop chargées de bagages toutefois, pouvaient s'installer. La navigation se fait cependant toujours aussi turbulente et téméraire, avec cette fois quatre bateliers pour me conduire et manœuvrer l'embarcation dans les passages difficiles. De même qu'il y a deux ans, lors d'une première épopée nautique particulièrement spectaculaire réalisée dans le secteur - et que j'avais alors narrée en détail - je m'inquiète et regrette sérieusement de ne pas disposer de gilet de sauvetage et de ne pas m'être mieux préparé au périple qui s'annonce, par exemple de ne pas m'être attaché au corps et de façon parfaitement étanche mon précieux passeport et mes devises, qui sont tous restés dans mon sac, sur lequel je m'adosse, car en cas de chavirement, il est certain que tout sera irrémédiablement perdu.

De la même manière qu'hier, je suis parfois débarqué sur les rives, peu avant le franchissement des passages les plus critiques et les plus dangereux. On me récupère chaque fois plusieurs centaines de mètres plus loin, après que j'aie "survolé" les gros rochers, que j'aie dégringolé des berges plus ou moins boueuses ou que je me sois débattu dans des buissons raides, épais et immergés. À d'autres occasions, c'est le trop faible tirant d'eau qui nous oblige à couper les gaz, car l'hélice y heurterait immanquablement les fonds, la brisant une fois de plus. Tous les cinq, nous devons alors descendre de l'embarcation, là, au beau milieu du cours d'eau, puis la remorquer en nous agrippant à ses flancs. Moi, la plupart du temps, je n'y parviens pas, il m'est impossible d'y conserver mon équilibre, le courant se montrant trop puissant et les fonds rocheux particulièrement glissants compliquant substantiellement la tâche. À nouveau, je manque d'être emporté et suis plaqué contre la coque de bois. Alors, plus tard, dans plusieurs autres passages similaires et sur conseils des bateliers, je reste le seul à ne plus quitter l'embarcation et me retrouve dans la culpabilisante position de l'homme riche porté par des hommes pauvres.

Après ce type d'efforts tant de fois répétés, et puis surtout maints autres du quotidien, notamment ceux qu'impliquent les harassantes cultures de friche sur abattis-brûlis pratiquées sur les pentes par les montagnards, ces quatre hommes Taï Lü ont développé d’impressionnantes musculatures, du cou aux chevilles, et même aux pieds, des muscles saillants abondamment sous les tensions.

Nuit dans le village Hmong de Kalang Toung, déjà visité il y a deux ans, dans une de ses étonnantes gigantesques huttes décrites à cette occasion, lors de cette première venue dans ce hameau, particulièrement isolé. À l'époque, pas moins de cinquante-deux personnes vivaient sous le toit de l'abri dans lequel je m'invite à nouveau cette fois-ci. On m'apprend qu'ils sont désormais au total plus de soixante individus à demeurer dans cette très longue hutte de planches, de bambou et de chaume. Celle-ci est par ailleurs directement posée sur un sol de terre battue, comme il est immuablement de tradition chez les Hmong qui, je ne sais exactement pour quelle raison - toutefois fort probablement en relation avec l'histoire de ce peuple, qui provient originellement, après plusieurs siècles d'errance qui l'ont mené jusqu'ici, de territoires nordiques lointains où se protéger de la proximité d'un sol humide n'était pas requis - n'emploient strictement jamais les pilotis.

De minuscules "placards à dormir", telles des cellules dans lesquelles s'entassent le plus souvent un couple et plusieurs enfants, sont alignés et adossés contre l'une des deux longues parois de grossières planches disjointes. Quelques autres paillasses, dont celles des invités peut-être, mais également celles appartenant à deux ou trois vieillards du lieu, sont installées contre le flanc opposé et sont pour leur part à peine isolées des regards par de frêles claies de bambou. L'espace central, long de plus de trente mètres, forme l'unique pièce à vivre. Y sont répartis trois ou quatre foyers de cuisson disposés à même le sol de terre battue, et tout un bric-à-brac d'objets hétéroclites parfois indéfinissables et toujours plus ou moins encrassés - sacs, hottes, tabourets de bois, vanneries de bambou, brassées de végétaux, jerricans vides ou pleins d'essence ou de lao-lao, bâts d'animaux, filets de pêche, nasses et pièges, amoncellements d'épis de maïs, outils agraires, pipes à eau, ustensiles divers, amas de courges, pilons à riz, calebasses, et beaucoup d'autres objets encore - s'entassent çà et là, sont jetés pêle-mêle dans les recoins ou suspendus aux éléments de charpente ou aux piliers qui la soutiennent et qui s'alignent, au nombre de six ou sept, tout du long de ce vaste intérieur. Un espace plus spécifiquement dédié à la cuisine et séparé par quelques planches est disposé à une extrémité de la hutte, l'entrée principale étant située à celle opposée.

Mon lit, ma paillasse, est quasiment la seule à être placée directement dans l'immense pièce à vivre, à ne pas en être isolée, comme le sont presque toutes les autres, au minimum par quelques planches ou du bambou, ou un peu plus efficacement encore lorsqu'elles sont enfermées dans les étroits "placards à dormir". Ne serait-ce la semi obscurité quasi permanente, on peut donc m'y observer d'à peu près partout, et comme presque toujours, elle est trop courte et je dois m'y recroqueviller pour y tenir en place.

À pas plus de deux mètres de ma paillasse sont suspendus les autels aux esprits. Déjà décrits plus précisément autrefois dans d'autres circonstances, il s'agit de trois caissons de bois poussiéreux de peut-être quatre-vingts centimètres de largeur et soixante de hauteur, cloués contre la paroi. Chacun d'eux est décoré de frises de papier de bambou découpé de figures et motifs symboliques et abrite un fatras tout aussi inondé de poussière et souvent difficilement identifiable d'objets rituels : petits paniers de vannerie de bambou chargés de cendres, de riz ou de diverses autres offrandes alimentaires ; résidus de plusieurs dizaines de bâtons d'encens déjà consumés ; bols et coupelles d'aumônes aux "esprits" emplis d'alcool et d'autres ingrédients indéfinissables ; reliques animales, crânes, griffes, écailles, dents et cornes, ainsi que becs et pattes de volailles desséchées ; figurines sculptées en bois ; grelots et gongs de bronze des chamans, précieux accessoires de communication avec les "esprits" et indispensables outils pour effectuer leurs "voyages" vers eux ; plumes accolées aux parois avec du sang coagulé, et encore probablement tout en tas d'autres objets enfouis que je pourrais découvrir et reconnaître si j'avais le droit d'y toucher, ce qui n'est pas le cas. Le plus surprenant consiste toutefois en d'innombrables mâchoires de divers mammifères, chacun de deux de ces autels semblant désormais abandonnés en contenant plus d'une vingtaine chacun, mâchoires d'ours, d'autres de félins, mais la plupart de "chiens de forêt", lycaons et dholes, ainsi que de "cochons de forêt", c'est-à-dire de phacochères.

Nuit pluvieuse. Fuyant alors le bourbier environnant, les cochons domestiques viennent se blottir, s'entasser plutôt, à l'extérieur, juste de l'autre côté des grossières cloisons de planches disjointes, sous les auvents formés là par la toiture de chaume qui en dépasse, et qui poursuivent ainsi leur nuit en cet endroit, se tenant donc parfois à proximité immédiate des dormeurs, à quelques centimètres d'eux seulement. Ils composent là des amas régulièrement geignant, grognant, râlant, des édifices compacts et fragiles, remuants et instables, se défaisant et se reformant sans cesse. C'est à ces occasions qu'ils rapatrient dans les intérieurs tout un tas de parasites récoltés dans la forêt environnante ou dans les soues - puces, poux, tiques et autres joyeusetés - où ils gambadent librement toute la journée. Il faut aussi parfois supporter leurs violentes altercations nocturnes, les combats plutôt, entre cochons, mais également entre chiens, ou entre chiens et cochons.

Deux jeunes Vietnamiens ont fait ce soir leur apparition dans le village. Ils ont franchi la frontière, ici immense, difficilement accessible et totalement incontrôlable, en deux jours de marche à travers la forêt, de manière pleinement illégale cela va de soi. Ils se déplacent jusqu'ici pour pratiquer aisément et sans aucun danger ce qui doit s'avérer beaucoup plus délicat, risqué et onéreux, de l'autre côté de l'invisible frontière, dans leur pays d'origine : la fumerie d'opium. Des faciès immédiatement reconnaissables, ceux des opiomanes endurcis et définitivement addictifs, à la fois secs et cireux, aux teints verdâtres, aux yeux s'enfonçant dans les orbites, aux lèvres violacées, sans même parler de leur physionomie générale, véritablement cachectique. Tout aussi définitive est leur négligence vestimentaire, des loques crasseuses et défaites, déchirées, grossièrement rapiécées en maints endroits.

Tous deux vont résider sous notre toit. Ils ont chacun et dès leur arrivée, étalé sur le sol de terre battue, juste au pied de ma paillasse, leur morceau de toile de nylon, celui qui leur sert également à s'abriter de la pluie lors de leurs déplacements en forêt. Ils ont répandu leur menu attirail en bordure de ces paillasses de fortune puis, cela devenant incontestablement pressant, s'y sont immédiatement installés, couchés dans la position typique des opiomanes, sur le côté, en chien de fusil. Ils sont pourvus de tellement peu d'effets personnels que l'un d'eux a approché une simple bûche de bois, qu'il utilise désormais en oreiller. Ils se sont dès lors tous deux attelés à l'ouvrage et cette première séance a duré très longtemps, jusque tard dans la nuit. Les surplombant de ma paillasse et prenant là mes notes tout en leur détaillant simultanément mes intentions de futures promenades dans la région, je leur ai tenu compagnie un moment, avant de sombrer dans le sommeil, encensé de leurs épaisses vapeurs opiacées.

28 septembre - Ban Kalang Toung

Riz, chanvre, opium

3 heures 30, instant des premiers éveils dans la grande hutte, avant même que les nombreux coqs du village n'aient débuté leur premier concert. Quelques femmes s'activent, se dispersant à maints endroits encore entièrement plongés dans l'obscurité. Des feux de foyer sont ravivés, on vaque à diverses tâches domestiques, aux seules et faibles lueurs de deux ou trois lampes à graisse de porc que l'on déplace avec soi et qui n'offrent chacune qu'une flammèche pas plus haute que celle d'un briquet. C'est avec cette même graisse animale que les opiomanes vietnamiens alimentent leurs lampes à fumer, celles nécessaires à la préparation des noix d'opium puis à la combustion des pipes. Mais alors que les Hmong la produisent eux-mêmes, l'extrayant des porcs ou phacochères abattus, leur graisse à brûler est également animale, mais industrielle, ils en transportent chacun un sachet manufacturé contenant une livre de cette pâte blanche.

4 heures, la nourriture des cochons se prépare, dans les woks géants, de lourdes et massives gamelles en fonte de pas moins d'un mètre cinquante de diamètre. Y sont jetés pêle-mêle de pleines brassées de végétaux sauvages variés rapportés la veille de la forêt, puis des troncs de bananiers hachés, des citrouilles, des résidus divers.

5 heures, après plusieurs vaines tentatives isolées de certains d'entre eux, tous les coqs du village entament cette fois résolument leur premier concert rituel quotidien, se répondant sans cesse, inlassablement et pendant longtemps. À l'intérieur, on décortique désormais le riz, au pilon à balancier. Un long martèlement cadencé et sourd débute alors, un labeur déjà décrit autrefois :

« Le pilon à balancier est composé d'une lourde poutre horizontale d'une longueur de trois mètres environ et ancrée sur un pivot central. À une de ses extrémités est fixé le pilon, un rondin vertical de bois dur qui viendra à chaque mouvement frapper le paddy, le riz non encore décortiqué, placé dans un fût à demi enterré dans le sol. À l'autre extrémité de la poutre, la femme actionne le balancier par pressions du pied et en s'aidant de tout le poids de son corps. Ce faisant, pour conserver son équilibre, elle prend appui contre un mur proche, ou s'accroche à un bout de corde suspendue en hauteur, ou encore s'aide d'un pilier planté là dans le sol. Le bébé porté sur son dos est alors balancé de haut en bas, tout du long de l'action, durant de longs moments et au rythme cadencé des sons sourds du pilon s'écrasant sur le riz. Tous semblent adorer ces instants . »

Puis on vanne le riz désormais décortiqué, pour le nettoyer, pour trier et séparer les grains comestibles du son toxique et des poussières :

« L'opération de vannage s'effectue sur un van, un vaste plateau circulaire réalisé en bambou tressé. Trois à quatre kilos de grains de riz juste pilonnés, c'est-à-dire décortiqués, mais toujours mêlés au son, y sont déposés. La manœuvre est généralement accomplie à l'extérieur, près des poules qui vont guetter les miettes perdues, mais parfois aussi à l'intérieur des habitations, les empoussiérant ainsi encore un peu plus. Le riz est, plusieurs fois et en des gestes précis et élégants, projeté en hauteur et là, les particules plus légères de son et de poussières ont tendance à dévier de la trajectoire et à retomber à l'extérieur du van, sur le sol. S'il n'y a pas le moindre souffle d'air permettant de chasser le son, un petit mouvement latéral est alors combiné aux élancements verticaux afin de provoquer une légère turbulence qui le fera s'échapper du côté opposé. »

7 heures, nous mangeons. Mes "opio-Vietnamiens" ont dès leur réveil entamé la première des nombreuses et longues séances de fumerie qui se succéderont tout au long de la journée, et à nouveau jusque tard ce soir. Chacun transporte, dans son petit sac d'épaule, deux ou trois effets personnels, principalement les accessoires et produits nécessaires à la consommation du stupéfiant, ainsi que quelques bibelots sans valeur de fabrication vietnamienne qu'ils troqueront peut-être ultérieurement contre un peu d'opium, mais qui, je le constaterai plus tard, leur serviront surtout à dédommager leurs hôtes pour la nourriture dont ils auront bénéficié là durant leur séjour. Je suis opportunément parvenu ce matin, alors qu'ils fouillaient tous deux dans leurs bardas, à leur faire dévoiler le plus important, c'est-à-dire leurs réserves de drogue. À eux deux, ils possèdent bien une vingtaine "d'œufs" d'opium, de la taille de ceux de pigeons ou un peu supérieure, cela représentant peut-être pas loin d'un kilo au total. Ce sont des boulettes enveloppées dans des fragments de plastique issus de vieux sachets de bonbons ou de nouilles déshydratées chinoises. En les inspectant de près, il est flagrant de remarquer que ces opiums sont tous de densités et de teintes différentes, témoignant bien là des incessants vagabondages de ces individus et de leurs collectes d'une hutte à l'autre, d'un village à l'autre. Bien qu'ils n'aient rien de trafiquants et que leur préoccupation principale soit sans conteste leur consommation personnelle et quotidienne, il apparaît néanmoins évident qu'ils doivent tout de même aussi en importer et échanger une certaine quantité au Vietnam, ceci afin de pouvoir se procurer ainsi quelques indispensables revenus monétaires. Je ne suis pas parvenu à le leur faire avouer, mais ils n'ont pas non plus nié la chose. Ils refusent en revanche catégoriquement de me laisser photographier le "magot", que je propose pourtant, lors de la prise de vue, de simplement déposer dans mes mains, que j'orienterais ensuite vers le sol, donc sans risque de révéler le moindre visage ou d'autres signes identifiables. Panique, ils enfouissent rapidement le tout au fond de leurs sacs. Je comprends que le sujet est clos, nous n'en parlerons plus.

Ces hommes Hmong vietnamiens se montrent d'une compagnie agréable, s'avérant de plus drôles et curieux. L'un de mes hôtes m'a néanmoins fait remarquer ce matin que mon attitude, qui ne me préoccupe pourtant plus du tout chez les montagnards, de toujours répandre nonchalamment autour de ma paillasse les différents objets nécessaires à mon quotidien - vêtements, gourde, carnets, sacoche de bandoulière et d'autres accessoires telle ma lampe frontale - ne devait pas avoir cours ici. Il lui a suffi de me tendre ma chemise, posée non loin sur un tabouret bas, en prononçant un « Ini khun lay » (Il y a beaucoup de monde ici) pour me le faire comprendre et aussi pour malheureusement vexer, je l'ai bien remarqué, un des Vietnamiens qu'il croyait encore endormi. Il a toutefois raison. Autant je ne risque jamais rien vis-à-vis de mes hôtes villageois qui, toujours et partout, je le sais, nous veillent en permanence, moi et mes biens, autant il faut que je m'efforce de prendre quelques précautions de base face aux rares étrangers, ceux qui ne sont que de passage dans les villages.

Nous nous trouvons dans le cœur de la réserve naturelle de Phou Den Din, dans sa partie septentrionale. Ce ne sont ici qu'immenses étendues inhabitées et à peine pénétrables de moyennes montagnes et de ravins très escarpés, en totalité recouverts de denses forêts primaires encore jamais entamées à ce jour. Ce sont des territoires sauvages abritant de nombreux mammifères, des félins, les chats (notamment celui dit "à tête plate", celui "des marais", le "doré d'Asie", le chat-léopard, le "marbré" ou encore le "pêcheur"), mais aussi des panthères, des léopards et même des tigres, des ours noirs ou à collier, d'innombrables variétés de civettes et de linsangs (des sortes de genettes), de mangoustes et de loutres, autant d'écureuils, des plus petits aux géants en passant par les volants, des dholes et des lycaons (les chiens de forêt), des gibbons, macaques, langurs et semnopithèques (dont l'étonnant et rare douc), des muntjacs (les chevreuils asiatiques) et des serows (une sorte d'antilope forestière), et bien d'autres espèces encore, plus ou moins connues et pour certaines endémiques à la région. Selon certaines sources, il y subsisterait même à ce jour une ou deux petites colonies d'éléphants sauvages. Puis il y a aussi les oiseaux, les insectes, les reptiles...

8 heures, je décide de ne pas déjà m'en aller aujourd'hui comme je l'avais pourtant prévu initialement, de rester pour la journée, puis donc pour une seconde nuit, dans ce village de Ban de Kalang Toung. J'y débute alors mes déambulations habituelles, à visiter quelques maisonnées voisines, à tâcher d'y "apprivoiser" les enfants encore effrayés, ainsi que certaines femmes, drôlement farouches et timides. Une de celles de ma maison entreprend ce matin de fabriquer du papier de bambou, celui dont on se sert abondamment lors des rituels chamaniques et aussi, mais plus accessoirement, car désormais de plus en plus souvent remplacé par du papier manufacturé quelconque, à empaqueter les pains d'opium. Ces travaux débutent par la préparation d'une sorte de "soupe pâteuse" de fibres du végétal préalablement broyé qui est ensuite répandue, en une fine couche et à l'aide d'une louche-calebasse, sur de très larges cadres de bambou tendus de grossière toile de coton. En peu de temps, huit de ces grands rectangles de couleur blanche écrue, de trois à quatre mètres carrés chacun, éblouissent la vue, disposés verticalement face au soleil, contre la palissade de bambou qui ceint le village. Dans quelques heures, la préparation y aura séché et le papier, grossier mais relativement fragile et d'épaisseur inégale, pourra en être décollé, roulé ou plié, puis stocké.

Deux vieilles femmes filent à la main une fibre que je ne reconnais d'abord pas. Il s'agit de chanvre. Je savais que les Hmong connaissent et maîtrisent traditionnellement bien cette technique de tissage et qu'autrefois, jusqu'à il y a deux ou trois décennies seulement, avant d'accéder à la culture du coton, puis d'employer ensuite massivement de mauvais tissus manufacturés d'origine chinoise, le chanvre était quasiment l'unique matériau mis en œuvre dans les confections textiles de cette ethnie, mais c'est la première fois que j'ai l'opportunité de les voir le travailler. À ce propos justement, il y a deux ans, lors de ma première visite dans ce village, j'avais mentionné ma découverte ici d'une plantation de cannabis, déjà hauts de plus de deux mètres lorsque je pus les observer. J'aurais aimé assister à la première opération, à la préparation des tiges, desquelles sont extraites les fibres à tisser, mais les grand-mères semblent vouloir me faire comprendre que cette phase est terminée. Je crois que ces fibres s'obtiennent par écrasements, après de longues séances de martèlements répétés des tiges brutes, à l'aide de mailloches de bois. Le matériau qui en résulte finalement et que les deux vieilles femmes tiennent maintenant en main paraît identique à de la filasse de plombier, des poignées de fibres jaunâtres longues chacune de deux ou trois dizaines de centimètres. Prélevant ces fibres une à une, elles les roulent ensuite entre le pouce et l'index, entremêlant l'une à la suivante, pour ainsi toutes les lier ensemble, et très patiemment, composer les kilomètres de fil qui seront plus tard tissés. Je parviens à me faire montrer un carré d'étoffe déjà achevé, la toile est épaisse, rêche, râpeuse.

Début de matinée, l'attention de la plupart des villageois étant encore accaparée par ma présence qu'un zébu est parvenu à pénétrer dans l'enceinte du hameau, ayant réussi à franchir un portique resté ouvert. Les bovidés - les buffles et les zébus - ont interdiction absolue d'y entrer, car de nombreuses infrastructures, les huttes les plus fragiles, les petits poulaillers ou encore les enclos de jardins, ne résisteraient pas à leur force s'il leur prenait l'envie de s'y frotter. Branle-bas de tous, rires et courses poursuites sur les pentes de terre du village.

Les Hmong restent les meilleurs spécialistes, avec les Yao, de la production du pavot à opium, au point de pouvoir parfois consacrer, dans certains villages retirés comme celui-ci, plus de temps de travail à sa culture qu'à celle du riz, les confortables revenus de la drogue leur permettant ensuite de se procurer ailleurs, dans les villages Taï Lü les plus proches notamment, l'indispensable riz de consommation quotidienne s'il s'avère qu'il vient à manquer. Les ray ya fin, les champs de pavot à opium, sont installés en altitude, disséminés et dissimulés au cœur de la forêt, à des emplacements connus d'eux seuls.

En fin de matinée, quelques familles de ma grande maison quittent le village, une hotte harnachée sur le dos de presque chaque individu, adulte ou enfant, ces derniers affublés de modèles réduits dimensionnés à leur taille. Ils s'en vont vers quelques proches rizières, peut-être aussi faire un peu de cueillette en forêt. Tous réapparaissent un peu plus tard, les hottes lourdement chargées de sacs de riz, de citrouilles et de quelques volumineuses pousses de bambou. Le dernier convoi est légèrement plus "sucré" puisqu'il comprend quatre ou cinq longues portions de cannes à sucre, ainsi que plusieurs dizaines de ces fruits semblant comme des hybrides de la poire et du fruit de la passion, mais dont je ne connais pas le nom. Tels beaucoup d'autres fruits et de baies sauvages qui poussent ici, les villageois aiment les consommer à peine mûrs, encore verts, durs et acides, sans doute pour profiter de leurs vertus purgatives et remédier ainsi aux effets et conséquences des énormes quantités de riz absorbées quotidiennement. Tout cela est rapidement englouti par tous, par les enfants surtout, et je dois quémander ma part de canne à sucre pendant qu'il en reste !

Parfaitement assortis aux deux premiers déjà en place, deux opiomanes vietnamiens supplémentaires sont arrivés en début d'après-midi. Ils rejoignent immédiatement, au pied de mon lit, leurs compatriotes installés là depuis hier soir. Alors que, m'étant à nouveau réfugié dans la hutte, y fuyant pour l'heure la chaleur écrasante de la mi journée et jouant quelques instants avec les enfants, je constate que des vapeurs opiacées filtrent aussi à travers les cloisons de bambou de certains "placards à dormir".

J'essaye de questionner des hommes au sujet de la géographie de la région. Dès le début, depuis plusieurs semaines, de France même, lorsque je "fantasmais" déjà sur cette zone, il me semblait malheureusement inévitable, et je l'avais donc prévu, de devoir ensuite, d'ici, rebrousser chemin vers le sud, retourner au moins jusqu'aux villages Taï Lü se situant en aval de la rivière Nam Ou et d'où seulement je repartirais plus tard à pied. Cependant, grâce aux nouveaux renseignements que j'obtiens désormais, je commence à percevoir une "issue" alternative et cela remet alors en question mon vague projet d'itinéraire initial. Il semblerait en effet possible de poursuivre encore vers le nord, toujours à travers la réserve de Phou Den Din dans sa partie septentrionale, et donc d'éviter de devoir faire demi-tour. Tout ceci reste néanmoins pour l'heure relativement confus, ne déchiffrant pas toutes les explications que me délivrent mes interlocuteurs sans compter que, sans nul doute, ils ne me disent jamais tout car n'envisagent pas certaines possibilités, qu'ils estiment sans conteste improbables pour moi. Comme toujours, il faut aussi aller interroger d'autres personnes, séparément surtout, afin de pouvoir recouper et vérifier les informations déjà collectées. C'est en tout cas une excellente nouvelle, car il y a encore peu de temps, j'étais persuadé de devoir d'abord obligatoirement, d'ici, revenir sur mes pas avant de pouvoir à nouveau poursuivre vers le nord par une tout autre voie.

Le village de Kalang Toung est situé sur les berges de la rivière Nam Koh, là où un petit affluent, la Nam Khiou, débouche et forme de larges et profonds bassins d'eau claire dans lesquels il est aisément possible de se baigner, et même de nager confortablement durant quelques brasses. J'en mime aux gamins la meilleure technique et eux, en retour, me montrent les hauts rochers desquels nous pouvons plonger sans risque. Puis nous nous tenons sur ces rochers, ou plus bas sur les bancs de sable, à dorer là au soleil en observant les nombreux poissons et lézards, ainsi que les nuées de papillons qui, comme souvent dans la région, hantent les berges des cours d'eau. Alentour, dans toutes les directions, ce sont des frondaisons verticales, vertes et denses, de végétations. Au-delà, la rivière Nam Koh ne me paraît plus navigable qu'à la rame, car bien que pourtant encore large, des bancs de rochers semblent encombrer désormais entièrement son cours et y engendrer de violents rapides, dans des passages trop étroits.

Deux opiomanes Hmong de ma hutte, que je n'avais pas encore eu l'occasion de rencontrer, se sont joints ce soir à nos quatre hôtes vietnamiens. Il faut noter que c'est alors une opportunité pour eux, durant ces interminables séances de fumerie collective, de profiter de nouvelles compagnies et de prendre ainsi connaissance d'informations en provenance de l'extérieur, d'au delà de la forêt. Tous utilisent des "pipes du pauvre", de simples tubes de bambou munis d'un orifice faisant office de foyer et sur lequel sont successivement disposées les boulettes d'opium, généralement des doses de la taille de petites noisettes. Ce sont donc désormais au total pas moins de six filets de vapeurs blanches qui cernent presque en permanence ma paillasse, émanant du sol de terre sur lequel tous les fumeurs sont directement couchés, toujours isolés uniquement de leurs rectangles de nylon.

Une femme, que je crois extérieure à la maisonnée, s'est jointe un moment à la séance, principal prétexte pour elle de tenter de mendier auprès de chacun quelques grammes de dross, ces agglomérats compacts et durs, noirs et luisants, que sont les résidus carbonisés d'opium cuit qui se figent et s'accumulent sur les parois internes de la pipe, et qu'il suffit de récupérer par curetage, grattage et raclage, avant de pouvoir être fumés ensuite une seconde fois. J'avais autrefois décrit le processus de fumerie d'opium tel qu'il est pratiqué dans ces contrées du Nord Laos. Je recopie ici l'extrait du texte rédigé à l'époque :

« L'opium se fume obligatoirement en position couchée, sur le côté, en chien de fusil, la tête légèrement surélevée à l'aide d'un petit oreiller ou d'un autre objet quelconque - j'ai vu nombre d'opiomanes, nullement préoccupés de questions de confort, se contenter à cet effet d'une simple bûche de bois. Cette posture, singulière, est pourtant incontournable durant la fumerie proprement dite car il est indispensable que la boulette d'opium, placée sur le foyer de la pipe, reste en permanence en contact avec la petite flamme de la lampe à huile, et ceci tout du long de sa combustion. Or, ce geste, cette action, serait très inconfortable à réaliser en position debout, ou même assise, sans compter que cette drogue étant dite celle du rêve, c'est logiquement cette position couchée qui lui est la mieux adaptée. Durant l'opération, l'opium ne brûle pas, ne se consume pas non plus, mais cuit littéralement, puis s'évapore en fumée, qui est alors avidement aspirée.

L'opium brut, issu de la récolte, n'est pas directement fumable en l'état. Il faut d'abord lui administrer une série de traitements - bouillage, purification et filtrage - afin d'obtenir le chandoo, un produit qui conserve la même teinte brunâtre mais qui offre une consistance sensiblement plus crémeuse, un peu "caramélisée" pourrait-on dire, que l'opium brut, pour sa part plus ferme, dense et résineux. Le chandoo est parfois stocké par les fumeurs dans de petites boîtes ouvragées en laiton, mais est le plus souvent simplement protégé et transporté dans des morceaux de feuilles de papier, d'emballages plastique ou de végétaux naturels. Afin de pouvoir être convenablement transférée sur le foyer de la pipe, la boulette de chandoo doit préalablement être apprêtée et placée sur une longue aiguille d'acier. Il suffit alors de plonger l'extrémité effilée de cette aiguille dans le produit pour qu'il y reste adhérent. Pour qu'il y subisse une dessiccation, il faut ensuite soumettre cette boulette de chandoo à la chaleur de la lampe. L'aiguille roulée entre le pouce et l'index d'une main, il est alors plusieurs fois passé au-dessus de la petite flamme, puis savamment malaxé et modelé entre les deux mêmes doigts de l'autre main, afin de régulièrement en évaluer sa consistance. Suivant la taille souhaitée de la boulette, l'aiguille pourra être replongée à plusieurs reprises dans la boîte à chandoo, ou dans le dross dont nous parlerons plus bas. À peine au contact de la flamme, l'opium se boursoufle en petites bulles sphériques, puis se dessèche avant d'acquérir enfin un état plus pâteux. On le roule alors, rapidement et toujours avec l'aiguille, sur une surface lisse et dure, par exemple le couvercle de la boîte à chandoo, ou encore les bords du foyer de la pipe si celle-ci est un modèle chinois traditionnel, afin de lui donner une forme légèrement conique qui facilitera son introduction dans la cheminée de la pipe. Celle-ci, qui était jusque là posée au sol, est saisie d'une main au niveau de son foyer. La drogue, à ce stade toujours positionnée sur l'extrémité de l'aiguille, est passée une dernière fois au-dessus de la flamme de la lampe afin de la ramollir à nouveau puis, d'un coup, avant qu'elle ne durcisse de trop, l'aiguille est insérée dans le petit orifice du foyer de la pipe - la cheminée - puis en est retirée tout aussi rapidement par un bref mouvement de torsion, y laissant alors accolée la boulette d'opium. Celle-ci y reste ainsi également percée, après le retrait de l'aiguille, d'une petite "cheminée" d'aspiration et de tirage. Le fumeur a accompli la totalité de ces gestes de préparation en position couchée, orienté sur le côté. La pipe est prête, elle a été chargée d'une boulette d'opium d'une taille qui pourra varier, selon les fumeurs, entre celle d'un pois chiche et celle d'une grosse noisette.

Cette pipe est alors prise en bouche et orientée de manière à ce que la boulette d'opium, lorsqu'elle sera approchée de la lampe, soit en contact avec uniquement la pointe de sa petite flamme. Pour bien canaliser cette flamme et pour qu'elle ne dévie ou ne vibre pas au moindre courant d'air ou expiration du fumeur, la lampe est surmontée d'une petite capsule de verre percée, comme un dôme, d'où seule la fine pointe de la flamme émerge alors. Tout en aspirant désormais sans faillir les vapeurs d'opium, le fumeur étale et rassemble continuellement, à l'aide de l'aiguille et autour de l'orifice du foyer, au fur et à mesure de son évaporation, le produit qui bouillonne et crépite en un grésillement caractéristique. Une pipe d'opium se fume lentement et d'un seul trait, en une trentaine de secondes environ, ou un peu plus, sans aucune pose et en mettant alors en pratique la technique d'aspiration continue : en même temps que les poumons se remplissent de fumée par la bouche, elle est expulsée au travers des narines avec la même lenteur. Le fumeur "averti" pourra enchaîner ainsi plusieurs dizaines de pipes d'affilée.

Puis il y a le dross, les résidus d'opium cuit qui s'amalgament et se figent sur les parois internes de la pipe. De temps en temps, le fumeur les récupère, le plus souvent dans un minuscule wok en acier, parfois aussi dans une grande cuillère de fer blanc. Pour ce faire, il suffit de cureter, par grattage et raclage, à l'aide d'une petite spatule, l'intérieur de la pipe, du seul tube si elle n'est qu'un simple tuyau de bambou, ou du foyer sphérique de terre ou de métal s'il s'agit d'une pipe à opium traditionnelle chinoise. Ce dross, qui en l'état offre l'aspect de cristaux durs, noirs et luisants, est ensuite broyé au pilon, réduit en fine poudre dans un récipient quelconque qui fera office de mortier, puis soit utilisé tel quel, soit cuit une nouvelle fois dans le wok miniature ou dans la cuillère placée au-dessus de la petite flamme qui émerge à peine de la lampe à fumer. Juste avant cette énième cuisson, le dross pilé est souvent mélangé à de l'aspirine chinoise que l'on trouve, commercialisée en petits sachets dosés, sur tous les marchés et dans toutes les échoppes des plaines. Je ne sais quel effet est recherché avec cette aspirine, qui va donc elle aussi être cuite puis fumée, mais à partir du dross on obtient ainsi un nouvel opium prêt à être préparé et consommé, de la même manière que décrite précédemment pour le chandoo, l'opium apprêté. S'il est décidé que le dross réduit en poudre ne sera pas recuit mais fumé en l'état, il est alors lui aussi prélevé à l'aide de l'aiguille, dont la pointe aura préalablement été plongée une seule fois dans la boîte à chandoo, afin qu'un peu de ce dross, cette poudre noire, puisse y adhérer ensuite convenablement. Il ne restera alors plus, pour faire progressivement grossir la boulette d'opium jusqu'au volume souhaité, à alternativement tremper la pointe de l'aiguille dans le dross, puis la présenter à la flamme de la lampe. Cette boulette sera modelée entre les doigts du fumeur puis, au moment opportun, placée sur le foyer de la pipe, de la même manière que celle décrite plus haut pour le chando.

Précisons que l'opium cultivé au Nord Laos est de la variété dite yunnanaise, du nom de la grande province chinoise méridionale voisine. Cette variété est reconnue comme étant la meilleure produite au monde, également la plus chargée en morphine. Enfin, pour en finir avec ce chapitre, indiquons que si les montagnards producteurs d'opium n'ont pas accès aux complexes et délicates techniques de raffinage requises pour en obtenir de l'héroïne - et pour cause, celles-ci nécessitent des connaissances précises en chimie ainsi qu'un laboratoire équipé et certains produits - j'ai en revanche pu constater à quelques reprises qu'ils sont tout à fait aptes à extraire de l'opium (yaa fin), la morphine (mor fin). S'il m'est arrivé d'assister à une des étapes de cette transformation, en l'occurrence la bouillerie, je ne suis par contre malheureusement jamais parvenu à me faire expliquer l'usage qu'ils en avaient, s'il était "récréatif", médicinal ou commercial. »

29 septembre - Ban Sinchay Khong

Navigation, chiens, bête

J'ai peiné à saisir quelques explications, trop diverses et relativement confuses, parmi celles dont les Hmong m'ont fait part au sujet des possibilités envisageables pour moi pour repartir d'ici sans avoir à revenir sur mes pas. Je les ai finalement à peu près comprises ce matin seulement, à peine une heure avant mon départ. Alors que je m'étais sérieusement persuadé qu'elle ne serait définitivement plus navigable à partir d'ici, notamment en raison de l'encombrement de son lit par des amas de rochers - du moins pour ce que j'ai pu en apercevoir - nous allons continuer de remonter le cours de la rivière Nam Koh en pirogue. Puis nous marcherons un peu avant d'atteindre le village de Sinchay Khong, un hameau de l'ethnie Hanyi, une population que je n'ai encore à ce jour jamais rencontrée.

Départ, les quatre opiomanes vietnamiens s'apprêtent à faire de même, mais pour leur part à pied et dans la direction opposée à la mienne, non sans qu'auparavant quelques misérables quémandeurs supplémentaires du village ne soient venus à leur tour les solliciter de dross.

Un trajet de pas plus d'une heure trente de pirogue est ce jour à mon programme, à nouveau escorté de quatre bateliers, mais qui appartiennent donc cette fois à l'ethnie Hmong. Des Hmong navigateurs, cela est rare, peut-être même unique chez ce peuple aux traditions foncièrement montagnardes et forestières. En conséquence, je ne perçois pas chez eux, et de loin, l'audace et l'assurance gestuelle, et surtout l'expérience et la maîtrise technique, dont pouvaient faire preuve les bateliers Taï Lü m'ayant accompagné les jours précédents. Cette fois, je crains même assez sérieusement, à deux ou trois reprises et alors que nous franchissons des rapides particulièrement violents, que nous ne chavirions. Il suffit d'ailleurs de comparer les corpulences respectives des individus de ces deux équipages, qui se doivent pourtant d'être solides pour pouvoir affronter en sécurité le puissant élément aquatique, pour réaliser que le "niveau" n'est pas équivalent : une anatomie robuste, dense, massive et noueuse du côté des Taï Lü, qui depuis toujours vivent au contact de l'eau et qui la pratiquent au quotidien, et une autre bien plus légère et fluette du côté des Hmong, qui de plus naviguent trop peu souvent et depuis trop peu de temps pour en avoir déjà acquis une réelle solide expérience. J'assiste même, je le perçois nettement, à quelques instants de panique, et régulièrement à des actions trop peu coordonnées, à une flagrante insuffisante connaissance du cours d'eau, notamment de ses secteurs les plus turbulents et dangereux, en bref une nette impréparation. Le jeune gars debout à la proue va même jusqu'à lâcher et perdre sa précieuse perche de bambou, soudainement violemment emportée par les flots après qu'elle ait frappé la coque de bois. Heureusement, un deuxième exemplaire est disponible à bord. Un instant, m'affolant moi-même, je suis sur le point d'exiger qu'ils fassent demi-tour, envisageant la possibilité de retourner chez les Taï Lü et de les solliciter à nouveau, eux et personne d'autre, pour m'acheminer sur ce dernier tronçon. Je perdrais néanmoins dans ce cas peut-être une journée, assurément également un peu d'argent, mais surtout, il est en réalité peu probable qu'ils acceptent, car cette zone se situant désormais hors de leur territoire, il est à peu près certain qu'ils s'y soient très peu aventurés et qu'ils la connaissent alors insuffisamment pour vouloir s'y engager.

À nouveau, il est régulièrement nécessaire de me débarquer sur les vastes berges ou îlots de rochers, puis de haler la pirogue à la force des bras dans les spectaculaires rapides. Décors sublimes et sauvages, nous voici dans l'extrême nord de la réserve naturelle de Phou Den Din. Des monts verts escarpés et impénétrables et rien d'autre, pas un seul ray - les cultures de pente - pas la moindre trace de présence ou d'intervention humaine.

Puis cette fois, c'est définitif, au bout d'une heure trente la rivière Nam Koh n'est plus navigable. Nous débarquons alors, au milieu de "nulle part", dans un endroit semblable à tous les autres, c'est-à-dire où un épais fouillis végétal encombre partout les rives et sur lesquelles aucun sentier ne paraît pourtant déboucher. Bilan de ce parcours, quatre hélices brisées et remplacées. La berge contre laquelle nous accostons n'est qu'un étroit banc de vase à peine sableuse et dans laquelle nous parvenons à nous enfoncer jusqu'aux genoux. D'ici il reste à marcher durant environ deux heures. Nous convenons qu'un des bateliers Hmong me guide pendant que les autres, se reposant ou pêchant, attendront son retour près de l'embarcation. Sans pourtant connaître quoi que ce soit des prochaines étapes de mon parcours, et encore moins de la géographie des lieux environnants, je leur ai néanmoins bien stipulé qu'ils n'auraient ensuite plus à se soucier de moi, qu'ils ne devaient surtout pas s'inquiéter de devoir revenir me chercher là-bas dans quelques jours, car je planifiais de poursuivre plus tard ma route vers le nord, et donc, définitivement désormais, de ne plus remarcher sur mes pas. Cela n'a éveillé en eux aucun émoi, me confortant dans la faisabilité de ce projet.

J'avais jusqu'alors rarement pratiqué un sentier aussi étroit, aussi incertain, aussi peu tracé, abandonné, retournant à la végétation tellement il est trop peu souvent emprunté et foulé, semblant n'être guère plus qu'une coulée de bêtes sauvages. Pour progresser, nous devons, à maintes reprises, nous baisser, écarter des branchages ou les gigantesques herbes dont la hauteur nous dépasse largement, enjamber des troncs d'arbres ou d'énormes tiges de bambou effondrées et plus ou moins pourrissantes. Me retrouvant seul dans ce décor, il est à peu près certain que j'aurais, à un moment ou à un autre, perdu la trace de la sente. Me précédant, mon guide doit régulièrement jouer de la machette et les sangsues nous assaillent sans cesse. Arrêtés quelques secondes à peine, le temps de se débarrasser de celles accolées sur un pied, que d'autres en ont déjà colonisé le deuxième. Les zones sèches sont rares, ce sont pourtant les seuls endroits où nous pouvons nous immobiliser sereinement un instant afin d'effectuer une inspection plus méticuleuse de tout notre corps et de les en ôter totalement. Et puis, quelques cris d'enfants, un aboiement de chien, mais ce n'est qu'à deux ou trois centaines de mètres du village, encore caché par une zone de fourrés, que nous quittons la forêt dense.

À notre arrivée, les quelques personnes présentes au village semblent littéralement ahuries de me voir apparaître là. De plus, juste avant cela, il nous a d'abord fallu, à moi et à mon guide, comme à l'habitude, tenir en respect la meute de chiens qui se sont immédiatement mis à vociférer et exhiber leurs crocs dans notre direction. Ce type d'accueil, j'y suis désormais maintenant largement accoutumé, et avant d'entrer dans les villages je me munis donc quasiment systématiquement d'un bâton à brandir. Mes premiers mots sont d'ailleurs presque toujours pour les chiens, je connais les paroles à prononcer pour tenter de les calmer. « Ooch' ! och' ! och' teu maa ! ». Et si cela n'est pas assez, il faut alors leur lancer quelques pierres, des mottes de terre ou tout ce qui nous tombe sous la main. De reste, le simple geste de se baisser vers le sol pour simuler le ramassage d'un hypothétique projectile suffit généralement pour leur faire comprendre le risque qu'ils encourent et pour les inciter à s'éloigner quelque peu. D'autres fois, c'est plus violent et effrayant, notamment s'ils sont particulièrement nombreux et que je me trouve seul à faire mon entrée dans un nouveau hameau. Il faut alors que je hurle plus fort qu'eux, et je dois m'astreindre à marcher à reculons sans jamais les quitter des yeux, jusqu'à ce qu'un villageois, enfin, les rappelle à l'ordre et les maîtrise.

Puis un petit attroupement s'est formé autour de nous, quelques jeunes hommes et vieillards, mais aussi déjà certains enfants parmi les plus téméraires, la plupart se tenant toutefois encore à distance respectueuse. J'ai même, malgré moi, car d'un simple regard, effarouché deux ou trois femmes qui sont alors immédiatement allées s'abriter dans leurs huttes. Mon guide Hmong a rapidement fait demi-tour, mais il a quand même auparavant pris le temps de rencontrer là quelques hommes, à qui il a ainsi pu me présenter, me connaissant dorénavant assez bien puisque je viens tout de même de passer deux nuits parmi les siens. Je suppose qu'il leur a expliqué et raconté d'où je venais, ce que j'avais fait dans son village, probablement aussi qu'il leur a fait part de ses propres interrogations concernant ma présence dans la région.

Implantés ici à une distance pourtant encore relativement éloignée de la Chine, mais tout proche du Vietnam, les villageois Hanyi emploient un dialecte résolument "chinoisant", auquel je ne comprends strictement rien. Les chiffres et les quelques rares mots chinois que je connais et prononce les ravissent néanmoins.

Les huttes Hmong sont construites en grossières planches de bois, alors presque toujours disjointes, équarries à l'aide d'une simple hache. Celles des Akha, pour leur part, sont le plus souvent faites de cloisons de tiges de bambou fendues, aplaties puis tressées, composant des sortes de claies légères et ajourées qu'il ne reste plus qu'à fixer sur des structures porteuses en bois, ou parfois elles-mêmes également en troncs de bambou pour les plus précaires habitats. Toutes laissent entrer le froid nocturne en saison sèche et abritent à peine de la chaleur le reste du temps. Celles des populations chinoisantes, par exemple celles des Hanyi ou des - ces derniers que je retrouverai d'ici quelques jours - sont, avec leurs murs de pisé, un mélange de terre, de paille et de bois, sensiblement mieux adaptées à leur milieu et à leur environnement. D'une épaisseur de soixante à soixante-dix centimètres, ces murs isolent de la chaleur la journée et la restituent le soir, tout du moins lorsqu'ils ne sont pas trop fissurés, crevassés ou même écroulés par endroits.

Sinchay Khong, quinze à vingt huttes déposées sur un îlot de terre sèche rouge, lovées en fond de vallée, entourées de frondaisons verticales de denses forêts. Pour les joies de la rivière, c'est par contre cette fois terminé. On peut encore se baigner dans de vastes bassins d'eau claire dans lesquels scintillent des poissons et en bordure desquels de spectaculaires papillons, autant en teintes qu'en tailles, continuent de hanter les berges, mais son cours n'est définitivement plus navigable, même à la rame. Quoi qu'il en soit, c'est immuable, ça a toujours été ainsi et ils me l'ont à nouveau bien prouvé ce matin, les Hmong, les et les Hanyi, ainsi que la plupart des autres minorités ethniques de la région sont de tradition résolument montagnarde et en aucun cas expérimentés pour se déplacer sur les cours d'eau.

Pour les Hanyi de Sinchay Khong c'est alors définitif, la navigation, et donc les avantageux déplacements par voie d'eau, leur sont inaccessibles. Ils ne possèdent d'ailleurs pas la moindre pirogue, même pas à rame. S'il leur en prenait l'envie et s'ils en avaient le droit, les moyens et les possibilités, de gagner la capitale du pays Vientiane - ce qu'ils n'ont pour l'immense majorité d'entre eux jamais réalisé et ne réaliseront probablement jamais - cela leur nécessiterait au bas mot cinq journées, une de marche au travers de sentiers inextricables, une ou deux de navigation, puis enfin trois par la route. Cet isolement explique aussi pourquoi, même au seul petit marché bimensuel du village de Hatsa, là où quatre jours plus tôt j'ai emprunté le premier transport fluvial, on n'aperçoit jamais le moindre villageois montagnard mais seulement quelques Taï Lü des bords de la rivière Nam Ou : tout simplement parce que, pour ces montagnards, c'est trop loin. Ils n'ont alors ainsi aucune possibilité d'écouler à l'extérieur d'éventuelles productions agricoles, des denrées issues de cueillettes forestières, des animaux d'élevage ou encore du gibier.

Commençant enfin un peu à situer ma position sur mes imprécises, car trop réduites, cartes géographiques, des documents militaires russes des années 60 et à une échelle de 1:250000, les hommes m'annoncent une marche nécessaire de cinq heures pour atteindre le village suivant, un village de l'ethnie que je connais et dans lequel je rapporte quelques tirages photographiques réalisés il y a deux ans.

Sinchay Khong, village de l'ethnie "chinoisante" Hanyi, isolé dans une des régions les plus sauvages et naturellement préservées du Laos. On ne se souvient pas exactement de la date de passage du dernier "falang", du dernier homme Blanc occidental, dans le village. C'était il y a plus de vingt-cinq ans, au tout début des années 80. Il était Australien et non pas touriste comme moi, mais aux dires des villageois, "travailleur", ce qui peut englober un très large panel d'activités.

À peine arrivé chez mes hôtes, un vieil opiomane étendu sur sa natte et deux femmes brodant entourées d'une douzaine de tout jeunes gamins enjoués, que deux hommes font irruption dans la semi obscurité de la hutte. Exténués, haletants, échines courbées sous le poids de leurs deux énormes charges sur le dos, de solides harnais de bambou et des feuilles de bananiers garrottant les larges plaies débordantes de viscères des deux lourdes masses sombres : la bête, noire, entière, coupée en deux, sectionnée au niveau de l'abdomen. Les fusils sont posés dans un coin, les deux moitiés de la bête sont jetées sur le sol de terre battue. Un sanglier, une laie, énorme, massive. Elle est immédiatement débitée, des monceaux de chair sanguinolente s'étalent sur le sol et quelques quartiers sont emportés par des hommes vers d'autres huttes. Ce soir, nous nous régalons des abats.

30 septembre - Ban Sinchay Khong

Paranoïa, munitions, opium

Trois colporteurs, des Hmong, ont fait leur entrée aujourd'hui dans le village. L'opium n'est pas le motif de leur venue. Ils transportent en revanche à eux trois sur le dos au total peut-être quatre dizaines de kilos d'articles et de produits variés, sel, cigarettes, piles, briquets, ustensiles de cuisine en fer blanc ou en plastique, fils, tissus et aiguilles de couture, gâteaux secs et encore quelques autres accessoires utiles au quotidien, qu'ils vendent dans les villages de la région, la sillonnant à pied. Ils ont étalé leurs "trésors" sur un carré de nylon déposé à même le sol devant une hutte, puis attendent là le chaland, qui se fait rare.

Je transporte moi aussi quelques bibelots et menus objets de ce type. Car même si, principalement en dédommagement de la nourriture consommée, je laisse toujours l'équivalent d'environ deux euros, ou un peu plus, par nuit passée au sein de chaque famille, j'aime aussi remercier plus concrètement mes hôtes pour des services qu'ils me rendent parfois, services que j'ai sollicités ou non. J'ai par exemple définitivement résolu le problème de mon ravitaillement en lessive puisque je délègue désormais presque systématiquement cette tâche quotidienne à une jeune fille des maisonnées qui m'accueillent.

Ici, comme dans les quelques autres villages traversés ces derniers jours, la pêche est abondamment pratiquée, principalement en recourant à la technique de l'épervier, le filet lesté lancé, puis aussi au filet posé, cette méthode s'avérant cependant moins facilement envisageable qu'autour des hameaux visités précédemment, car le débit du cours d'eau est à peine suffisant pour cela. Du poisson est servi à tous les repas, alternativement sous la forme de cinq ou six préparations différentes, bouilli, frit, en soupe, broyé, cru, etc.

Paranoïa latente, quatre petits "soldats", miliciens plutôt, de passage dans le village, surpris mais surtout suspicieux de m'y rencontrer, ont exigé de voir mon passeport. Pas avare d'informations et souhaitant surtout apaiser leurs craintes, et également ne pas compromettre la famille qui m'héberge, je leur ai offert le grand jeu, prétexte à un déballage presque complet du contenu de mon sac, y incluant même l'intrigante grosse boîte en plastique logée au fond de celui-ci et dans laquelle je conserve à l'abri mes plus petits et fragiles objets, médicaments, piles et ampoules de rechange, pellicules photographiques et accessoires divers. Kalachnikovs ostensiblement portées en bandoulière, mais qui ne servent véritablement qu'à l'intimidation - et assurément plus concrètement à la chasse aux animaux sauvages - ils sont les petits indics, les petites milices villageoises d'arrière-pays, là où aucune autre autorité administrative centrale ne s'aventurera jamais. Il n'est de secret pour personne que les quelques munitions manufacturées visibles dans les villages reculés sont issues d'un trafic organisé avec les dérisoires et pathétiques petites casernes militaires désœuvrées de la province, les plus proches se situant dans les bourgs de Ou-Tay et de Ou-Neua, à peut-être trois ou quatre jours de marche vers le nord-ouest.

Quant aux villageois, qui ne possèdent pour la plupart d'entre eux rien de plus que des armes à feu de conception artisanale, de longues pétoires à crosse courte et à mise à feu au silex, ils produisent aussi eux-mêmes leurs propres munitions, à l'aide de simples rebuts de plomb, et encore très souvent leur poudre, avec du souffre acheté en plaine, du charbon fabriqué sur place, de la potasse obtenue à partir du salpêtre récolté dans les grottes et des rebuts de fonte pilés, le plus souvent issus de vieux woks cassés et hors d'usage. Plaisir solitaire de l'affût, l'arbalète reste également largement employée, pour chasser principalement les oiseaux et les mammifères rongeurs, mais aussi de petits singes. Enfin, de longues sarbacanes, de fins tubes parfaitement rectilignes et d'une longueur d'environ un mètre cinquante, sont parfois aperçues à l'intérieur des huttes ou dans les mains de jeunes hommes s'amusant à proximité des villages.

Aucune trace d'école ici. Encore, parmi les enfants Hmong du hameau de Kalang Toung visité précédemment, quelques-uns semblaient de temps en temps et pour quelques jours chaque fois, rejoindre les villages Taï Lü situés en aval, afin d'y recevoir là-bas quelques bases et rudiments d'écriture et de calcul. Il semble donc qu'ici la seule école soit celle de la famille, celle du village et de la rivière, celle des montagnes et des forêts.

Cette forêt se montre de manière omniprésente alentour. Quelques rares rays apparaissent toutefois à flanc de montagne, ces minuscules parcelles temporaires non irriguées, défrichées et cultivées aux prix d'efforts laborieux, et même exténuants, en recourant à des moyens dérisoires, l'archaïque technique agraire dite de friches sur abattis-brûlis que j'ai déjà décrite autrefois. Tout le reste du paysage est à peine pénétrable, sauf pour ceux parmi les villageois qui possèdent une arme et qui partent parfois y tracer une voie durant une ou plusieurs journées de chasse itinérante, bivouaquant à l'occasion dans de sommaires et éphémères abris élevés à la hâte à quelques centimètres au-dessus du sol pour se protéger de la vermine. De multiples "reliques" d'animaux sauvages sont d'ailleurs visibles dans le village, bien que la plupart du temps inutilisables pour quelque sérieux usage que ce soit, des peaux de cervidés et de félins, des queues de civettes variées, des plumes, puis également, très nombreuses et alors employées en guise d'ornements aux cous des enfants, des griffes et des dents. Hier, en naviguant, nous avons aperçu, à deux reprises, des varans. Des varans de forêts et d'eau douce, relativement rares, ayant peu de rapport avec ceux, marins, que l'on rencontre en nombre sur certaines côtes des pays voisins.

L'opium abonde dans la région. Et pour cause, alors que le riz ou d'autres productions alimentaires agricoles s'avèreraient bien trop lourds, et donc trop contraignants à convoyer vers le premier marché accessible en vue de leur vente, fort improbable néanmoins, car le plus souvent produits en quantité déjà à peine suffisante pour la seule consommation domestique - sans parler de la difficulté d'accès à ces marchés - le prix élevé de l'opium, sa facilité de transport et sa demande constante permettent en revanche un large trafic. Il compose dans la région, et de loin, la première source de revenus monétaires, et régulièrement même quasiment la seule. Une famille en produira de un à trois kilogrammes environ par an. Une part sera vendue aux trafiquants et le reste, communément la plus grosse quantité, sera consommée sur place, au quotidien, dans cette même famille, par beaucoup d'adultes âgés, à partir de leur quarantaine ou cinquantaine d'années, afin de les soulager et les aider à affronter divers troubles liés à la vieillesse, mais aussi assez fréquemment par de plus jeunes gens addictifs et alors à bien plus fortes doses et fréquences. Il faut également mentionner l'usage médicinal de l'opium, pour tous, de l'enfant au vieillard, pour combattre des douleurs consécutives à des accidents ou à des maladies, par exemple la tuberculose, la dysenterie, les paludismes. Ces très risqués débuts de consommation à but médical sont malheureusement souvent préliminaires à des addictions permanentes et définitives.

Pouvant se conserver durant plusieurs années sans s'altérer, l'opium est par ailleurs aisément capitalisé, afin d'être employé plus tard - par exemple à des moments de l'année où sa valeur aura augmenté - comme "monnaie" d'échanges locaux, en rétribution de services rendus ou de travaux réalisés. Ces échanges peuvent être effectués dans le village ou avec des ethnies voisines parmi celles qui n'en produisent pas. C'est notamment fréquemment avec de l'opium que les chamans "chasseurs de mauvais esprits" et autres sorciers guérisseurs se font rémunérer leurs "prestations". Enfin, comme déjà mentionné précédemment dans un autre texte, on sait que, chez les groupes ethniques producteurs, des femmes s'en préservent en permanence quelques grammes de côté, car absorbé par voie orale, sa consommation abusive s'avère une méthode douce et efficace de suicide.

Je passe la journée à me refaire une santé, à l'aide de forces viandes de phacochère et abondance de riz. Un des hommes s'en est allé ce matin avec les plus beaux quartiers de la bête, hotte chargée sur le dos et emplie d'une trentaine de kilos de viande sanguinolente qu'il partait vendre vers le sud, sans aucun doute dans les villages Taï Lü.

Un inconvénient de visiter ces régions en cette saison est qu'il n'y a plus grand-monde dans les villages en milieu de journée, la plupart des adultes et des enfants en âge de travailler se rendant continuellement aux champs, ou éventuellement en forêt, car c'est actuellement la période de moisson du riz. L'instant de mi-journée peut alors être mon intervalle de solitude, et j'ai parfois la crainte, lors de mes déambulations, de déconcerter les maisonnées dans lesquelles ne se trouve souvent plus, à ce moment, qu'une femme seule entourée de jeunes enfants.

Mes voisins ont accompli un rituel chamanique. J'avais bien un peu soupçonné que cela ne me regardait en rien, mais j'ai quand même tenté une approche. Bien que je me situais encore assez loin de la hutte, le père, qui opérait un moment dehors avec une poignée de grands bâtons d'encens se consumant, a alors immédiatement ordonné à un de ses enfants de fermer la porte pour bien me faire comprendre que la chose ne me concernait pas. C'était sans appel, et je n'ai pu l'observer que de loin. Puis lui aussi, ayant terminé ses quelques prières à l'extérieur, est retourné s'enfermer. Pendant longtemps, durant toute l'après-midi, j'ai bien perçu les lancinantes, monotones et incessantes psalmodies du chaman.

La grand-mère de ma hutte se montre d'un tempérament vif, enjoué et dynamique. Elle semble soliloquer en permanence et déambule avec presque toujours un de ses petits-enfants harnaché sur le dos. Le grand-père en revanche est d'inclination plutôt rustre, comme paraissant couver je ne sais quelle maladie, arborant un rare visage d'aspect sensiblement haineux, ténébreux en tout cas. Sa journée, il la passe en quelques allers et retours vers les abords immédiats du village, prétextes à en rapporter quelques lourds troncs de bambou qu'il débite ensuite en prévision de la confection ultérieure d'ouvrages en vannerie, ou allant récolter deux ou trois végétaux comestibles dans un jardin proche. Lui aussi est, évidemment, comme tous les vieillards, chargé de la garde des petits-enfants à des instants ou d'autres de la journée, tâches de surveillance qu'il exécute généralement sans quitter sa pipe à eau. L'opium ne semble réservé qu'à ses nuits. Ce soir, il a entrepris la fabrication d'une nouvelle vannerie de bambou, un de ces communs et éphémères ustensiles utiles au quotidien, panier, hotte, étui de machette. Nous nous couchons tôt, dès 19 heures 30.

La nuit grouille d'insectes. À l'intérieur, dans ma paillasse même, certains me "mitraillent" les pieds. Ce ne sont pas des moustiques. Des puces ? Des punaises ? Des araignées ? À l'extérieur, loin, dans les arbres, comme également la journée, ce sont des sons stridents et monotones, des sons à peine supportables lorsque l'on se situe à seulement quelques mètres de distance, sous leurs frondaisons. Cependant, de ces insectes de nuit, il y en a aussi beaucoup d'autres aux chants plus mélodieux, plus carillonnant, plus agréables en somme. Par ailleurs, comme cela se produit souvent la nuit, dans la forêt, deux oiseaux semblent communiquer, se répondant sans cesse. Cette nuit, sur ces décors sonores se rajoutent les lancinants et interminables dialogues du grand-père et de la grand-mère, le plus souvent d'ailleurs les monologues opiacés du premier, la deuxième se contentant généralement de manifester sa présence et son écoute en émettant périodiquement quelques sons marmonnés. Lui s'accompagne des grésillements des boulettes d'opium se consumant et elle des gargouillements de sa pipe à eau, rare femme qui en use aussi abondamment que les hommes.

1er octobre - Ban Salong Soum

Brousse, forêt, savane

Hier, en fin de journée, alors que je déambulais encore dans le village, j'ai recroisé les quatre miliciens. Ils ont immédiatement exigé de voir à nouveau mes papiers. J'ai prétexté que le grand-père dormait près de mon sac et que je ne pouvais pas le déranger pour l'instant. Peut-être vexés de mon refus devant quelques villageois présents, et craignant de perdre ainsi la face, ils sont revenus à la charge quinze minutes plus tard, et j'ai alors dû m'exécuter. Ils ont cette fois consciencieusement inspecté le visa et également, sur une autre page, les tampons de sa prorogation, obtenue dès mon arrivée dans la capitale du pays. J'ai aussi dû tout leur réexpliquer, d'où je venais, où j'allais, ce que je faisais et aussi ce que je ne faisais pas. Il faut alors broder, mentir un peu.

Ce matin, j'avais prévu de partir en direction de l'ouest, vers le village de Tchak Khao, d'ethnie , situé semble-t-il à cinq ou six heures de marche, et dans lequel je dois remettre des photos effectuées là il y a deux ans. Ce parcours s'annonce difficile et incertain et aucun villageois n'est disposé à me guider, car il y a du travail pour tout le monde dans les rizières, sans compter que ce trajet, l'aller et le retour, les obligerait peut-être à y sacrifier deux journées au total. Les miliciens, eux, poursuivent dès aujourd'hui leur périple, mais vers le nord, vers un autre village Hanyi, un village que je ne connais pas. N'ayant pas vraiment de choix alternatif, l'opportunité de me joindre à eux est par ailleurs bienvenue, car il est certain que je ne pourrai jamais quitter Sinchay Khong seul, et de plus je ne sais pas si les villageois seront mieux disposés un autre jour pour me guider. Branle-bas de préparatifs, je décide de les accompagner et quinze minutes plus tard nous sommes déjà en route. Nous allons cette fois sortir de la réserve naturelle de Phou Den Din via sa frontière nord.

Brousse épaisse. Par de continuels mouvements de bras, il faut dégager l'étroit sentier envahi de hautes herbes et de buissons denses. Ne plus même pouvoir y apercevoir ses pieds. Marcher vite pour ne pas aiguiser l'appétit des sangsues. Tâcher de ne pas glisser sur la terre et les cailloux humides. Traverser les mares de boues sur une ou deux branches préalablement jetées là, mais qui s'enfoncent immédiatement et dangereusement sous les poids des marcheurs.

Torrent. Le franchir de nombreuses fois. Remonter souvent son cours dans son lit. Bondir de rocher en rocher, et gare à ceux immergés, alors recouverts d'une fine épaisseur de mousse verte terriblement glissante. Y boire directement de l'eau.

Forêt dense. Atteindre les hauteurs. Grimper continuellement pendant trois heures, sur un sentier escarpé encombré de branches mortes, d'arbres entiers effondrés. Arbres immenses, bosquets de bambou géants, panaches de fougères arborescentes. Abords immédiats impénétrables. Sangsues réveillées par le premier marcheur de la file, et désormais alertes, à l'affût du suivant.

Savane. Longer la crête pendant près de deux heures. Hautes herbes, bambous géants, futaies. Redescendre souvent dans de profonds talwegs où cascadent les ruisseaux, et retrouver alors la dense et humide forêt. Tâcher de ne pas glisser sur les pentes de terre boueuse. Inspecter régulièrement ses pieds et en arracher les sangsues.

Mes quatre miliciens transportent une mallette, trois sacs à dos kaki de type militaire et le même nombre de fusils d'assaut, des modèles équipés de longues baïonnettes escamotables. Maintenant que nous sommes "copains" et que, pour ma part, je ne leur ai presque rien caché à ce sujet, j'ai osé, à l'occasion d'une pause, les interroger sur le contenu de leurs sacs. Un « Bo ouh' ! » (Je ne sais pas !) pour unique réponse, presque colérique et prononcée fort, destinée à bien me faire comprendre que cela ne me regardait pas.

Au bout de sept heures de marche, lors d'un arrêt près d'un torrent, j'apprends que nous nous séparons là. Je n'ose adresser la moindre question au sujet de leur destination. De mon côté, je dois poursuivre vers le nord alors qu'eux vont maintenant bifurquer vers l'est. Je les ai ensuite encore aperçus pendant plusieurs minutes, gravissant une colline recouverte de savane, sans aucun chemin véritablement marqué. Ces hommes m'ont communiqué une seule consigne, lapidaire, pour la dernière heure de marche, que je dois donc accomplir en solitaire : me contenter de remonter le cours du torrent.

Plus loin néanmoins, le lit de la rivière devenant résolument impraticable, trop profond, et ses berges étant totalement inaccessibles, car envahies d'épaisses broussailles impénétrables, il m'a fallu à nouveau grimper sur une petite colline. Parvenu là-haut, j'ai par chance enfin retrouvé une présence humaine, la toute première rencontrée après sept heures en forêt, il s'agit de trois hommes se tenant aux côtés de quelques buffles. Deux d'entre eux m'ont alors guidé dans ce qui est désormais devenu, à partir de là, un dédale de sentes. Il est cependant presque certain que celle que nous avons suivie durant les sept heures précédentes, et sur laquelle nous n'avons aperçu absolument personne, est l'unique de la région, la seule voie permettant de sortir de la réserve de Phou Den Din par le nord. Unique sentier, mais lui aussi tellement peu emprunté que retournant systématiquement à la forêt, la végétation l'assaillant en permanence.

Arrivé au village Hanyi de Salong Soum, la famille dans laquelle je m'invite manque malheureusement d'entrain et de bonne humeur. Peu de joie ni même de curiosité de leur part, mon apparition inopinée semblant en outre les déranger. Je prétexte alors mon devoir d'aller saluer et annoncer ma présence au nay ban, le chef du lieu, pour changer de maisonnée.

2 octobre - Ban Salong Soum

Conspiration, confiance, éducation

Famille nombreuse, des vieillards, de plus ou moins jeunes adultes et pléthore d'enfants vivent dans ma nouvelle maison. Je leur ai relaté, parmi maintes autres anecdotes, mon parcours de la journée d'hier, accompagné des miliciens. Plus que ce parcours, ce sont ces derniers qui les intéressent principalement, les miliciens eux-mêmes. Ils m'ont plusieurs fois interrogé à leur sujet, et je leur ai alors décrit, avec force détails, tout ce que j'avais pu observer et apprendre sur eux. C'est peu dire que mes nouveaux hôtes ne semblent pas particulièrement apprécier la venue de ces gens dans leur contrée.

Hier soir, en compagnie d'un jeune homme de la famille qui m'accueille, nous avons vidé un flacon de lao-lao et c'est admirablement éméchés que nous sommes ensuite allés rejoint une vingtaine de ses camarades, réunis et palabrant sous un abri à buffles, au milieu du village. Nous avons reparlé longtemps des miliciens, eux souhaitant visiblement avant tout s'assurer que je ne les avais rencontrés que depuis la veille au soir et qu'en aucun cas ils m'accompagnaient durant les jours précédents, en bref que je n'entretenais avec eux aucun lien ni quel que rapport que ce soit. J'ai donc à nouveau raconté le peu que je savais d'eux, combien ils étaient, ce qu'ils transportaient, etc. Ils ont paru satisfaits de ces informations, et notamment de celle concernant leur hypothétique destination, après que je leur ai décrit l'endroit où nous nous étions séparés.

Comme très souvent dans ces lieux reculés, au-delà du fait que je ne parviendrai jamais à réellement pouvoir expliquer et justifier aux villageois mes motivations et les raisons de mes longues pérégrinations dans la région, ainsi que de mes innombrables visites de villages - comment en effet leur rendre compte du concept de tourisme, tel que je le conçois, a priori désintéressé donc, dans leurs "misérables" et pauvres hameaux ? - ils n'en reviennent littéralement pas que je m'y déplace aussi longtemps, aussi loin, seul surtout. Ils s'acharnent alors chaque fois pour me convaincre des multiples dangers que j'encoure en n'étant pas accompagné : agressions humaines ou animales, égarements dans les montagnes, accidents, vols, etc. Pour réponses, recourant à un peu d'exagération toutefois, et également forces mimes, je leur démontre point par point que je ne risque rien, ou pas grand-chose. Cela nous fait au final tous bien rire, et je crois en outre que, grâce à ces narrations de mes modestes "aventures", je gagne ainsi une belle part de leur estime. On me fait d'ailleurs souvent le signe du pouce levé !

En ces lieux isolés, j'éprouve généralement une entière confiance en l'ensemble des villageois. Pour cette raison, aujourd'hui, devant ma famille d'accueil, comme je l'ai déjà fait devant quelques autres au sein desquelles j'ai été reçu les jours précédents, j'ai déballé et montré la quasi totalité du contenu de mon sac. Au delà du fait que ces étalages offrent chaque fois quelques instants de divertissement bienvenu, j'estime désormais que c'est une chose que je dois faire systématiquement tant je pressens les très nombreuses questions que se posent mes interlocuteurs à mon sujet, sachant par ailleurs pertinemment que mes explications suffisent rarement à les convaincre totalement. Je souhaite ainsi faire preuve d'une part de transparence, restant persuadé qu'avoir connaissance de ce que je transporte, et donc ce que je ne transporte pas, ne peut que renforcer cette confiance mutuelle. Aux jeunes hommes, hier soir sous l'abri à buffles, je leur ai même dévoilé la douzaine de billets monétaires de cinq à vingt euros ou dollars américains que je transporte en permanence dans ma petite sacoche de bandoulière. Je sais pertinemment que je ne risque aucune tentative de vol dans ces villages, car dans ces "microcosmes" où les moments d'intimité sont rares, où tout se voit et tout se sait, le moindre larcin serait très rapidement élucidé par tous, puisque le coupable ne pourrait cacher bien longtemps l'objet du délit. De plus, bien au-delà de ces préoccupations, je reste convaincu que ce type de corruptions des mœurs, le vol et l'agression physique notamment, ont ici, pour l'instant, peu cours.

Mon sac et mes objets demeurent ainsi en permanence à l'intérieur des maisonnées qui m'accueillent. Je n'ai aucune inquiétude à avoir à leur sujet, sachant pertinemment qu'ils deviennent de la sorte sous la responsabilité de mes hôtes et que personne n'y touchera jamais. L'unique chose qu'ils ignorent néanmoins, car je ne souhaite pas les impressionner ou même les choquer en la leur dévoilant, c'est que la plus grosse part de mon argent, quelques centaines d'euros et deux ou trois millions de kips laotiens - ce qui représente ici une véritable fortune - restent totalement cachés, inaccessibles, dans le double fond secret de ce sac.

Ce matin, avec la grand-mère, nous épluchons du soja et des haricots, tout en veillant étroitement sur deux tout jeunes enfants et une couvée d'une quinzaine de canetons, les premiers jouant avec les seconds, contre leur gré assurément. Beaucoup de villageois s'en sont allés aux rizières ou en forêt, deux autres femmes de ma maisonnée étant toutefois également restées ici, vaquant à diverses occupations à l'intérieur et aux abords immédiats de la hutte.

Le hameau de Salong Soum est de dimensions relativement importantes et une école y a même été construite, pour accueillir les enfants du village, et vraisemblablement aussi ceux de deux ou trois autres proches. C'est la toute première école que j'aperçois depuis le village Taï Lü de Natchang Tay visité six jours auparavant, à la fin de la première étape de navigation. Quelques enfants s'y rendent certains jours, et le matin seulement, de 8 à 11 heures. Plutôt soigneusement bâtie, en briques, planches de bois et tôles ondulées, elle se situe à l'intérieur même du village alors qu'ailleurs, quand elle existe, elle en est le plus souvent éloignée d'une à trois centaines de mètres. Elle est disposée au pied d'une butte de terre au sommet de laquelle est implantée une "caserne", en fait une étique cabane de bambou et de chaume où résident, totalement désœuvrés, deux ou trois très jeunes soldats conscrits. Les deux édifices arborent le drapeau laotien, usés et pendouillant chacun paresseusement à l'extrémité de longues perches de bambou fichées dans le sol, sur de petites aires de terre presque entièrement dépouillées de végétation qui font face aux bâtisses. Tous les matins, dans l'une et l'autre de ces deux institutions, une levée des couleurs est effectuée. En plus de celle-ci, un exercice avait aujourd'hui lieu là juste après, à l'aube, pour l'ensemble des soixante ou soixante-dix enfants présents, une sorte de gymnastique martialo-artistico-sportive. Spectacle particulièrement drôle, pour moi et deux vieux paysans qui me tenaient compagnie, que d'assister à de laborieuses inculcations de discipline, dictée par le manuel lu simultanément par un des trois jeunes instituteurs envoyés ici depuis des bourgs de plaine.

Fin de matinée. Il n'y a plus grand monde au village. Mes déambulations et visites s'en retrouvent alors limitées, car il m'est très difficile d'approcher les huttes où ne se tiennent, comme souvent en ces instants, qu'une femme ou un vieillard et de très jeunes enfants. Pour ne pas risquer de les effaroucher, voire de totalement les effrayer, il faut idéalement qu'elles soient réunies là à plusieurs et c'est encore mieux si j'y trouve aussi un homme ou un garçon, car toute crainte est ainsi atténuée.

Retour à la maison. Avec deux enfants qui ne vont pas à l'école - au sein des villages des minorités montagnardes, même si une école y est implantée, guère plus du quart des enfants s'y rendent - nous regardons et commentons le bestiaire que j'ai apporté, un livret que j'ai spécifiquement fabriqué et qui compile de nombreuses photos d'une soixantaine d'espèces animales sauvages caractéristiques de la région, les civettes et mangoustes, les cervidés, les félins, les ours et binturongs, les pangolins et écureuils géants, les singes variés, et encore beaucoup d'autres mammifères, oiseaux ou reptiles. Il plaît toujours énormément aux enfants et aussi beaucoup aux hommes, qui en profitent parfois pour rappeler aux assemblées réunies là quelques-uns de leurs exploits de chasse.

Également, comme souvent, je montre les quelques trois-cent cinquante tirages photographiques que j'ai effectués il y a deux ans dans quelques villages situés plus au nord et dans lesquels je les distribuerai ces prochains jours, ayant prévu de m'y rendre à nouveau. Ces séances-là par contre, je dois les organiser avec un minimum d'ordre et de discipline si je ne veux pas voir mes tris et classements, indispensables pour retrouver facilement les clichés de chaque village, réduits à néant. Il y a alors interdiction pour les plus jeunes enfants de les prendre en main et obligation de consulter les photos issues d'un seul paquet à la fois. Sans ces règles il est certain que l'ensemble serait vite mélangé, que je récupérerais aussi quelques images déchirées, et de bien plus nombreuses totalement froissées et salies par les menottes constamment crasseuses des enfants.

C'est demain que je repartirai, d'abord vers le nord, puis vers l'ouest, afin notamment de m'alléger là-bas de ce poids de plus d'un kilo de papier photographique. Puis j'envisage de revenir ensuite rôder dans les parages d'ici quelques jours, cinq ou six, ou un peu plus. Je le souhaite, car j'aime foncièrement ces gens, j'aime les Hanyi, que je rencontre cette année pour la première fois. Je ne vais pas tenter ici une description de nos rapports francs, joviaux et chaleureux, car je n'y parviendrais pas, mais je dois reconnaître que je me sens particulièrement bien en leur compagnie. Ainsi, de ce retour programmé dans quelques jours, j'en ai déjà fait mention aux villageois afin qu'ils ne s'en étonnent pas lorsqu'ils me verront réapparaître dans les environs.

Les maisons des populations Hanyi sont faites de très épais murs de pisé, une armature de bois et des treillages de tiges de bambou, puis un torchis de remplissage et de recouvrement, mélange de terre et de paille compactées. Parfois aussi des briques sont utilisées, il s'agit de briques artisanales fabriquées aux abords immédiats du village et employées brutes, sans cuisson, uniquement séchées au soleil. Le résultat, ce sont des murs relativement durables, mais qui néanmoins, inévitablement dans la plupart des cas, finissent par largement se fissurer, se lézarder, puis occasionnellement par s'effondrer, car les tentatives de réparations ou de renfort s'avèrent vaines sur de telles structures. Phénomène récent dans de nombreux villages de la région, c'est désormais la tôle ondulée légère qui remplace de plus en plus fréquemment, et alors définitivement, les matériaux issus de la forêt tels le chaume, les feuilles de rotin, les tuiles de bambou ou les bardeaux de bois, pour composer les toitures. Seules les maisonnées les plus pauvres continuent, par la force des choses, à se contenter intégralement de ces matériaux naturels.

Une des deux jeunes mères de ma maison est une vraie princesse, une de ces beautés "chinoisantes" qui en feraient soupirer bien d'autres que moi. Elle n'aurait rien à envier aux plus belles actrices asiatiques. Le dessin de ses yeux est d'une subtilité rare et sa voix douce associée à une élocution énergique et saccadée ajoute à son charme. Contrairement aux hommes, les femmes ne semblent ici parler et comprendre que leur propre dialecte, Hanyi, de consonance très "chinoise", ce qui est régulièrement le cas dans ce type de villages montagnards isolés, de quelles qu'ethnies qu'ils soient. Alors, très souvent, les hommes leur traduisent mes quelques propos prononcés en lao. Et inversement, lorsque leur curiosité l'emporte et qu'elles osent entreprendre de me poser une question, elles l'adressent préalablement en dialecte aux hommes, qui me la retranscrivent.

Après-midi, je n'ai pas réaperçu le grand-père de ma famille depuis la veille au soir. Y compris lors du repas de ce matin, il n'était pas présent. Peu auparavant, alors que j'étais assis à l'extérieur avec quelques gars, sous l'auvent, à regarder et commenter le bestiaire, je crus qu'il fit sa réapparition, sous la forme de fumées d'opium qui se répandaient, filtrant à travers le mur fissuré, mais après vérification, il s'agissait finalement de la grand-mère.

J'ai cédé de l'Ercéfuryl à deux femmes qui se plaignaient de sérieuses douleurs abdominales, une seule dose à chacune pour, au mieux, un effet placebo, car j'en dispose de très peu et il faut que je me contraigne à m'en préserver au moins l'équivalent d'un traitement complet au cas où la nécessité se ferait ressentir. Puis, immanquablement, on m'a ensuite rapporté des douleurs aux yeux, des maux de tête, puis des maux de tout.

3 octobre - Ban Chongka May

Alcool (1)

Hier soir, à Ban Salong Soum, mes voisins m'avaient invité à manger, mais nous avons surtout bu. En repartant, vers 23 heures, j'ai commencé par marcher sur leur chien, ce qui a déclenché une belle pagaille à l'intérieur de la hutte. Ma tête a ensuite heurté, comme souvent, une poutre de la charpente trop basse. Puis, à peine le seuil franchi, glissant sur le sol humide, je me suis répandu à terre. Ça a bien fait rire tout le monde, mais un vieillard du lieu a quand-même réalisé que, dans ces conditions, je risquais de ne pas parvenir à regagner seul ma paillasse, qui plus est dans la plus totale obscurité, malgré l'aide de ma lampe de poche. Titubant tous deux, nous nous sommes donc accompagnés, à la lueur d'un tison enflammé qu'il avait emporté.

Là-bas, j'aimais beaucoup la "chambre" qu'on m'avait attribuée, une sorte d'excroissance de grossières planches de bois rongées par les termites et accolée à la façade de terre de la maison. Il est en effet relativement rare que ma paillasse soit ainsi séparée de la pièce principale, celle à vivre et dans laquelle toutes les activités et réunions se déroulent ; j'hérite au contraire généralement d'une sordide couchette d'invité ou, plus souvent encore, d'une autre rapidement improvisée là où on parvient à dégager un peu de place, me retrouvant ainsi fréquemment à devoir sommeiller à la vue de tous et à proximité immédiate de tas de victuailles - épis de maïs, courges, sacs de riz - répandues au sol ou suspendues au-dessus de ma tête. De plus, la porte de cette sorte de "placard à dormir" donnait directement à l'extérieur, sur la petite cour, où gambadaient la volaille, les chiens et quelques cochons. Je pouvais de la sorte y accéder à tout moment de la journée, sans déranger personne, les femmes notamment, surtout lorsqu'elles se trouvaient seules à l'intérieur. Cependant, dès la première nuit, dans un coin de cette cahute, tout près de ma tête, deux ou trois rongeurs ont fait une noce d'enfer. Un peu de tapage de ma part les chassait provisoirement, mais malheureusement pas pour très longtemps. Le lendemain, j'en avais saisi la cause : c'est cette fois juste de l'autre côté du mur de terre fissuré qu'étaient stockés des sacs de riz et une bonne réserve d'épis de maïs épluchés et négligemment jetés là. Ma "chambre" de planches de bois disjointes semblait ainsi être devenue la meilleure voie d'accès, depuis l'extérieur, vers ces festins nocturnes. Cette seconde nuit néanmoins, le corps et l'esprit cette fois bien imbibés d'alcool, leur vacarme ne m'a plus perturbé.

Les Hanyi composent un groupe ethnique "chinoisant", particulièrement minoritaire dans le pays et implanté uniquement dans l'extrême nord de la province de Phongsaly. Quasiment plus aucun attribut vestimentaire traditionnel n'est visible parmi eux, si ce n'est quelques couvre-chefs de grand-mères, ainsi que des porte-bébés dorsaux brodés. Ils emploient en revanche un dialecte plutôt agréable à entendre, d'une intonation très chinoise évidemment, mais à l'écoute duquel beaucoup de sons semblent comme modifiés, atténués, le "tseu" devenant par exemple "dzeu". Une tonalité par ailleurs plus douce, paraissant légèrement psalmodiée. Sur les lèvres de la jeune mère aux jolis yeux, c'est un vrai chant.

Cinq à sept heures de marche prévues aujourd'hui. Je dépasse rapidement un autre village Hanyi, minuscule celui-là. J'y fais une courte étape, de quelques instants seulement, m'invitant dans une hutte, le temps d'y boire le rituel verre d'eau. Après une heure trente de progression supplémentaire, d'abord sur une voie bien dégagée, puis sur un chemin de plus en plus étroit et incertain, c'est à la confluence de la belle rivière Nam Koh et d'un large et peu profond second cours d'eau que je perds définitivement la trace de la sente. Vaines tentatives qui ne mènent nulle part, via des passages qui ne s'avèrent finalement être que ceux empruntés par les bêtes, puis au travers de fourrés, sur de vagues pistes résolument sans issue.

La confluence des deux rivières forme ici une immense étendue d'eau calme, d'une dimension comparable à celle d'un bassin olympique de natation. Au cœur de panoramas verdoyants de dense forêt, et pour l'heure sans aucune autre présence humaine visible dans les environs, l'ensemble compose, avec quelques beaux rochers pouvant faire office de plongeoirs et de larges plages de galets et de sable assaillies par les habituelles nuées de papillons, un sublime décor naturel à la fois enchanteur et sauvage. Un peu plus loin, sur d'étroites berges un peu plus boueuses, deux fins et réguliers sillons sont dessinés au sol, ce sont les traces d'un passage récent de deux varans. Résigné de ne pas pouvoir poursuivre le chemin au parcours trop incertain, je fais halte ici, profite un moment d'agréables baignades, tant d'eau que de soleil, puis reprends la direction du seul village traversé dans la matinée, toujours en terres Hanyi.

Parvenu là, je suis retourné vers la hutte dans laquelle j'avais, plus tôt dans la journée, fait une courte pause. À ma demande, on m'y a servi quelques nourritures malgré l'heure tardive, mais seulement les restes d'un repas précédent. Tout était froid, le riz, les pousses de bambou et l'infâme brouet de petits poissons, presque uniquement des têtes.

Je ressens peu d'entrain dans ce très modeste village, dans lequel sont réunies moins d'une dizaine de huttes, particulièrement sommaires et de petites tailles. Autre sujet d'inquiétude, personne ne semble disposé à me guider le lendemain puisqu'ici aussi les hommes consacrent, en cette période, presque la totalité de leurs journées à moissonner le riz, puis à le rapporter au village, sur leurs dos, à faire ainsi d'exténuants trajets jusqu'aux rays. Ce sont en effet des tâches urgentes, qu'il faut opérer rapidement tant que la pluie ne vient pas les compromettre.

Pourtant implanté à faible altitude, un seul filet d'eau coule au-dessus du village. Son débit a été canalisé, courant ainsi d'une hutte à l'autre, à l'aide de gouttières en troncs de bambou fendues. Lorsque personne n'en fait usage, que ce soit pour une utilisation domestique ou pour l'irrigation des jardins, il suffit de faire dévier une canalisation afin que les voisins du dessous, situés plus bas dans la pente, puissent en profiter à leur tour.

Les femmes Hanyi composent de jolis jardins, au cœur même des villages. De petites surfaces excédant rarement une centaine de mètres carrés. Ils sont cernés, protégés des assauts des cochons, des zébus et des quelques buffles, par des enclos circulaires faits de tiges de bambou aplaties puis tressées. Une large variété de plantes, de légumes et d'herbes, y sont cultivées et il en émerge de presque tous, bien visibles, quelques bananiers et autres arbres fruitiers tels les incontournables papayers, de hautes tiges de canne à sucre également. L'un des deux jardins appartenant à ma famille d'accueil est cette année entièrement consacré à la culture du pavot à opium. Pour l'instant, ce ne sont que de jeunes pousses, de petites laitues que l'on consomme parfois en soupe, permettant par la même occasion d'éclaircir les rangs au fur et à mesure de la montée des plantes.

4 octobre - Ban Nang Noy

Alcool (2)

Nuit courte et ténébreuse. Hier soir, alors qu'avec le père de ma famille d'accueil nous avions déjà bien entamé un flacon de lao-lao, les voisins nous ont pressés de les rejoindre. En leur compagnie, nous avons mangé un chien et bu du mauvais alcool, un alcool de riz commercial chinois, non distillé dans les villages. Les breuvages locaux, pour leur part distillés au sein des hameaux et dans des alambics de fortune, sont généralement affreusement "corrosifs", mais rendent cependant rarement malades les buveurs, peut-être parce que, totalement naturels, ils ne contiennent aucun adjuvant. Hier soir par contre, contrairement au jour précédent, ce ne me fut même plus possible de tenter de regagner ma maison, accompagné ou pas. Quelqu'un m'a alors soutenu et guidé pas plus loin qu'une paillasse de libre. Là je me suis immédiatement effondré, puis ai cuvé tout mon saoul.

Réveil avant 5 heures. Repas de restes de viande de chien de la veille et à nouveau force lampées d'alcool, que je me borne cette fois à refuser. Un verre néanmoins, inévitable celui-là, sous peine de froisser mes hôtes.

Après donc une première tentative avortée hier, je n'ai pu que constater de visu l'impossibilité de gagner en solitaire le village suivant, celui de Ban Tchak Khao, situé à six ou sept heures de marche vers l'ouest. Ce trajet semble très rarement emprunté et il n'y aurait de plus, de tout le parcours, pas de hameaux intermédiaires dans lesquels il serait envisageable de faire des haltes. Malgré ces contraintes annoncées et à mon grand désarroi, définitivement personne ne se montre disponible pour me guider, même contre une honnête rémunération. Je dois alors me résigner à faire un très large détour, mais via une piste semblant dorénavant claire, dégagée et sans ambiguïté. Elle me permettra pour l'heure de rallier un village que je connais déjà, l'ayant atteint une première fois lors de mon précédent passage dans la région, deux ans plus tôt, mais que j'avais cette année prévu de rejoindre dans trois ou quatre jours seulement. C'est un village Akha, un village un peu emblématique pour moi puisque, fait exceptionnel, j'y avais à l'époque résidé durant quatre journées d'affilée - un record - ce qui m'avait permis de nouer avec mes hôtes des relations sensiblement plus fortes qu'ailleurs. Là, puis à nouveau plus tard dans quatre ou cinq autres villages également déjà visités auparavant, je vais pouvoir commencer à remettre des tirages photographiques de clichés réalisés il y a deux ans et que j'ai apportés.

J'offre parfois, avec parcimonie et presque uniquement aux membres des familles qui m'accueillent, quelques petits cadeaux en remerciement de services rendus, du coût de la nourriture consommée, et pourquoi pas, de leur joie de vivre en ma compagnie. Rien de bien précieux toutefois, mais des objets néanmoins choisis spécifiquement à leur intention et qui ravissent toujours les bénéficiaires : des paquets de cigarettes américaines pour les hommes, des aiguilles à coudre, épingles à nourrice et petits bijoux sans grande valeur pour les femmes, un ou deux ballons de baudruche par enfant de la maison. Et aussi, à l'attention exclusive des femmes Akha que je rencontrerai prochainement et qui en sont excessivement friandes, des pièces de monnaie d'origines variées et qu'elles utilisent abondamment pour parer leurs spectaculaires coiffures et tuniques traditionnelles.

5 octobre - Ban Phoum Soung

Caravanes, traces, esprits

Avec résignation, c'est donc seul que je me suis éloigné du village de Nang Noy, dès 6 heures ce matin, en commençant presque immédiatement par deux heures de montée sur un étroit et escarpé sentier de terre, fréquemment encombré de pierres et de racines mêlées, qu'il n'est pas possible de quitter des yeux durant plus de deux secondes, au risque de trébucher contre l'un de ces obstacles. Parvenu là-haut, je m'accorde une pause et une petite caravane me rejoint alors. Il s'agit d'une famille qui rentre au village, conduisant trois chevaux de bât. Ils reviennent de Chine, chargés de quelques denrées nécessaires au quotidien, des productions exclusivement chinoises donc, de quoi composer une réserve pour quelques mois, augmenté sans doute d'une quotité destinée à la revente au village, dans le but d'en retirer une part de bénéfice ou de mutualiser le coût de ce long déplacement de réapprovisionnement. Deux jours de marche sont à leur actif, et il leur en a fallu autant pour le trajet d'aller. Voici donc les anciens chemins muletiers coutumiers, ceux via lesquels ont transité, depuis des siècles, et jusqu'à aujourd'hui encore, les marchandises, dont l'opium bien entendu.

Nous repartons ensemble. Le père, en tête, mène le cortège et guide les trois bêtes qui le précèdent, moi venant à sa suite, deux femmes, une jeune fille et un gamin fermant la marche. Les petits chevaux, bien que lourdement chargés, escaladent et dévalent sans peine les étroits et tortueux sentiers abrupts. Les suivant de près, le père les encourage de la voix, leur adressant à intervalles réguliers de brèves et sèches interjections. Redescendus dans un vallon enclavé, nous nous accordons une nouvelle pause, en bordure de quelques minuscules rizières irriguées dont la configuration du terrain a autorisé l'aménagement. Nous rejoignons et nous installons au pied d'un cabanon élevé sur pilotis et à proximité de trois ou quatre greniers à riz provisoires. Une seconde caravane, très similaire à celle que j'accompagne puisqu'elle aussi composée d'une famille menant trois chevaux, nous rejoint peu de temps après. C'est la mi-journée, il n'y a pas un souffle d'air et la chaleur nous accable. Quelques personnes travaillent là, moissonnant la rizière à la main, pendant que certains se reposent, dorment, que d'autres parmi les plus jeunes boivent, que quelques-uns enfin, allongés dans les cabanons, fument l'opium. Avec les caravaniers, nous y profitons d'une longue pause. Nous déchargeons même les bêtes, les libérons, faisons un feu, cuisinons, puis mangeons.

J'ai définitivement quitté le pays Hanyi. Les paysans qui œuvrent ici se rattachent à l'ethnie et mes compagnons de route à celle des Akha, nous allons rejoindre les terres de ces derniers. Notre pause traîne toutefois en longueur, s'éternise un peu trop à mon goût. Alors que le premier chef-caravanier a entamé une séance de fumerie, s'étant couché sur un peu de paille étalée à l'ombre, sous l'abri, le deuxième se met à accepter quelques verres de lao-lao allègrement proposés par les moissonneurs en place. J'en fais de même, mais pas durant trop longtemps, car en cas contraire, je sais que je ne serai dans peu de temps plus apte à repartir et alors contraint de passer la nuit ici, dans les rizières. Ne souhaitant pas cela, impatient surtout que je suis de retrouver mon village Akha "de quatre jours", je me fais indiquer la suite de l'itinéraire puis me remets en chemin, seul cette fois.

À nouveau, une longue et abrupte montée se présente. En territoire Akha, même les sentiers offrent le sentiment étrange d'être différents des autres, toujours plus encombrés de végétation, voire plus lourds d'humidité. Ils semblent aussi laisser plus subtilement les traces des passages, plus ou moins récents, des individus qui y ont circulé précédemment, ici des éclats de pousses de bambou cueillies dans les parages, là quelques brisures d'écorces taillées à la machette, une feuille d'arbre dont l'un d'eux s'est servi pour se désaltérer au bord d'un ruisseau, un petit fragment de toile de coton bleu indigo usée, arrachée à une tunique traditionnelle, les fibres mâchée puis recrachée de cannes à sucre sauvages, un grossier mégot de cigarette, tabac noir roulé dans une feuille d'épi de maïs.

Dans le vallon suivant se trouve à nouveau une rizière, minuscule, d'un seul tenant cette fois et dont la surface ne doit au total pas excéder un demi-hectare. Un petit autel animiste de fortune y a été élevé en lisière, probablement il y a quelques mois déjà, car désormais dans un état de pourrissement avancé. Je ne sais lors de quelle cruciale étape de la culture des rays ces rudimentaires et éphémères autels sont construits, par exemple si cela a lieu avant ou après les semis, peut-être d'ailleurs dès la phase de défrichement de la parcelle forestière sélectionnée pour l'année. Comme tous ceux du même type, confectionnés à l'extérieur des villages et que l'on trouve aussi parfois en forêt, loin du tout premier champ, il s'agit d'un ouvrage très sommaire fait exclusivement de bambou, une simple et fragile petite niche, un abri miniature de pas plus de vingt centimètres de côté et reposant sur de frêles et précaires pilotis, élevé de la sorte à environ un demi-mètre du sol. Il protège quelques petits récipients, eux aussi taillés dans des tiges de bambou et qui ont certainement dû contenir quelques grains de riz ainsi qu'un peu d'alcool, offrandes résultant d'une cérémonie initiale et sans doute renouvelées à quelques reprises lors d'étapes ultérieures déterminantes de la levée des épis poussant à proximité. Y restent pour l'heure encore visibles, des rebuts de bâtons d'encens consumés et des figures géométriques tressées en vannerie de bambou, suspendues là avec des lanières extraites du même végétal. Cet autel rituel, ainsi chargé d'oblations et de symboles et motifs emblématiques de la cosmogonie Akha, est une adresse aux phii, aux esprits, ceux de la rizière, de la forêt, et d'autres univers encore. On les a sollicités, conviés, amadoués surtout, on a tenté de se les concilier afin de s'assurer d'obtenir une bonne récolte et que celle-ci soit protégée de tout désastre et agression extérieure.

Les phii, les "esprits". Au Laos, ils existent au sein de quasiment la totalité des dizaines de groupes ethniques qui composent la population du pays, qu'ils soient montagnards ou non, et on y croit fermement. Les phii sont très nombreux. Les plus importants sont ceux des ancêtres, les "esprits" des parents, des anciens, ou des enfants morts trop tôt. Il y a aussi, pour les plus emblématiques d'entre eux, ceux du village et de la forêt, ceux du ciel, ceux de certains arbres en particulier, ceux de la rivière et encore plein d'autres, certains groupes Akha reconnaissant plus de quarante phii dans leur "panthéon". Il y en a des bons, et d'autres qui le sont moins. Chez la plupart des minorités, les phii ont un rôle actif. Ils ont des pouvoirs et régissent plusieurs règles de la vie quotidienne et sociale, et même des attitudes. Si, par mégarde, il y a eu offense quelconque, celle-ci doit être rachetée, expiée, afin d'éviter qu'une malédiction ne s'abatte sur celui qui l'a commise ou, plus grave encore, sur sa famille, voire sur le village en entier. On fait alors aux phii des offrandes, des festins parfois, à titre "préventif" pour solliciter leurs aides, faveurs et bons offices, ou à titre "curatif" pour réparer un outrage déjà commis. On leur érige aussi donc ces petits autels, à l'intérieur des huttes, mais également à l'extérieur, ainsi près des rizières, en forêt ou encore au bord des sentiers ou des cours d'eau, à l'entrée des grottes, parfois sur certains sommets.

Mais ces croyances ont aussi bien sûr leurs effets pervers, parmi les minorités les plus isolées et les moins éduquées notamment Cela se traduit par exemple via les agissements de sorciers, guérisseurs et autres chamans "corrompus" qui vont profiter de leurs "pouvoirs", de leur statut en fait, pour s'assurer certaines rémunérations abusives de la part des familles : portions substantielles des animaux dont ils ont ordonné le sacrifice, ou dons d'argent, mais plus souvent d'opium. J'avais par exemple décrit il y a deux ans le cas d'un foyer particulièrement pauvre du village Akha de Phoum Soung, le hameau vers lequel je me dirige justement aujourd'hui et où, à l'époque, j'étais resté quatre journées d'affilée, mon record. Cette famille avait dû sacrifier ce jour-là, et d'un seul coup, pas moins d'une chèvre, cinq cochons, deux poules et douze poussins, soit environ la moitié du cheptel complet. Je n'avais pas compris grand-chose aux explications que j'avais tenté d'obtenir pour éclaircir et interpréter les motifs de ces "cérémonies" et d'un tel massacre, mais ce dont je m'étais en revanche bien rendu compte, c'est que le chaman principal, pour se rémunérer des quelques heures de "prières" alcoolisées marmonnées dans la hutte à cette occasion, en était finalement reparti avec quelques kilos de viande sous le bras. En définitive, cette notion de phii m'échappe un peu à vrai dire, et peut-on seulement prétendre à assimiler un tel concept, résolument complexe, sans faire partie intégrante de ces communautés ?

Me voici de retour dans le village Akha de Phoum Soung, déjà visité il y a deux ans et dans lequel, fait unique jusqu'alors, j'avais donc résidé durant pas moins de quatre journées au total et d'affilée. D'après mes vagues projets initiaux de pérégrinations dans la région, j'aurais dû théoriquement parvenir ici en provenance du sud, mais faute de villageois disponibles pour me guider quatre jours plus tôt et ayant donc dû, pour cette raison, modifier mon ébauche de parcours, c'est depuis le nord que j'y refais finalement mon apparition. Je compte beaucoup sur ce second séjour, et désormais sur la confiance déjà acquise de la plupart des villageois à mon égard, pour y passer de nouveaux bons et riches moments, en observations notamment. Cet historique devrait en effet, du moins je l'espère, me permettre de m'immiscer encore un peu plus aisément dans le quotidien et les traditions de mes hôtes.

Je rapporte aux villageois du lieu, environ cent-cinquante photographies ainsi que deux petits cadeaux "exceptionnels" ici, à l'attention des patriarches de la maisonnée qui m'avaient accueilli sous leur toit durant les quatre nuits, deux ans plus tôt : un joli canif pour le père et un verre pliable en étain pour la mère, ainsi qu'également un porte-monnaie en cuir pour chacun d'eux. Retrouvailles et réjouissances, bien que le chef de famille soit pour l'heure absent, parti le temps de quelques jours travailler dans des rizières éloignées, et qu'il ne rentrera vraisemblablement même pas le lendemain. Je distribue les photos, au milieu de beaucoup d'excitation et d'éclats de rire. De dimensions respectables, le village de Phoum Soung comprend une bonne cinquantaine de maisonnées au total. Une nuée d'enfants m'entoure, guettant le moindre cliché qui montre un membre de leur famille, et qu'ils s'empressent ensuite d'aller remettre à leurs mères ou leurs grandes sœurs, qui pour l'instant se tiennent encore un peu à l'écart.

Pas de nuisance à craindre de la part des moustiques à Phoum Soung, pour la simple raison qu'il y a trop peu d'eau pour leur permettre de proliférer. De ce côté-ci du village, au fond d'une combe, seul un trou d'eau terreuse est en effet disponible pour environ la moitié des habitants du lieu, et de l'autre côté il faut se contenter d'une mince résurgence émergeant au fond d'un second ravin. Ainsi, comme trop souvent chez les Akha, qui ne se complaisent qu'en altitude, l'élément qui fait cruellement défaut est une nouvelle fois l'eau, par exemple un généreux torrent qui formerait des bassins dans lesquels l'on pourrait opportunément se baigner lors des chauds après-midis.

6 octobre - Ban Phoum Soung

Bagarres, terre, viande

Réveil à 5 heures. De la même manière qu'une semaine plus tôt, la nuit a de nouveau grouillé d'insectes. Puces, araignées, punaises, je ne le sais trop, mais toujours est-il que je me retrouve ce matin avec les pieds constellés de fines piqûres rougeâtres, qui ne s'avèrent toutefois pas irritantes. Des rongeurs m'ont également tenu compagnie, en crapahutant un peu partout autour de moi, autant au sol que contre les parois et au-dessus des charpentes. Ma paillasse est en effet installée à côté, et même au-dessus, de peut-être deux centaines d'énormes citrouilles déposées là sur la terre battue, et sous une quantité tout aussi impressionnante d'épis de maïs suspendus à des tringles de bois elles-mêmes arrimées aux poutres. Quelques sacs de graines, du riz et du soja notamment, ainsi que quelques brassées de végétaux divers traînent par ailleurs ici et là.

La veille au soir, en compagnie des jeunes hommes de la maison, nous avons bu de l'alcool, un alcool de maïs incroyablement fort et résolument infect. À tel point que cette fois-là j'ai bien dû avouer ma faiblesse et l'on m'a alors servi du lao-lao, l'alcool de riz, lui-même déjà bien suffisamment corrosif.

6 heures. Plusieurs dizaines de vaches, plus précisément des zébus, déambulent dans le village. Les taureaux sont excités et certains d'entre eux s'affrontent violemment, meuglant fort, arc-boutés face à face, puis se jetant littéralement, têtes abaissées, l'un contre l'autre. Les crânes et les cornes s'entrechoquent, provoquant des claquements sourds. On en vient à s'inquiéter, à juste titre, pour la sécurité des palissades de protection des jardins et pour les fragiles parois en bambou de certaines huttes. Alors, pour tenter de les séparer, on leur jette des pierres et des bûches de bois. Puis les chiens, échauffés à leur tour, s'y mêlent, s'acharnant finalement entre eux, une meute féroce. Les poils hérissés et les crocs exhibés, grondants sinistrement, ils semblent comme des bêtes sauvages. Eux ont droit à des pierres et des mottes de terre. Ça gémit sous la douleur.

Les habitats les plus précaires de la région sont ceux bâtis par les Akha. Les Hmong les pérennisent un peu plus efficacement à l'aide de solides planches de bois alors que les , les Lolo et les Hanyi conçoivent d'épais murs de terre, de pisé plus précisément. Les Akha pour leur part se contentent le plus souvent de fines parois de tiges de bambou refendues, aplaties puis tressées, formant des sortes de claies à travers lesquelles l'air et la lumière peuvent largement filtrer. Néanmoins, fait probablement unique dans le pays, car je n'ai jamais observé cela parmi les groupes Akha d'autres régions - par exemple chez ceux des provinces de Luang Nam Tha, de Bokéo, ou même ceux vivant plus au sud dans cette province de Phongsaly - ici certains d'entre eux ont récemment tenté d'imiter l'architecture de terre de leurs voisins des ethnies "chinoisantes". Cette technique ne faisant cependant pas partie intégrante de leur culture, ils ne semblent pas suffisamment la maîtriser et des portions entières de certaines demeures, pour lesquelles l'expérience fut tentée, se sont finalement effondrées, désormais comblées à l'aide des incontournables claies de bambou.

Les Akha composent sans conteste le peuple le plus pauvre et démuni de la région. Le plus crasseux aussi. De la terre, partout, sur le sol, sur les objets, sur les vêtements, en poussières sur les paillasses, recouvrant les pieds de tous, sur les visages des enfants, sur le corps tout entier des plus jeunes d'entre eux, qui vont fréquemment nus. Cette saleté envahit tout, elle est omniprésente, elle est en fait inévitable. On s'y résigne alors, car dans ces environnements et sous ces misérables conditions de vie, on sait qu'il n'y a de toute façon absolument rien à faire à court ou moyen terme. Quoi que l'on se donne la peine d'entreprendre pour la combattre, on sait pertinemment que la lutte est perdue d'avance.

Milieu de matinée. Beaucoup ont quitté le village, sont partis en direction des rizières pour moissonner, ou vers la forêt pour cueillir. Le calme règne alors. Avec la bande de gamins, nous visitons quelques maisonnées, je parviens même ainsi à me faire inviter à m'asseoir sous l'auvent de huttes dans lesquelles se tiennent pour l'heure, seules avec de très jeunes enfants, des mères et des grand-mères, sans aucune présence masculine adulte. On voudrait que je refasse des photos qui, je le sais alors, offriront ces postures figées et statiques, mornes, mentons relevés et bras raidis le long des corps, que chacun prend ici lorsqu'il y est préparé. On souhaite même, pour la circonstance, se parer de ses plus beaux atours, des tenues d'apparat des grands jours. Toutefois, si j'accepte d'en faire une seule, cela va être ensuite la "ruée". Je reporte donc "à demain" ces sollicitations.

Parfois, assis devant une hutte dans laquelle je ne soupçonnais la présence que d'une ou deux femmes avec des enfants, quelques effluves d'opium émanent subtilement de l'intérieur, filtrant à travers les parois de bambou. Ce sont le plus souvent des vieillards, mais régulièrement aussi des hommes plus jeunes et définitivement addictifs, alors désormais plus aptes au moindre travail agricole ou forestier un tant soit peu soutenu.

La mère m'a prévenu ce matin qu'elle partirait aujourd'hui cueillir en forêt, qu'elle me confiait alors pendant ce temps au voisin, mais qu'elle serait de retour pour le repas. Je devine qu'il s'agira des restes de l'infâme plat déjà servi au réveil et préparé depuis au moins la veille, voire depuis plus longtemps encore. D'aspect plutôt alléchant, mais finalement peu intéressant, il s'agit de morceaux de viande de porc, des pieds dont il faut ronger les cartilages. Cette viande est boucanée, desséchée, et présente ainsi des relents nauséabonds, une réelle odeur pestilentielle de charogne. Il en reste d'ailleurs deux de ces pieds, suspendus, entiers, à une poutre de la charpente. Désormais fumés, durs comme du caoutchouc, ils se conserveront ainsi longtemps, durant de nombreuses semaines, et même plusieurs mois. Les bons morceaux de cochon, quand il y en a puisque cela n'est que très exceptionnellement le cas, ce sont la couenne et les boyaux, les intestins, tous deux excellents lorsqu'ils sont frits. La viande frite est cependant très peu fréquente, quant à celle rôtie, cela n'arrive jamais. Toutes sont toujours immuablement bouillies, cuites en soupes, qu'elles soient de porc, de volaille, de gibiers sauvages ou, extrêmement rare, de buffle. La raison en est simple, c'est l'unique mode de cuisson qui permette de n'en rien perdre, et surtout pas les graisses. Ainsi, tout sera consommé, croqué, rongé, broyé, bu.

Seuls les zébus et les buffles, ainsi que les quelques chèvres, ont interdiction formelle de pénétrer à l'intérieur de l'enclos ceignant la hutte, à peut-être trois mètres de distance ce celle-ci. La volaille, elle, y vaque souvent en toute impunité, et même avec opportunisme aux heures de vannage du riz pour se délecter des quelques éclats de céréale chutant au sol. Les chiens également, surtout au moment des repas, lorsqu'ils se mettent à traîner entre nos jambes pour s'arracher les os et autres éléments de cartilage dont nous ne pouvons venir à bout et que nous recrachons au sol. Les cochons aussi, et lorsque plus personne n'est là pour les tenir à l'œil, ils ne se gênent alors pas pour tenter des incursions dans les huttes. Quant aux deux petits chevaux que mes hôtes possèdent, ils peuvent approcher quand ils le souhaitent, car eux ne s'avèrent pas turbulents et ne sont donc pas dangereux pour la solidité des abris.

C'est un gamin qui est venu me chercher à l'autre bout du village, pour m'indiquer qu'il était l'heure de manger, et c'est finalement le voisin qui m'a préparé un repas. C'est un des trois ou quatre chamans du lieu. Parmi les photos que j'ai apportées, deux ou trois le montrent, deux ans plus tôt, officiant en cérémonie devant le fameux sacrifice mentionné plus haut, celui durant lequel une famille avait abattu pour l'occasion pas moins d'une chèvre, cinq cochons, deux poules et douze poussins, surprenant tableau que j'avais déjà décrit en détail à l'époque. Son riz, une variété glutineuse, est bon comme du gâteau. Le riz gluant, plus nourrissant que le riz blanc, n'est pas consommé fréquemment chez les Akha. De plus, il l'a réchauffé dans une marmite déposée sur les braises du foyer, cela provoquant ainsi la formation, dans le fond de la gamelle, d'amas compacts grillés et croustillants, des parts très convoitées qui reviennent naturellement le plus souvent aux enfants. Pour accompagner ce riz, il y a de la courge, des pousses de bambou, ainsi que du tofu. Le tout est chaud, ce qui est rare lors des repas de milieu de journée, durant desquels on se contente généralement de restes froids, ceux du matin ou même de la veille au soir. Tout cela est à l'évidence aujourd'hui préparé en l'honneur de ma présence. C'est un régal, je m'en délecte, à la grande satisfaction de mon hôte.

7 octobre - Ban Phoum Soung

Dross, œuf, tabac

Le père de famille est finalement rentré hier soir des rizières, accompagné d'une jeune femme - sa fille ou sa belle-fille - et des deux enfants de celle-ci. Il m'a d'emblée proposé de ne pas repartir ce matin, mais de prolonger mon séjour ici pour une troisième nuit. On lui a remis ses deux petits cadeaux, dont j'avais expressément interdit à quiconque de les ouvrir avant son arrivée. Il en fut lui aussi très heureux et très fier, il suffisait de le voir, maintien droit et sourire sincère face aux autres personnes présentes. Il fut également enchanté de découvrir les photos. Il y en avait bien une douzaine sur lesquelles il apparaissait lui-même, le montrant tantôt tenant un de ses petits-enfants dans les bras, tantôt fumant sa pipe à eau assis près du foyer, et d'autres encore dans des postures plus figées, voire statufiées, inexpressives en tout cas, par exemple une d'entre elles, qu'il avait pourtant ardemment souhaité que nous fassions, posant aux côtés de sa femme, de son frère et l'épouse de ce dernier, tous quatre dans des attitudes tenant presque du garde-à-vous, raides comme des piquets.

Dès après le repas, il a entrepris, dans un vieux couvercle de marmite en fer blanc retourné sur les flammes du foyer, de recuire un beau stock de dross, les résidus d'opium déjà fumés une première fois puis récoltés, raclés, à l'intérieur du tuyau de bambou de sa pipe. Il s'agit vraisemblablement là du dross qu'il a accumulé durant les quelques journées passées à travailler dans les rizières et autant de soirées à fumer là-bas, sur sa paillasse, dans une de ces très rudimentaires et éphémères huttes de ray. Cet homme n'est néanmoins pas un toxicomane, il ne réserve en effet l'opium qu'à ses fins de journées et ne dépense donc pas la totalité de celles-ci allongé dans la position caractéristique du fumeur, recroquevillé sur le côté en chien de fusil. Au contraire, il ne pratique là rien de plus que ce que les conventions et traditions lui autorisent implicitement, à savoir une large tolérance pour les hommes - moins évidente pour les femmes - qui s'apprêtent à affronter, ou les subissent déjà, les tourments, les affres et les douleurs qui les accompagnent inévitablement dans leur avancée vers le grand âge. L'opium est en effet souvent le seul substitut aux médicaments, anesthésiants, antalgiques du moins, disponible dans ces contrées reculées. En définitive, cet homme n'est en aucun cas de ceux qui ne peuvent quasiment plus quitter leurs paillasses de la journée ni de la nuit, définitivement intoxiqués.

Ainsi de ma propre paillasse, dès que nous fumes tous couchés, je distinguai à peine la faible lueur de la petite lampe à graisse filtrant à travers les planches disjointes et les claies de bambou de son placard à dormir, mais perçus aisément peu après les grésillements des boulettes de la drogue en fusion, et enfin, quelques secondes plus tard, les premiers effluves de l'odeur opiacée si caractéristique parvenaient à mes narines.

Trois caravanes cavalières supplémentaires ont fait hier soir leur entrée dans le village, toutes en provenance de Chine. Deux d'entre elles ont simplement fait étape ici pour la nuit et s'apprêtent à repartir dès ce matin, à poursuivre leur route vers d'autres hameaux situés encore plus au sud. Les chevaux sont petits, robustes, ce sont d'anciennes races tibétaines issues de ces régions lointaines depuis lesquelles sont également arrivés autrefois les Akha. Pour ces caravanes, ces parcours représentent deux ou trois jours de marche vers la Chine, vers les confins méridionaux et reculés de la province du Yunnan. Aux dires des hommes, une à trois journées sont passées sur place, probablement dans un petit bourg frontalier où se tient un marché, puis c'est le retour au Laos, pour à nouveau deux ou trois jours sur les sentiers escarpés. L'une de ces trois caravanes est chargée de plusieurs dizaines de litres de lao-lao, le fort alcool de riz, transporté dans des jerricans harnachés aux flancs de l'une des bêtes. Cet alcool-là ne provient pas de Chine, il est produit localement, et j'en déduis qu'il fait donc lui aussi l'objet d'un commerce entre villages montagnards distants, ou peut-être entre ceux-ci et d'autres de la plaine.

À l'aube, deux ou trois petits groupes de femmes s'en vont en direction des rizières les plus éloignées, accompagnées de quelques jeunes enfants. Les hottes sont chargées de couvertures, d'aliments, de marmites et récipients noirs de suie, ainsi que de quelques autres ustensiles et outils. Elles y resteront plusieurs jours et c'est pour ne pas avoir à effectuer quotidiennement ces longs parcours à pied depuis le village, et donc y perdre une énergie et un temps précieux, que l'on procède ainsi, en résidant et dormant sur les lieux des travaux, dans les petits abris de rizières, de précaires constructions de bois et de bambou qu'il faut rebâtir chaque année au gré des déplacements itinérants des rays, ou sérieusement retaper pour ceux, plus pérennes, érigés près des parcelles irriguées. Ces fragiles abris composent comme des huttes en miniature, toujours dûment élevées sur pilotis afin de se tenir en permanence hors de portée de la végétation envahissante, de l'humidité, des sangsues, des rampants et autres vermines.

C'est de là-bas que mon hôte est lui-même revenu hier au soir, accompagné d'une des trois jeunes femmes mariées de la maison et des deux enfants de celle-ci. Le nouveau foyer familial auquel ces derniers appartiennent a, depuis mon précédent passage deux ans plus tôt, construit et emménagé dans sa propre hutte, située toute proche de la nôtre, à moins de trois mètres de distance, indépendante cependant. C'est en fait une bien minuscule et sommaire cabane, bâtie en recourant exclusivement à des troncs de bambou débités et quelques tôles ondulées légères en zinc. Il s'agit là de la période la plus délicate, voire critique, de l’existence d'une jeune famille, lorsqu'il y a plus de bouches à nourrir que de bras valides pour produire une quantité suffisante de la nourriture requise. Le confort matériel n'ira croissant - à condition toutefois que tout se déroule convenablement et qu'aucun obstacle ne soit entretemps à déplorer - que dans quelques années seulement, à partir du moment où les enfants seront enfin aptes à travailler dans les rizières. Tout ceci pouvant être espéré dans le long terme, à condition donc qu'il ne se produise aucun incident ou accident grave de quelque sorte que ce soit, humain, climatique, ou autre, et qui obligerait alors à entamer le faible et fragile capital difficilement accumuler jusque là. D'ici là, à condition qu'elle reste elle-même épargnée, la famille élargie offrira toutefois probablement son secours, d'autant plus que, toute proportion gardée, ce clan semble relativement aisé, du moins en comparaison avec quelques autres aperçus dans le village, indéniablement bien plus démunis.

Ce matin, je me suis invité à manger au sein de cette nouvelle petite famille voisine, puis suis donc allé en informer "mon" père, afin que personne ne m'attende chez lui pour ce repas. Dès mon arrivée la jeune et jolie mère m'a offert un œuf, en souvenir peut-être de mon dernier passage ici il y a deux ans - il m'en avait en effet cette fois-là été remis un le jour de mon départ - pour me souhaiter à nouveau la bienvenue, et probablement aussi en remerciement des petits cadeaux que j'avais présentés la veille à ses parents. Un œuf, pour les Akha, ainsi que quelques autres groupes ethniques de la région, ne constitue pas une offrande anodine et quelconque, elle est au contraire chargée d'une symbolique forte. Les Akha ne les consomment d'ailleurs eux-mêmes absolument jamais et les œufs sont toujours laissés à couver, ainsi exclusivement destinés à la reproduction aviaire. Ils sont aussi régulièrement employés à l'occasion des rituels chamaniques et de sorcellerie entrepris par exemple lors des décès ou de la survenue de maladies dont on ne vient pas à bout, également à l'heure du choix de l'emplacement d'une nouvelle demeure ou d'un nouveau village, ou encore lors de diverses séances de divination. L'usage aurait voulu que je gobe cet œuf, cru, sur le champ. Cependant, les œufs, ici, je m'en méfie énormément et évite de les ingurgiter avant d'avoir pu les sentir à l'intérieur, pour m'assurer que leur date de ponte ne soit pas trop ancienne. Après les remerciements appropriés, j'annonce donc que je l'emporterai pour le consommer plus tard. C'est seulement la troisième fois, après pourtant désormais plusieurs dizaines de journées et de nuits passées parmi eux, que des Akha m'offrent un œuf. Alors, après le repas, pour faire honneur à cet accueil, j'ai prolongé ma présence en leur compagnie, assouvissant ainsi un peu plus la curiosité des parents et divertissant plus longtemps leurs deux tout jeunes enfants.

Il a plu abondamment durant la nuit, et à nouveau ce matin. Des trombes d'eau, un déluge. Lorsque cela s'est enfin calmé, les épaisses brumes sont apparues, emplissant entièrement la profonde et verte vallée qui fait face au village et s'étend très loin à l'horizon, à plusieurs dizaines de kilomètres. Ce serait vain de tenter d'aller faire un brin de toilette dans le trou d'eau, elle sera opaque, boueuse. Il suffit d'ailleurs que je parcoure quelques mètres à travers le village pour récolter sous chacune de mes semelles d'énormes mottes d'un mélange de terre collante et d'excréments d'animaux.

Le père de ma famille d'accueil et notre voisin chaman entreprennent ce matin de se couper mutuellement les cheveux. Il faut avouer qu'ils arboraient tous deux de belles tignasses bien épaisses. Ils m'ont sollicité pour savoir si je possédais une paire de ciseaux qui aurait pu faire l'affaire. Je ne dispose malheureusement que d'une de ces minuscules paires pliantes en acier de mauvaise fabrication chinoise et adaptée uniquement aux petits travaux de couture, acquise il y a quelques jours auprès d'un colporteur itinérant. Ils se contentent alors de ce qui semble être le plus court, et donc le plus maniable, des outils tranchants disponibles dans la hutte, une lame droite, un outil rudimentaire forgé localement, puis soignent son affûtage avant de consciencieusement s’atteler à la tâche capillaire, s'élaguant l'un l'autre une à une leurs mèches.

Je reprends mes déambulations à travers le village. Je suis partout accueilli avec sympathie, et durant ma présence on n'hésite désormais plus à poursuivre les travaux domestiques en cours. Seuls les membres de quelques maisonnées parmi les plus éloignées, celles situées à l'autre extrémité du village, de l'autre côté d'une large et profonde crevasse qui le scinde en deux, ne sont toujours pas suffisamment accoutumés à ma présence et s'avèrent encore un peu timides et gênés lorsque je m'approche. Néanmoins, grâce à une relative confiance acquise à la suite à mon premier séjour de quatre journées passées ici il y a deux ans, puis déjà à nouveau trois supplémentaires cette fois-ci, je peux désormais me permettre d'entrer dans les huttes voisines bien que ne s'y trouvent que des femmes et des enfants. Certains de ceux-ci ne craignent d'ailleurs plus de m'approcher, de me toucher, de me taquiner et parfois même de me provoquer gentiment.

Ainsi se déroule la journée, quelques dizaines de minutes ou quelques heures en compagnie de plusieurs familles, nous tenant à l'intérieur des huttes ou dehors, alors assis sous les auvents que forment les ravancements des toitures. On discute, on joue, on boit de l'eau ou des infusions de feuilles et d'écorces, on chasse les cochons et les chiens qui tentent éperdument d'entrer dans les habitats, on mouche les enfants morveux avec les doigts, on brode, on égraine du maïs, on broie des graines de soja à la meule de pierre, on regarde les photos puis l'album d'images d'animaux, on fume la pipe à eau, parfois de l'opium. On me propose souvent, et même presque systématiquement lorsqu'au moins un homme se trouve à l'intérieur de la hutte, de fumer le bang, la pipe à eau, un volumineux tube de bambou d'environ un mètre de longueur et dix centimètres de diamètre, un objet dont j'ai déjà décrit il y a deux ans la nature et l'usage. L'homme qui vient de fumer le bang le tend ensuite, de la main droite, à son voisin et lui propose toujours simultanément, de l'autre main, une pincée de son tabac ou même son paquet en entier, des gestes de politesse avant tout puisque chaque fumeur transporte en permanence sur lui sa consommation. Les tabacs sont ici tous différents, autant en textures qu'en d'odeurs. Alors que souvent ailleurs, au moins dans les villages les plus prospères, il s'agit d'un tabac d'importation chinoise, tout spécifiquement préparé pour être fumé dans ces pipes à eau - objets également abondamment employés dans le sud du grand pays voisin - un tabac jaune vif très fin et soyeux, ils sont ici cultivés localement par chacun. Une fois récoltées, les larges feuilles de la plante sont séchées puis sommairement hachées à la main, à la machette. Ce sont là des tabacs très bruns, grossiers, aux goûts résolument forts et âpres.

Signe avant-coureur de modernité, en tout cas de changements à venir, la bâche de nylon fait parfois office de transition entre le toit de chaume traditionnel et la tôle ondulée légère. Phénomène s'amplifiant depuis environ trois ou quatre années même dans les villages les plus reculés, les couvertures de chaume ou d'autres végétaux, feuilles de rotin ou de latanier, tuiles de bambou ou bardeaux de bois débités à la machette, sont en effet de plus en plus souvent définitivement abandonnées, car elles exigent un important labeur lors de chacun de leur remplacement, inéluctables à intervalles réguliers, toutes les cinq années environ. Pour confectionner une toiture de chaume, d'herbes plus exactement (Imperata cylindrica), le matériau le plus couramment utilisé pour cela, il faut commencer par aller récolter sur d'anciennes jachères et rapporter au village de pleins fagots de cette herbe dite "à paillotes" ou "à éléphants", puis les enfiler une à une sur des dizaines de tringles, des tiges de bambou fendues, pour composer les rames. Celles-ci, d'une longueur d'un à deux mètres, peuvent ensuite être fixées une à une sur la toiture, se chevauchant étroitement l'une l'autre pour former un revêtement multicouche qui offrira une parfaite résistance au vent et surtout une efficace imperméabilité à la pluie. Quant à la tôle ondulée, elle est bien sûr beaucoup plus simple à mettre en œuvre, plus pérenne également. Pour inconvénients cependant, il peut alors faire très chaud à l'intérieur des huttes lorsque le soleil brille et il y règne un vacarme assourdissant dès la moindre averse un peu forte, ce qui est fréquent durant la saison des pluies. Enfin, plus accessoirement, les rongeurs perdent là, avec l'abandon du chaume, leurs meilleurs caches et abris. Désormais donc, en attendant de pouvoir réunir le capital nécessaire à l'acquisition des tôles et les forces qui les transporteront, le plus souvent à pied depuis la plaine, le tout dernier chaume, maintenant pourrissant dangereusement, est recouvert provisoirement sous une fine bâche de nylon maintenue en place sous le poids de volumineux troncs de bambou.

8 octobre - Ban Phoum Soung

Cheveux, tares, armes

Notre voisin, qui était pour l'occasion accompagné de son fils ou de son neveu, un adolescent de peut-être treize années environ, est hier soir rentré de deux jours de chasse en forêt. Le butin est dérisoire puisqu'il comprend, en tout et pour tout, uniquement deux écureuils et trois rats de bambou. Les bêtes ont toutes été immédiatement écorchées, dépecées et écartelées sur des tringles de bambou puis mises à fumer, suspendues à l'aplomb du foyer. Une seule moitié de rat échappa à ce traitement, épargnée pour notre repas de la veille au soir.

Lors des repas au sein de ma famille d'accueil, toujours en compagnie du père, notre rituel est immuable. Nous commençons par boire du lao-lao, comme le veut l'usage sans entamer le plat de riz durant ce temps, mais en picorant allègrement parmi l'ensemble des accompagnements disponibles, viande s'il y en a, légumes, bouillons et piments. Lorsque nous nous arrêtons de boire, nous pouvons enfin entamer le riz, cependant que tous les plats ont eu largement le temps de refroidir, notamment les quelques morceaux de pieds de cochon qui me sont resservis souvent. Une fois rassasiés, nous quittons la petite table, généralement moi le premier, pour nous servir, toujours dans notre bol à riz, d'eau bouillie ou d'infusion. Celle-ci est puisée dans une bouilloire noire de suie qui a été le dernier récipient à profiter des flammèches du foyer mourant. Notons ici à ce sujet que la plus grande part de l'eau consommée durant la journée dans les huttes, rapportée d'une source ou de la mare dans les tubes de bambou, n'est pour sa part toutefois pas toujours bouillie. Ensuite, nous les hommes ayant quitté la table, les femmes et les enfants peuvent prendre nos places et profiter à leur tour des plats, qui sont alors résolument refroidis, pendant que nous nous installons autour du foyer pour nous curer les dents, éructer d'aise et fumer la pipe à eau. Lorsque tout le monde s'est enfin sustenté, les chiens, que nous nous contentions jusque là de paresseusement chasser à coups de pied durant le repas, sont autorisés à franchement et définitivement nettoyer la place de tous les reliefs que nous y avons recrachés et abandonnés au sol. La petite table basse de rotin est alors débarrassée puis ôtée, suspendue à un clou planté dans une cloison ou rangée sur une poutre de la charpente, au-dessus de nos têtes. Comme dans toutes les maisonnées, elle ne sera redéposée au sol qu'à l'occasion du prochain repas.

Un marchand de cheveux chinois est parvenu ce matin dans le village. Il l'a parcouru rapidement en annonçant bien fort sa présence, puis s'est installé devant une hutte, sur la petite aire qui sert le plus souvent à y répandre sur des nattes du paddy - du riz non décortiqué - qui finit alors là de sécher. À peine plus d'un mètre carré lui est nécessaire pour étaler son barda, un sac contenant les bibelots à troquer et un autre les cheveux récoltés. C'est la quatrième reprise, en plusieurs séjours maintenant, que je rencontre un homme de cette "corporation" dans les montagnes du Nord Laos. La dernière fois, il y a deux ans, j'en avais alors parlé un peu plus précisément :

« Un marchand de cheveux est un homme qui parcourt, toujours seul et à pied, les villages montagnards avec son barda sur le dos. À l'intérieur de celui-ci, se trouvent deux choses capitales, un sac contenant les cheveux récoltés et un autre rempli de bibelots à deux sous sans aucune valeur et de mauvaises fabrications chinoises. Dès l'arrivée dans un village, il en sillonne quelques allées en criant un message annonçant sa présence puis, s'installant sur une aire dégagée, généralement juste devant une hutte, il y étale, sur un bout de bâche de nylon déposé au sol, ses "trésors" : épingles à nourrice, aiguilles à coudre et fils de couleur, coupe-ongles, ballons de baudruche, petits peignes et miroirs, bijoux de toc, pendentifs en plastique imitant le jade, et encore d'autres accessoires ou gadgets. Les femmes arrivent alors avec, dissimulée dans le creux de la main, une ou quelques mèches de cheveux amassées en une petite boule de jamais plus grosse taille que celle d'un œuf de poule. Ces mèches ont été conservées depuis une retouche antérieure de leurs chevelures, lors d'une précédente coupe des pointes, et au lieu d'être jetées, ont été vaguement rangées quelque part, généralement coincées entre deux planches d'une paroi ou sous une toiture de chaume, en attendant le passage du prochain marchand de cheveux. Une petite poignée de mèches à peine plus grosse que le volume d'un œuf équivaut par exemple, au choix, à un ballon de baudruche, à quelques mètres de fil à coudre de couleur ou encore à une épingle à nourrice.

La finalité de ce "métier" reste jusqu'à ce jour pour moi un mystère intégral, une énigme irrésolue. Je n'ai en effet aucune idée de ce que deviennent, une fois rapportés en Chine, les cheveux récoltés, s'ils sont revendus, alors à qui, s'ils sont ensuite transformés, bref j'en ignore absolument tout et je ne suis jamais parvenu à me faire expliquer quoi que ce soit à ce sujet. Et puis, autre questionnement majeur, ces marchands ne "commercialisent" jamais en plaine ; pourtant là-bas, il leur suffirait d'aller à la rencontre des coiffeurs qui, chaque jour, se débarrassent de bien plus grandes quantités de matériaux capillaires que les misérables petites poignées poussiéreuses qu'eux récoltent ici dans le même temps. Enfin et surtout, ils se donnent une peine monumentale pour parvenir à leurs fins. Parfois, dans certains villages qui ont nécessité deux ou trois heures de marche et d'efforts pour y accéder depuis le précédent, ce ne sont que quelques grammes de cheveux qu'ils en emporteront au total. Quoi qu'il en soit, l'arrivée d'un marchand de cheveux dans un village constitue chaque fois un évènement. Pour l'occasion, même les opiomanes, d'habitude presque totalement invisibles, apparaissent au grand jour pour venir contempler les trésors. Et bien que ce ne soit résolument pas le but premier du vendeur de cheveux, on peut aussi éventuellement lui acheter, pour deux ou trois sous, une de ses merveilles. »

J'évalue le butin total du marchand de ce jour à environ trois ou quatre kilogrammes de cheveux, même si je n'ai pas trop osé aller fouiller dans son fatras pour distinguer la part de ceux-ci de celle du reste de ses affaires. J'estime qu'il lui a bien fallu deux ou trois semaines de collecte itinérante pour accumuler cette modeste masse. En ce qui me concerne, n'ayant aucun matériau capillaire à lui troquer, je lui ai acheté plusieurs mètres de fil coloré ainsi que quelques colliers et des peignes en plastique qui me permettront opportunément de reconstituer ma réserve de petits présents. Il n'a toutefois malheureusement rien de bien intéressant à proposer pour la gent masculine.

10 heures. C'est désormais en compagnie de la bande de gamins du "quartier" situé de l'autre côté de la crevasse qui scinde le hameau en deux que je poursuis mes déambulations. Ce matin, nous nous sommes installés sous l'auvent du taudis, minuscule bicoque de bambou, d'un "idiot de village", comme il en réside presque toujours quelques individus dans chaque hameau. Isolés, fatalement seuls, ce sont les "crétins", les parias, les laissés-pour-compte, les "ngan bo ngam" - les beaux pas beaux - comme les qualifient ici les "normaux", tares physiques et mentales se cumulant. On ne devine le sexe de celui-ci, féminin, que grâce à sa tenue vestimentaire. Femme minuscule, chétive et bossue, le centre du visage atrophié, comme si le menton et le front souhaitaient se rejoindre. Installé là en compagnie des mômes, je perfectionne avec leur aide mon apprentissage de la prononciation des nombres chinois. J'atteins désormais presque parfaitement, quasiment sans aucune hésitation, le chiffre cent.

Une des trois petites caravanes arrivées ici il y a deux jours, et qui avaient ensuite poursuivi leur route vers le sud, chargées de denrées chinoises et d'alcool de riz local, refait ce matin son apparition, transportant cette fois des sacs aux contenus non identifiables. Je n'ai pas osé aller assister au déchargement des fardeaux dans la cour de la petite hutte concernée, car j'ai compris, peu auparavant, que des obsèques se déroulaient dans celle juste voisine. Hier déjà, en me promenant à sa proximité, j'avais très bien perçu, bien que la porte fût close, les incantations d'un chaman officiant à l'intérieur, mais n'avais pas imaginé que l'objet de sa visite et de son "service" était si sérieux. C'est donc ce matin, toujours en compagnie des gamins, lorsque nous fûmes réunis près de la hutte de "l'idiote", que j'ai compris. Nous avions débuté un petit jeu que j'initie de temps en temps, un peu stupide avouons-le, mais qui leur plaît généralement beaucoup, qui finit même la plupart du temps par faire pouffer de rire les adultes présents dans les parages. Les mômes me glissent à l'oreille des paroles, probablement quelques qualificatifs cocasses, mais dont je ne perçois pas la signification, qu'à mon tour je hurle ensuite à des fillettes se tenant plus loin, à une distance respectable. Seulement cette fois-là, lesdites fillettes se situaient à proximité immédiate de la maison du macchabée et mes plaisanteries profanatrices étaient donc ainsi criées exactement dans sa direction. C'est une des gamines de la bande qui a fini par me le faire comprendre, réalisant l'indécence de s'amuser d'un tel jeu à cet endroit et à ce moment.

Le village résonne désormais régulièrement du bruit strident des sifflets en plastique laissés là aux enfants par le marchand de cheveux. Assez fréquemment aussi, un coup de feu se fait entendre, déclenché à la vue d'un oiseau ou d'un petit mammifère aux abords du hameau. Les tireurs, bien qu'équipés ici uniquement des rudimentaires longues pétoires à crosses courtes de fabrication locale, font mouche presque à chaque fois. Les oiseaux, ces proies minuscules, sont ensuite parfois remis au plus jeune enfant du chasseur, qui se fait une joie de s'amuser avec pendant quelques instants, par exemple en les traînant un moment au sol, avant qu'ils ne soient récupérés par les adultes, puis plumés. Ils sont alors systématiquement consommés par la famille lors du repas suivant. Très tôt ce matin, dès le réveil, un groupe d'hommes s'était réuni autour de l'un d'entre eux, qui entreprenait là la restauration d'une vieille arme, et notamment le remplacement de l'emblématique petite crosse plate en bois, comme une simple poignée, en fait juste assez grande pour bien tenir dans le creux d'une seule main. Elle est d'abord dégrossie à la machette, avant que les travaux de réfection et d'ajustement du long et fin canon d'acier et du vieux mécanisme rouillé de mise à feu ne débutent. Seuls les canons ne sont pas fabriqués dans les villages, mais acquis sur des marchés de plaine, dans la province ou en Chine. Le mécanisme de mise à feu que je peux observer une fois de plus ici, bien que d'une conception extrêmement simpliste, a lui été entièrement forgé sur place. En employant ce type d'armes, définitivement rustiques, il n'est pas rare que des accidents se produisent, soit parce qu'elles ont été trop abondamment chargées de poudre, utilisées avec des plombs trop grossièrement calibrées, ou plus simplement parce que cette sommaire mécanique défaille inévitablement parfois.

Après-midi, des trombes d'eau se mettent de nouveau à dégringoler, par alternance avec quelques éclaircies. Le sol du village n'est que boue et déjections animales qui se répandent et les crevasses recueillent des flots d'eau marron dévalant la pente. Bien que me déplaçant très prudemment en surveillant chacun de mes pas, je glisse lors de l'un d'eux sur trois. Moi seul subis ce handicap, et j'admire l'assurance et l'équilibre de tous, de la plus jeune fillette au plus vieil homme. Une de celles-ci, chargée d'apporter aux voisins quelques braises incandescentes versées dans un tube de bambou fendu, court dans la boue et bondit au-dessus des flaques d'eau, alors qu'elle n'est chaussée que d'incommodes vieux godillots d'adultes. C'est avec la même agilité que tous ici s'y prennent lorsqu'il faut franchir les obstacles rencontrés sur les sentiers, les "passerelles" faites de seulement deux tiges de bambou, les rochers dangereusement glissants, les vieux troncs d'arbres pourrissants jetés au-dessus des ravins et encore d'autres passages à la fois pentus et boueux. Ils y bondissent, y gambadent comme des cabris, sans jamais craindre les chutes, forçant résolument mon admiration.

La pluie redouble. Nous nous sommes réfugiés dans notre hutte. Seuls les femmes et les enfants s'y trouvent en cet instant, mais ma présence là, pourtant sans autre homme adulte, ne provoque désormais plus de crainte ni de gêne, ne trouble plus personne. On s'en réjouit même, je le perçois bien. Autre geste significatif de mon acceptation attentionnée dans la maisonnée, certains de mes objets qui traînaient ici ou là ont été rangés, mais ils n'ont cette fois pas été, comme de coutume, simplement rassemblés près de mon sac ou sur ma paillasse. Ma gourde a été déposée au milieu des tubes de bambou de stockage de l'eau, ma brosse de nettoyage et mon savon dans la cuvette de toilette commune et mes cahiers près de la pipe à eau du patriarche.

Dehors, c'est décidément un déluge. Sous les tôles ondulées, le vacarme est désormais assourdissant. Soudain, une sorte de grondement se fait entendre, puis ce sont les lamentations d'une personne. Une belle portion du deuxième pignon de terre de la maison de nos voisins s'est effondrée. Il va rapidement, comme pour le premier déjà tombé il y a probablement seulement quelques semaines, être comblé par des treillis de bambou. L'ensemble, abri de plus en plus sordidement rafistolé, s'en trouve ainsi désormais sérieusement fragilisé.

9 octobre - Ban Talao Khang

Adultère

Hier, dernière soirée à Ban Phoum Soung, alors le drame. Cela avait d'ailleurs préalablement assez mal débuté. Peu après le repas, en compagnie du père et à nouveau trop arrosé de lao-lao, j'ai commis l'erreur d'ouvrir le boîtier de mon petit appareil photographique, avec la seule intention de remplacer le film juste achevé, sans songer à d'abord le rembobiner. Conséquence irréparable, ce film a fatalement entièrement brûlé et les vingt-quatre vues qu'il contenait ont ainsi toutes été perdues en une fraction de seconde. Il s'agissait de celles de mes derniers et meilleurs instants dans le village, celles des moments les plus complices aux côtés de ma famille d'accueil et de mes voisins. C'est cependant un peu plus tard que l'autre "accident" s'est produit. La nuit était déjà tombée depuis quelque temps.

Joyeusement ivre, je suis allé rendre une énième visite au jeune couple dont je parlais il y a deux jours, celui qui a quitté le foyer patriarcale pour construire sa propre petite hutte, indépendante, juste à côté et y élever ses deux bambins, la famille dont la mère m'avait offert un œuf. Là-bas, ces gamins m'ont maintenant totalement accepté, et je peux même désormais les porter dans les bras sans plus aucune appréhension de leur part, une gageure ici ! À mon arrivée, tous étaient attablés. Je me suis donc d'abord, comme il se doit, assis un peu à l'écart en déclinant poliment et à plusieurs reprises une invitation à les accompagner, arguant du fait que j'avais moi-même déjà mangé peu de temps auparavant. Puis finalement, devant leur insistance, et aussi en voyant les gamins exprimer autant de joie en ma présence, je me suis joint à eux.

Après le repas, le couple s'étend un instant sur le bat-flanc de repos pendant qu'avec les bambins nous continuons de nous amuser, de chanter, en nous payant de belles tranches de fous rires. Puis, confiant, le jeune père s'absente, s'en va je ne sais où à travers le village boueux, probablement visiter une hutte voisine, me laissant là, en compagnie de son petit ménage. Avec les mômes, nous poursuivons notre chahut, nous faisant par exemple répéter à tour de rôle une ou deux phrases chantées. Là, et comme toujours en soirée, nous sommes tous plongés dans une semi obscurité, l'intérieur des huttes n'étant éclairé que par les braises et quelques dernières flammèches mourantes du foyer, ainsi que par les minuscules lueurs produites par une ou deux mèches de lampes à graisse. La jolie jeune mère, dans cette pénombre, nous observe de son bat-flanc qu'elle n'a pas quitté, toujours allongée là, sous une couverture. Elle aussi rit aux éclats.

Voilà le tableau, une atmosphère particulièrement décontractée, un peu trop sans doute. Alors, geste qui serait considéré comme anodin presque partout ailleurs dans le monde, mais ici de relative folie, suite aux effets conjugués de l'alcool et de cette joyeuse agitation, j'ose innocemment, sans suffisamment y réfléchir, car oubliant alors les conventions - les négligeant plutôt - m'allonger à mon tour à la place qu'a laissée le père sur le bat-flanc de repos. Nous continuons de rire, bruyamment. Les deux mômes m'ont rejoint et s'amusent maintenant à se ruer à tour de rôle sur moi. La mère se tient à l'autre extrémité du bat-flanc souple de bambou, à une distance respectueuse de peut-être un mètre cinquante, ou un peu plus. Toutefois désireux de bien montrer en permanence ma position et de ne rien voiler de mes gestes, je maintiens continuellement allumée, portée à bout de bras et orientée dans ma direction, ma petite lampe-torche. C'est exactement à ce moment que le père est revenu. Nous chantions à nouveau. Scandalisé, il a hurlé une ou deux phrases à mon intention. Littéralement abasourdi, j'ai alors bondi du bat-flanc, la vision encore un peu éblouie par l'éclat de ma propre lampe, et le cerveau toujours passablement embrumé d'alcool. J'ai néanmoins eu la présence d'esprit de ne pas quitter immédiatement la hutte, mais de retourner m'asseoir près du foyer, presque aux pieds de l'offensé - puisqu'il s'agissait bien de cela. Il a continué un court instant à tempêter, puis s'est finalement assis lui aussi, mais en me tournant cependant ostensiblement le dos. Le père de ma propre maison d'accueil, ainsi que probablement bien d'autres voisins, avait sans nul doute bien suivi, à distance, toute la scène, les légères parois de bambou autorisant peu d'intimité et laissant largement filtrer l'ensemble les bruits et sons émanant des intérieurs. Il est donc rapidement apparu à son tour. Le père fâché s'est alors à nouveau exprimé, toujours aussi fort et sans se retourner, avec des propos que je ne pouvais bien sûr par déchiffrer mais semblant résolument lourds de reproches et d'indignation. La jolie jeune mère a tenté de s'expliquer, et au ton de sa voix, j'ai bien compris qu'elle prenait ma défense, visiblement en décrivant l'objective innocence de l'action. Puis le père de ma famille a pris la parole, durant un long moment, un de ces interminables monologues de patriarche, de chef. Je n'ai pas osé relever la tête de tout ce temps, pressentant confusément que tenter de m'exprimer en ce moment eut été relativement malvenu. En m'allongeant sur le bat-flanc de repos du couple, en l'absence de l'homme et aux côtés de sa femme, j'ai vraisemblablement provoqué là un grave tabou. Plus tard, avant de regagner notre hutte, j'ai quand même pu serrer la main du jeune père. Soulagement, nous n'étions donc pas en guerre.

De retour dans notre hutte, avec le père nous nous sommes tenus pendant une heure ou deux près du foyer, assis là sur les tabourets bas, lui à fumer sa pipe à eau, moi à l'écouter plus ou moins attentivement. Je n'ai pas compris grand-chose à son discours, si ce ne sont quelques paroles décrivant l'incongruité de mes gestes, et de la situation ainsi engendrée. Je suis parvenu à m'expliquer moi-même un peu, à lui assurer surtout qu'il n'y avait eu là aucune préméditation ou volonté de nuire de ma part, seul l'amusement des enfants me guidant alors. Pour tenter de réparer un tant soit peu l'affront subi par le jeune homme, ou au moins pour tâcher de prouver mon sincère souhait de réconciliation, j'ai ensuite chargé le père de ma famille d'aller lui remettre, lui offrir ma petite lampe-torche, un joli objet de provenance américaine qui plaît toujours énormément à tous, et provoque même beaucoup d'envies, surtout lorsqu'elle est mise en comparaison avec les grossiers et lourds modèles de très mauvaise fabrication chinoise universellement utilisés dans ces contrées. J'y ai aussi joint, l'ensemble glissé dans un étui en tissu, ma réserve de piles et d'ampoules de rechange. En définitive, de quoi composer ici un cadeau honorable. Le père en est évidemment revenu bredouille, avec en main les mêmes objets, l'autre ayant poliment refusé le présent. Je lui ai donc expliqué que je les lui laissais et le chargeais de les lui remettre le lendemain, après mon départ, lorsque le jeune homme n'aurait plus de possibilités de décliner l'offre.

C'était là la dernière de quatre soirées parmi les Akha du village de Phoum Soung, après un premier séjour de la même durée déjà effectué il y a deux ans. Nous sommes allés nous coucher. Le père a fumé l'opium jusque très tard. La jolie jeune mère voisine a longtemps vanné du riz à l'extérieur, juste de l'autre côté de la paroi de planche sur laquelle s'adosse ma paillasse.

Est-il utile de préciser que, dans ces circonstances, ce matin au réveil, je me suis fait particulièrement discret jusqu'à l'instant de mon départ. Profil bas, je ne me suis même pas approché de l'angle de notre hutte, lieu duquel j’eus alors été visible du jeune couple habitant celle voisine, celle du "drame".

Départ matinal, vers 7 heures, pour Talao Khang, autre village Akha tout proche, à une heure de marche à peine, dont on vient de m'informer de l'existence, que je n'avais absolument pas soupçonnée lors de mon précédent passage dans le secteur, deux ans auparavant. Un adolescent m'y accompagne. Je n'avais pourtant aucunement besoin de guide pour effectuer un trajet aussi court et aisé, ne présentant a priori pas la moindre difficulté de reconnaissance, mais cela faisait quelques jours que c'était devenu un sujet de plaisanterie avec les jeunes garçons d'ici. C'était à celui qui serait capable, sans peur, de m'accompagner, seul, de me guider pendant quelques heures de marche en forêt jusqu'à un prochain village. Tous, au début, me craignant encore, refusaient catégoriquement, et ceci même en envisageant l'hypothèse de venir à deux, et contre rémunération. Puis, les jours suivants, à tour de rôle nous nous amusions à nous provoquer mutuellement sur ce thème. Alors, ce matin, quand, sans conviction et toujours sur le ton de la plaisanterie, j'ai une ultime fois interrogé l'un d'eux à ce sujet et qu'il a courageusement accepté, nous avons dûment négocié avant de nous mettre d'accord sur un tarif de vingt-cinq-mille kips. Il s'agit évidemment là d'un montant largement surestimé pour un aussi court trajet, mais peu m'importe, car ce sera ma toute dernière contribution envers les villageois de Phoum Soung, et il est en outre convenu qu'il portera mon sac, sur ces sentiers boueux, me laissant ainsi plus libre d'observer confortablement les paysages. À notre arrivée, étrangement il n'a pas voulu se montrer aux villageois de Talao Khang, et a donc rebroussé chemin dès deux-cents mètres avant de franchir la clôture du hameau. Je l'ai un peu regretté, car je m'étais dit qu'il aurait pu ainsi se charger lui-même des présentations, et m'éviter alors l'immuable et rituel discours que je me dois de réciter dès chaque entrée dans tout nouveau lieu habité. Je suis donc parvenu seul, émergeant d'un épais brouillard qui était remonté de la vallée durant notre progression, et ce sont les chiens du village qui, sans surprises, m'ont accueilli les premiers, annonçant bruyamment mon apparition.

Un énorme bloc rocheux presque plat s'impose sur une aire de terre nue qui s'étend face au village. Il compose une surface propre, non souillée de déjections animales, sur laquelle plusieurs hommes peuvent se tenir simultanément. C'est rassemblés là, une trentaine d'entre eux assis sur leurs talons, et moi sur un tabouret bas que l'on m'a prestement apporté, que nous avons fait les présentations. En signe de bienvenue un homme m'a offert, dans un bol, quelques fragments d'un volumineux essaim d'abeilles sauvages aux alvéoles gorgées de miel. Il suffit de les mâcher jusqu'à ne plus conserver en bouche qu'un petit caillot de cire, comme un "chewing-gum", que l'on avale parfois également ou que l'on recrache.

Ce matin, juste avant de quitter le village de Phoum Soung, lors de nos salutations de départ, la mère de ma hutte m'a offert un œuf cuit, comme elle l'avait déjà fait il y a deux ans à la même occasion. Pour des raisons identiques de risques d'intoxication alimentaire expliqués plus haut, je ne l'ai pas mangé, mais enfoui dans mon sac, où se trouvait également celui remis deux jours plus tôt par la jeune mère voisine. Je les ai alors ressortis ici, et deux enfants, ravis de l'aubaine, s'en sont régalés.

C'est seulement en fin de matinée que les dernières nappes de brume se sont dissipées et que j'ai pu découvrir mon nouveau panorama, une vallée inondée de forêt dense. Nous nous situons à une de ses extrémités et elle s'étend loin, certainement à plusieurs dizaines de kilomètres.

Dans la maisonnée que j'ai choisie pour m'héberger, une des plus vastes pourtant, ne sont pour l'heure présents que le père, opiomane addictif, ainsi qu'une de ses filles, farouche, et un de ses fils, plutôt nerveux. Ce dernier m'apprend que les autres membres de la famille, une douzaine de personnes environ au total, sont absents, tous étant partis pour plusieurs jours travailler aux rizières, et on ne sait pas exactement quand ils reviendront. C'est un inconvénient à cette saison, beaucoup parmi les actifs se rendent régulièrement dans les parcelles les plus éloignées, pour plusieurs journées d'affilée chaque fois, afin de ne pas avoir à effectuer quotidiennement les longues marches requises par ces trajets. Là-bas, ce sont d'interminables et pénibles heures employées à sarcler puis à moissonner, l'ensemble de ces travaux étant, de plus, exécutés uniquement à la force des bras. La nuit, tous s'abritent dans les éphémères, minuscules et fragiles huttes de bois et de bambou construites là.

Le père semble passer la quasi totalité de ses journées, parfois en compagnie d'un ou deux de ses acolytes qui le rejoignent là, dans le grenier, allongé sur une simple natte étalée sur le sol de planches, entre une étendue d'épis de maïs blanc effeuillés et un tas de paddy visiblement déjà sérieusement colonisé par les charançons. Ce sont des forcenés puisqu'ils apprêtent sur leurs pipes des boules d'opium d'une taille équivalent presque à celle d'œufs de pigeon. Certains d'entre eux ne savent par ailleurs manifestement pas suffisamment s'y prendre, et c'est alors mon hôte qui leur prépare les pipes, puis qui contrôle et dirige la combustion de la drogue durant les phases d'inhalation par les fumeurs.

De dimensions bien moindres que le précédent, le village de Talao Khang doit effectivement comporter un nombre de maisonnées quatre à cinq fois inférieur, soit à peine plus d'une douzaine au total. Dans celle que j'ai maladroitement choisie, dans laquelle ne se trouvent donc le plus souvent que le père opiomane et sa fille timide, le calme règne. De leur côté, mes jeunes voisins, que rejoint d'ailleurs régulièrement le fils de ma maison, sont pour leur part particulièrement turbulents. Une bande de garçons plus ou moins imbibés d'alcool, mais surtout abrutis au ya-baa, aux méta-amphétamines, l'ecstasy du pauvre. Ils ne sont pas méchants, mais sous l'influence de ces produits, poussent un peu loin la provocation intime. Alors, ce soir, je me réfugie chez d'autres voisins, chez le nay ban, le chef du village, une maisonnée située légèrement plus haut et de l'autre côté d'une profonde crevasse qui, ici aussi, divise le hameau en son milieu. Une nombreuse famille y vit, et à mon arrivée, pas moins de quatre jeunes femmes sont réunies là. Plus tard, quelques coups de feu résonnent à l'extérieur, les garçons s'amusent.

La Chine parvient jusqu'ici notamment par le biais de quelques produits manufacturés d'une qualité que nous n'aurons jamais connue en occident. Des produits non-durables par excellence. Les poils des brosses à dents sont totalement couchés après seulement deux utilisations, les tissus des vêtements n'opposent aucune résistance aux déchirures, les objets en plastique se brisent pour un rien, les mécanismes de briquets tombent rapidement en pièces, manquant alors parfois de brûler ceux qui les manipulent, les lampes-torches sont promptement hors d'usage, les durées de charge des piles sont extrêmement brèves, etcétéra.

Je dois me retenir pour ne pas abuser des prises de vue, notamment pour ne pas troubler mes hôtes, et plus largement l'ensemble des villageois, tellement les situations éminemment photogéniques abondent, par exemple celles mettant en scène les femmes affublées de leurs exubérantes et si spectaculaires coiffes et tenues vestimentaires, par ailleurs en permanence attelées à maintes tâches du quotidien, attisant les foyers de cuisson, fumant les pipes à eau, portant les bébés dans le dos ou les allaitant, soignant les cochons et nourrissant la basse-cour, allant ou revenant de la forêt chargées de leur hotte, puisant l'eau des sources dans les tubes de bambou, filant ou tissant le coton, vannant ou pilonnant le riz, brodant sous les auvents des huttes, préparant les repas, jouant avec les plus jeunes enfants, se réunissant en cercle, pour commérer, sous les belles lumières de fin de journée.

10 octobre - Ban Talao Khang

Argent, trésor, pêche

Hier soir, chez mes voisins, dans la famille du nay ban - c'est-à-dire du chef du village - une vieille femme est venue se procurer un peu d'opium. La mère de la maison a alors dévoilé une partie de la réserve familiale, stockée dans un pot de bambou qui en contenait bien à lui seul un demi-kilogramme au total. À l'aide d'une spatule de bois, elle y a prélevé une centaine de grammes avant de ré-égaliser le niveau du produit restant dans le récipient, utilisant pour cela son index mouillé de salive. C'est en revanche le père qui s'est ensuite chargé de la transaction, en commençant par une minutieuse pesée de la drogue sur la traditionnelle petite balance à suspension en bois et bronze, un objet artisanal couramment employé dans les villages.

J'ai bien sympathisé avec l'ensemble de cette maisonnée voisine. Hier soir, tous ont beaucoup insisté pour me retenir, pour que je passe la nuit parmi eux, m'incitant même à aller immédiatement chercher mon sac chez l'opiomane, puis de le rapporter ici. Malgré une forte envie, j'ai jugé préférable de décliner l'offre, afin surtout de ne pas risquer d'offenser mon hôte par un tel geste, si peu convenable, et je suis donc finalement retourné passer la fin de veillée puis la nuit chez lui, mais en me promettant d'en déménager au plus tôt, puisque je me suis décidé à rester pour une seconde journée dans ce village.

C'est d'ailleurs hier soir le fils de mon hôte, un des jeunes turbulents, âgé de peut-être seize ou dix-huit ans, qui est lui-même venu me chercher chez ces voisins, penaud et tremblant parmi la nombreuse assemblée qui était réunie là autour de moi. À son allure particulièrement distinguée, j'ai tout de suite deviné qu'il avait une idée en tête, ainsi fraîchement habillé de sa chemise probablement la moins souillée, et même d'une veste, puis les cheveux soigneusement gominés, tout un apprêtage peu commun en ces endroits. Bref, le grand jeu s'annonçait. Un flacon d'alcool de riz, deux verres et une lampe à graisse allumée nous attendaient en effet chez lui, exposés sur la petite table de bois branlante. C'est une situation assez courante pour moi dans ces contrées, l'occasion est tellement rare que nombreux sont ceux qui veulent avoir l'honneur de profiter de la présence du falang, de l'étranger, et notamment d'en faire leur hôte au moins une fois. Seulement, et la timidité n'aidant pas, ce jeune manque cruellement de conversation - sans la compagnie de ses camarades, il se fait tout de suite beaucoup moins bravache ! - et je suis alors bien aise lorsque son père, l'opiomane, quitte son antre du grenier pour nous rejoindre. Son allure est inquiétante puisqu'elle incarne la caricature même du fumeur d'opium dans un état de dépendance avancé, un corps osseux, desséché, des yeux reculant dans leurs orbites, une peau cireuse et verdâtre, un accoutrement vestimentaire digne du plus démuni des clochards, de vieilles loques déchirées et poussiéreuses.

Depuis le scandale "adultérin" de l'avant-veille, je n'ose plus approcher les femmes de trop près. Du moins, je crains désormais en permanence de trop ostensiblement orienter vers elles mon attention, et même de leur adresser certaines de mes habituelles plaisanteries. Et c'est un crève-cœur, car elles sont irrésistiblement attirantes. Je perçois aussi clairement, comme souvent, que ma présence ne les laisse pas totalement indifférentes, et la pensée me hante désormais que cela puisse se remarquer parmi les hommes, leurs compagnons. Fichue paranoïa que je ne connaissais pas jusqu'alors. Quoi qu'il en soit, cet épisode m'aura lui aussi utilement servi de leçon. Par des actions à faire ou ne pas faire, par des gestes et des paroles de politesse que j'acquière progressivement, par des tabous à ne pas lever, j'apprends chaque jour à me faire accepter un peu plus facilement parmi les villageois montagnards de la région. Une des limites que je dois donc m'imposer concerne mes relations et mes échanges avec les jeunes femmes mariées. N'allons toutefois pas imaginer ce qui n'a pas lieu d'être, au sein de ces sociétés aux mentalités particulièrement pudiques. Il ne s'agit ici en effet que de situations et de gestes à caractère excessivement anodin au regard de nos mœurs occidentales, par exemple simplement s'éterniser un peu trop longtemps en compagnie de cette gent féminine alors qu'aucun autre homme ne se trouve présent. Il faut dire que, physiquement souvent sublimes, et encore valorisées dans leurs spectaculaires tenues traditionnelles, elles m'attirent comme un aimant.

Lever à 5 heures 30. Des femmes sont déjà actives. Chacune vaque à ses occupations, presque silencieusement dans les brumes matinales de l'aube à peine naissante. Ces tâches consistent principalement, à cette heure et pour celles d'entre elles qui opèrent à l'extérieur, au nourrissage des cochons, dans les auges de bois boueuses éparpillées un peu partout devant les huttes.

J'ai ainsi fermement décidé de rester au moins une deuxième nuit dans le village. Je souhaite néanmoins changer de famille d'accueil et déménager chez les voisins, dans celle du nay ban, parmi laquelle j'ai passé l'heureuse soirée de la veille. Il faudra alors aujourd'hui que je parvienne très diplomatiquement à transférer chez eux mon sac, sans risquer de heurter ou de vexer mes hôtes actuels.

Dans les villages, les hommes me demandent très souvent de leur montrer quelques billets de banque américains et européens, dont ils ne doutent pas un instant que je suis en possession, la plupart d'entre eux m'avouant généralement qu'ils n'ont encore jamais eu l'occasion d'en observer. J'accède le plus souvent à leurs requêtes, sauf s'il s'agit de jeunes un peu turbulents, ou d'hommes même plus âgés, mais passablement éméchés. Dans ces cas, pour décliner leurs demandes sans commettre d'affront, mais également annihiler toute tentative d'insistance de leur part, il me suffit d'exiger en contrepartie de pouvoir moi aussi observer leurs richesses, c'est-à-dire leurs réserves d'argent, le métal, l'argent massif dont je vais reparler plus bas, et que je sais pertinemment qu'ils n'exhiberont jamais, en aucun cas, devant quiconque. Je n'ose pas encore solliciter de pouvoir accéder aux principaux stocks d'opium que chaque famille dissimule presque aussi jalousement que l'argent, mais je ne doute pas y parvenir un jour. Quant aux "trésors" d'argent massif, il est absolument certain que je ne les verrai jamais, le sujet étant tabou.

Parce que continuellement dévaluée, en permanence et très régulièrement depuis au moins une trentaine d'années, les montagnards n'ont aucune confiance en la valeur de la monnaie nationale, le kip, et l'emploient alors très peu, en tout cas ne la thésaurisent pas. Notons qu'il faudrait à ce jour réunir douze-mille-cinq-cents billets de un kip - une coupure encore utilisée dans le pays jusqu'à il y a une vingtaine d'années seulement - pour composer l'équivalent de un seul euro ! Or, un avantage pour cette province septentrionale de Phongsaly réside, pour une vaste part de son territoire, dans sa proximité géographique avec la Chine. La quasi totalité des quelques échanges commerciaux des montagnards se fait alors avec ce voisin géant, et c'est presque exclusivement sa monnaie, le yuan, incommensurablement plus stable que le kip national, qui est utilisée par les villageois de la région.

La vraie richesse, le capital, c'est l'opium et l'argent, ce dernier sous la forme de quelques petits lingots et de piastres coloniales indochinoises épargnés. C'est aussi, mais dans une moindre mesure, les quelques bétails que certains ont la chance de posséder. Puis il y a les réserves annuelles de riz, ici stockées dans les greniers circulaires de bambou et de terre élevés sur pilotis face aux huttes. L'opium, dissimulé je le suppose au fond des "placards à dormir", et pouvant se conserver là durant plusieurs années, pourra alors servir à tout moment, outre la plus grosse part qui restera réservée à la consommation domestique, de monnaie d'échange pour effectuer toutes sortes d'achats, de trocs ou contre rémunération de services rendus.

Il y a donc l'argent massif. D'abord, les piastres indochinoises, la monnaie coloniale française abandonnée là en abondance par nos aïeuls, de belles grosses pièces tintinnabulantes de vingt-sept grammes d'argent. Puis il y a les lingots, de petites barres grossièrement fondues d'environ cent-cinquante à trois-cents grammes de métal pur, provenant soit de la refonte récente de bijoux ou de piastres, mais surtout eux aussi laissés là autrefois en quantité par les colons français, puis par les Américains, qui s'en servaient notamment pour l'achat d'opium aux montagnards, achats opiacés consentis en contrepartie de "services" rendus par certains groupes minoritaires, en bref d'enrôlements dans des guérillas contre le pouvoir communiste qui se mettait alors insidieusement en place.

L'argent massif est ainsi devenu, dans ces zones reculées, la valeur refuge par excellence, celle pour laquelle on peut le plus sûrement faire confiance à la stabilité du cours, à tel point qu'un villageois se retrouvant en possession de kips - la monnaie nationale lao actuelle - dépassant le cadre de ses besoins, tâchera de convertir ses billets en métal précieux. Cette richesse-là en revanche, perpétuellement transmise de génération en génération, chacun sait qu'elle n'est jamais conservée dans les huttes, les chefs de famille la dissimulant précautionneusement en forêt, enfouie dans un ou plusieurs lieux secrets connus d'eux seuls. Beaucoup ne dévoileront les emplacements des cachettes à leur descendance que sur leur lit de mort. Combien de trésors ont-ils été ainsi définitivement perdus, dissimulés dans des endroits dont le propriétaire n'a pu révéler la localisation suffisamment tôt ? Étonnamment, l'or n'a en revanche pour sa part jamais fait son apparition parmi les montagnards, alors qu'il est largement utilisé presque partout ailleurs en Asie, et même ici au Laos, jusque dans les bourgs ruraux de plaine.

Ça y est, j'ai transféré mon sac chez mes voisins, signifiant par là mon déménagement. Cela s'est fait en douceur, mais rapidement. Le jeune fils de la maison et deux de ses acolytes turbulents étaient réunis sur le bat-flanc de repos qui m'a été accordé. Comme ils "gravitaient" un peu trop près autour de mes affaires, insistant même lourdement pour pouvoir les inspecter, je leur ai expliqué que cela ne se faisait pas - le devinant d'ailleurs très bien eux-mêmes - et que cela me posait donc un problème. J'ai aussi prétexté un autre motif, réel et véridique celui-ci, le fait que je me rendais compte que ma présence dans cette grande hutte vide, la plupart des occupants étant absents pour plusieurs jours, troublait les allées et venues de la jeune fille, souvent seule ici, son père opiomane ne s'éloignant pas de son grenier et son frère rejoignant fréquemment ses camarades dans une autre cabane. Passablement convaincus, ils m'ont alors simplement poliment proposé de revenir manger au moins une fois avant mon départ. J'ai donc réuni mon barda, puis ai prestement déménagé.

Le père de ma nouvelle famille d'accueil, le nay ban, quitte ce matin le village, pour la journée entière me dit-il. Lui et sa femme s'en vont pêcher dans le torrent qui court au fond d'un vallon. Je bondis sur l'occasion de pouvoir les accompagner, mais à mon étonnement, et je ne sais pour quel motif, ils refusent ma sollicitation. De la simple gêne peut-être. Ou estiment-ils que cette activité ne soit pas suffisamment digne de mon intérêt. Ou encore existe-t-il une raison plus profonde, un tabou qui exclurait ma présence. Mystère à ce sujet. Ils me confient alors à l'un des tout jeunes pères de la maison, un gars peu jovial, voire légèrement ténébreux. Que nenni, trente minutes plus tard, j'attrape ma gourde, mon parapluie et mon chapeau, et prends la même direction qu'eux. Par chance, ils n'ont pas déjà quitté le sentier, et je les rejoins juste à l'endroit où celui-ci franchit le torrent. Ils n'ont ainsi pas encore débuté la séance puisqu'il faut commencer par préparer le matériel, et notamment le générateur de courant. Car nous allons pêcher à l'électricité. Le générateur, comme une grosse dynamo, est placé dans un grossier châssis de bois, un cube de quinze centimètres de côté, et équipé d'une manivelle en fer. Deux fils électriques, longs de quatre ou cinq mètres chacun, s'en échappent et rejoignent, respectivement, l'intérieur d'une épuisette et l'extrémité d'une perche de bambou, toutes deux munies d'une petite tige d'acier. Au bout d'une demi-heure, le générateur, vieille mécanique graisseuse d'origine chinoise, est remis en état et nous pouvons dès lors débuter. La femme prend l'objet en bandoulière pendant que le bâton et l'épuisette sont portés et manipulés par l'homme. Ce dernier me charge de transporter le petit sac d'épaule contenant un beau volume de riz cuit empaqueté dans un morceau de feuille de bananier, et une vieille boîte de conserve vide.

Nous nous engageons alors tous trois dans le torrent, l'homme en tête, la femme le suivant et moi fermant la marche, puis entamons la remontée de son cours. La femme commence à actionner la manivelle du générateur et l'homme plonge simultanément, et à reprises régulières, la perche de bambou et l'épuisette dans l'eau. Les poissons passant entre les deux petites tiges d'acier dont chacun des deux objets est équipé, c'est-à-dire à l'intérieur du champ électrique ainsi généré, sont instantanément foudroyés. Se contorsionnant alors, leurs silhouettes scintillantes sont immédiatement perceptibles même s'ils ne remontent pas tout de suite à la surface. Il ne reste plus qu'à les attraper à l'aide de l'épuisette, et je me charge, me tenant légèrement en aval, de récupérer ceux qui n'ont pas été repérés suffisamment tôt, et qui sont déjà emportés par le courant.

Le torrent serpente en forêt, au fond de ravins escarpés qui se succèdent. Nous pouvons à peine quitter son cours tellement les abords immédiats ne sont que denses fourrés impénétrables, sur des pentes parfois abruptes. Partout, la végétation foisonne, tant qu'il ne s'y trouve plus un seul espace découvert. Après environ deux heures de cette déambulation aquatique, nous avons peut-être parcouru un ou deux kilomètres et capturé une cinquantaine de minuscules poissons, dont le poids total n'excède probablement pas trois ou quatre-cents grammes. Nous nous arrêtons alors sur un banc de galets, rassemblons rapidement un peu de bois sec, puis allumons un feu pour cuire, dans la vieille boîte de conserve que nous avions emportée, la moitié des poissons capturés auxquels nous adjoignons quelques herbes et du sel. Une grande feuille de bananier sauvage juste cueillie est déposée au sol et l'ensemble y est répandu : le contenu de la boîte de conserve désormais cuit, ainsi que le riz et du piment pilé rapportés du village. L'homme confectionne rapidement une paire de baguettes pour chacun de nous trois, nous permettant alors de picorer dans le modeste plat de poissons, et nous utilisons un fragment de la feuille de bananier pour nous servir de riz, par petites poignées immédiatement englouties. Eux vont poursuivre la partie de pêche durant toute l'après-midi, en continuant de remonter le torrent, et ils m'indiquent que, cette fois, il est préférable que je regagne le village.

Parvenu là-bas, avec les enfants nous passons un peu de temps à visiter une ou deux familles, ainsi que quelques jardins. L'un des gamins, de peut-être quatre ans et laissé, comme souvent chez ceux de ces âges-là, totalement dévêtu, est un vrai moulin à parole. Il me suit partout dans mes allées et venues, à travers les allées boueuses du village. Allant ainsi, nous faisons alors bien rire toutes les femmes.

Ici comme ailleurs, les quelques hommes restant présents au village, c'est-à-dire ceux qui ne l'ont pas quitté pour les rizières durant plusieurs jours, se réunissent régulièrement autour de moi, en fin d'après-midi par exemple, lorsqu'ils reviennent des champs proches ou de la forêt. Je montre désormais presque tout le contenu de mon sac et aussi celui de ma petite sacoche de bandoulière, que je porte presque en permanence, et qui renferme une part de mon argent, kips lao, dollars américains et euros, mon passeport, divers objets tels mes comprimés de purification de l'eau, ma boussole, ma lampe frontale, ainsi que mes cahiers auxquels ils me voient fréquemment attelés. Je leur explique souvent, notamment pour ne pas risquer de générer des incompréhensions, ce que j'y rédige à si maintes reprises au cours de mes journées. Que j'y décrive tous ces évènements et scènes observés ici parmi eux, tellement banals à leurs yeux, les fascine, mais les flatte parfois également. Précisons que la plupart d'entre eux sont totalement illettrés, et ma vélocité de rédaction les amuse par ailleurs beaucoup. C'est enfin en me voyant écrire que, très régulièrement, il leur prend l'envie d'entendre parler ma langue, et me demandent alors de lire à haute voix quelques lignes de mes pages, mais j'ai rarement le temps de prononcer plus de cinq ou six mots avant que tous pouffent de rire au son de ces étonnantes sonorités francophones. Un autre jeu lié à l'écriture a parfois lieu avec les enfants. Je m'informe à tour de rôle de leurs prénoms, puis inscris ceux-ci sur mon cahier. Lorsque la liste est complète, je la récite d'un coup, sans interruption. Cela les fait hurler de rire.

Dans ces villages isolés, l'existence est âpre, austère, et surtout rude, pour tous, des enfants aux vieillards. Même les premiers sont quotidiennement mis à contribution pour d'éreintants labeurs. Pour simple exemple - mais il y en aurait tant d'autres à décrire - j'ai parfois vu certains d'entre eux, âgés de pas plus de douze ans, envoyés pour la journée dans une parcelle juste défrichée, avec pour consigne de la labourer à la houe, et en revenir le soir, exténués. Malgré cette rusticité et âpreté de la vie, je crois n'avoir jamais eu l'occasion d'observer, après pourtant tant de temps passé dans ces endroits, un seul enfant s'apitoyer sur son sort, se plaindre, bouder, faire la tête. De même, jamais je n'ai aperçu l'un d'eux entrer en conflit, entamer un accrochage ou la moindre altercation avec ses camarades, ses frères et sœurs ou ses parents, encore moins se répandre en pleurs de frustration ou de colère, ni geindre par simple caprice. Enfin, je ne les vois jamais semblant s'ennuyer, désœuvrés. Au contraire, ils seront toujours riants, et usant leur temps libre à jouer, réunis en groupe, jamais seuls, à renouveler souvent des parties des mêmes jeux rudimentaires, dont ils auront eux-mêmes fabriqué les accessoires requis - les combats de toupie à ficelle en représentant un des plus emblématiques - et dont ils ne paraissent jamais se lasser. En définitive, cette rudesse de la vie montagnarde et forestière, et l'obligation de se soumettre à ses contraintes sans jamais sourciller, semblent intégrées dans toutes les mentalités, même celles des plus jeunes.

Voici les prénoms des enfants Akha du village de Talao Khang : Vatsiou, Botay, Khay, Dzia, Tchii, Laao, Tha, Nami, Euntha, Pâo, Djoua, Thay, Nioun, Khao, Vaat, Khia, Sii, Yiia, Dszeu, Minan, Tsou.

Comme lors de chacun de mes séjours précédents en ces territoires reculés, j'ai cette fois encore, au fil des jours, cédé les quelques derniers objets qui ne m'étaient pas strictement indispensables, ma petite lampe-torche - j'ai en revanche conservé la lampe frontale - ma tasse en aluminium, mon carré de serviette éponge, un foulard me suffisant pour ce simple usage, et encore quelques autres accessoires quelconques. Le contenu de mon sac se limite désormais à une tenue de rechange - une chemise légère, un short et un sous-vêtement - un pantalon Hmong en toile, une veste polaire, un parapluie, une gourde, un savon, un appareil photographique compact et une douzaine de films, ainsi qu'une boîte en plastique renfermant quelques médicaments et menus objets.

11 octobre - Ban Talao Khang

Chinois, opium, trafic

Deux individus chinois ont hier soir fait leur apparition dans le village, ils se sont installés dans notre hutte. Je ne connais pas l'objet de leur visite, ils ne transportent aucune marchandise, ils ne consomment pas d'opium et ne semblent pas non plus le commercialiser. La famille au sein de laquelle j'avais passé la nuit précédente est également rentrée cette nuit des champs, et un des jeunes hommes, qui fut rapidement informé de mon bref passage sous leur toit, est immédiatement venu à ma rencontre en fin de soirée, pour poliment m'inviter à aller déjeuner chez eux le lendemain. À certains regards et attitudes de mes nouveaux hôtes dès son apparition, j'ai eu la nette impression que les rapports entre les deux foyers n'étaient peut-être pas au beau fixe, et ne me suis donc pour l'instant pas formellement engagé à quoi que ce soit. En revanche, j'ai dès ce matin sollicité auprès du père de pouvoir résider ici une troisième nuit, alors qu'il avait pourtant déjà convenu d'un plan de départ pour ce jour à mon intention, qui consistait à accompagner des membres de la famille qui partiraient aux champs et en forêt, et qui auraient donc ainsi pu me guider sur une partie du chemin.

Je visite quelques huttes voisines. Dans l'une d'elles, une conversation va bon train entre trois hommes réunis là. Je peux y voir, déposée au sol, la traditionnelle petite balance à suspension, et sur un van à riz, une masse compacte et brune, un pain d'opium brut et entier, non entamé. Je le soulève, il doit bien représenter un kilogramme, empaqueté dans une feuille végétale désormais sèche et poisseuse, imbibée de la drogue qui en suinte. L'opium, dans les villages de montagne, j'ai quasiment tous les jours l'occasion d'en apercevoir, assez régulièrement lors des petites transactions locales, mais le plus souvent en cours de consommation, dans les mains mêmes d'un ou de plusieurs fumeurs, dans la quasi totalité des foyers que je visite. Il est en revanche assez rare que l'on en exhibe de telles quantités en ma présence. Je tente d'interroger les hommes à ce sujet, mais visiblement mes questions dérangent, et elles sont prestement éludées. Que j'observe est tolérable, que j'investigue semble l'être beaucoup moins. L'un d'eux s'empare alors du paquet et quitte la hutte.

Milieu d'après-midi. Toujours sans aucune gêne ou tabou en ma présence, ce sont cette fois pas moins de trois pains d'opium que je vois traverser le village, portés bien en évidence dans les mains de deux hommes qui, de la sorte, les transfèrent rapidement vers la hutte du père "opiomane forcené", celle dans laquelle j'avais dormi la nuit de mon arrivée. Ces pains-là sont pour leur part empaquetés dans des feuilles de cahiers d'écolier usagés. Leur aspect gras et souillé, comme s'ils avaient été badigeonnés avec de la vieille graisse noire brûlée, ne trompe pas, l'opium est brut et pur.

Une sorte d'agitation effervescente monte doucement dans le village. Afin de pouvoir nonchalamment observer tout ceci au mieux, et le plus confortablement possible, j'ai apporté un petit tabouret bas à l'extérieur, devant ma hutte, sur le gros rocher plat qui y fait face, et m'y suis installé avec mes carnets, comme je le fais parfois. Moins de cinq minutes plus tard, un homme supplémentaire passe vivement près de moi, avec un nouveau pain d'opium à la main. Il se dirige lui aussi vers la même hutte. Je brûle d'envie de m'y rendre, action que je crains toutefois s'avérer délicate.

Simultanément à cela, les deux individus chinois arrivés ici hier soir ont de leur côté passé une partie de la journée à se promener en forêt. Ils en ont rapporté une grosse poignée d'une herbe, dont je n'identifie pas la nature. Revenus dans notre hutte, ils ont vaguement commenté cette récolte en compagnie le père, puis l'ont abandonnée dans un coin avant de retourner à leur oisiveté, fumer la pipe à eau et des cigarettes. Je me pose désormais la question de savoir qui ils peuvent être, et surtout de ce qu'ils sont venus faire ici, assurément pas du tourisme... Je soupçonne bien sûr fortement que leur présence a trait à la transaction d'opium qui va avoir lieu - puisqu'il ne fait maintenant aucun doute, au vu des quantités du produit déjà aperçues, que c'est vers cela que l'on se dirige - mais, étonnamment, ils ne se rendent pas une seule fois dans la hutte dans laquelle cette vente semble se préparer. Je continue néanmoins à épier tout ceci de près, car tout laisse à supposer qu'ils s'y rendront plus tard, lorsque la totalité de l'opium disponible y aura été rassemblée.

Je ne quitte donc pas un instant mon poste d'observation, d'où je domine opportunément la hutte vers laquelle converge en ce jour tant d'opium, et qui se situe peu en contrebas. Je refrène une irrépressible envie de m'en approcher, estimant toutefois plus prudent de ne pas me mêler trop près à ces affaires, celles-ci semblant quelque peu sensibles et de haute importance. D'avoir en outre délibérément pris la décision de quitter cette hutte le lendemain de mon arrivée, après y avoir été pourtant accepté pour la nuit, a créé un certain précédent, et mes rapports avec cette famille s'en trouvent affectés, je vais même jusqu'à penser qu'on me tient là-bas rigueur de cette "désertion". De plus, depuis celle-ci je suis parvenu à accomplir deux maladresses supplémentaires. Hier, avant que le reste de cette famille ne rentre au village, j'ai plaisanté un peu trop lourdement avec la jeune fille, qui plus est en l'absence d'adultes, puis ce matin j'ai tenté trop subrepticement de prendre en photo un des enfants en train de manger. Cela a offusqué sa mère qui m'a fait le signe du petit doigt levé, symbole ici de forte désapprobation. Bref, nos rapports ne sont pas des plus cordiaux et toutes ces raisons font qu'il est sans doute préférable que je me tienne pour le moment à l'écart.

Des gamins, comme toujours lorsque je demeure immobile à l'extérieur, se sont réunis autour de moi. Ceux de ma maison voudraient que nous reprenions nos visites à travers le village. Je regrette de les décevoir en refusant, mais tant pis pour cette fois puisqu'il est bien entendu hors de question que je quitte pour l'heure mon poste d'observation.

Arrivant de l'autre extrémité du hameau, deux nouveaux hommes s'avancent vers la hutte du contrebas. Un sac d'épaule chargé d'un ou deux objets particulièrement pesants se balance au bout du bras de l'un d'eux, à nouveau de l'opium en quantité.

Une des jeunes femmes de ma hutte a rapporté ce matin de la forêt, au milieu de volumineuses pousses de bambou dont sa hotte était lourdement emplie, un fruit étonnant, que je n'ai encore jamais observé nulle part en Asie. Il s'agit d'une sorte de très gros citron, de la taille d'une noix de coco, de teinte verdâtre et d'où émane une fine et subtile odeur sucrée et acidulée. Je tente de lui faire promettre que nous le consommerons avant mon départ, ce qui ne déclenche sur son joli visage rien de plus que quelques rires gênés. Puis un des hommes est revenu d'une partie de chasse, il a fait son entrée dans le village juché sur le dos d'un énorme buffle, qu'il avait dû retrouver quelque part en forêt. Il avait ainsi fière allure, chevauchant le placide bovin affublé d'une paire de cornes tout aussi monumentale, et avec son long fusil porté en bandoulière.

C'est au tour du patriarche de ma famille d'accueil d'apparaître à l'extérieur, dissimulant quelque peu naïvement sous son ticheurte, alors qu'il passe devant moi sans me jeter le moindre regard, comme m'invitant à ne pas le suivre, un ou deux pains d'opium. Il pénètre à son tour dans la hutte voisine. Les deux Chinois, qui se tenaient depuis leur retour de forêt sous notre toit, reviennent eux aussi au grand jour, et s'installent non loin de moi, également sur des tabourets bas qu'ils ont apportés là. Tout en leur désignant du menton la hutte du contrebas, je risque un « Il y a beaucoup d'opium dans cette maison... », mais n'obtiens pour seules réponses que deux sourires forcés. Mon hôte ne s'éternise pas dans cette hutte et en revient peu après, libéré du poids de l'opium, mais avec une main enserrant précautionneusement un objet dans une poche de son pantalon. De nouveau, il m'ignore en repassant là, et retourne immédiatement s'engouffrer sous son toit. La présence de nos deux visiteurs chinois m'intrigue de plus en plus, je ne comprends résolument pas pourquoi ils ne prennent pas une part active aux transactions qui ont immanquablement lieu en ce moment même.

J'ai continué à faire le guet durant encore plus d'une heure. Quatre autres villageois se sont eux aussi rendus dans la hutte du bas, un ou deux d'entre eux ne paraissant toutefois rien y apporter. Puis certains en sont repartis, et enfin tout a semblé terminé. Coup de théâtre ultime cependant, car bien que je ne les avais pas aperçus une seule fois jusque là dans le hameau, il se trouvait en fait dans cette hutte trois individus chinois supplémentaires. Vers 17 heures, ils en sont tous ressortis, et j'ai juste eu le temps de les voir quitter immédiatement et prestement le village en direction de l'ouest, ainsi que deux hommes Akha, que je n'avais eux non plus pas encore observés à une seule occasion ici, prenant la direction du sud, via un étroit sentier dont je ne connaissais pas l'existence. En partant vers l'ouest, les trois Chinois se rendent au prochain village Akha, un hameau situé à quatre heures de marche, m'avait-t-on déjà informé, puisque j'avais moi-même prévu de le rejoindre ultérieurement. Dans moins d'une heure, la nuit sera tombée et c'est donc dans la plus totale obscurité qu'ils vont effectuer la majeure partie de ce trajet.

Je n'ai ainsi entrevu ces trois trafiquants chinois que durant quelques secondes seulement, et à une distance d'environ trente mètres. J'ai quand-même eu le temps de distinguer leurs visages, aux expressions singulièrement peu amènes, lorsque tous trois ont jeté à la ronde quelques regards semblant à la fois inquiets et sévères, avant de prendre rapidement la route. Eux m'ont aperçu dès leur sortie de la hutte, mais ma présence n'a pas paru les troubler outre mesure. Je n'ai évidemment pas exhibé mon petit appareil photo, mais peut-être que le cahier et le stylo que je tenais à ce moment-là à la main les ont interloqués. Nul doute cependant qu'il leur a été raconté tout ce dont on savait de moi et qu'ils ont ainsi été rassurés au sujet des motifs de ma visite ici, strictement non compromettante. Que de regrets désormais d'avoir pris la décision de quitter hier cette hutte du contrebas. Je me mets à imaginer que ma présence aurait été tolérée durant l'ensemble des transactions, auxquelles j'aurais alors pu assister de très près.

Ces individus chinois sont tous des hommes jeunes, âgés de moins d'une trentaine d'années, et plutôt robustes et forts. Leur équipement est minimal, mais d'une qualité contrastant nettement avec celle, très médiocre - sans compter l'aspect toujours crasseux et détérioré de ces objets - que l'on observe habituellement parmi les villageois de la région. Des chaussures typées sport et des vêtements et sacs à dos vert kaki de style militaire et en excellent état ; équipements réduits à l'essentiel leur permettant de se déplacer rapidement, même sur les étroits sentiers escarpés et encombrés du secteur. Je n'ai pas aperçu d'armes, mais il n'était pas exclu qu'ils en détenaient cachées sous leurs vêtements ou dans leurs sacs, n'ayant pas pu les approcher de suffisamment près tâcher de m'en rendre compte. Lors de leur départ, la forme affaissée de leurs sacs à dos, bien que relativement peu volumineux, trahissait néanmoins de denses et lourds chargements.

Plus tard, lorsque j'ai recroisé un des jeunes hommes de la hutte du bas, je l'ai directement interrogé au sujet du poids probable des transactions de ce jour. « Combien kilos opium hommes Chinois aujourd'hui ? » ai-je osé lui lancer tout de go. Passablement furieux, réellement offusqué de mon indiscrétion, il m'a clamé à deux reprises des « Boh ou', boh ou' ! » (Je ne sais pas, je ne sais pas !), avant de me tourner ostensiblement le dos et de s'en aller sans plus de formalité, me signifiant ainsi sans ambiguïté que ces affaires-là ne me concernaient en aucun cas. Il me semble donc inutile, et même inopportun, d'essayer d'insister à ce sujet avec qui que ce soit d'autre aujourd'hui. En tentant cependant d'évaluer l'ensemble de ce que j'ai pu voir transiter dans le village durant toute l'après-midi - sans même compter les quantités qui devaient assurément déjà se trouver dans la hutte dans laquelle a eu lieu la transaction - j'estime entre huit et douze kilos le poids total d'opium brut que les trafiquants chinois ont pu acquérir ici, dans ce seul village d'une douzaine de maisonnées environ. Il faut sans nul doute y rajouter ce qui a été apporté de l'extérieur par les deux hommes Akha inconnus aperçus aujourd'hui pour la première fois.

Il est par ailleurs assuré que ces trafiquants avaient déjà préalablement visité un certain nombre d'autres villages de la région, et que leur périple de collecte n'est pas encore achevé. Que de questions se posent alors au sujet de leur organisation et de leur logistique. Je serais tellement curieux d'en savoir plus, par exemple sur la manière dont ils s'y prennent et se relaient pour faire passer en Chine leur précieuse marchandise, cela me semblant peu probable qu'ils conservent avec eux, durant la totalité de leur tournée, ce chargement compromettant et sans cesse augmentant. Quid par ailleurs du rôle des deux Chinois de ma maison, qui n'ont donc en définitive pas pris directement part au trafic, qui ne se sont même pas rendus une seule fois dans la hutte où celui-ci avait lieu ? Je fais alors l'hypothèse qu'il s'agissait d'éclaireurs, en charge de préparer le terrain dès le jour précédent, de prévenir notamment ainsi suffisamment tôt les villageois de l'arrivée prochaine des acheteurs. Je suppose aussi que, grâce à cette façon de procéder, ils peuvent s'assurer qu'aucune présence gênante susceptible de troubler leurs activités illicites ne se trouve dans les villages que les trafiquants s'apprêtent à leur tour à visiter. J'en viens alors à penser que leur soi-disant cueillette en forêt de ce matin n'était rien de plus qu'un vague prétexte leur permettant d'aller à la rencontre de leurs trois compatriotes et de leur annoncer que le champ était libre, qu'ils pouvaient se risquer sans crainte dans le hameau. L'arrivée de ces trois-là a certainement eu lieu en fin de matinée, alors que je visitais quelques huttes, au moment où je devais me trouver à l'intérieur de l'une d'elles. Quant aux deux hommes Akha inconnus, ils ont probablement apporté ici l'opium d'un village proche, situé plus au sud, évitant ainsi aux trafiquants chinois d'avoir à effectuer certains trajets. Tant de questions demeurent toutefois.

12 octobre - Ban Talao Khang

Opium, crise, bacì

Tôt ce matin, les trois Chinois ont à nouveau traversé le village, dans l'autre sens cette fois, les pantalons souillés de boue et, pour le reste, trempés d'humidité. Ils ne s'y sont en revanche aujourd'hui pas arrêtés, même pas pour un court instant, semblant déterminés à ne plus perdre un temps précieux, ou s'entourer ainsi de certaines précautions supplémentaires. L'un d'eux cependant, le plus jeune, celui au visage le moins farouche et sinistre, fermant la marche, m'a aperçu alors que je me tenais, comme souvent, sous l'auvent de la hutte, et m'a adressé un rapide geste de la main, celui, poli, consistant ici à signifier que l'on est en route, en élançant nonchalamment le bras devant soi en indiquant vaguement la direction que l'on va prendre.

J'ai décidé de rester une quatrième journée dans le village de Talao Khang. D'abord parce qu'il a plu cette nuit et que les chemins vont être impraticables. Et puis aussi parce que le père m'a annoncé qu'aujourd'hui nous allions tuer un cochon. Car il s'est passé quelque chose de grave hier soir et il va falloir tenter de le "réparer". Nous allons alors initier une cérémonie du bacì, un rite qui, bien que d'origine animiste, est abondamment pratiqué par les Lao bouddhistes du pays et par la plupart des autres groupes ethniques également. Il consiste, pour le résumer très rapidement, à nouer autour des poignets de la personne concernée des fils de coton afin de lui "attacher" les bons "esprits".

Hier en effet, la soirée fut épique, même à vrai dire particulièrement désagréable et pénible. Un des hommes de la maison, un des tout jeunes pères, le mari d'une des deux ou trois beautés féminines qui vivent là, a enduré un éprouvant et interminable malaise, éprouvant pour lui bien sûr, mais pas seulement. Peu auparavant, j'avais décidé de manger de l'opium, comme cela m'est arrivé à quelques reprises par le passé, notamment lors de mes tout premiers séjours dans cette région du monde, il y a de cela une dizaine d'années. Parce qu'un des multiples effets de cette expérience est d'exacerber considérablement les émotions de toutes sortes, qu'elles soient positives ou négatives, il est extrêmement important de la réaliser à un moment et dans un endroit où l'on se sent psychiquement particulièrement bien, mais aussi en compagnie de personnes avec qui l'on ressent une pleine sécurité et une entière confiance. Tous les critères étaient ici réunis et la "folle journée de l'opium" à laquelle je venais d'assister n'était probablement pas pour rien dans cette envie subite.

Il y a plusieurs façons de consommer l'opium, la fumerie étant bien sûr la plus répandue, et de loin. L'absorption orale, l'avaler donc, en est une autre, et c'est parfois la seule réellement efficace pour le novice qui, lors de ses premières expériences, pourra effectivement ne ressentir strictement aucun effet s'il le fume, même dans l'hypothèse où les séances se prolongent et que de nombreuses pipes s’additionnent les unes après les autres. Au mieux en ressortira-t-il dans un état nauséeux, ce qui est également largement valable, précisons-le bien, pour le mode d'administration oral qui, de plus, se doublera même inévitablement de troubles digestifs persistant jusqu'au lendemain. L'absorption orale génère en outre des effets psychotiques beaucoup plus intenses, plus profonds, mais aussi plus durables, car pouvant se poursuivre pendant de longues heures, cela dépendant toutefois bien sûr de la quantité de produit ingérée. Celle requise est cependant très faible si on la compare à celle consommée par un fumeur opiomane averti, lors d'une unique séance. En effet, là où ce dernier va devoir "brûler" sur sa pipe de multiples boulettes de drogue afin d'atteindre puis de maintenir l'état recherché, l'équivalent d'une seule d'entre elles, voire d'un volume encore inférieur, sera suffisant au "mangeur". Mes expériences passées m'ont montré qu'une dose variant entre la taille d'un grain de café et celle d'un pois chiche est un bon compromis, même si je présume que cela pourrait représenter une quantité toutefois trop importante pour certaines personnes. Autant l'odeur de l'opium est agréable, autant son goût est détestable, écœurant, d'une abominable amertume. Il faut donc avaler rapidement la boulette accompagnée d'une gorgée d'eau, et ne surtout pas la laisser fondre en bouche, même un court instant, voire tâcher d'éviter tout contact avec la langue, les parois buccales ou les dents.

Mais revenons pour l'instant à l'incident d'hier soir, au malaise du jeune homme et des invraisemblables événements qui ont suivi. Je n'avais volontairement caché à personne ma prise d'opium. Cela me semblait nécessaire car les effets qui en découlent sont particulièrement durables, je l'ai dit, et certains d'entre eux, notamment une extrême lenteur de la mobilité physique et une difficulté accrue à prendre des décisions - parfois aussi à coordonner ses propres mouvements - sont impossibles à dissimuler à l'entourage. De plus, il n'y a ici aucun tabou vis-à-vis de cette drogue, et pour cause, si je n'en étais pas sûr il me suffisait de me remémorer les quantités considérables de produit que je venais de voir changer de main, pas plus tard que l'après-midi même, dans le village ! Alors, plus que les étonner, ma méthode de consommation orale, très peu orthodoxe ici, a surtout amusé les quelques jeunes hommes qui étaient réunis à ce moment autour de moi, les déroutant également quelque peu. L'un d'eux cependant, bravache, a voulu m'imiter. Malgré mes mises en garde répétées, je ne suis pas parvenu à l'en dissuader, et c'est peu dire que j'ai ensuite beaucoup et amèrement regretté de ne pas avoir insisté plus en avant pour l'en décourager. C'est un peu plus tard que sa crise s'est déclenchée, étonnamment rapidement si on considère le délai théoriquement nécessaire au produit pour commencer à agir sur l'organisme. Pour ma part, par exemple, je savais d'expérience que j'allais peut-être devoir patienter pendant encore deux heures environ avant que les premiers effets se fassent ressentir. Dès l'apparition des tout premiers symptômes du jeune homme, l'ensemble des personnes présentes dans la hutte ont été immédiatement informées qu'il m'avait imité dans ce geste, et chacun s'est alors bien sûr contenté de faire un lien entre celui-ci et son malaise, puisque c'est bien de cela qu'il s'agissait. Ça a débuté par une sorte de légère crise d'épilepsie.

Aux cris de panique hystérique de plusieurs membres de la famille, de nombreux voisins ont commencé à affluer, et nous nous sommes rapidement retrouvés jusqu'à une soixantaine de personnes, réunies là dans la petite hutte. Nous suffoquions littéralement et ne nous distinguions qu'à peine, aux seules lueurs, comme toujours, des deux foyers de cuisson, de quelques lampes à graisse et de deux ou trois torches. Un homme juste arrivé, me désignant déjà comme le coupable, m'a tout de suite hurlé dessus.

À partir de là, les crises du jeune homme se sont succédé pendant longtemps. Des tremblements, des sueurs froides, des râles et des lamentations geignardes. Plusieurs des personnes présentes ont alors commencé à lui infliger, l'asseyant préalablement de force sur un tabouret bas disposé au milieu de cette foule à la fois ahurie et survoltée, une interminable série d'interventions dignes d'un autre âge. D'abord, comme cela est pratiqué souvent et partout dans le pays pour combattre différents maux, cette insistance à "masser", à pincer fortement plutôt, du dos de la main, entre l'index et le majeur, à étirer puis relâcher rapidement et continuellement, pendant des dizaines de minutes, différentes parties du corps du malade, le cou, le torse en entier, les jambes et les bras, le dos. Ils s'y sont réunis à plusieurs pour administrer cette torture, jusqu'à sept ou huit personnes s'acharnant ainsi simultanément sur le jeune homme. À la fin, il semblait comme couvert de plaies tellement cette pratique provoque de forts hématomes. Ce fut, déjà à ce stade, un spectacle terrifiant, cependant cela ne faisait que commencer.

Alors, sans que cessent une seule seconde ces "massages" archaïques, d'autres se sont attelés à pratiquer une sorte d'acupuncture, à planter des aiguilles dans les membres du garçon, aiguilles à coudre et rouillées pour la plupart, celles que chaque femme porte en permanence dans un petit tube de bambou ouvragé suspendu à sa taille. Ces aiguilles furent vivement piquées, à plusieurs reprises, dans les articulations de chaque phalange des doigts des mains et des pieds du jeune homme, chaque bourreau opérant énergiquement des piqûres saccadées, comme martelées rapidement et de plus en plus fortement, jusqu'à faire couler le sang sur chacune des "cibles".

Et comme si tout cela ne suffisait toujours pas à aggraver la situation, qui prenait une tournure résolument sordide, mais aussi désormais inquiétante, deux femmes, dont sa mère, ont à ce moment décidé de lui enfourner dans la bouche, de force, de la même façon que l'on gaverait un animal, de pleines poignées d'un mélange contenant de vieux comprimés pharmaceutiques issus de boîtes crasseuses, des fragments d'écorces broyées, et encore d'autres ingrédients ressemblant à de petits clous de girofle. À ce stade, la scène se figeait en un tableau aux allures démoniaques.

Des hommes hurlent, la plupart des femmes et des enfants présents pleurent ou geignent, beaucoup paniquent. Cela tourne cette fois à l'hystérie collective, et inutile de dire que je n'en mène vraiment pas large. Le jeune homme, bien sûr, suffoque, à cause de son gavage, mais aussi parce qu'il est entouré d'une trop dense et oppressante assemblée. Nous sommes entassés, il fait très chaud, il n'a pas d'air, seulement celle des haleines fétides des trop nombreuses personnes qui l'assaillent. J'entrevois rapidement que le plus dangereux n'est plus le malaise qu'il a enduré, et que j'estime finalement de faible gravité, mais ces absurdes médecines de "sorciers", les aiguilles rouillées et les étouffantes poignées d'écorces absorbées de force, pratiques d'une époque révolue et qui ne peuvent que faire empirer la situation. Je comprends surtout que, si cela se complique, je resterai le seul et unique coupable à accabler, quelles que soient les réelles causes.

Cela devient insupportable. J'émerge de ma torpeur. J'agis. Je bouscule tout le monde pour atteindre le centre de l'assemblée, je les supplie avant tout d'arrêter avec les aiguilles et les écorces. Je tente d'en repousser certains, de leur faire comprendre, par quelques mots, mais surtout beaucoup de mimes, que l'homme étouffe, qu'il y a trop de personnes ici, qu'il y fait trop chaud, qu'il faut simplement lui ficher la paix et le laisser s'allonger, que les aiguilles rouillées sont gravement dangereuses pour la santé, que les écorces ne sont pas une médecine. Mais le père refuse, puis tous feignent définitivement de m'ignorer. Alors, à ce moment, je me rends aussi compte que tout cela comporte une certaine part de bluff, de mystification, de paraître, notamment cette sorte de surenchère permanente et bien consciente, j'en suis convaincu, de la part de certains, qui doivent sauver la face, agir coûte que coûte, et donc avec les seuls moyens auxquels ils ont accès, bref être acteur. Recourir à ces absurdes gestes, à ces "médecines" traditionnelles, est inéluctable car si ce n'est pas ça, alors ce ne sera rien. On fait "acte social", chaque intervenant, le père et les autres proches assumant là leurs rôles, et se donnant aussi en spectacle. Qui est dupe ? Qui ne l'est pas ? Je serais curieux de le savoir.

Mais je persiste, je les repousse encore, les suppliant d'arrêter. L'ayant agrippé par les aisselles, j'essaye de soulever le jeune homme de son tabouret pour l'emmener à l'écart. Tâche impossible à moi seul, et bien sûr on ne me laisse pas faire, on m'aide encore moins. Alors, jusqu'où aller ? Repousser le père ? Quel chaos ! Une hystérie collective, grotesque si elle n'était pas aussi dangereuse. Mes tentatives restent vaines, j'en viens à les invectiver désormais, cependant personne ne m'écoute. Tous sont dans leurs rôles, et les regards semblent dire « Laisse-nous faire, toi tu n'y connais rien ! ». Et chacun qui redouble d'efforts avec sa spécialité, les "massages" et les aiguilles, et d'autres poignées d'écorces qui apparaissent. On l'en gave, littéralement, avec des fonds de verre d'eau pour aider à ingurgiter l'ensemble. Alors, les premiers vomissements, inéluctables, surviennent.

Je reviens plusieurs fois à la charge, mais on m'interdit désormais d'agir. Les mains et les pieds de l'homme sont maintenant ensanglantés. Alors j'abdique, j'abandonne, je sors à l'extérieur, exténué, nauséeux à la vue de ce tableau. Terrifié également, car si tout cela se compliquait, je me retrouverais en bien mauvaise posture. Quel cauchemar ! Cela a encore duré pendant longtemps à l'intérieur, peut-être une heure de plus. J'y suis à nouveau retourné, à une seule reprise cependant, car le terrible spectacle m'a cette fois définitivement découragé, personne ne s'étant encore apaisé. Je suis alors ressorti et me suis assis dans un coin à l'écart, dans l'obscurité et avec mon angoisse. Entre temps, je suis parvenu à m'isoler quelques instants pour me faire vomir moi aussi, volontairement toutefois, conscient qu'il devenait inconcevable de m'aventurer, maintenant, dans ce contexte endiablé, vers un état second et opiacé, qu'il était au contraire primordial que je puisse conserver le contrôle de mes actes et de mes émotions. Par chance, la drogue était le tout dernier ingrédient que j'avais absorbé dans la soirée et il ne me fut pas trop difficile de le régurgiter, au moins en partie. Désagréable sensation, infect goût.

Encore une ou deux heures plus tard, quelques jeunes gens sont venus me chercher pour m'annoncer que tout allait bien désormais. Un type était arrivé je ne sais d'où, avec un sac plein de médicaments chinois. Cachets et perfusions furent administrés jusque tard dans la nuit. Nous avons continué de veiller pendant longtemps, alors que tout s'était enfin calmé et que beaucoup de spectateurs et de pleureuses étaient finalement repartis. Néanmoins exténué, et surtout découragé par tout ce à quoi je venais d'assister, je n'ai plus pu prononcer une seule parole.

L'absorption de l'opium a-t-elle vraiment été l'unique cause de tout cela ? J'en doute un peu, ne serait-ce que face à l'étonnante rapidité avec laquelle le malaise est survenu, jusqu'à deux heures pouvant être nécessaires pour ressentir un tout premier effet psychoactif. Peut-être aussi le jeune homme couvait-il déjà quelque chose. Plus tôt dans la journée j'avais notamment remarqué son air sensiblement ténébreux, voire dépressif.

Beaucoup, je crois, parmi ceux présents hier soir, du côté des femmes et des enfants surtout, ont exagérément songé à la mort rôdant. Alors, aujourd'hui, comme annoncé dès au réveil par le père, nous allons essayer de "réparer" tout cela en sacrifiant un cochon et en pratiquant cette cérémonie du bacì, ce rituel animiste qui s'est désormais répandu parmi les populations de nombreux groupes ethniques du Laos et qui consiste à nouer aux poignets de la personne mortifiée des fils de coton blancs afin de lui "attacher" les bons esprits. Le cochon, je sais que c'est à moi de le payer, car comme il se doit dans ces contrées, le fautif doit ainsi tenter de compenser ses malencontreux actes. Pour cela dès hier soir, lorsque tout fut enfin calme, j'ai déposé deux billets de vingt euros, soit près de cinq-cent-mille kips, une petite fortune ici, sur la paillasse du malade, en bredouillant je ne me souviens plus quelle excuse.

La nuit a été très courte pour tout le monde, pas plus de trois heures de sommeil. Ce matin, subites inquiétudes du patriarche vis-à-vis de mes carnets et des pages d'écriture que j'ai continué à rédiger depuis hier après-midi, notamment durant le trafic d'opium, lorsque je me tenais ostensiblement assis au milieu du village, sur le gros rocher plat. Inquiétude également face aux quelques questions que j'avais osé poser de-ci de-là à ce sujet. Très tôt ce matin, alors que je me suis déjà réinstallé à l'extérieur avec mon cahier, il m'interroge à son tour. Il veut s'assurer que je ne mentionne pas ces évènements dans mes pages. Je lui avoue que si, que c'est le cas, mais que tout y reste anonyme, que je ne cite personne et que le nom du village retranscrit est lui-même fictif. Afin de finir de le rassurer, je lui mens aussi un peu en lui faisant nonchalamment croire que ce sujet m'intéresse en réalité très peu, que je n'y ai d'ailleurs consacré que deux ou trois lignes tout au plus, et que je suis même disposé à les ôter du récit. Alliant le geste à la parole, je simule la recherche dans mes pages du passage incriminé, puis je barre quelques phrases quelconques sélectionnées au hasard parmi celles-ci. Enfin, je lui certifie que, quoi qu'il en soit, ces notes ne sont destinées qu'à un public très lointain, et qui n'est en aucun cas concerné par les activités du village. Reste pourtant les nombreuses photos effectuées ici depuis mon arrivée, heureusement il n'y songe pas.

Les nuits, nous n'étions jusqu'alors que trois ou quatre à occuper le bat-flanc des hommes, parfois le père, les deux Chinois, et moi-même, les autres s'entassant avec leurs épouses et leurs enfants dans les étroits "placards à dormir". Cette nuit, le jeune homme au malaise a été installé à nos côtés et le "docteur", le type arrivé hier avec son fatras de vieux médicaments, également. Lui est resté le veiller jusqu'à l'aurore. Il lui a alors administré une ou deux perfusions supplémentaires, et il semble qu'il s'apprête à demeurer une seconde nuit ici. Je ne sais pas d'où il vient, je ne l'avais encore jamais aperçu dans le village avant les événements d'hier soir.

Étrangement, nos deux Chinois n'ont toujours pas quitté les lieux, et ils m'annoncent qu'eux aussi résideront à nouveau ici la nuit prochaine. L'objet de leur visite m'intrigue au plus haut point. Il ne fait selon moi aucun doute qu'ils sont directement impliqués dans le trafic d'opium d'hier, la coïncidence de leur présence simultanée pour un autre motif me paraissant illusoire. Je ne les ai néanmoins pas aperçus un seul instant entrer en contact avec leurs compatriotes, et je suis surpris qu'ils décident de s'éterniser ici une nuit supplémentaire alors que les trafiquants avérés semblent avoir pour leur part définitivement abandonné la place. Je brûle d'envie de les interroger à ce sujet, mais je considère finalement préférable de m'abstenir désormais de l'évoquer. À nouveau, ils sont restés totalement oisifs de toute la journée.

Nous avons tué un jeune cochon, égorgé à même le sol de terre battue de la hutte, le père et moi maintenant fermement la bête plaquée au sol tout en récoltant le flot de sang dans une bassine, attendant son dernier sursaut nerveux, et qu'elle s'immobilise enfin définitivement. Puis, comme convenu, nous avons effectué la cérémonie du bacì. Une quinzaine d'hommes extérieurs à la maisonnée nous ont rejoints et tous, à tour de rôle, avons noué un long fil de coton, ici teinté au bleu indigo - il est toujours utilisé blanc chez les autres groupes ethniques de la région - autour des poignets du jeune souffrant, en psalmodiant quelques paroles, des vœux probablement. Quelques hommes ont préalablement attaché au fil de coton un billet monétaire, une petite coupure de faible valeur, seul le symbole comptant ; on m'a en outre expressément demandé de faire de même. Se tenant de part et d'autre du garçon, deux vieillards ont, avec peu d'enthousiasme, mais tout le long du rite, maintenu chacun un de ses poignets tout en récitant de longues "prières", d'interminables monologues lancinants et monotones. Et, comme toujours lors des cérémonies de ce type ou d'autres célébrations chamaniques quelconques, tout s'est déroulé sans que cessent une seule seconde le brouhaha et l'agitation alentour, les activités entreprises par chacun, les rires et les conversations animées des uns et des autres, les indéfectibles et sonores raclements de gorges et crachats, les jeux et les cris des enfants, les vagabondages des chiens furetant parmi nos jambes, bref la joyeuse pagaille habituelle suivant son cours pendant toute la durée de l'office.

Nous avons beaucoup bu, puis mangé du cochon, malheureusement peu et pas les pièces les plus fameuses. Des carrés de foie bouillis et des bouchées de viande frite servies baignant dans le sang frais de l'animal. L'ensemble fut accompagné des incontournables pousses de bambou, d'une soupe d'herbes, de courge et de ce plat auquel je ne parviens pas à m'accoutumer, du tofu, le fromage de soja, mais ici préparé sucré. Ce que je regrette surtout, c'est l'excellent riz glutineux que nous consommions dans les villages Hanyi, il y a de cela une dizaine de jours.

Quatre journées dans un même hameau comme celui-ci, de taille très réduite qui plus est, me laissent le temps de me rapprocher de certaines personnes, et de nouer avec elles quelques rapports sensiblement amicaux. De plus, arrivant précédemment de Phoum Soung, mon "village d'il y a deux ans", dans lequel je venais également de passer plusieurs journées d'affilé et situé à moins d'une heure de marche d'ici, gageons que toutes les histoires à mon sujet ont eu le temps de circuler entre ces deux hameaux Akha. Pourtant, la plus cocasse d'entre elles, celle du scandale "adultérin" du dernier jour à Phoum Soung, ne semble pas encore s'être ébruitée jusqu'ici, en tout cas personne n'y a pour l'instant fait allusion.

L'intimité des couples et des familles, surtout le soir, autant dire qu'elle n'existe pas. Chacun ici, sans exception, ne peut qu'entendre malgré lui les conversations, si elles ne sont pas chuchotées, et jusqu'aux soupirs même parfois, de ses voisins filtrant au travers des grossières parois des huttes, qu'elles soient de claies de bambou ou de planches de bois toujours disjointes. Dans ces villages de montagne et en forêt, les nuits sont des enchantements, car s'y rajoutent les stridulations et sifflements d'insectes, les douces paroles et chants des femmes consolant leurs bébés, les calmes dialogues des uns et des autres, les lancinants monologues des opiomanes accompagnant les grésillements de leurs boulettes de drogue en fusion, le tintinnabule des cloches de deux ou trois zébus du troupeau agglutiné sur l'aire du centre du village, les cris et le remue-ménage des mammifères rongeurs trottant au-dessus de nos têtes. S'y superposent très régulièrement un rugissement de bête en forêt, les doux hululements des oiseaux de nuit et les grognements des chiens et des cochons se querellant.

13 octobre - Ban Muangtcha Khao

Flirt, sangsues, ennui

Hier soir, après quelques morceaux de cochon supplémentaires, et lorsque nous fûmes à nouveau bien imbibés d'alcool, un des jeunes types du village m'a lancé un « Paï lin phousao, falang ! », ce qui signifie, si l'on traduit littéralement "Aller se promener jeunes filles, étranger !". C'était donc une invitation, pour moi l'étranger, à l'accompagner aller taquiner quelques jeunes filles non mariées d'une autre maisonnée. Mais prudence, cet acte social s'opère selon quelques règles. Il est, entre autres, hors de question qu'un des deux partis se retrouve seul en scène, il faut en effet toujours qu'au moins deux personnes de chaque sexe soient présentes. Cela signifie par exemple que ce garçon n'aurait pas pu envisager un seul instant de s'y rendre sans être accompagné d'autrui. Puériles pour l'œil étranger, mais importantes dans la vie sociale de la jeunesse villageoise, ces rencontres, durant lesquelles l'on se contente en fait de plaisanter, permettent ainsi de sceller les premiers liens d'hypothétiques futures unions matrimoniales. C'est donc assis près du foyer d'une des deux ou trois dernières huttes du village que je n'avais pas encore visitées que nous avons tous deux laissé libre cours à nos plaisanteries et badinages alcoolisés, face à trois charmantes jeunes filles de peut-être seize ou dix-sept ans, pouffant sans cesse de rires dans leurs admirables tuniques et parures traditionnelles Akha. Bien qu'au départ très intimidées par ma présence, c'est pourtant avec un "trophée" remis par l'une d'elles, acquis au bout de beaucoup d'obstination rigolarde, que j'ai achevé cette soirée de cour courtoise : un de ces nombreux "colliers" de petites perles blanches que toute jeune fille Akha non mariée accumule, les attachant suspendues à sa taille en attendant de s'en servir plus tard, après son union, pour orner, aux côtés de multiples bijoux d'argent, sa spectaculaire coiffe de femme mariée. Je sais que ce n'est pas un cadeau totalement anodin, car la plupart du temps elles ne concèdent en effet à leur prétendant, qui ensuite l'exhibera ostensiblement autour du cou, qu'un des plus vilains de ces colliers, un des deux ou trois qu'elles réservent peut-être d'ailleurs justement pour ces occasions, et qui sont réalisés avec d'horribles perles de plastique sans valeur. Ainsi, ce matin je ne me suis pas privé, col de chemise un peu plus entrouvert que d'habitude, de l'afficher moi aussi, un brin provocateur. Quelques hommes et jeunes garçons n'ont alors pu réprimer certains « Oh » d'admiration et interrogatifs, certains d'entre eux tenant même fermement à savoir de quelle hutte il provenait.

Déception ce matin, pour mon dernier repas à Talao Khang. Alors qu'hier soir les femmes préparaient les abats du cochon, les tripes qui, frites dans de la graisse avec des herbes, sont excellentes, je ne les ai pas vues apparaître au petit-déjeuner. En lieu et place, nous n'avons eu droit qu'à quelques carrés de couenne et des pousses de bambou.

Départ et adieux un peu précipités ce matin, car je souhaite profiter d'accompagner une famille qui migre pour quelques jours vers ses rizières, et me faire ainsi opportunément guider sur une partie du trajet. Avec quatre femmes, trois hommes et trois enfants, dont un bébé lové dans une couverture soigneusement disposée au fond de la hotte dorsale d'une des mères, nous nous mettons en route. Une heure de marche en leur compagnie, puis nous faisons une pause dans un premier abri de rizière. Nous y cueillons puis partageons une de ces sortes de melons sans goût, et très faiblement sucrés, qui sont semés aléatoirement dans les rays, ces petites parcelles temporaires gagnées sur la forêt défrichée. À partir d'ici, eux prennent une autre direction, s'engouffrant dans un improbable sentier à peine tracé. Nous nous quittons donc définitivement.

Je poursuis seul, pendant plus de quatre heures, un itinéraire que l'on m'a grossièrement décrit ce matin. C'est très probablement ce parcours, à l'aller comme au retour, que les trois trafiquants chinois ont accompli l'autre nuit, en grande partie dans l'obscurité. Des bosquets de bambou géants encadrent l'étroit sentier et il faut régulièrement en franchir d'énormes et lourds troncs morts et désormais noircis tombés en travers du chemin, se courber très bas pour passer en-dessous ou au contraire les escalader. De la forêt très dense envahit la totalité des pentes escarpées environnantes. Les montées et les descentes se succèdent, interminablement. D'épais et hauts buissons encombrent à maintes reprises le sentier, et je suis contraint d'en écarter continuellement les branches par d'incessants mouvements des bras. Inévitablement, les sangsues pullulent dans ces zones perpétuellement humides. Il faut alors profiter de la moindre surface un peu sèche pour s'arrêter et rapidement opérer une inspection systématique et méticuleuse des pieds, puis en arracher jusqu'à la dizaine de bêtes qui colonisent régulièrement chacun d'eux. Quelques glissades et chutes sont en outre inéluctables dans les passages les plus pentus. Plus loin, il est nécessaire de rejoindre puis remonter le cours d'un torrent, en le traversant et le retraversant un nombre incalculable de fois, dès qu'une de ses berges ne se fait plus praticable. Puis il faut le quitter et atteindre à nouveau une crête, la longer un moment, puis redescendre sur l'autre versant, où apparaissent les premières minuscules rizières du prochain village. Arrêt dans un cabanon pourrissant, et toute première rencontre, depuis mon départ ce matin, avec un paysan qui entretenait là les petits canaux d'irrigation de ses parcelles. Interloqué, il me rejoint et nous discutons quelques instants, tout en brûlant au briquet chaque sangsue que nous détachons l'une après l'autre de nos pieds. Il ne me reste qu'une dernière petite hauteur à gravir, une heure ou deux de marche tout au plus.

Puis, le son d'une cloche de bétail, et deux hommes vaquant là à je ne sais quelles occupations, peut-être tout simplement, comme ils aiment souvent à le faire, à contempler leurs buffles pendant de longs moments. J'entame immédiatement les habituelles, incontournables et rassurantes présentations : « Je suis seul, je me promène, je viens de tels villages et me dirige vers tels autres » étant les principales et les plus urgentes à déclamer, toujours dans cet ordre. C'est peu dire que tous sont désormais sérieusement épatés, et parfois même perplexes dans un premier temps, lorsque je leur énumère la liste de l'ensemble des villages par lesquels je suis passé depuis le tout début de mon périple. C'est surtout le fait que j'accomplisse seul ces parcours qui les sidèrent, notamment parce que certains de ces villages, par exemple les hameaux Hmong et Hanyi visités il y a deux semaines, sont des endroits où la plupart d'entre eux, ici, ne sont jamais allés et n'iront probablement jamais.

Plus très loin du village désormais, puisque j'ai déjà perçu le chant d'un coq, je rattrape et surprends deux enfants marchant dans la même direction. Encore bien plus que les adultes, il faut méthodiquement les rassurer sur mes intentions. C'est important si on ne veut pas qu'ils paniquent, ce qui arrive très fréquemment à l'approche des villages. S'annoncer de loin, par une simulation de toux par exemple, s'immobiliser le cas échéant, surtout si les enfants sont très jeunes, prononcer quelques mots amusants et exagérés sur les difficultés rencontrées en chemin, cela suffit parfois, comme ici, car ils ne fuient pas, ils sourient même, puis se laissent approcher, ce qui n'est pas toujours le cas, loin de là. Il faut néanmoins maintenant obligatoirement que ce soit moi qui ouvre la marche, au-devant d'eux, et à quelques mètres de distance, qu'ils puissent ainsi ne pas me quitter des yeux pendant un seul instant. Ce manège-là, je le connais désormais bien et le mets systématiquement en pratique si les circonstances m'y poussent.

Nous nous séparons à l'approche du village, car eux décident d'entrer par le haut, et moi par le bas. À l'arrivée dans chaque nouveau hameau, je m'arrange toujours pour assez rapidement pouvoir le traverser en tous sens afin d'annoncer au plus tôt ma présence à un maximum de villageois, et de tâcher par la même occasion de repérer laquelle des maisonnées pourrait s'avérer la plus joyeuse et la plus accueillante pour la nuit. Devant l'une d'elles, sous l'auvent formé par la toiture de chaume, se tient un petit attroupement, trois femmes, un vieillard et une ribambelle d'enfants. Je les rejoins, et comme toujours, sans tarder, sous l'ordre d'un adulte, un gamin m'apporte un tabouret bas. Nous regardons les quelques photos qu'il me reste à distribuer dans quelques villages, puis aussi le bestiaire, le livret d'images d'animaux.

Dans tous les villages Akha, alors que la plupart des hommes les ont désormais presque tous abandonnées, toutes les femmes sont, pour leur part et tout au long de la journée, quels que soient les travaux ou activités qu'elles exercent, en permanence parées de leurs spectaculaires tuniques et coiffes traditionnelles, que j'ai déjà maintes fois décrites par le passé. Admiratif devant la sophistication et la richesse d'ornementation de ces attributs, je ne me lasserai jamais de les contempler.

Le vieillard de la maisonnée que j'ai rejointe est terriblement impotent, il ne doit même plus pouvoir quitter les abords immédiats de la hutte. Son pouce et son index sont encrassés de résidus d'opium, résultant d'innombrables malaxages quotidiens de boulettes de la drogue. En l'absence d'hommes valides en cet instant, je ne peux me permettre de solliciter ici l'hébergement pour la nuit. Je leur tiens néanmoins compagnie durant un long moment, mais finalement, parce que je suis fatigué et qu'il faut les laisser, je demande le nay ban, le chef du village. On me désigne sa hutte, et les gamins, inévitablement, m'y accompagnent.

Bien qu'arrivé chez un des trois chefs, je me retrouve pourtant, à mon grand regret, au milieu d'une famille de lourdauds. Un brin sans gêne avec mes affaires, ils vont jusqu'à reposer certains de mes effets directement sur le sol de terre battue, geste qui ne se pratique absolument jamais tellement le sol, quelle que soit sa nature, terre, planche ou bambou, est ici toujours considéré comme une zone impure. Partout ailleurs, systématiquement, chacun de mes objets sera immanquablement et précautionneusement déposé sur un tabouret, un petit banc, ou encore sur le bat-flanc de repos, près de ma paillasse.

Il n'y a pas de jeunes femmes sous ce toit, du moins en ce moment. Le père m'assomme de questions ayant trait à l'argent et deux garçons s'amusent de plaisanteries stupides. Quant à la mère, je ne parviens pas à lui faire articuler plus de deux syllabes à la suite. D'autres attitudes aussi, même si j'y attache pourtant peu d'importance, témoignent néanmoins d'un degré de négligence vis-à-vis de l'invité. Là où, ailleurs, toujours, l'on s'empressait de rentrer pour la nuit mon linge resté dehors, ici il y demeure. Là où ma paillasse était systématiquement apprêtée avant que je m'y couche, ici je n'ai trouvé qu'une natte poussiéreuse cachant des déjections de rongeurs, et une vieille couverture trouée et amassée en boule dans un coin. Même les trois chiens restent méchants. Là où d'habitude, le plus souvent, ils se tiennent relativement cois dès que j'ai été admis dans un intérieur, ils continuent ici à se montrer très hargneux et grognant à chacune de mes apparitions. J'aimerais pourtant passer au moins deux nuits dans ce village, et donc, dès demain matin très tôt, j'irai "prospecter" à la recherche d'une famille plus accueillante, puis étudierai une combine pour déménager sans heurts ni vexation. Il y a notamment tout un petit groupe de huttes vers lesquelles je ne me suis pas encore aventuré. Celles-ci se situent non pas de l'autre côté d'une crevasse, creusée comme souvent par l'écoulement des eaux de pluie qui forment parfois de véritables torrents, mais sur le versant opposé d'un authentique ravin dans lequel il faut d'abord descendre ou contourner par l'aval.

Ce village de Muangtcha Khao, avec ses quelque quatre-cents habitants, serait le hameau Akha le plus proche de la seule piste carrossable qui traverse l'extrême nord de la province de Phongsaly. Cette piste est néanmoins encore éloignée de plus d'une soixantaine de kilomètres semble-t-il. D'ici là, on m'apprend que ne se trouvent plus que quelques hameaux des ethnies et Lolo. Muangtcha Khao est probablement un des villages situés le plus en altitude parmi ceux visités durant ce séjour. Il offre un panorama époustouflant. Où que l'on porte le regard, ne s'y déploient que le ciel, et jusque très loin, la forêt dense.

Un brouillard est tombé dès 17 heures. N'ayant alors vraisemblablement plus grand chose d'autre à contempler, c'est une bonne soixantaine de villageois qui se sont réunis pour m'observer faire ma toilette, en caleçon comme d'habitude, sous le jet d'eau glacé d'une fontaine en ciment qu'ils ont construite au centre du village. Douche, lessive, chaussures incluses, et surtout rasage, bref du grand spectacle. Par chance, un couple de colporteurs, deux vieux marchands itinérants chinois de passage, ont malgré tout fait un peu diversion, car en cas contraire, c'est certain que mes spectateurs eurent été bien plus nombreux !

La mère est teigneuse. Ce soir, allez savoir pourquoi, elle a piqué une crise, une colère, un boucan de tous les diables. Tout en hurlant, elle s'est mise à taper violemment sur la paroi de planches qui sépare le foyer du reste de l'espace à vivre. Le père, lui, tout en continuant à m'inonder de questions stupides et incohérentes, fait le fanfaron devant les autres, croyant parvenir à se faire comprendre de moi. Un fils est irritable, sa femme est lunatique. Un seul d'entre eux, le plus jeune, est sympathique et intelligent, mais malheureusement timide. Je devine très bien qu'il déchiffre avant tous les autres mes laborieuses paroles, mais il laisse quand même docilement son père les lui traduire en dialecte. Bref, chez ces gens-là... on s'ennuie.

14 octobre - Ban Yakhou Kan

Argent, géographie, éboueurs

Même si, faute de suffisamment d'opportunités de dépenses, l'argent est, dans ces endroits reculés, très rarement manipulé, et donc peu visible au quotidien, le yuan chinois reste quasiment la seule devise circulant dans les villages de cet arrière-pays, ceux parcourus ces dernières semaines. Me rapprochant désormais peu à peu des centres d'activité, je vois maintenant réapparaître les kips laotiens, cette monnaie au cours tellement fluctuant et surtout continuellement dévalorisé depuis des dizaines d'années. En effet, alors qu'il y a un peu plus de vingt ans seulement, le billet de un kip était encore utilisable, il faudrait aujourd'hui en réunir près de treize-mille d'entre eux pour composer une somme équivalente à un seul euro ! Alors, pour s'accommoder de cette inflation galopante, les coupures les plus petites doivent être régulièrement mises au rebut, car se réduisant inéluctablement à des valeurs insignifiantes les unes après les autres. Ainsi, toutes celles comprises entre un et cinq-cents kips ont été sorties de la circulation en quelques années seulement, et celles de mille kips subiront à n'en pas douter un sort identique dans peu de temps. À l'opposé, et dans le même temps, des coupures de montants toujours plus conséquents deviennent alors nécessaires, ainsi celles de cinq-mille kips, puis dix-mille kips et enfin cinquante-mille et cent-mille kips ont progressivement fait leur apparition. Peu avant cela, il était très fréquent de pouvoir observer, en ville, juste derrière les guichets de banque, des employés équipés de masques à poussières occupés à manipuler des monceaux de liasses de billets, parfois jusqu'à deux ou trois mètres cubes empilés sur un bureau, et des volumes encore plus importants déposés au sol. Il n'était pas rare non plus d'apercevoir des clients, commerçants sans nul doute, en route ou de retour d'une de ces banques, juchés sur le siège arrière d'un scooter et portant, suspendus à chaque bout de bras, deux lourds sachets en plastique plus ou moins transparent remplis à craquer de ces mêmes liasses de billets. En tant que touriste, c'était un peu plus simple, mais il fallait toutefois penser à emporter un sac de rangement lorsqu'on se rendait dans une banque pour changer ne seraient-ce qu'une seule centaine de dollars américains. En cas contraire, il n'y avait pas d'autre solution que d'en ressortir en tenant ostensiblement dans chaque main une très volumineuse liasse.

Comme je l'ai décidé la veille, ne souhaitant pas rester plus longtemps sous le toit de cette famille d'accueil définitivement peu amène et maladroitement choisie, c'est quasiment dès le réveil ce matin, en tout cas dès la levée du soleil, que je me suis mis à parcourir le village, à la recherche d'une nouvelle et plus sympathique maisonnée. Malheureusement, ces moments très matinaux ne sont pas les plus appropriés pour cela car, à cette heure, la plupart vaquent à des tâches importantes, tel le nourrissage des bêtes, et beaucoup s'apprêtent par ailleurs à s'en aller, pour la journée entière ou encore plus longtemps, vers les champs et la forêt.

Ainsi, après pourtant quelques déambulations, je ne suis finalement pas parvenu à rencontrer une famille qui m'eut donné une réelle et forte envie de rester pour une deuxième nuit dans ce village. À nouveau même, j'ai eu à faire à quelques comportements peu avenants. En prenant soin de ne pas en faire une généralité, ce n'est toutefois pas la première fois que je remarque une sorte de corrélation entre extrême isolement des hameaux et attitude bienveillante de leurs habitants, comme si au contraire, à l'image de ce que je constate ici, la proximité de pistes carrossables, et donc des bourgs de plaine et d'une certaine modernité, corrompait les mœurs. Le sentier reliant ce village à la piste autorise même, du moins en saison sèche, la circulation de mobylettes, dont quelques familles ici se sont équipées, des objets qui n'ont par contre encore jamais pu atteindre aucun les lieux habités de l'arrière-pays. Les marchandises, mais aussi des habitudes, des mentalités et des comportements adoptés à l'extérieur pénètrent ainsi plus aisément dans ces parages que dans les villages montagnards plus isolés. Cela me fait penser à cette maxime lue un jour quelque part : « Sur les mauvaises routes on ne rencontre que des gens bien, sur les bonnes routes on rencontre toutes sortes de gens ». Conséquence supplémentaire de la relative accessibilité de ce village, pour la première fois on m'a parlé de deux autres étrangers occidentaux, des touristes comme moi, mais eux accompagnés d'un guide lao, qui seraient parvenus jusqu'ici, il y a de cela environ deux ans. Cette information ne m'a pas surpris outre mesure car ce matin, en parcourant le village, l'attitude d'un homme m'avait interpellé : en m'apercevant passer devant sa hutte, il était venu à ma rencontre pour me proposer de lui acheter des dents de phacochères. Or, rien de similaire ne m'est jamais arrivé dans les villages isolés, jamais on ne m'y a présenté quoi que ce soit à vendre. Cela m'avait alors mis la puce à l'oreille, car signifiait clairement que certaines personnes, des visiteurs étrangers assurément, avaient déjà montré ici un intérêt pour ce type de reliques. Bref, le développement suit son cours.

Dilemme pour les journées à venir, puisqu'il m'en reste une dizaine de disponibles pour parcourir la région à pied, avant de devoir entreprendre le trajet motorisé de trois ou quatre jours qui seront requis pour mon retour vers la capitale du pays. J'avais initialement envisagé un tout autre itinéraire que celui accompli jusqu'ici, et avais surtout prévu de me déplacer bien plus rapidement, sans m'éterniser aussi longtemps dans certains villages Akha, comme je l'ai néanmoins fait ces derniers jours. J'avais entre autres vaguement projeté, durant ce séjour, d'effectuer une traversée nord-ouest/sud-est, ou inversement selon les circonstances, de toute la région située sur la rive droite de la rivière Nam Ou, mais j'ai finalement abandonné cette idée, car je dois encore, ici sur la rive gauche, me rendre dans trois ou quatre villages déjà visités une première fois il y a deux ans, et dans lesquels j'avais promis à certains habitants de revenir un jour ou l'autre leur remettre des photos réalisées à l'époque. Par ailleurs, l'envie est forte de retourner vers l'est, vers les villages Hanyi déjà traversés deux semaines auparavant, car j'avais particulièrement apprécié la compagnie de ce groupe ethnique et de mes hôtes. Pour cela, il me faudrait cependant plus de temps disponible, sans compter que ce serait alors dommage de ne pas en profiter pour pousser un peu plus loin, jusqu'à la frontière vietnamienne. Ce projet, assurément, je le réaliserai une prochaine fois.

Pour obtenir des renseignements relatifs à la géographie de la région, et surtout concernant l'emplacement des villages les plus isolés, il faut impérativement et régulièrement interroger plusieurs personnes, des hommes uniquement, et les questionner de manières diverses et variées, de façon à pouvoir accumuler et pondérer les informations obtenues, les comparer, puis s'assurer de leurs cohérences. « Quelle distance ? », « Combien d'heures de marche ? », « Combien de rivières à traverser ? », « Combien de montagnes à franchir ? », « Y aura-t-il des intersections ? Si oui, après quelle durée de marche ? » et quelques autres encore sont les questions indispensables que je parviens désormais à formuler à partir de mon très pauvre et limité vocabulaire lao. Ensuite, lorsque j'ai pu obtenir quelques réponses chiffrées, afin de garantir leur validité et exactitude je m'en vais, très sûr de moi, les affirmer moi-même à un autre homme du village, tout en observant ses réactions et en les lui faisant confirmer. Mes difficultés à bien cerner la géographie de cette région, particulièrement sauvage, ainsi que la position des villages, se trahissent d'ailleurs désormais directement sur l'embryon de carte que j'avais griffonnée il y a deux ans, lors de mon dernier passage dans ces secteurs. Y parvenant à nouveau aujourd'hui, mais depuis une direction presque diamétralement opposée, je me rends alors compte que ces schémas et notes sont truffés d'erreur, et qu'il faut que je me résigne à les reconsidérer dans leur globalité.

Retour au sein de ma peu supportable famille d'accueil. Les trois chiens persistent à être terriblement sévères envers moi, et je les crains réellement. Ils commencent à férocement gronder dès qu'ils m'aperçoivent franchir la barrière de bambou cernant la hutte. Depuis hier soir, je reste ainsi continuellement sur mes gardes tellement je redoute leur fourberie, et même qu'ils ne parviennent à me mordre, ceci particulièrement lorsque je me trouve à l'intérieur de la hutte, dans sa quasi obscurité permanente.

Dans les villages de montagne, il n'y a pas de vécés. Le matin, à l'heure de la "grosse commission" quotidienne, chacun se réfugie alors dans un buisson proche, équipé éventuellement d'un tube de bambou ou d'un autre récipient rempli d'eau, mais aussi, en tout cas systématiquement en ce qui me concerne, armé d'un solide bâton. Car, habitués depuis l'éternité à ces rituels quotidiens immuables, ils nous suivent dès le franchissement de la clôture du village, et jusqu'au lieu de l'action. On peut toujours tenter de les chasser à coups de pierres, ils reviendront à la charge quelques secondes plus tard. Alors, à peine défroqué et accroupi à l'abri des regards, prêt à opérer consciencieusement la tâche défécatrice, ils sont là tout près, sur le qui-vive, à l'affût et déjà grognant, et il va falloir s'en défendre violemment, car leur impatience est sans limites. Ils s'approchent au plus près, excités, et grognant de plus en plus fort, et il faut alors leur brandir le bâton, et même s'en servir pour les frapper parfois. Eh oui, je veux parler des cochons ! Entièrement libres de déambuler en journée dans et autour des villages, ils en sont les inégalables éboueurs. Ils nettoient en effet immédiatement la moindre déjection humaine dès sa production, et sont même prêts à se battre férocement entre eux pour s'accaparer ces mets de choix. C'est à deux ou trois d'entre eux qu'ils accompagnent systématiquement chaque villageois dans les buissons tous les matins. Des chiens sont parfois aussi de la partie, mais les cochons, bien plus féroces à ces occasions, ne sont en aucun cas prêts à leur céder quoi que ce soit. Quoi qu'il en soit, la place est nette en deux temps trois mouvements, avant même que l'on ait eu le temps de se reculotter. Je dois reconnaître qu'il y a quelques années, lorsque j'avais découvert, ahuri, ce surprenant mode "d'assainissement", ce fut une véritable révélation, car jusqu'alors je m'étais toujours demandé comment procédaient les villageois pour ne pas souiller ainsi dangereusement les abords de leurs habitats. Par ailleurs, puis j'en arrêterai là avec ce sujet sensiblement scatologique, lorsqu'un jeune enfant "s'oublie" à l'intérieur d'une hutte, on fait alors entrer un chien, qui nettoiera rapidement la place, le sol... mais aussi les fesses du petit !

Départ, seul, dans les brumes matinales, pour le village de Yakhou Kan, situé vers le sud. Celui-là, je ne l'ai encore jamais visité, mais je l'avais quand même positionné il y a deux ans, très maladroitement il est vrai, sur mes cartes griffonnées. C'est un village de l'ethnie m'assure-t-on. Le chemin ne présente pas de contrainte majeure, et il me faut à peine trois heures pour le rallier. Alors, vers la fin du parcours, l'apercevant au loin sur le flanc de la dernière colline opposée, et devinant que je ne rencontrerais plus aucune difficulté à l'atteindre en peu de temps, je m'offre une sieste dans un petit abri de rizière élevé là sur pilotis. Impermanence des choses, sous ces latitudes humides indéniablement plus qu'ailleurs, toutes constructions ou habitats, ici uniquement composés de bois, de bambou, de chaume et autres végétaux, sont inévitablement destinés à dépérir, se dégrader, pourrir, retourner rapidement à la terre nourricière. En effet, dans cet abri, comme c'est aussi souvent le cas dans les huttes d'habitation lorsqu'il y règne le calme, on distingue de tous bords les grignotements inlassables de la matière végétale par les insectes xylophages, rongeurs et voraces.

Comme on en rencontre parfois, et ils sont alors généralement reconnus et désignés comme tels par leurs co-villageois, je loge ce soir dans la famille d'un chasseur averti. C'est avec fierté qu'il me dévoile, comme des trophées, quelques reliques d'animaux sauvages rapportés précédemment, des peaux de muntjacs et d'autres cervidés, des crânes et cornes de serows - une sorte d'antilope de forêt - des queues de civettes et de quelques mammifères supplémentaires que je ne connais pas, ainsi qu'une peau de félin que mon livret de photos animalières nous permet d'identifier comme étant sans aucun doute possible celle d'un chat-léopard (Prionailurus bengalensis).

Ce soir, mon hôte chasseur m'offre cérémonieusement un peu de viande de gibier, un cervidé qu'il ne reconnaît néanmoins pas parmi les photos de mon bestiaire. Il s'agit d'une toute petite portion de chair enveloppée dans une feuille végétale désormais sèche, et recouverte de suie grasse et noire, car jusqu'alors mise à fumer au-dessus du foyer, sur la plate-forme de bambou suspendue, un dispositif que j'ai déjà décrit ailleurs et sur lequel l'on dépose continuellement divers menus objets et ingrédients que l'on souhaite sécher ou fumer. Le petit morceau de viande, pas plus gros qu'un œuf de poule, est rapidement cuit. La chaire est très brune et même sombre, presque noire, mais tendre, d'une saveur forte et divinement goûteuse.

15 octobre - Ban Tchak Khao

Pauvreté, peur, discrimination

Me voici arrivé chez les Lolo, une ethnie "cousine" et proche des . Je me suis invité au sein d'une minuscule maisonnée. Il y règne une ambiance un peu triste, mais la famille se fait envers moi d'une gentillesse confondante. Une pauvreté et un dénuement absolus y sévissent toutefois. Une vieille femme, un couple et leurs deux jeunes enfants cohabitent dans la précaire hutte, en vérité rien de plus qu'une cabane, uniquement faite de bambou et de chaume. Seules quelques planches de bois ont été utilisées pour bricoler une porte. Il y a également un bébé, âgé de pas plus de quelques mois, un orphelin semble-t-il, recueilli je ne sais où, et que la vieille femme veille toute la journée. Ainsi, dans les villages de montagne, c'est la toute première fois que j'aperçois un bébé non pas nourri au sein d'une femme, mais avec de douteux sachets de lait en poudre chinois. Du fond de son berceau, une hotte de vannerie de bambou suspendue bas à la charpente, il pleure souvent. Particulièrement chétif, sa santé semble fragile.

Un vieux couple de colporteurs chinois, aperçu le jour précédent chez les Akha de Muangtcha Khao, est hier lui aussi parvenu ici, il fit son entrée dans le village quelques heures seulement après moi. Si j'avais appris que nous allions effectuer le même trajet, j'aurais un peu reporté mon départ afin que nous fassions la route ensemble. Dès leur arrivée, ils ont étalé devant une des huttes leur minuscule carré de bâche en nylon, et y ont répandu les quelques habituels trésors susceptibles de trouver acquéreurs parmi les villageois : quelques vêtements d'enfants de très mauvaise fabrication chinoise, des bobines de fil à coudre, des aiguilles et des épingles, quelques paquets de cigarettes, de ce filandreux tabac jaune en vrac pour les pipes à eau, des briquets, des piles et des ampoules de rechange pour les torches, quelques gadgets et bijoux de plastique pour les enfants, etc. Je suis allé leur tenir compagnie durant un moment afin de profiter de l'amusant spectacle de quelques vives négociations. C'est que l'on ne brasse pas des fortunes par ici et qu'un sou est un sou. On peut alors bruyamment se chamailler pendant un long instant pour un rabais de cinq-cents kips, quatre centimes d'euro.

Avec ma misérable famille, nous avons passé une partie de la soirée à regarder les albums photos. Celui des animaux a fasciné les deux jeunes enfants. Alors qu'à mon arrivée je les effrayais complètement, qu'en fin d'après-midi je les inquiétais encore terriblement, je suis finalement parvenu à les faire littéralement pleurer de rire en tentant d'imiter le cri et la posture, mais de manière totalement aléatoire et fantaisiste, de la plupart des bêtes que nous découvrions ensemble au fil des pages.

Tôt ce matin, avant qu'ils ne reprennent la route avec leurs bardas harnachés sur le dos, je suis rapidement retourné voir mes vieux colporteurs chinois pour faire acquisition de quelques menus cadeaux à offrir à ma famille d'accueil avant mon départ : cigarettes, nécessaire de couture, dosettes de shampoing, ballons de baudruche et sifflets, et même trois petits ticheurtes d'enfants. Et puis, une fois n'est pas coutume, je leur ai laissé une somme d'argent un peu plus conséquente que d'habitude. Ils l'ont d'abord vigoureusement refusée à maintes reprises et n'ai pu la leur faire accepter qu'en prétextant qu'elle était destinée à pourvoir durant quelque temps aux besoins du bébé, orphelin recueilli par leurs soins.

Parce que certaines familles, malgré le fait qu'elles se trouvent dans une situation matérielle et économique catastrophique, se font parfois tellement prévenantes envers moi, alors certains départs s'avèrent plus mélancoliques que d'autres.

Mes vieux Chinois et moi quittons le village simultanément, mais eux vont désormais se diriger vers le nord alors que je poursuis ma route vers le sud. Marcher à l'aurore permet de ne pas avoir à supporter les cris stridents et incessants des insectes de forêt, qui s'en donnent à cœur joie durant tout le reste de la journée. Très tôt le matin, l'espace sonore est réservé aux oiseaux.

Le chemin a d'abord continuellement descendu jusqu'en fond de vallée. Dans cette région, les et les Lolo connaissent et pratiquent - dans les limites permises par la topographie - la culture de rizières irriguées. Ils sont en effet parvenus, dans ces vallons pourtant particulièrement étroits et escarpés, mais situés à proximité des indispensables torrents et ruisseaux, à composer de minuscules terrasses étagées, de jamais plus d'un hectare environ toutefois chacune. Ces avantageuses mais petites surfaces ne suffisant néanmoins pas à la subsistance de la totalité des villageois, la culture traditionnelle de friches sur abattis-brûlis de forêt de pente, cette si impressionnante et surtout exténuante technique agraire que j'ai déjà décrite autrefois, est également pratiquée. Quant à l'opium, bien que tout aussi présent et trafiqué que dans les autres villages de la région, quelle que soit l'ethnie qui peuple les lieux, il se fait cependant dorénavant moins visible. Il faut dire que l'on se rapproche des plaines habitées par les Lao, et donc du champ d'action des autorités provinciales. Alors les parcelles sont plus isolées, mieux dissimulées, loin à l'écart des hameaux, des autres cultures et surtout des sentiers. Même dans les villages, il me semble que les fumeurs se font plus discrets qu'ailleurs.

Il est remarquable que, marchant en journée, je ne croise quasiment jamais personne sur les sentiers. Le plus souvent, les quelques rares rencontres humaines n'ont lieu qu'à proximité immédiate des villages, celui du départ ou de l'arrivée. Cela prouve à quel point les montagnards de ces zones reculées ont très peu d'occasions et de prétextes de se rendre dans un hameau voisin, et encore moins souvent en direction des bourgs de plaine. Les rapports sociaux du quotidien se limitent alors uniquement à la population du village. Les distances et les temps nécessaires aux déplacements à pied expliquent en grande partie cela, et une des conséquences directement visibles est que certains sentiers sont tellement peu foulés qu'ils tendent continuellement à disparaître sous la végétation envahissante.

Dans ces zones forestières reculées et particulièrement sauvages, il est totalement inconcevable et illusoire d'envisager de passer la nuit dehors, là où trop de bêtes, des grosses comme des petites, rôdent en permanence. Ma principale préoccupation est alors, lorsqu'un trajet entre deux villages consécutifs s'annonce un peu plus long et laborieux que d'habitude, de m'assurer que je ne parviendrai pas dans le suivant après la tombée de la nuit. Surpris par la longueur d'une étape, cela m'est arrivé autrefois, dans un petit village Hmong de la province de Luang Nam Tha, alors que j'effectuais mon premier véritable périple de plusieurs journées à pied, seulement cinq au total cette fois-là, entre le bourg du même nom et celui de Muang Long, à travers la grande réserve naturelle de Nam Ha et via l'unique voie de circulation qui existait à l'époque, un étroit sentier se noyant régulièrement au milieu d'une végétation dense. Cette expérience fut presque cauchemardesque.

Dans ces villages, dès que le jour s'obscurcit, plus personne ne s'éternise dehors puisque, sans électricité, plus rien ne peut s'y faire. Tous les villageois restent alors cloîtrés jusqu'au lendemain à l'intérieur des huttes. Ce jour-là, le crépuscule était bien entamé lorsque j'arrivai à proximité du hameau, un solide bâton déjà bien tenu en main, car les terribles et féroces chiens, comme je le redoutais, se mirent immédiatement à me hurler dessus en essayant, tous à la fois, de me mordre. N'ayant aperçu âme qui vive à l'extérieur, j'approchai de la première hutte, située un peu à l'écart du reste du village, et appelai. À l'intérieur, comme je le craignais, tous prirent peur, parce qu'ils ne m'avaient encore pas vu, parce qu'ils comprenaient que j'étais un étranger et parce qu'ils ne pouvaient même pas s'assurer du fait que je sois seul ou non. Pire que tout, ils ne pouvaient pas connaître les intentions, bonnes ou mauvaises, de ce - ou de ces - visiteur étranger. Alors ils se calfeutrèrent, se turent et éteignirent la lampe à graisse pour dissimuler leur présence, pour faire croire que personne ne se trouvait à l'intérieur, et espérer ainsi que je finisse par m'éloigner. Ce à quoi je dus me résigner.

Il est important de savoir que, sous ces latitudes, la durée du crépuscule est particulièrement brève, et que la nuit tombe alors très rapidement. Il ne faut ainsi pas beaucoup plus de quinze minutes pour passer du jour à l'obscurité quasiment complète, ce qui fut donc le cas ici. Je tentai la hutte suivante, en baragouinant les quelques mots que je connaissais pour me présenter et faire part de mes intentions résolument pacifiques, malgré la meute de chiens qui ne cessait de hurler après moi. Scénario identique à celui précédent, mais cette fois les personnes se trouvant à l'intérieur allèrent même jusqu'à étouffer le feu du foyer, là aussi pour faire croire à l'absence d'occupant, à moins que ce ne fut pour empêcher leurs potentiels agresseurs de pouvoir les épier à travers les interstices des parois de planches.

Autre hutte, autre tentative, cette fois je les suppliai. Rien à faire, cela s'éternisa. Puis un homme hurla à l'intérieur, comme des menaces. Pendant tout ce temps, faute de pierres, je ne cessai de lancer des mottes de terre au milieu de la meute des chiens, et de brandir mon bâton dans leur direction pour tenter de les maintenir à distance.

Quatrième hutte, quatrième tentative. Un vieil homme osa enfin une sortie. Ouf, j'étais sauvé, mais tremblant littéralement d'émotion, le cœur battant la chamade et les jambes en coton, prêt à m'effondrer. Bref, le genre de situation qui pourrait véritablement dégénérer. Cette fois-là, j'ai bien senti que les armes n'étaient pas loin. On ne m'y reprendra plus jamais.

Discriminés, dénigrés et rabaissés à un rang social très inférieur, les Akha d'origine tibéto-birmane sont, pour les groupes ethniques "chinoisants" de la région, que ce soient les et Lolo, les Hmong ou encore les Yao, les "parias" des montagnes. Les Akha seraient un peu pour eux ce que les bohémiens ou les Roms sont actuellement pour les Européens de l'Ouest. Je ne sais expliquer cet état de fait, mais qui transparaît régulièrement, par exemple au travers de blagues douteuses et de désapprobations blasées, lorsque je relate à mes hôtes ou Lolo mes visites antérieures dans des villages Akha. L'origine géographique différente de ces derniers serait-elle la cause de ces discriminations ? Ou serait-ce leur condition de pauvreté extrême ? Leur mode de vie moins élaboré et plus rustre ? Leurs étranges accoutrements vestimentaires ? Leur tempérament plus farouche et indépendant ? Et pourtant, certes un Akha abandonné dans un village n'en mènerait pas large, mais il est certain que le contraire s'avèrerait bien pire !

16 octobre - Ban Soma Boun

Misère

La fin de "l'aventure" approche, quelques ultimes étapes en perspective, désormais en direction du sud-ouest, plus ou moins en chemin vers la piste carrossable, où dans quelques jours je pourrai à nouveau grimper dans un véhicule. Je prévois d'achever ce périple avec la visite de deux ou trois derniers villages, tous déjà traversés deux ans auparavant, mais y parvenant à l'époque depuis la direction opposée. Hier, je n'ai pas reconnu un sentier, pourtant emprunté une première fois il y a deux ans. Comme d'autres dans ces lieux reculés, il est trop peu souvent foulé, son tracé se confondant alors régulièrement avec des voies secondaires ou même des coulées de bêtes ne menant donc nulle part. J'ai ainsi perdu énormément de temps dans de vaines tentatives, m'engageant plusieurs fois dans ces voies sans issue, le plus souvent ces passages d'animaux qui disparaissent au fond de ravins ou dans des zones de végétation inextricables. C'est finalement fourbu et les jambes maculées de boue séchée, marquées d'innombrables morsures de sangsues et de griffures, que j'ai rejoint le village de Soma Boun.

Soma Boun, une misère poussiéreuse. Je ne suis même pas parvenu à dénicher le moindre morceau de viande dans les quelques huttes que j'ai visitées. Pas un seul lambeau de couenne ou de gras de porc, qui aurait salutairement pu accompagner les incontournables pousses de bambou. Sans surprise, on m'apprend que le village transmigrera bientôt, car l'eau s'y faisant trop rare. En effet, seuls deux minces filets sont disponibles pour la totalité des habitants du hameau. J'ai déjà à plusieurs reprises évoqué autrefois ce motif déclencheur des transmigrations, c'est-à-dire des déménagements de certains villages dans leur ensemble, car se trouvant dans ce type de situation critique relative à une pénurie d'eau. Ces hameaux présentent alors généralement des aspects plus ou moins délabrés puisque les habitants, dorénavant résignés à l'idée de leurs abandons à plus ou moins brève échéance, ne se donnent même plus la peine de les entretenir. Des brèches dans la clôture qui ceint le village ne sont par exemple plus colmatées. Quelques familles ont visiblement déjà dû s'en aller, car quelques huttes ont été abandonnées, ne subsistent plus que les ossatures de bois, comme des carcasses pourrissantes et rapidement gangrénées par la végétation. Le reste, les quelques planches s'il y en avait, précieuses ici, car laborieusement débitées à la main, ainsi que les claies de bambou aplati si leur état leur autorisait un recyclage, ont été préalablement récupérées.

Pas de bétail et peu de porcs dans le village, mais un nombre conséquent de volailles. Dès 4 heures ce matin, à l'heure où la grand-mère de ma famille d'accueil avait déjà commencé à s'activer, entreprenant d'abord de réduire à la machette un tronc de bananier sauvage rapporté la veille de la forêt et destiné à la soupe des cochons, tous les coqs du village ont entamé leur habituelle chorale matinale, se répondant sans cesse l'un l'autre, sans interruption jusqu'à l'aurore, et bien plus tard encore. Certaines familles en possèdent bien ici une dizaine, sans compter les poules.

La hutte est exiguë, on m'a installé pour la nuit dans le "grenier", en réalité simplement quelques planches de bois mouvantes jetées en travers des poutres horizontales de la charpente, et auxquelles j'accède à l'aide d'une fragile échelle de bambou. On m'a étendu là une fine natte de joncs tressés, sans paillasse. Je me rendors malgré le ramdam des coqs, mais suis à nouveau réveillé peu après par un sourd ronronnement incessant. C'est la grand-mère qui vaque cette fois, à la lueur de la seule minuscule flamme d'une lampe à graisse, dans la pénombre du petit recoin dédié à la cuisine. Je la distingue à peine, actionnant pendant longtemps et à la force des bras la meule de pierre, broyant lentement des grains de maïs qui entreront eux aussi dans la composition de la soupe des cochons. Des épis de maïs, il y en a d'ailleurs des centaines de suspendus juste au-dessus de ma tête, entreposés là à sécher et déjà colonisés par les charançons, car je me retrouve ce matin saupoudré de farine qui en tombe régulièrement en très fine pluie. Les rongeurs ont eux aussi fait, et dès hier soir, une nouba de tous les diables, à courir au-dessus, au-dessous et près de moi, sur les planches, sur les épis de maïs et au milieu de quelques sacs de riz déposés là.

Le grand-père se lève bien plus tard, vers six heures, et s'empare immédiatement de son bang, sa pipe à eau, ici d'une dimension particulièrement impressionnante. Ce n'est qu'à cet instant que la meule de pierre cesse sa rotation et que la grand-mère réapparaît, cette fois pour s'activer à allumer un des foyers. Une demi-heure plus tard, juste avant de manger, le grand-père et moi absorbons chacun trois fonds de bol de lao-lao, un alcool aussi fort que les pires distillations villageoises de nos contrées. 7 heures, les nappes de brume se dispersent déjà progressivement et des pans entiers du magnifique panorama se dévoilent à nouveau, l'un après l'autre, face au village, sous une splendide lumière dorée. Quelques adultes que je n'avais pas rencontrés hier, car probablement rentrés tardivement, repartent déjà vers les champs ou en forêt, munis des serpes et des machettes fraîchement affûtées sur les pierres pourvues à cet effet, et qui traînent négligemment en permanence au pied de chaque hutte, dans la boue si il pleut. Quelques hommes ayant été informés de ma présence passent toutefois préalablement me rendre visite.

On m'apprend que beaucoup d'autres adultes du village, dont les parents de ma famille d'accueil, des enfants également qui les ont accompagnés, sont absents pour plusieurs jours, partis travailler dans les champs les plus éloignés, et personne ne sait quand ils rentreront. En journée, ne demeurent alors présents au village quasiment plus que des vieillards et des enfants. Hier, à mon arrivée, il ne m'a ainsi pas été très facile de me faire inviter, et je n'ai donc cette fois pas pu choisir une hutte d'accueil. Je me suis finalement dirigé vers la seule d'entre elles devant laquelle un homme, un vieillard en l'occurrence, se tenait présent. Auparavant, de rares femmes qui se trouvaient également à l'extérieur étaient vite allées s'enfermer dès qu'elles m'avaient aperçu pénétrer dans le hameau. Deux autres vieillards nous ont ensuite rejoints dans la hutte, puis la horde de gamins, plus ou moins rassurés, a rapidement suivi. Ce sont ceux trop jeunes pour partir travailler aux champs et qui restent ainsi au village sous la garde des anciens. Dans une excellente ambiance, et au milieu de beaucoup de rires, j'ai commencé à distribuer les photos d'il y a deux ans. Alors, progressivement et comme chaque fois, les femmes, curieuses à nous entendre nous exclamer de la sorte, n'ont pas pu résister bien longtemps, et se sont finalement approchées pour s'en amuser elles aussi.

Ban Soma Boun, village d'une effroyable et inquiétante pauvreté, mais dominant un environnement d'une grande beauté. Une quinzaine de huttes de bois et de bambou déposées sur un sommet dénudé de terre rouge et surplombant, dans toutes les directions, un vaste panorama de vallées vertes se succédant très loin jusqu'à l'horizon.

Dès hier, en fin de journée, peu après la distribution des photos, la plus jeune fillette de ma hutte, gamine de seulement quatre ans, m'avait déjà pris en affection. Comiquement loquace et volubile, elle me tient sans cesse des discours auxquels je ne comprends strictement rien, mais qui font bien rire tout le monde. Ce matin, elle n'hésite même plus à me suivre dans mes pérégrinations d'un bout à l'autre du village, ne me lâchant plus d'une semelle. Nous faisons ainsi tous deux à nouveau bien rire tous ceux que nous croisons. Je suis finalement, malgré moi, bien obligé de la renvoyer un peu sévèrement lorsque je décide de m'éloigner à l'extérieur du hameau.

Un ennui, un désœuvrement profond pour les quelques vieux hommes demeurant au village. Ne leur restent que leurs pipes à eau, leur opium pour certains, et quelques-uns de leurs petits-enfants, qui se lovent souvent dans leurs bras.

Troubles gastriques. Les premiers depuis le début de ce périple. Il est à préciser qu'hier soir nous y sommes allés sans précautions avec quelques ballons de baudruche qu'il a fallu gonfler et regonfler, même après qu'ils soient tombés plusieurs fois sur le sol de terre souillée, ou qu'ils soient passés entre les mains maculées des mômes morveux.

Mauvaise nouvelle, les hommes m'annoncent que le village suivant, Phoutang May, celui dans lequel je comptais faire étape, a désormais disparu. Ce village, Akha, aurait été abandonné depuis mon dernier passage, ses habitants ayant transmigré, comme cela se pratique encore parfois pour différentes raisons par ces populations qui, pour beaucoup d'entre elles, sont restées de traditions semi nomades. Selon leurs dires, le sentier qui y menait à l'époque aurait lui aussi déjà totalement disparu sous la végétation. La conséquence est que cela devrait rallonger mon étape du jour, et le pessimisme que les vieillards montrent devant ma volonté de poursuivre seul dans cette direction n'est pas de bon augure.

Après que j'aie vainement tenté de trouver un homme disposé à me guider aujourd'hui, le grand-père m'a accompagné jusqu'à deux-cents mètres devant le village, jusqu'au bord du mamelon de terre nue qui surplombe la vallée. Là, d'amples gestes des bras, qui ont désigné tour à tour la quasi totalité des points de l'horizon, puis de paroles incompréhensibles, il m'a vaguement indiqué les directions à suivre. Ce furent des efforts bien vains toutefois, car je sais d'expérience que, dans ces coins-là, face à ces topographies particulièrement tourmentées, l'on a beau essayer de mémoriser des repères depuis les hauteurs, ceux-ci s'estompent puis se perdent définitivement dès que l'on se retrouve replongé au cœur de la végétation dense des pentes et des fonds de vallées.

Là, aujourd'hui encore plus que d'habitude, outre les incontournables sangsues embusquées sous l'humidité des feuilles mortes jonchant le sol, des nuées de moucherons et de moustiques m'accompagnent presque continuellement dans une dense haie d'honneur mouvante, à hauteur de mon visage ruisselant déjà de sueur. Situation rapidement peu supportable, je me procure alors, comme je le fais souvent faute d'avoir trouvé une solution plus efficace pour les repousser, un rameau de feuillage que j'agite sans relâche, tout en marchant, autour de ma tête.

17 octobre - Ban Yakhou Kan

Égarement, orientation, fatigue

Je me suis égaré et les cinq heures de marche initialement prévues en ont été rallongées de plus de trois. Parvenu au fond du troisième vallon, et après avoir traversé une minuscule rizière isolée, j'ai eu grande difficulté à retrouver le départ du sentier, et ai dû ratisser minutieusement la totalité de la périphérie de cette parcelle, à la recherche d'une improbable issue, m'engouffrant ainsi régulièrement dans les moindres semblants d'ouvertures, mais qui s'avérèrent les unes après les autres des voies impraticables. Je me suis alors aventuré plus loin, à travers des broussailles et jusqu'au fond d'un ravin, puis le long du torrent qui coulait là et qu'il a fallu traverser et retraverser un nombre incalculable de fois. À ses abords, les sangsues m'y ont continuellement assailli. Puis une sorte de trace, que j'avais fini par retrouver, s'est elle aussi peu à peu estompée, et a entièrement disparu. Enfin, le cours du torrent s'est également amenuisé, puis a fondu à son tour. J'ai alors été de plus en plus fréquemment contraint de me courber pour pouvoir franchir certains buissons et bosquets de bambou géants effondrés, écarter des bras les hautes herbes et tiges obstruant le passage, m'extirper des mares de boue tout en ne cessant de chasser les innombrables essaims de moucherons toujours attirés, à hauteur de visage, par l'odeur de la transpiration. Lorsque le doute ne fut plus permis sur le fait que cette voie ne mènerait nulle part, il m'a bien fallu me résigner à faire demi-tour, et retourner sans plus tarder au village de Soma Boun avant la nuit, afin d'y envisager une nouvelle tentative pour le lendemain, et espérer surtout de pouvoir cette fois, d'ici là, convaincre un homme de me guider.

Je m'autorise une pause au bord de la minuscule rizière traversée peu auparavant, près d'un petit abri de bambou qui y tient encore debout, probablement construit l'année précédente, mais déjà rongé et pourrissant de toute part. De quelques mètres carrés seulement, il n'est pas élevé sur pilotis, comme le sont pourtant presque toujours les huttes de rizière, afin que les hommes puissent s'y tenir hors de portée de la vermine. Celui-ci est au contraire bâti à même le sol de terre, mais le bat-flanc de repos, fait de tiges de bambou fendues et aplaties, et haut d'une cinquantaine de centimètres, permet toutefois aux travailleurs de s'isoler du sol durant la nuit. Sous cette sorte d'estrade, déjà les herbes rampantes ont colonisé les lieux. S'y trouvent aussi deux ou trois vieux outils, ainsi que quelques ustensiles de bois et de bambou désormais pourrissants : pipes à eau, baguettes à manger, récipients de bambou, calebasses, pièges à animaux, nasse à pêcher, etc. Au sol est disposé le très sommaire foyer de cuisson, trois simples pierres entourant un tas de cendres. Je prends le temps de me reposer là un instant, d'y inspecter mes pieds, afin d'en ôter les quelques dernières sangsues qui s'y accrochent encore, et de faire l'amer constat que les interminables traversées du torrent sableux et des mares de boue me les ont eux aussi un peu écorchés.

Comme souvent à proximité des rizières isolées comme celle-ci, les hommes ont planté là deux ou trois spécimens d'un arbre qui offre en cette saison un étonnant et excellent fruit jaune, dont je ne connais pas le nom, mais dont le goût et la texture se situeraient entre ceux d'une poire bien mûre et ceux du fruit de la passion. Je m'en délecte de quelques poignées.

Sur le chemin du retour, je repère une discrète bifurcation dont je n'avais, à l'aller, pas prêté suffisamment d'attention, car trop peu marquée et pour laquelle je fus d'abord persuadé qu'il s'agissait d'une voie secondaire sans issue. Je calcule que si la durée de marche que m'a annoncée le grand-père de Soma Boun pour rallier le village suivant fut correctement estimée, alors il devrait me rester assez de temps pour effectuer cette autre tentative, et parvenir dans le village visé avant la nuit. De plus, retourner d'ici à Soma Boun me décourage, car cela impliquerait de reparcourir en sens inverse une longue descente, sur une portion du sentier particulièrement abrupte et glissante.

Je décide alors de poursuivre ou, plus précisément de reprendre, le trajet prévu. La nouvelle voie semble la bonne, car plus haut, bien que toujours très étroit, le chemin se fait enfin net et relativement bien marqué - il faut noter que les sentiers de la région ne sont la plupart du temps que des traces pas plus larges qu'une vingtaine de centimètres, souvent moins. Ça grimpe pendant longtemps, abruptement, jusqu'à un point culminant offrant un panorama à trois-cent-soixante degrés sur l'ensemble de la contrée. Aucun signe de lieu habité n'est toutefois encore détectable, pas le moindre village en vue, pas même une fumée, comme on en aperçoit parfois au loin, pas une seule petite surface dénudée non plus, pas trace d'une clairière ou d'une parcelle cultivée. La forêt uniquement visible, et à perte de vue. J'aime ces moments d'exception, qui procurent des sentiments plus ou moins ambivalents, oscillant entre l'anxiété et l'euphorie.

Marcher encore. Descendre, monter, descendre, monter. Toujours devoir affronter les pentes en ligne droite, sans jamais pouvoir profiter de lacets, c'est résolument exténuant, qui plus est sous la chaleur. J'ai ici quelques regrets d'avoir abandonné, l'autre jour, mon sifflet de secours à un gamin. Je me dis chaque fois qu'il ne faut surtout pas que je me sépare de cet objet de sécurité, mais toujours, je finis par le céder.

Je me résigne à courir un peu, à seulement trotter plutôt, en raison du sac sur le dos qui gêne quelque peu et des risques de glissades. Les heures défilent en effet dangereusement, et en ces instants où l'inquiétude commence à poindre, je me mets à l'affût du moindre son, à guetter chaque bruit, même infime, qui pourrait révéler la proximité d'un village. Cependant, la fatigue aidant, et tellement désireux de percevoir un écho familier quelconque, on se retrouve parfois victime de légères hallucinations auditives : un cri d'alarme d'oiseau confondu avec celui d'un enfant, une brève stridulation d'insecte prise pour un aboiement, le craquement d'une tige de bambou géant assimilé au claquement d'une hache. On s'immobilise alors, on retient même sa respiration durant quelques secondes pour mieux écouter, espérant que cette sonorité villageoise caractéristique se répète. Mais plus rien, c'était encore la forêt.

On s'offre aussi de temps en temps une belle frayeur, surpris par le bruissement de gros branchages dans les buissons proches. Ce ne sont toutefois jamais que deux ou trois de ces énormes et impressionnants buffles domestiques que leurs propriétaires laissent vagabonder en forêt durant plusieurs jours, et même plusieurs semaines, et que l'on rencontre alors à des kilomètres et parfois à plusieurs heures de marche de tout lieu habité. J'avais décrit autrefois comment certaines de ces bêtes, après avoir ainsi erré trop de temps d'affilée en forêt dans des zones isolées, et sans plus y côtoyer aucun humain pendant de longues périodes, retournaient à un état quasiment sauvage, et qu'il ne restait aux paysans d'autres solutions que d'aller à leur recherche dans la montagne, et de les y abattre, afin de récupérer au moins le capital viande.

Puis les buissons se font moins denses, la forêt plus claire, et enfin la vue de deux ou trois cochons aventurés dans les bois à quelques centaines de mètres de leur village annoncent cette fois, sans aucun doute possible, la fin certaine de l'épreuve. Je suis en effet fourbu, car voilà maintenant plus de huit heures que j'ai quitté le village de Soma Boun, ayant progressé à vive allure, et m'étant en tout et pour tout accordé une seule pause d'une vingtaine de minutes de toute la journée.

Fatigue générale. Fatigue de marcher dans des conditions hasardeuses. De trop souvent devoir se contenter de deux repas quotidiens mal équilibrés et de ces incontournables pousses de bambou insipides. Fatigue de la compagnie des insectes, de ceux du jour et ceux de la nuit. Fatigue de toujours devoir s'asseoir au ras du sol, les genoux dans le menton, sur des "tabourets" parfois hauts de dix centimètres seulement. Fatigue de ne pas pouvoir mieux communiquer avec les villageois. Fatigue d'ingurgiter de l'alcool brûlant. De l'obscurité des veillées. De ne jamais savoir exactement où je me situe. De devoir chaque jour désamorcer les soupçons et la paranoïa des villageois vis-à-vis de mes intentions et de mes motivations. De devoir continuellement me méfier des chiens, et les combattre parfois. De vivre du dénuement de mes hôtes. De boire des eaux souillées, dans des récipients terreux usités par tous, enfants morveux inclus. De dormir sur des paillasses trop courtes et trop souvent sur de simples planches. De me laver dans d'improbables mares ou aux abords boueux des ruisseaux glacés et sous le regard de tous.

Du retard dans mes pages d'écriture. Moins le goût et l'envie. Je fais ainsi malheureusement l'impasse sur de trop nombreuses observations.

18 octobre - Ban Yakhou May

Transmigration, polygamie, bidonville

J'ai ce matin trouvé l'emplacement du nouveau village Akha de Phoutang May, celui que j'avais projeté de rejoindre deux jours auparavant, mais dont on m'avait prévenu qu'il avait disparu depuis ma première visite, il y a deux ans. Les villageois ont donc effectivement transmigré, comme cela se pratique traditionnellement, et à plus ou moins longue fréquence depuis la "nuit des temps" par la plupart des populations semi-nomades et montagnardes de la région. Les raisons peuvent être multiples : l'eau a pu commencer à manquer dangereusement, les pans de forêts cultivables alentour ont pu être défrichés et exploités trop intensivement, c'est-à-dire selon des cycles de mises en jachères d'une périodicité trop brève, et il a alors fallu laisser à l'environnement le temps de profondément se régénérer durant quelques années, ou encore les chamans ont pu décréter que les esprits des lieux n'étaient plus favorables, et donc déclencheurs des malheurs récents - décès, maladies, mauvaises récoltes, etc. - subis à répétition, la seule solution devenant l'abandon du site et une transmigration vers un nouveau territoire vierge de tous troubles.

Un autre motif de déplacements des villages montagnards les plus isolés, déplacements dans ces cas alors ultimes et définitifs, est celui imposé par les autorités. Suivant une politique nationale menée depuis plusieurs années visant à "l'intégration" des minorités ethniques, et sous un prétexte consistant le plus souvent à accuser ces montagnards de détruire la forêt avec leurs rays, ces cultures traditionnelles de friches sur abattis-brûlis - bien qu'il ait été démontré que dans la région il n'en est rien, car les paysans, intervenant de manière cyclique, à plusieurs années d'intervalle et sur presque toujours les mêmes friches, la forêt a largement le temps de s'y régénérer - il s'agit de les encourager à se rapprocher des axes de circulation et des plaines, voire de s'y installer directement. Ces villages deviennent ainsi aisément administrables, mais aussi contrôlables, et certaines pratiques, nommément bien sûr la culture du pavot à opium, doivent alors, par la force des choses, être abandonnées. Il est néanmoins indéniable que ces transmigrations imposées apportent aussi des avantages en termes de développement, notamment via un accès aux circuits de distribution, aux soins, à l'éducation, etc.

Ce fut une bonne surprise de retrouver les villageois de Phoutang May, déjà côtoyés il y a deux ans, car je leur rapporte de très nombreuses photos datant de ma visite d'alors, des clichés réalisés dans l'ancien hameau, celui dorénavant abandonné. Le nouveau lieu de vie, établi à une altitude inférieure au précédent, se situe par ailleurs désormais à proximité d'un village de l'ethnie que j'avais lui aussi déjà visité une première fois à l'époque. J'ai ainsi passé un moment en compagnie des Akha de Phoutang May, leur ai remis les photos, avant de rejoindre le village proche dans lequel je souhaite résider pour la nuit, non sans promettre préalablement aux Akha de revenir les visiter le jour même en fin d'après-midi, ou au plus tard le lendemain matin. J'aurai en effet le temps pour cela, car je projette de passer deux nuits parmi les , ce qui me permettrait par la même occasion de soulager un peu mes pieds meurtris.

La physionomie des plus petits hameaux de montagne peut rapidement être transformée. En l'espace de deux ans seulement, on reconnaît parfois à peine leurs agencements, car certains des précaires habitats peuvent avoir disparu pendant que d'autres ont été bâtis, les voies d'accès et de circulation ayant par ailleurs pu être modifiées.

Chez les , l'homme qui m'accueille est un des anciens chefs du village, et, fait très rarement constaté jusqu'à ce jour parmi ces populations montagnardes, toutes ethnies confondues, il tend désormais indéniablement vers une certaine forme d'alcoolisme. Il s'est aujourd'hui installé à l'ombre de l'auvent de sa hutte qui surplombe une des petites allées de terre en pente qui traverse le hameau. Il surveille, étalés sur une plate-forme de bambou et de rotin exposée en plein soleil, quelques lambeaux de viande brune mis là à sécher. Assis sur un tabouret bas posé à proximité immédiate de ses victuailles, et armé d'une très longue perche de bambou, il prévient, sans avoir à se déplacer, les tentatives d'assauts des chiens, des cochons et des chats.

Je remets à cet homme son portrait photographique réalisé il y a deux ans, et instantanément, soit quelques minutes seulement après mon arrivée, il m'offre à son tour deux de ses lambeaux de viande, deux belles pièces carnées, brunes et ne comportant pas la moindre trace de gras. Du gibier à coup sûr, et représentant peut-être pas loin de trois-cents grammes au total. Fumées et bien séchées, elles se conserveront sans risque dans mon sac. Cadeaux précieux, je pourrai les offrir puis les consommer en compagnie d'une future famille d'accueil, ici ou dans un prochain village. Je lui ai donc à mon tour offert, parmi le peu de présents qu'il me reste, deux paquets de cigarettes chinoises, bien plus prisées que les lao, et désormais rares puisque l'on se situe dorénavant plus proche des petits marchés du pays que ceux chinois ou vietnamiens, de l'autre côté des frontières. Ravi de mon don, pourtant relativement dérisoire par rapport au sien, il a alors immédiatement renchéri avec... une vieille vésicule biliaire d'ours séchée ! J'en suis resté bouche bée, car je sais que cet ingrédient, très recherché entre autres dans la médecine traditionnelle chinoise, peut se revendre à l'étranger contre une belle somme d'argent, jusqu'à cinquante dollars américains le gramme, surtout lorsque, comme ici, il est issu de l'ours noir asiatique. Décontenancé, mais dans l'impossibilité de refuser le surprenant objet, après quelques tentatives néanmoins, je l'enfouis à son tour dans mon sac. Nous scellons notre amitié en buvant quelques verres de lao-lao, et je dois me défendre pour ne pas accepter encore quelques morceaux de viande supplémentaires. Cet homme m'est particulièrement sympathique, aussi je lui sollicite l'accueil pour la nuit.

Parmi les quelques photos réalisées ici il y a deux ans et que je distribue, il y a celle, notablement jolie, montrant quatre femmes , avantageusement parées de leurs plus beaux ornements traditionnels, tuniques et coiffes lumineuses et colorées, et que j'avais effectuée alors que j'étais en chemin entre deux hameaux. Tôt ce jour-là, elles se rendaient au marché de la plaine, et, passé la surprise de m'apercevoir en route vers leur village, j'avais obtenu leur consentement pour rapidement prendre le cliché, sous une belle lumière matinale et sur fond de verdure. Je ne savais alors pas d'où elles venaient, ni donc où se situait leur propre village. Aussi, depuis quelques jours et jusqu'à aujourd'hui, je montrais régulièrement cette photo dans les hameaux appartenant à cette ethnie et que je visitais, dans l'espoir que quelqu'un reconnaîtrait ces quatre femmes, sans succès toutefois. Elles résident ainsi ici, et j'ai prévu un tirage papier pour chacune d'elles, ce qui les ravit.

Exploitant opportunément quelques hectares de rizières irriguées aménagées en terrasses, le village de Yakhou May est relativement prospère, même s'il subsiste, comme partout ailleurs, plusieurs familles totalement miséreuses, vivant dans ce que l'on ne peut qualifier au mieux que de cabanons.

Ma nouvelle famille d'accueil s'avère très sympathique, et de plus, nous sommes assurés d'avoir de la très bonne viande à manger durant tout mon séjour. J'ai même aperçu quelques bananes dans le village, alors que je n'en avais plus vu une seule depuis le début de ce périple, il y a maintenant plusieurs semaines. Je ne crains plus que les tournées de lao-lao, le puissant alcool de riz villageois, dont le père nous arrosera vraisemblablement régulièrement. Il me l'a d'ailleurs déjà promis, fier de pouvoir prononcer, à maintes reprises du coup, le seul mot anglophone qu'il connaît : « Meu-nii kin whisky ! » (Aujourd'hui boire whisky !).

Dès peu après mon arrivée, avec ceux rassemblés autour de moi, nous regardons mes carnets portfolios, deux livrets de photos montrant, l'un les tenues vestimentaires caractéristiques des vingt ou vingt-cinq principaux groupes ethniques de la région, et l'autre les mammifères, reptiles et oiseaux sauvages les plus emblématiques qui hantent les forêts environnantes. Les deux carnets plaisent toujours autant et ils sont longuement parcourus et commentés par tous. Un homme, comme souvent, voudrait acquérir le bestiaire, mais ce n'est que dans le tout dernier village traversé que je le céderai.

Mi-journée, le père remballe ses pièces carnées, qu'il rassemble en trois ou quatre petits fagots cerclés de liens de bambou, puis empaquette dans un vieux sac de nylon, non sans que préalablement, et c'est bon signe, deux lambeaux soient mis de côté, et prennent la direction de la cuisine. Je guette les coups de hachoirs, de machettes plus exactement et qui vont, je l'espère, rapidement les débiter en carrés à frire.

Une fontaine en ciment a été construite dans le village, et aubaine, elle se trouve à proximité immédiate de ma hutte. Cela me changera grandement des mares et des trous boueux, ou encore des filets d'eau presque taris et canalisés au ras du sol dans des gouttières de bambou et qu'il faut atteindre, chaque fois que cela est nécessaire, au fond d'un ravin par des pentes glissantes. Quant à ma paillasse, même si elle s'avère, comme toujours, trop courte, elle est néanmoins confortablement installée, un peu à l'écart, dans une large coursive dont cette hutte est pourvue.

Une femme vient exhiber devant mon nez les plaies purulentes dont sont recouvertes les jambes de l'enfant qu'elle porte sur le dos, mais désormais, beaucoup trop souvent sollicité pour des soucis de santé, je l'annonce tout de suite : « Yaa bo you ! » (Médicaments pas connaître !). Puis, elle me parle quand même ensuite de ses problèmes à elles, intestinaux, de tête, d'yeux. C'est très fréquent, dans les villages, que l'on me sollicite avec espoir pour l'obtention de médicaments salvateurs, mais je crains plus que tout les médications hasardeuses, même administrées à doses homéopathiques et à seule visée de placebo, car n'y connaissant en définitive pas grand-chose. De plus, je transporte très peu de choses, à peine quelques comprimés d'Ercéfuryl et d'aspirine. Je reste tout au plus disposé à désinfecter des plaies superficielles, même si je sais qu'elles seront chaque fois à nouveau inévitablement souillées au bout de quelques heures seulement.

Le père est polygame, il a deux femmes. Après nous être partagé un flacon de lao-lao, puis avoir mangé un peu de viande, de chou aigre, de pousses de bambou, de haricots froids et de riz, il a été très fier de me conduire dans la hutte voisine, séparée de celle-ci par seulement une saignée tracée dans le sol de terre et qui permet l'évacuation des eaux de pluie. Sa première femme, qui vit là et qui est maintenant âgée de plus de soixante ans, a les lobes d'oreille incroyablement distendus, mais surtout définitivement fendus. Ils n'auront pas survécu à tant d'années de port des boucles d'oreilles en argent, probablement les plus lourdes parmi celles portées par les femmes de la plupart des groupes ethniques de la province. Un volumineux goitre, dont les femmes de la région, déficitaire en iode, sont parfois atteintes, ajoute à sa "monstruosité".

En fin d'après-midi, comme je le leur avais promis le matin, je suis retourné rendre visite aux villageois Akha de Phoutang May. Comparé à mon village , ce nouveau hameau Akha, bien que tout récemment installé, fait figure de très précaire taudis. Il semble en effet comme un "bidonville de forêt". Il comprend une trentaine de petites cabanes de bambou, de tôles et de chaume, posées sur le sol pentu d'un arpent forestier très grossièrement défriché, plusieurs souches carbonisées étant même encore enracinées en place. Ici, aucun villageois ne s'est donné la peine d'élever son habitat sur pilotis, comme il est pourtant traditionnellement d'usage parmi cette ethnie. Il s'agit là d'une implantation primaire réalisée dans l'urgence, la toute première phase d'installation d'un nouveau village. Ce n'est que plus tard, toutefois si les forces et les moyens le permettent, que l'on tentera d'améliorer progressivement l'ensemble, car nul doute que, pour l'instant, tous les efforts sont concentrés sur le plus important et le plus vital, la production de l'alimentation, celle du riz avant tout, en recourant aux laborieuses cultures de friches sur abattis-brûlis de forêt et les titanesques travaux préalables nécessaires pour y parvenir, et que j'ai déjà décrits autrefois à plusieurs reprises.

19 octobre - Ban Yakhou May

Viande

Être complètement saoul dès 8 heures du matin. Hier soir déjà, avec le père, nous nous sommes partagé un flacon d'alcool et il a bien fallu remettre ça ce matin, pour accompagner la viande du coq qu'il a tenu à abattre en l'honneur de ma visite. Les pattes à griffes à ronger reviennent aujourd'hui aux enfants, mais j'ai droit à la tête. C'est régulièrement un problème collatéral avec les plats de volailles : persuadés de me faire ainsi honneur, mes hôtes tiennent à ce que ces peu ragoûtants morceaux bouillis que sont la tête, et aussi les pattes et les doigts, me soient attribués. Je parviens généralement à refuser, mais ce ne fut pas le cas ce matin. J'ai alors dû me résigner et m'atteler à ronger les cartilages du cou, grignoter la crête et les muscles du bec déraciné, mais surtout arracher les yeux et les jeter discrètement aux chiens, heureusement comme toujours fidèlement à l'affût sous la table basse de rotin. Il aurait enfin fallu broyer le crâne pour en extraire la cervelle, mais cet effort-là, je n'y parviens pas encore.

Puis, comme le veut ici l'usage, ce ne fut qu'après en avoir terminé avec l'alcool que nous autres buveurs pouvions entamer le riz, c'est-à-dire le repas à proprement parler. Seulement, parvenu à ce moment, tout était désormais largement froid, et surtout, tout avait été remué et souillé par l'ensemble de la famille, par tous ceux qui ne consommaient pas d'alcool et qui s'étaient, dès le début des festivités, donnés à cœur joie, les mains dans les plats. Alors, en ces instants critiques et délicats, être ivre est un avantage certain pour pouvoir affronter courageusement la répugnance et le dégoût.

Lorsqu'il y a de la viande durant un repas, quel que soit l'animal préparé, qu'il soit gros ou petit, sauvage ou domestique, que ce soit du cochon, de la poule, du porc-épic, de la tortue, des oiseaux, de l'écureuil, du serpent, du rat de bambou, du chien, plus rarement du pangolin ou du varan, tout sera consommé. L'ensemble sera immanquablement grossièrement découpé à la machette puis bouilli, malheureusement jamais rôti, pour les raisons déjà évoquées plus haut, afin de n'en rien perdre, et notamment les graisses. Le plat sera donc une soupe commune dans laquelle chacun y prélèvera des morceaux à l'aide de ses baguettes. Le bouillon sera également consommé, régulièrement siroté par tous à la cuillère, avec d'ostensibles bruits d'aspirations. Dans la semi obscurité des huttes, on ne sait jamais exactement quel morceau l'on va ainsi prélever dans le plat commun, mais une fois ce morceau en main, il faut obligatoirement l'exploiter jusqu'à l'os, en détacher le moindre filament de chair, de graisse, de cartilage ou de peau, puis le ronger afin de ne presque rien jeter.

Il a plu presque toute la nuit, ce fut un véritable déluge. C'est peu dire que ce matin les allées du village sont maculées d'une épaisse couche de boue glissante et collante. J'en transporte en permanence une bonne livre sous chacune de mes tongs, puis me résigne finalement, comme les gamins, à marcher pieds nus. En ces circonstances, il devient alors un peu plus difficile que d'habitude d'atteindre les taillis, comme toujours poursuivi par deux ou trois cochons intéressés et affamés, de se soulager dans l'humidité des sols forestiers détrempés et sous celle, dès qu'on en heurte les branches, dégoulinant des buissons parmi lesquels on se cache. Là, comme chaque matin, il faut, bâton brandi, tenir les cochons en respect tout en guettant les tentatives d'assauts des sangsues.

Ne pas pouvoir reprendre le chemin aujourd'hui. Les sentiers sont trop boueux, le corps et l'esprit sont trop engourdis d'alcool. J'y réfléchirai à nouveau demain.

Il y a une petite échoppe dans le village, en fait un simple cabanon en bambou, qu'une famille ouvre chaque matin durant une ou deux heures. C'est la toute première échoppe que j'aperçois depuis maintenant près d'un mois. La famille se fait là deux ou trois sous en revendant ce qu'elle se donne laborieusement la peine de rapporter d'un marché de plaine : quelques gâteaux à la date de péremption immanquablement très largement dépassée, des cigarettes, des piles pour les torches, du sel, des briquets, etc. Je peux alors de nouveau laisser libre cours à mes instincts de consommateur. Car ce fait est remarquable, lorsqu'il n'y a strictement rien à acquérir nulle part, comme ce fut le cas pour moi durant ces dernières semaines, alors on ne manque de rien, mais il suffit qu'une opportunité d'achat se présente à nouveau pour que d'inutiles besoins refassent surface.

L'échoppe se situe à la sortie du village, opportunément à la fois juste au bord du sentier qui en repart et près de l'école, qui est la deuxième école seulement que j'aperçois en un mois. Hier après-midi, peu après mon arrivée, alors que je m'arrêtai un instant à cette échoppe afin d'acquérir quelques gâteaux à apporter aux villageois Akha de Phoutang May que je m'apprêtais à retourner visiter, c'est juste là, de l'école, que la plupart des gamins m'aperçurent pour la première fois. Une longue récréation exceptionnelle fut alors bien sûr accordée et tous, les deux institutrices incluses, m'ont rapidement entouré. Un falang dans le village, ce serait dommage de ne pas profiter d'un si rare spectacle ! Ce fut là une occasion idéale pour moi de leur faire subir une de mes nombreuses et très naïves blagues.

Discrètement, tout en plaisantant sur d'autres sujets pour qu'ils ne remarquent rien, je compte le nombre exact de personnes se trouvant là puis, lorsque j'ai terminé, je fais part de ma surprise de me voir assailli par une si importante assemblée, puis les interroge : « Wow, il y a beaucoup d'enfants ici ! Combien êtes-vous ? Vous ne le savez pas ? ». Je me mets alors à simuler une opération de comptage, mais effectuée à une surprenante vitesse - en fait irréaliste - en trois ou quatre secondes seulement, noyant même les derniers chiffres dans un flot de sons incompréhensibles. Puis je leur annonce le résultat, net, précis, vrai : « Djet siip' khao », soixante-dix-neuf. Là, immanquablement, quelques-uns parmi eux vont vouloir vérifier ce nombre, et donc se mettre à compter à leur tour. Évidemment, nos chiffres sont identiques. Certains en restent bouche-bée pendant que d'autres explosent de rire. Tous curieux, vifs et joyeux, peu apeurés, car réunis ici en bandes, il faudra néanmoins encore un peu de temps pour acquérir la confiance connue parfois ailleurs, notamment dans les villages Akha où je résidai quatre jours et où certains des plus jeunes enfants ne craignaient même plus de m'approcher de près lorsque, par exemple, j'écrivais sur mes cahiers.

Pour l'instant, mon hôte bigame et moi menons la grande vie. En journée, nous laissons ainsi ses femmes et ses enfants partir travailler aux rizières ou cueillir en forêt, pendant que nous vaquons à des occupations et à des tâches plus anodines, plus personnelles, entre siestes, bricolages et palabres, tout en surveillant la viande mise à nouveau à sécher au soleil. Aux heures adéquates, nous attendons que les repas se préparent.

Un chasseur a rapporté en cette fin d'après-midi un muntjac, cette espèce de chevreuil asiatique. J'en ai acquis deux belles pièces sanguinolentes. Nous sommes assurés d'encore bien manger ce soir.

20 octobre - Boun Neua

Épilogue

Mal dormi, sur les planches trop courtes. Sérieux troubles gastriques. C'est dire, les cochons, pourtant vifs et à l'affût actif dès le lever du soleil, ont même peiné à me suivre jusqu'aux buissons. Impossible d'en connaître l'origine. Il y avait plusieurs préparations difficilement identifiables hier soir pour accompagner la viande de muntjac. Je penche néanmoins pour cette purée de pousses de bambou, un plat réchauffé de la veille. Ou alors est-ce dû à ces sortes de minuscules châtaignes dont se gavent en cette saison les enfants et dont certains, de leurs menottes souillées, m'en ont offert hier de pleines poignées.

Reprendre la route ce matin. Plus envie de traîner. Envie d'en finir. Aujourd'hui, ce sera la dernière étape. Je vais alors tâcher d'atteindre, en peut-être cinq heures et sur un chemin très facile, la seule piste carrossable qui traverse le nord de la province, celle qui mène d'un côté à la Chine et de l'autre vers l'intérieur du pays. Près de cette piste, plus très loin de là où je vais la rejoindre, se trouvera un village lao, dans lequel je ne souhaite pourtant pas devoir passer la nuit, mais où, je le sais, même en marchant vite, je parviendrai trop tardivement pour intercepter l'unique minibus quotidien effectuant le parcours.

Le père a énergiquement refusé mes trente-mille kips ce matin. Cela arrive fréquemment, mais alors que je parviens néanmoins généralement à faire céder mes hôtes, ici ce fut absolument impossible. Il me remet même, malgré mes vives protestations, un troisième lambeau de viande de gibier que je n'ai pour ma part pas le droit de refuser. Je fouille alors à l'intérieur de mon sac, car c'est le moment d'abandonner quelques menus objets qui me seront désormais définitivement inutiles : parapluie géant, livrets de photos, et encore deux ou trois bricoles.

Adieu à tous, généreux montagnards, puisse ma présence vous avoir apportée ne seraient-ce que quelques instants de distractions et de rires, puisse-t-elle avoir assouvi un peu de votre insatiable et vive curiosité. Vous, vous ne m'avez jamais déçu.

Marcher vite. Troubles gastriques, quelques pauses dans les buissons des abords du sentier. Arrêts rapides dans deux villages , dans lesquels je remets des photos d'il y a deux ans. Chaleur du milieu de journée, peu de villageois sont présents, partis nombreux rejoindre les travaux de moisson du riz.

Puis, au bout de cinq heures, c'est la fin. La piste de terre se trouve là. Il me suffit désormais de la longer pendant une trentaine de minutes pour atteindre le très modeste bourg de Ban Sopsong. Alors, comme chaque fois, petit coup de blues en revenant chez les Lao. Pensez donc, ce n'est pourtant qu'un simple village de campagne, mais déjà un autre monde ! S'y trouvent quelques engins motorisés, des échoppes, des anonymes, des riches et des pauvres, des classes sociales, une administration, même des lois !

Un ferrailleur chinois est présent là. Il effectue une tournée dans la province, avec son vieux camion qui pourrait très dignement figurer dans une production cinématographique ayant pour cadre une des deux guerres mondiales passées. Il se dirige vers le sud. Opportunisme, voilà une aubaine inespérée à ne pas manquer. Après une négociation "chinoise", rude, il accepte de me transporter et nous voici partis, cahin-caha, sur la piste d'un état déplorable, et donc parfaitement assorti au véhicule.

Mon ferrailleur ne récupère pas que les vieux métaux, mais également les plastiques. Nous négocions même dans un village Taï Lü quelques dizaines de kilos de graines de sésame. Tout cela est jeté pêle-mêle à l'arrière, en vrac, dans l'étonnant haut coffre du véhicule. Moi, j'ai fait ma place dans le bric-à-brac infernal de la cabine, entre outils graisseux, chiffons crasseux, bouteilles vides, mégots de cigarettes, et nombreux objets et détritus non identifiés supplémentaires en tous genres, certains coupants, d'autres collants, tous salissants.

Cinq heures nous sont nécessaires pour effectuer nos soixante-cinq kilomètres. Deux pannes et quelques arrêts sont passés à peser et à acquérir des sacs de déchets dans des villages.

Notre arrivée à Boun Neua, modeste et languissant bourg-carrefour, réel point de départ, dès demain, du trajet de trois jours vers la capitale, est triomphale : le haut coffre du camion accroche une banderole de propagande du parti communiste lao - seul parti autorisé dans le pays, rappelons-le - suspendue au-dessus de la piste. Au grand scandale des villageois, nous l'arrachons !

21 octobre - Oudomxaï

Transport

La plus pénible des trois journées de retour vers la capitale est enfin achevée. Montées, descentes, virages, poussières, chaleur, nausée, troubles gastriques persistants. Miraculeux Imodium.

22 octobre - Oudomxaï

No transport

Je n'ai pas eu le courage de reprendre la route aujourd'hui. Repos hygiénique. Au programme de la journée, siestes et nourritures saines dans la petite ville d'Oudomxaï, la mal aimée des voyageurs. Carrefour majeur de tous les trafics du nord du pays, elle s'avère pourtant intéressante à observer. Trois univers s'y côtoient, mais ne se rencontrent pas : les Lao, les Chinois, puis mes Minorités ethniques montagnardes, silhouettes discrètes, furtives, presque fantomatiques, de bref passage, paraissant toujours désirer regagner au plus tôt leurs hauteurs.

23 octobre - Vientiane

Lao

Les Lao sont fondamentalement bons. Nonchalants et enthousiastes, désintéressés et d'humeur constante, vifs et curieux, sociables et respectueux, ils le resteront encore pendant longtemps.

Lionel Buléon, 2009

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