Aux confins de la province de Phongsaly, quarante jours de lentes balades

2007

En compagnie des Akha, des et des Lolo, des Hmong, des Yao, des Sila...

Je constatai ici encore combien l'argument de l'intérêt commun mène plus vite à la confiance que les cadeaux, par exemple, qui ne font bien souvent que fortifier la méfiance. »     H. A. Bernatzik

Un an plus tôt, à l'extrême nord du Laos, une première expédition de trente-quatre journées, effectuée seul, à pied et sans guide, au cœur des montagnes qui recouvrent la fascinante province de Phongsaly, me permettait d'y effectuer de nombreux repérages. Retour sur les lieux l'année suivante pour me diriger, à nouveau sans accompagnateur et uniquement à pied, vers les confins de la province, étonnantes enclaves isolées du monde, et même du reste du pays. Après cette fois au total quarante-huit journées sur place, dont quarante et autant de nuits passées exclusivement chez l'habitant, en compagnie des innombrables minorités ethniques montagnardes présentes dans la région, il en subsiste quelques anecdotes, que je propose de relater ici.

Parmi celles-ci, une étourdissante journée de navigation sur la portion la plus sauvage de la rivière Nam Ou, des offices chamaniques de guérison chez les et chez les Hmong, le sacrifice rituel simultané d'une chèvre, cinq cochons, deux poules et douze poussins dans un village Akha, la récolte de l'opium puis "l'art" de le fumer, l'exténuante technique agraire dite de friche sur abattis-brûlis pratiquée sur les pentes par les montagnards, les pieds réduits d'une grand-mère "chinoisante", des huttes de l'ethnie Hmong abritant plus de cinquante personnes, le cœur de la très méconnue réserve naturelle de Phou Den Din, des marchands de cheveux itinérants chinois, une rencontre avec la très minoritaire et discrète ethnie Sila, un trafic transfrontalier de papillons, les délirants accoutrements des femmes Akha, des geysers d'étincelles lors d'une fête bouddhiste rurale, la première présence d'un falang, d'un Blanc occidental, dans certains villages depuis près de vingt ans, et fort probablement premier touriste depuis toujours.

TABLE

  • 17 & 18 septembre - Vientiane : Formalités et corruption
  • 19 septembre - Luang Prabang : Transports (1)
  • 20 septembre - Oudomxaï : Transports (2)
  • 21 septembre - Boun Neua : Transports (3)
  • 22 septembre - Ban Moukhang : L'opiomanie (1)
  • 23 septembre - Ban Soulivang Neu : Les femmes Akha
  • 24 septembre - Ban Nampong May : Argent et bijoux
  • 25 septembre - Ban Takhao : Le chamanisme de guérison (1)
  • 26 septembre - Ban Takhao : Le chamanisme de guérison (2)
  • 27 septembre - Ban Pingxang : Le chamanisme de guérison (3)
  • 28 septembre - Ban Phoulikang : Riz et souris
  • 29 septembre - Ban Phoulikang : L'opiomanie (2)
  • 30 septembre - Ban Natchang Tay : Les pipes à eau
  • 1er octobre - Ban Kalangtoung : Le chamanisme de guérison Hmong
  • 2 octobre - Ban Nong : Navigation, chasse, pêche, nature et traditions
  • 3 octobre - Ban Pakhasou : Les femmes
  • 4 octobre - Ban Khioukhan : Les marchands de cheveux (1)
  • 5 octobre - Ban Phoutang May : Une réunion publique
  • 6 octobre - Ban Sômboun : Un recensement
  • 7 octobre - Ban Chakhao : Sangsues et buffles
  • 8 octobre - Ban Kioukhao : L'opiomanie (3)
  • 9 octobre - Ban Phousoung : Le miel sauvage
  • 10 octobre - Ban Phousoung : Les foyers de cuisson Akha
  • 11 octobre - Ban Phousoung : La maladie
  • 12 octobre - Ban Phousoung : Sacrifice, chèvre, cochons, poules et poussins
  • 13 octobre - Ban Nang Noy : L'œuf
  • 14 octobre - Ban Laoxang : Le décorticage du riz
  • 15 octobre - Ban Pakha Tay : L'esprit de la rivière
  • 16 octobre - Ban Khaokhio : Les marchands de cheveux (2)
  • 17 octobre - Ban Ou Neu : L'ethnie Sila
  • 18 octobre - Ban Khaofang : Fait divers
  • 19 octobre - Ban Ou Neu : La fête des fusées
  • 20 octobre - Ban Thong Tay : La culture du riz de montagne
  • 21 octobre - Ban Thong Neu : La récolte de l'opium
  • 22 octobre - Ban Nanoy : Les femmes Yao
  • 23 octobre - Ban Tashiluang : Le tissage du coton
  • 24 octobre - Ban Phatoum : Sans titre
  • 25 octobre - Ban Tchikhao : Les papillons
  • 26 octobre - Ban Mosochang : Le premier falang depuis dix-huit ans
  • 27 octobre - Ban Pamlang Maï : L'opiomanie (4)
  • 28 octobre - Ban Soulane Noy : Sans titre
  • 29 octobre - Boun Neua : Dernière étape
  • 30 octobre - Oudomxaï : Transports (4)
  • 31 octobre - Luang Prabang : Transports (5)
  • 1er novembre - Vientiane : Transports (6)
  • 2 novembre - Vientiane : Dim-sum et soupes de nouilles
  • 3 novembre - Vientiane : Un temple




Aux confins de la province de Phongsaly, quarante jours de lentes balades

2007

17 & 18 septembre - Vientiane

Formalités et corruption

Un opiomane se tient, à l'extérieur, sous la coursive de la pagode faisant face à mon hôtel décrépit, de l'autre côté de l'étroite ruelle qui sépare les deux édifices. Bien qu'ayant tendu une bâche autour de sa natte afin de se protéger au mieux des regards, il ne devine pas que moi seul, depuis un minuscule balcon situé au deuxième étage, peux néanmoins l'observer à la tâche, et distinguer le moindre de ses gestes. Il ne s'agit pas d'un moine, car son crâne n'est pas rasé, les religieux bouddhistes le tolèrent donc en leur enceinte.

Vientiane, petite et flegmatique capitale du Laos. Quelques hôtels flambants neufs y émergent de terre de temps en temps, mais le mien, affichant des tarifs incomparablement plus avantageux que ces derniers, se détériore cependant sérieusement. Une nuée de souris a colonisé le cagibi de rangement du matériel de ménage qui fait face à ma chambre, et à pas moins de trois reprises le temps d'un séjour de seulement deux nuits, plusieurs d'entre elles se sont dangereusement engagées dans l'escalier descendant, se retrouvant ainsi irrémédiablement coincées, sans issue aisément accessible, sur le palier intermédiaire. En revanche les cafards asiatiques, ces insectes dont la dimension interpelle toujours autant à chaque fois qu'on les surprend, et qui hantent alors habituellement largement les salles d'eau de cette catégorie d'hôtel - définitivement médiocre - ne se font cette fois pas visibles en trop grand nombre.

Entré dans le pays un dimanche soir, visite aux services de l'immigration dès le lundi matin pour y déposer mon passeport, puis à nouveau l'après-midi du même jour pour le récupérer, alourdi d'une prorogation de visa. Le fonctionnaire qui me reçut là, dans d'immuables locaux vétustes et délabrés, se montra sans scrupule, ne me faisant pas renseigner le moindre formulaire, pour une opération administrative qui l'exige pourtant. Mieux, il ne me remit, après dépôt de mon précieux document d'identité, aucune quittance, aucun justificatif, bref aucun papier ou trace écrite quelconque prouvant l'existence de la démarche. Alors, quittant l'endroit en y laissant là le document et quarante dollars de frais légaux, probablement plus d'un visiteur étranger, ne connaissant pas encore suffisamment les "mœurs" locales, aurait craint d'y retrouver plus tard, au retour, un fonctionnaire un peu trop vénal. Cependant, revenant l'après-midi avec pourtant plus de trente minutes d'avance sur l'horaire convenu, l'homme m'attendait déjà là, dans le hall, venant même immédiatement à mon encontre et m'accueillant les bras ouverts, comme s'il ne fallait surtout pas que je m'adresse en premier lieu à un de ses collègues. M'attirant un peu à l'écart, il a alors tout simplement sorti mon passeport... de sa poche, puis me l'a tendu. Rapide vérification pour m'assurer qu'il était bien décoré de quelques tampons supplémentaires, puis nous nous quittons, moi bien convaincu de lui avoir fait accomplir là sa seule véritable tâche de l'après-midi, particulièrement lucrative pour le coup, car ces quarante dollars-là, je ne doute aucunement que le très court chemin qu'ils venaient d'emprunter était déjà achevé, complétant ainsi substantiellement un salaire mensuel officiel d'un peu moins de vingt-cinq euros.

19 septembre - Luang Prabang

Transports (1)

En route pour trois longues journées de transport vers l'extrême nord du pays, en direction de la fascinante province septentrionale de Phongsaly, un territoire de collines et de montagnes forestières escarpées vaste comme deux à trois départements français réunis, et sur lequel, bien qu'il soit demeuré éminemment sauvage et très peu peuplé, cohabitent près d'une trentaine de groupes ethniques minoritaires, la plupart d'entre eux ayant conservé jusqu'à aujourd'hui des identités et des caractéristiques culturelles particulièrement prononcées, que ce soit à travers la pratique de langues et de dialectes spécifiques, l'observance de croyances et de rituels animistes singuliers, l'usage de parures vestimentaires traditionnelles originales et confectionnées artisanalement selon des procédés ancestraux, la perpétuation de techniques agraires rudimentaires et d'habitudes alimentaires atypiques, et via encore bien d'autres particularismes et aspects significatifs de la vie quotidienne.

Au programme de cette première journée de transport, environ onze heures de bus sont requises pour parcourir, sur une route asphaltée, mais montagneuse et alors extrêmement sinueuse, les trois-cent-quatre-vingts kilomètres qui séparent Vientiane de l'autre capitale, celle-ci historique et royale, la belle ville de Luang Prabang, chargée paraît-il de magnifiques anciens temples bouddhistes remarquablement préservés, et qu'il faudrait donc que je visite un jour. En effet, après avoir pourtant transité déjà plusieurs fois par cet endroit au cours des années passées, je n'ai encore jamais pris le temps de le faire, exclusivement accaparé par les arrière-pays ruraux et sauvages, trop pressé de les rejoindre. Alors, à une autre occasion, peut-être.

20 septembre - Oudomxaï

Transports (2)

Les deux-cents kilomètres qui séparent la ville de Luang Prabang de celle d'Oudomxaï requièrent théoriquement environ six heures de trajet seulement, mais ils nous en ont cette fois nécessité pas moins de treize. Très sérieuse avarie dans la boîte de vitesse et voilà notre chauffeur et son coéquipier, trop mal outillés, contraints d'interpeller les rares véhicules de passage pour se faire prêter les quelques clés mécaniques indispensables à une improbable tentative de réparation.

Nous avons perdu, ou cassé, un boulon, une pièce maîtresse qui maintenait en place un des engrenages. Alors, durant plus de cinq heures, on bricole et on ausculte le bus en entier et dans ses moindres recoins, pour tenter d'y prélever un élément qui pourrait opportunément remplacer celui défaillant, mais que nenni, on ne met la main sur rien de satisfaisant. En conséquence, très naïvement, on ose se risquer à la fabrication d'un boulon... en bois, taillé à la machette dans une branche sèche ramassée là, au bord de la route. Un morceau de bois dans la boîte de vitesse... C'est pathétique, risible aussi, puis pour finir tout à fait exaspérant puisque la manœuvre du boulon en bois est quand même tentée à deux reprises, rallongeant d'autant cet interminable temps d'attente. Ainsi, définitivement naufragés de la route, nous nous résignons finalement, mais tardivement, à téléphoner à Oudomxaï afin qu'ils nous envoient un bus de remplacement. Il nous faut donc encore patienter un peu plus, assis là au bord du fossé, en rase campagne, près de la boîte de vitesse irréparablement éventrée et d'une vaste et épaisse marre d'huile brûlée qui se répand.

21 septembre - Boun Neua

Transports (3)

Poursuite d'un long trajet vers le nord. La toute dernière portion de voie asphaltée s'interrompt définitivement, pour laisser place à une piste ancestrale, de terre et de cailloux, défoncée, poussiéreuse. Il faut désormais supporter ballottements, sursauts et suffocation durant plus de dix heures. Malgré les splendides paysages, accidentés, sauvages et verdoyants, il y a des moments où l'on souhaiterait vivement se trouver ailleurs.

De temps en temps, marchant obstinément le long de la piste avec leurs lourdes hottes de vannerie harnachées sur le dos, quelques femmes appartenant à l'un ou l'autre des divers groupes ethniques Akha qui hantent les hauteurs de la région apparaissent au détour d'un virage. Ce sont d'abord, aux environs du district de Boun Taï, les Akha Oma, les Akha Luma, les Akha Djepiah ou encore les Akha Eupa, puis plus loin, à l'approche de celui de Boun Neua, ce sont cette fois les Akha Botche, puis les Akha Nuqui et Nutchi. Chacune de ces femmes est immanquablement revêtue de la parure traditionnelle caractéristique de son groupe d'appartenance ethnique. Spécifiques à chacun d'entre eux, il s'agit néanmoins toujours de tuniques particulièrement spectaculaires et vivement colorées, invariablement taillées dans de la lourde toile de coton teintée au bleu indigo très sombre, parfois presque noir, mais appliquée de motifs de tissus bariolés, de floches, de pompons et de colliers de perles tout aussi bigarrés, de scintillants bijoux en argent massif et de pièces monétaires du même métal, anciennes piastres de l'Indochine coloniale française ou vieux dollars de Hong-Kong, l'ensemble de ces accessoires cousu sur les bustes et sur les délirantes coiffes dont nous reparlerons.

Ce n'est pas à cette région que j'ai cette fois décidé de consacrer ce séjour, mais ces deux districts de Boun Taï et de Boun Neua, à ce jour encore non visités par d'autres touristes, car trop difficiles d'accès et alors extrêmement décourageants pour la plupart d'entre eux dès qu'il s'agit de devoir rejoindre par ses propres moyens les hauteurs et les villages montagnards isolés qu'elles cachent - au delà de la quantité conséquente et incompressible de temps que cela requiert - abritent eux aussi une richesse et une diversité culturelles inouïes. Je projette d'accorder à nouveau à cette région, à l'occasion d'un prochain passage dans le coin, quelques semaines d'exploration supplémentaires, pour compléter plusieurs journées de crapahutage déjà pratiquées dans le secteur un an plus tôt.

22 septembre - Ban Moukhang

L'opiomanie (1)

Enfin, j'y suis presque. Après trois longues journées de route, il ne me reste qu'à effectuer un peu plus d'une heure de transport, mais à nouveau lent, cahoteux et poussiéreux. Ce n'est désormais, à partir d'ici, plus un bus qui est employé, l'état de la piste ne le permettrait définitivement plus, mais un songteaw, une de ces camionnettes tout-terrain dont le bac arrière, laissé ouvert sur l'extérieur, a été aménagé avec deux bancs disposés dans le sens de la marche, puis surmonté d'une armature métallique sur laquelle est soudée une tôle faisant office de toiture et supportant une galerie de stockage des bagages et des marchandises. Le trajet, sur cette toute dernière piste carrossable du nord de la province, et donc du pays, n'est proposé qu'un jour sur deux, car le reste du temps le véhicule le parcourt dans l'autre sens. Grâce à des repérages préalables effectués l'an passé, c'est aux environs du village de Ban Sone Neu, habité par l'ethnie Taï Lü, dont nous reparlerons, que je fais halte. C'est toutefois d'un peu plus loin encore, en rase campagne, là où se situe le départ d'un sentier, que je vais véritablement débuter ces quelques semaines de randonnées en me dirigeant dans un premier temps, grosso modo, car faute de cartes géographiques réellement exploitables je n'ai préparé aucun itinéraire précis, vers le cœur de cette province de Phongsaly, si fascinante et encore si peu parcourue.

Le premier village à atteindre est celui de Ban Moukhang, habité, ainsi que certainement quelques autres hameaux proches et dans lesquels j'espère également me rendre les jours suivants, par l'ethnie Akha. C'est là un des territoires des Akha Nutchi, probablement le groupe Akha dont les femmes arborent les plus étonnantes et spectaculaires parures, impressionnantes tuniques et coiffes que nous décrirons plus tard. Ban Moukhang se situe vers l'est, à un peu plus de cinq heures de marche de l'endroit où le songteaw m'a déposé. Je connais ce village Akha, car je m'y suis déjà rendu l'an passé. J'y séjournai même durant trois journées d'affilée, retenu là malgré moi, y ayant perdu maladroitement dans le torrent tout proche une de mes deux précieuses sandales de marche, m'interdisant ainsi à l'époque de pouvoir m'aventurer plus loin et m'obligeant donc, avec énormément de déception, à renoncer à mes projets et à faire demi-tour. Me souvenant de l'état de ce chemin menant à Ban Moukhang, qui est l'un des rares de la région à s'avérer motocyclable, avec difficulté néanmoins et uniquement durant la saison sèche, je décide de le parcourir à mobylette. Il s'agit alors de convaincre un des deux ou trois seuls paysans de Ban Sone Neu qui possèdent ce type d'engin, et actuellement présents au village, de m'y transporter, ce à quoi je parviens moyennant la promesse d'une rémunération honnêtement, mais fermement négociée.

J'avais ainsi, lors de mon précédent passage par ici l'an dernier, constaté l'état de délabrement avancé de ce sentier, et je peux désormais me rendre compte qu'il ne s'est, loin de là, absolument pas arrangé depuis. Ce sont toujours, d'un côté, des portions entières qui se sont écroulées dans le ravin adjacent et de l'autre, effondrés depuis le flanc abrupt, de gros arbres qui gisent dorénavant en travers de la voie, la barrant périodiquement, accompagnés de spectaculaires éboulis de terre et de pierres. Sur de nombreux passages il faut donc se contraindre à marcher puis à pousser la mobylette, régulièrement aussi à la soulever au-dessus de ces obstacles qui encombrent la voie. Sur d'autres, roulant sur les cahots ou dans les ornières de boue, ou encore à la vue du gouffre tout proche, on ne peut que se contenter de serrer les dents.

Nous croisons un marcheur, un homme d'un âge avancé et à l'allure un peu pathétique dans ses frusques, qui se repose quelques instants au bord de la piste, assis là sur un arbre effondré dont les racines arrachées ont soulevé une énorme masse de terre compactée. Durant sa courte conversation avec mon conducteur, qu'il semble bien connaître, je distingue clairement quelques bribes des paroles échangées, et notamment celles-ci : « Paï Ban Moukhang ma » et « yaa fin », c'est-à-dire "Je reviens de Ban Moukhang" et "opium". Cet homme est Taï Lü, un groupe ethnique non producteur de pavot à opium et par ailleurs peu consommateur de la drogue. Il est donc là de retour de l'un de ses réapprovisionnements périodiques chez les montagnards Akha.

Aux villageois Akha de Ban Moukhang je rapporte environ quatre-vingts tirages photographiques réalisés parmi eux l'an passé. Comme il faut s'y attendre avec les Akha, population d'un tempérament sensiblement turbulent, mais attachant, la distribution se déroule avec un peu d'agitation, et même de chahut. À peine remise, chaque image disparaît ensuite jalousement en quelques secondes seulement, est rapidement enfouie au fond des replis des amples tuniques féminines, et ainsi emportée dans les maisonnées concernées. Comme toujours, il ne faut pas en attendre le moindre remerciement ni même une simple expression d'émotion quelconque, hormis les quelques secondes de surprise et d'amusement au moment où la personne se reconnait sur un des clichés. Je sais toutefois pertinemment que c'est plus tard, dans l'intimité des huttes, que ceux-ci seront longuement inspectés.

La morphologie du village de Ban Moukhang a légèrement évolué depuis l'an passé. Phénomène alors tout récent à l'époque dans la région, j'avais déjà remarqué que la tôle ondulée, en remplacement des toitures végétales trop hâtivement périssables et qui exigent de longs et rudes travaux de mise en œuvre et d'entretien, s'implantait de plus en plus dans les villages, même parmi les plus reculés d'entre eux. Alors qu'un an auparavant seulement deux huttes en étaient ici équipées, ce sont désormais un peu plus d'un quart des près de quarante demeures qui composent le village qui sont concernées. Ce sont des tôles ondulées bon marché, très fines et légères. Elles ont néanmoins toutes été, aux dires des habitants, transportées à dos d'homme sur les vingt-cinq à trente kilomètres qui nous séparent de Ban Sone Neu et de la piste carrossable.

Comme je m'y attendais, les villageois de Ban Moukhang ne saisissent pas le sens de ma démarche et les motivations qui me ramènent en visite ici pour une seconde fois, un an après mon premier passage dans la région. Ils ne comprennent en effet pas le but de mon retour dans leur "misérable" hameau de montagne, qui ne peut assurément pas présenter à leurs yeux le moindre intérêt pour un visiteur extérieur, le concept de tourisme leur étant totalement étranger. Les conversations ayant trait aux raisons de ma venue vont alors bon train. Selon eux, je suis forcément motivé par une démarche intéressée, peut-être professionnelle, probablement lucrative, et ils aimeraient donc la saisir et la comprendre. La distribution des tirages photographiques, n'en ayant réclamé aucune rémunération, leur apparaît elle aussi curieuse, voire suspecte. Dès peu après mon arrivée en début d'après-midi, on était même allé prévenir le nay ban, le chef du village, de ma présence. Lui, je n'avais pas souvenir de l'avoir rencontré une seule fois des trois jours passés ici l'an dernier, mais peut-être était-il alors absent. Il est donc venu me voir, m'a lui aussi un peu questionné, mais moins curieux et suspicieux que d'autres, s'en est heureusement vite retourné à ses occupations.

23 septembre - Ban Soulivang Neu

Les femmes Akha

Départ de Ban Moukhang au petit matin. À partir d'ici, c'est désormais pour moi l'inconnu, ne m'étant encore jamais aventuré plus loin dans cette direction. J'ai cette année emporté une carte géographique de la région, d'une échelle trop réduite cependant, au 1:250 000, mais surtout largement obsolète puisque vieille de presque quatre décennies. Je doute que ce document militaire russe datant ainsi déjà des années soixante me soit d'un quelconque secours, mais à ce jour aucune autre édition plus précise, ou mieux actualisée, n'est malheureusement aisément accessible au grand public. Je me dis qu'il s'avèrera néanmoins peut-être intéressant pour m'aider à repérer des emplacements de cours d'eau, l'importance de certains reliefs et la position, il est vrai aléatoire cependant, de quelques rares villages, ceux qui n'auront pas transmigré ou totalement disparu depuis sa date de parution.

La vue de cette carte a provoqué hier une petite réaction à Ban Moukhang. En effet, alors que l'an passé, des trois jours que je résidai dans ce village Akha, personne n'avait revendiqué de vérifier mon passeport, le nay ban est revenu à ma rencontre en soirée, pour exiger cette fois de le contrôler, ceci dix minutes seulement après que j'eus exhibé le document géographique, face à quelques hommes qui étaient au même moment réunis autour de moi, pour une veillée dans la hutte de mon hôte. J'ai alors à nouveau dû les rassurer sur mes intentions neutres, pacifiques et désintéressées. Cette réaction à la vue de ma carte ne me surprend toutefois pas outre mesure, et je la redoutais effectivement un peu, car dans cet État resté fondamentalement communiste, quelques expériences vécues par le passé dans d'autres zones du pays m'avaient déjà un peu refroidi, et surtout mis en garde sur le fait qu'il fallait absolument éviter les gestes et actes sensiblement hors-normes. J'ai par exemple autrefois, et à deux reprises en moins de deux semaines, alors que je visitais nonchalamment la province de Bokéo située au nord-ouest du pays, été escorté jusqu'à des casernes militaires afin d'y être officiellement interrogé, uniquement en raison du fait que je réalisais de vagues croquis dans des villages pourtant à peine reculés puisque chefs-lieux de districts. Une autre fois, ce fut parce que j'examinais, peut-être un peu trop studieusement, des champs de pavot à opium près du hameau de Nong Hêt, dans l'est du pays, près de la frontière vietnamienne, à une époque où nombre de ces cultures jouxtaient encore le bourg lui-même. Bref, de par ces expériences passées, ainsi que quelques autres, j'avais donc bien prévu d'éviter de trop ostensiblement exposer ma nouvelle carte géographique aux yeux des habitants des plaines de la région, les populations les mieux administrées et par conséquent les plus suspicieuses vis-à-vis de l'étranger. Je m'étais dit qu'elle interrogerait peut-être aussi un peu les montagnards et me voici donc objectivement prévenu, il est dès lors sans doute préférable que j'en fasse un usage un peu plus précautionneux parmi eux également.

Le prochain village, a priori éloigné d'un peu plus de deux heures de marche et toujours en direction de l'est, est celui de Ban Sone Taï, à nouveau de population Taï Lü. À l'image de tous les villages Taï Lü, je peux deviner, avant même d'y approcher, qu'il se situera en fond de vallée, au bord d'un cours d'eau relativement important, et que toutes les maisons y seront bâties sur pilotis. Parvenu là, je m'invite à déjeuner au sein d'une famille. Poissons, crabes de rizières et piments figurent au menu pour accompagner l'incontournable riz. À partir d'ici, plusieurs possibilités s'offrent à moi quant aux directions à emprunter. Je peux soit poursuivre sur la même piste qui, bien que sa largeur se soit désormais très sensiblement concentrée en un étroit sentier, reste relativement bien tracée, tout en n'étant toutefois définitivement plus motocyclable, soit m'engager, mais à condition de bien les repérer, sur une des rares et discrètes sentes escarpées qui mènent vers les hauteurs puis aux vallées adjacentes, vers d'autres villages de population Akha, et probablement aussi .

Après le village de Ban Sone Taï, pour rejoindre celui de Ban Soulivang Neu, il faut à nouveau marcher durant guère plus de deux heures, mais cette fois résolument grimper. En vue du minuscule mais séduisant village d'arrivée, on se dit que les quelques efforts accomplis en valaient largement la peine. Un décor enchanteur, une quinzaine de huttes, toutes construites uniquement à l'aide de matériaux naturels, bois, bambous et herbes à paillote, sont accrochées là à flanc de colline, sur une surface de terre dénudée et rouge. La forêt, dense dès les abords immédiats, cerne le hameau de près, et en effet, pas un seul élément manufacturé, tel par exemple ces tôles ondulées légères qui se propagent pourtant dorénavant de plus en plus en maints endroits, y compris dans des zones relativement reculées, n'a encore été acheminé jusqu'ici. Désormais, parvenant en vue de chaque nouveau village montagnard, il me suffit d'apercevoir, même de loin et durant une seule fraction de seconde, une silhouette féminine dans sa tunique traditionnelle caractéristique, pour deviner quelle ethnie y réside. Il s'agit ici d'un village Akha Nutchi, y déambulent ainsi quelques femmes parées de leurs spectaculaires habillements.

La "nébuleuse" Akha implantée au Nord Laos comprend en réalité plusieurs groupes ethniques bien différenciés. Il y a les Akha Luma, les Nuqi, les Pouly Nyai, les Nutchi, les Oma, les Pala, les Kopien, les Botche, les Tchitcho, les Chapo, les Eupa, et quelques autres encore. De par une extrême et farouche volonté d'indépendance et de continuité, tous ces groupes, bien que possédant certaines origines communes, géographiques notamment, ont conservé des identités culturelles propres et fortes, notamment au travers des dialectes usités, et ne se mêlent socialement jamais, encore moins matrimonialement.

On a beau l'avoir déjà souvent contemplé auparavant, le costume traditionnel des femmes Akha Nutchi surprend toujours autant chaque fois de par ses particularités et son exceptionnelle exubérance. L'élément principal de cet habillement consiste en un large et court pantalon en grosse toile de coton bleu indigo, presque noir, masqué en grande partie par une très longue tunique d'une teinte sombre similaire et qui recouvre presque la totalité du corps, mais ouverte sur les côtés, à partir de la taille. Cette tunique est affublée de broderies relativement grossières mais très colorées, ainsi que de décorations en argent et d'anciennes pièces de monnaie du même métal qui ont été préalablement percées puis cousues. La coiffe, quant à elle, est façonnée dans une étoffe identique et est également ornée d'éléments en argent, mais consistant cette fois en des bijoux volumineux, lourds et massifs, nous la décrirons précisément peu après. L'ensemble de ces pièces textiles sont entièrement réalisées par les femmes, à partir de coton brut qu'elles ont elles-mêmes cultivé dans les rays, ces parcelles de pente défrichées et cultivées temporairement en forêt. La confection de ces toiles, intégralement élaborées à la main et en recourant à des moyens et des techniques rudimentaires, voire résolument archaïques, nécessite de nombreuses étapes et de longs travaux, que j'avais déjà sommairement décrits autrefois :

« Les femmes Akha consacrent un temps infini au travail du coton. Je crois qu'il n'y a que les étapes de la culture et de la récolte de la plante auxquelles je n'ai pas encore assisté. Les fleurs recueillies sont ensuite nettoyées, séchées puis égrenées en recourant à un petit appareil de bois fabriqué par les hommes : elles sont insérées une à une entre deux rouleaux tangents actionnés par une manivelle et la graine, trop grosse pour s'y infiltrer à la suite des fibres, s'en détache alors. Le matériau qui en résulte, s'apparentant à de la ouate, est ensuite battu à l'aide d'un arc, sa corde tendue sans cesse pincée puis relâchée, durant de longues séances sonores, au milieu de l'amas de ces fibres d'un blanc immaculé répandues au sol sur une natte, afin de les aérer, les distendre et les dilater. Les volumineux et légers "nuages blancs" ainsi obtenus peuvent alors être modelés en fuseaux, pour composer des mèches d'une quinzaine de centimètres de longueur desquelles seront extraits plus tard, à la toupie, les kilomètres de fil nécessaires à la confection des toiles. (...) Elles peuvent ainsi filer cette matière à tout moment de la journée. Ce peut être à l'intérieur des huttes, durant quelques instants disponibles entre deux autres travaux domestiques, ou à l'extérieur, tout en marchant, par exemple lorsqu'elles sont en chemin vers les rays avec leurs hottes sur le dos. Cette étape du filage requiert dextérité et adresse et la gestuelle qui en résulte est d'une élégance admirable. Le matériel nécessaire, la toupie à filer et une réserve de fuseaux de coton, sont alors transportés dans un petit récipient de bambou suspendu à la taille. La mèche de coton d'où est extrait le fil d'une main, la toupie qui permet de le vriller puis de le recevoir de l'autre, les femmes élancent celle-ci d'un geste rapide, la faisant préalablement rouler contre leur cuisse qu'elles auront découverte durant une demi-seconde, juste le temps que requiert l'action. Il restera ensuite à composer les liasses de fil, en recourant à différentes méthodes, puis à confectionner les bobines, et encore à s'atteler à la laborieuse et délicate étape de la mise en place des fils de chaîne sur le très rudimentaire métier à tisser. Seulement alors pourront débuter les très longues heures nécessaires au tissage, à la navette. Viendront enfin la teinture, la découpe, les broderies. ».

Les toiles de coton ainsi obtenues sont épaisses, lourdes, résistantes et souples à la fois. Les longues et amples tuniques sombres dans lesquelles elles sont ensuite taillées sont décorées de quelques broderies, principalement sur les extrémités des manches et sur les bustes. Ce sont là des ornements relativement grossiers, mais très bigarrés, réalisés à partir de textiles et de fils industriels colorés, bleus, jaunes, rouges, blancs et verts. Toutefois, les décorations les plus significatives, également cousues sur le buste de ces tuniques féminines, mais aussi sur les bonnets de bébés, consistent en des séries de pièces de monnaie en argent de provenances diverses, le plus souvent néanmoins des piastres coloniales indochinoises dont les Akha se servent par ailleurs encore de nos jours à l'occasion de certains échanges commerciaux d'importance, c'est-à-dire ceux de l'opium. Ces décorations métalliques consistent aussi en des rectangles, disques ou rosaces, également d'argent et alors gravés ou poinçonnés de motifs symboliques. Au sujet de ces monnaies en argent dont les femmes et les jeunes filles aiment tant se parer, j'avais une année fait l'acquisition dans un village Akha d'une étonnante fausse piastre indochinoise, maladroitement coulée et non pure d'argent, dont la particularité était qu'une de ses faces était frappée de la mention "Indochine française" alors que l'autre l'était de "Républica Mexicana", prouvant qu'une sorte de marché parallèle frauduleux de ces objets avait jadis eu lieu. Une autre fois, je trouvai une pièce dont une face était frappée d'idéogrammes chinois tandis que l'on pouvait lire l'habituelle inscription "Indochine française" sur l'autre. Mais pour en revenir aux spectaculaires parures des femmes Akha, après la tunique il reste encore à décrire l'exubérante coiffe.

La coiffe des femmes Akha Nutchi consiste d'abord en une structure quadrangulaire de bambou positionnée et fixée verticalement à l'arrière du crâne, d'une hauteur le dépassant d'une dizaine de centimètres, puis recouverte d'une pièce de toile retombant sur la nuque, toile de même nature que celle employée pour confectionner les tuniques. Autour de cet élément, et plus généralement de la tête entière, est ajustée toute une série d'ornements divers : de nombreux colliers de fines perles colorées, d'autres de billes ou de cupules d'argent, de chaînettes du même métal semi-précieux, enfin de quelques floches ou petits pompons de laine aux couleurs vives. Quelques autres modestes objets métalliques "intrus" y sont presque toujours incorporés, à condition toutefois que ceux-ci aient un aspect proche de celui de l'argent : petites clés de cadenas, coupe-ongles, épaisses aiguilles, épingles à nourrice, etc. Pièces majeures du dispositif, deux lourdes et massives chaînes d'argent sont par ailleurs attachées de chaque côté de la coiffe, de part et d'autre de celle-ci, semblant alors comme suspendues à partir des oreilles. Ces deux volumineuses chaînes d'argent, composées de larges anneaux spiralés, descendent jusqu'au niveau de la poitrine et sont réunies en leurs extrémités inférieures par un nouveau collier de fines perles. Elles sont le plus souvent placées contre le buste, mais peuvent parfois aussi momentanément être "renversées" dans le dos afin de permettre d'effectuer plus aisément et sans aucune gêne certains travaux pénibles, tels par exemple les labours dans les champs ou encore la coupe de bois. Enfin, les derniers bijoux à mentionner sont les lourds bracelets d'argent ciselé, jusqu'à deux ou même quelquefois trois pouvant être portés simultanément sur un même poignet.

L'ensemble de ces éléments en argent, hormis les antiques pièces de monnaie, ont été fabriqués artisanalement dans les villages par les forgerons. Beaucoup sont anciens, car traditionnellement transmis de mère en fille, souvent depuis plusieurs générations. L'argent, le métal employé pour la confection des bijoux, est issu des petits lingots qui rémunèrent généralement la vente de l'opium, dont nous reparlerons. C'est durant les premières années qui suivent le mariage que les parures féminines sont les plus abondantes en décorations argentées. L'âge avançant, certains de ces précieux éléments sont en effet peu à peu cédés à la génération suivante et il arrive que certaines femmes parmi les plus âgées n'arborent alors plus que les deux grosses chaînes et le principal collier de billes en argent, celui qui borde la coiffe. Enfin, pour compléter ce détonnant tableau qui surprend et fascine toujours autant chaque fois, mentionnons encore qu'il est fréquent que les jeunes mères en période d'allaitement aillent avec un sein de découvert, même en des moments où elles ne portent pas l'enfant.

24 septembre - Ban Nampong May

Argent et bijoux

La randonnée du jour aurait dû me conduire au village de Ban Nampong Khao (Ban Nampong d'en bas), mais c'est à Ban Nampong May (Ban Nampong d'en haut) que je suis finalement parvenu. Je me suis donc un peu perdu, trouvé désorienté du moins, dans ces décors particulièrement escarpés et accidentés et dans lesquels, se situant la plupart du temps sous un couvert de dense et haute végétation, il est impossible de conserver durablement des repères visuels. Je n'ai probablement tout simplement pas repéré une bifurcation tant dans ce secteur les sentiers sont étroits et discrets, trop peu empruntés et foulés par les hommes, et qui donc, perpétuellement, tendent à disparaître sous la végétation envahissante, à être sans relâche absorbés par la forêt. Le hameau convoité de Ban Nampong Khao se situerait, aux dires des villageois, à deux ou trois heures de marche plus loin vers le sud-est.

Le village Akha de Ban Nampong May est similaire à celui de Ban Soulivang Neu quitté ce matin, tout aussi peu peuplé et offrant également aux regards des huttes construites uniquement avec des matériaux naturels, bois, bambous, chaumes et feuillages. Il se situe toutefois à une altitude plus élevée, peut-être un peu trop d'ailleurs, car ainsi positionné, il s'avère qu'il manque désormais cruellement de ressource en eau. En cette période, pourtant encore éloignée d'environ trois mois du cœur de la saison sèche, une seule minuscule source est en effet disponible à proximité du hameau. Elle alimente un trou d'eau insignifiant, exigu, et qui se trouble de terre dès qu'on l'agite un peu trop. On s'y lave, en y puisant de petites bassinées dont on s'asperge ensuite. Les femmes et les jeunes filles s'y rendent plusieurs fois par jour pour les corvées d'eau, les hottes chargées de six à sept gros tubes de bambou pouvant chacun contenir de trois à cinq litres environ. Trop peu abondante, l'eau manque donc et un jour prochain, dans peu de temps probablement, il n'y en aura plus du tout. Alors les villageois, comme d'autres parfois, transmigreront, n'auront d'autre choix que de s'en aller vers une zone mieux pourvue. J'y ai fait allusion auprès de mon père d'accueil, en lui faisant simplement remarquer que « Ban Nampong May bo mi nam laï, neu' ? » (Pas beaucoup d'eau à Ban Nampong May, n'est-ce pas ?). Il a approuvé, l'air résigné, le problème semblant réellement préoccupant.

Je ne sais pourquoi, les Akha de Ban Nampong May ne me paraissent pas aussi accueillants qu'à l'accoutumée. Il n'y a par exemple, aujourd'hui, pas autant de poignées de main chaleureuses que d'autres fois, pas non plus nombre de ces gestes précautionneux dont on entoure habituellement le visiteur extérieur. Les invitations à boire un verre d'eau dans les huttes, gestes qui s'avèrent pourtant rituels presque partout ailleurs, se font notamment ici beaucoup plus rares. Et puis il y a l'argent. Avec les hommes Akha plus que parmi d'autres ethnies, il s'agit là d'un thème qui les "obsède" toujours quelque peu, mais il y a ici un peu plus d'insistance qu'ailleurs à ce sujet. Une des questions les plus fréquentes a trait au coût du trajet dont il m'a fallu m’acquitter pour venir dans ce pays. D'autres consistent à m'interroger sur le prix de tel ou tel objet que je transporte. Mes nombreux séjours antérieurs en territoires Akha m'ont toutefois depuis longtemps permis de m'adapter à la situation, ayant compris très tôt que ce genre de question ou d'allusion a pour seule finalité de chercher à estimer le montant de ma fortune présumée. Au début, il m'arrivait de tenter des justifications comparatives du type "les falangs ont plus d'argent, mais en contrepartie tel objet ou tel aliment coûte X fois plus cher en Occident", propos qui restaient toutefois trop chargés d'ambiguïté. Aussi j'élude désormais purement et simplement toutes les questions de ce genre par des blagues ou des bêtises et n'hésite parfois également plus, lorsque mes interlocuteurs se font un peu trop insistants, à couper court, c'est-à-dire à catégoriquement refuser d'y répondre, à leur faire comprendre que je ne souhaite en aucun cas parler d'argent.

Du côté des femmes, ce sont les objets métalliques scintillants qui les intéressent, à l'image des bijoux et ornements en argent, ou qui en ont l'aspect, dont elles aiment plus que tout se parer. Un peu taquin, j'ai volontairement décoré ma petite sacoche, que je transporte presque en permanence en bandoulière, de trois pièces de monnaie de cent lires italiennes, les exhibant ostensiblement suspendues en pendentif, aisément repérable par le léger tintinnabule qu'il produit alors au moindre de mes mouvements, lorsque les pièces s'entrechoquent. Comme prévu, il interpelle immédiatement les femmes et les jeunes filles. Agissant sur elles comme un aimant, tellement curieuses de pouvoir l'observer de près, il s'avère un excellent moyen de sceller un premier contact, un bon prétexte de me laisser les approcher, elles qui en tellement d'autres occasions s'effarouchent à ma seule vue. Elles en pareraient en effet volontiers leurs tuniques et leurs délirantes coiffes qui, comme on l'a décrit plus haut, sont pourtant déjà chargées de chaînes et de cupules d'argent, de pièces de monnaie diverses, de perles et de quelques objets "intrus". Aussi, sachant les femmes Akha tellement friandes de ces objets que sont les pièces de monnaie en nickel ou autre métal apparenté, j'en conserve quelques-unes en réserve, pour de petits cadeaux à leur faire en échange de services rendus ou de l'accueil reçu. Ce sont des pièces sans valeur, d'origine chinoise, indonésienne, malaisienne, birmane ou européenne, mais cela a peu d'importance pour les femmes, le seul critère étant qu'elles soient de métal blanc et scintillant. Les pièces de couleur cuivre ou laiton ne les intéressent ainsi en revanche pas du tout.

25 septembre - Ban Takhao

Le chamanisme de guérison (1)

Me voici parvenu en territoire de l'ethnie . Pratique d'une époque révolue, la grand-mère de ma maison d'accueil a les pieds réduits, bandés qu'ils ont été durant une longue période de leur croissance, le temps de l'enfance et peut-être aussi d'une partie de l'adolescence, les atrophiant ainsi de manière un peu monstrueuse. Le résultat, ce sont des pieds difformes, rabougris, réduits de moitié de taille et n'atteignant pas plus de douze centimètres de longueur, emmitouflés désormais dans des bandages et de petits mocassins confectionnés sur mesure et à l'extrémité effilée. C'est un bien étonnant endroit pour observer cette curiosité tant il me semble que cette pratique était réservée aux jeunes filles d'une certaine aristocratie, du moins en aucun cas à des paysannes, encore moins à des montagnardes "marginales" - je veux dire par là appartenant à une minorité ethnique autrefois chassée de Chine et considérée là-bas à l'époque comme arriérée et sauvage - paysans et montagnards qui se doivent de disposer de toutes leurs facultés physiques s'ils veulent pouvoir subvenir à leurs besoins quotidiens dans ces rudes environnements. La grand-mère semble ainsi nettement handicapée, elle ne se déplace d'ailleurs qu'à très petits pas et son équilibre, déjà un peu perturbé en raison de son âge avancé, paraît parfois bien précaire.

Le village de Ban Takhao, d'ethnie , est situé au cœur de la province de Phongsaly. Ayant appris, avant même d'y accéder, qu'il constituait une sorte de carrefour emblématique de la région, je m'attendais à une densité de population plus importante que celle que je constate et à la présence de quelques infrastructures dignes de ce statut, par exemple une ou deux fontaines aménagées en ciment, comme on en rencontre parfois dans certains villages, ou au moins une petite échoppe tenue par un vieux paysan qui vendrait là, durant quelques heures par jour, quelques produits de base rapportés à dos de cheval depuis un marché de plaine. Il n'y a toutefois rien de tout cela, Ban Takhao compose un bien modeste hameau, cependant particulièrement préservé et traditionnel.

Contrairement à la plupart des autres ethnies montagnardes de la région, qui se contentent pour cela presque exclusivement de bois et de bambou, les construisent des huttes en pisé, confectionnant des murs en torchis, un mélange de terre et de paille armé de tiges de bois et de treillis de bambou tressés, des murs particulièrement épais, mais finissant toujours néanmoins par s'effriter de toutes parts sous les assauts des éléments naturels. Hautes d'un mètre cinquante environ seulement, ces parois sont ensuite surmontées de claies, des plaques de bambou aplati et tressé, qui les complètent jusqu'à la toiture. Un espace faisant front à chaque maisonnée est clôturé par un parapet de pierres de toutes tailles, cailloux et rochers très grossièrement agencés, simplement empilés en fait, mais empêchant de la sorte efficacement toutes incursions des bêtes, cochons, buffles et zébus, dans les petites cours qu'ils forment ainsi et qui composent des surfaces propres et planes permettant notamment le séchage du riz. Nous sommes loin des sommaires clôtures de bois ou de bambou confectionnées par les Yao, les Hmong ou parfois les Akha, qui interdisent à peine aux cochons de tenter, de temps en temps, des incursions à l'intérieur des habitats. Chaque maisonnée possède par ailleurs son propre grenier à riz, accolé directement à la hutte ou distant de celle-ci de quelques mètres. Cylindres en bambou aplati et tressé d'environ deux mètres de diamètre et d'une hauteur équivalente, recouverts ou non de terre, ils sont surmontés de petites toitures coniques en chaume, les affublant quelque peu du même coup, pour ceux employant la terre, d'une allure sensiblement "africanisante".

Ce sont ces mêmes pierres, de toutes tailles, qui tracent grossièrement les allées du village, celui-ci s'étageant par ailleurs harmonieusement à flanc de colline. Les plus petites pierres sont vaguement dispersées au sol, ça et là, en éboulis, mais de bien plus grosses sont approximativement agencées, formant comme des marchepieds qui aident alors opportunément à franchir les ruissellements d'eau, les flaques de boue et les déjections animales qui se répandent. Une quarantaine de huttes composent ce village, particulièrement photogénique avec autant de toitures de chaume très étalées et qui retombent ainsi très bas devant les murs de terre, offrant là de larges auvents sous lesquels on peut agréablement s'asseoir à l'extérieur, à l'abri du soleil ou de la pluie et où sont installées les volumineuses structures des métiers à tisser des femmes.

Le gros bétail, les buffles et zébus, ainsi que les cochons, déambulent à loisir dans les allées escarpées du village ou stationnent sur de petites aires jouxtant les huttes-enclos. Les villageois de Ban Takhao possèdent parmi les plus forts buffles que j'ai pu contempler jusqu'alors, des bêtes massives, rondes si elles sont observées de face, et affublées de paires de cornes monumentales. La majeure partie des zébus, qui s'aventurent bien moins loin en forêt que les buffles, eux qu'on laisse librement vagabonder et que l'on peut alors parfois rencontrer à plusieurs heures de marche du plus proche village - je décrirai plus tard comment ils peuvent ainsi de temps à autre retourner à un état semi-sauvage devenant extrêmement problématique pour les paysans - pâturent ici en contrebas, sur la seule prairie relativement plane, de peut-être un hectare, qu'il était possible d'obtenir dans cette région de collines et de montagnes. Celle-ci n'est en effet que relief, faible cependant, dépassant peu fréquemment les deux-mille mètres, mais sensiblement escarpé et pentu. À part quelques très rares minuscules plaines visibles de-ci de-là au fond de certains vallons, il n'y a pas un arpent de terre plate. Ça monte ou ça descend, toujours, inévitablement, que l'on se trouve en forêt, dans les rays, dans les villages, sur les sentiers surtout.

C'est dorénavant presque toujours en direction de la maison du nay ban, du chef de village, que je me dirige en tout premier lieu lorsque je parviens dans un nouveau hameau, afin d'y annoncer ma présence, ayant constaté à maintes reprises que cela rassurait les habitants que j'officialise ainsi dûment ma visite avant de solliciter un hébergement pour la nuit auprès d'une famille. J'exhibe par ailleurs désormais presque systématiquement, en tout cas dès que je le ressens comme nécessaire, mes papiers. Enfin, après avoir répondu aux trois premières questions rituelles de chacun de mes interlocuteurs (« D'où viens-tu ? », « Où vas-tu ? » et « Vas-tu seul ? »), qui font dans ces contrées office de salutations, je fais bien comprendre à chacun d'eux que je ne suis là qu'en tant que visiteur et en aucun cas en tant que travailleur. Comme je l'ai déjà évoqué précédemment, cette question concernant mes motivations et les raisons de ma présence est en effet ici cruciale. Si je ne l'explique pas rapidement de moi-même, la quatrième interrogation rituelle consistera alors presque toujours inévitablement en celle-ci : « Es-tu venu pour travailler ? ». Après ces salutations et l'exposition de mes intentions désintéressées, je peux éventuellement tenter, toutefois selon les circonstances et mon ressenti face à la situation en cours, de dévoiler mes cartes et mes carnets de notes, puis interroger les hommes à propos de futurs itinéraires que je pourrais envisager les jours suivants, car eux sont naturellement mes meilleures sources d'informations à ce sujet.

Les composent une population que l'on peut qualifier de "chinoisante" et leur langue n'a aucune accointance avec celles des autres groupes ethniques voisins, par exemple les Akha, qui sont pour leur part d'origine tibéto-birmane. Adultes et enfants pratiquent leur propre idiome au quotidien, et je ne peux alors parfois même plus essayer de deviner, grâce à quelques mots que je parviens pourtant habituellement à identifier, les sujets des conversations. Comme chez tous les groupes, les hommes parlent néanmoins le plus souvent un peu le lao, mais pas les femmes. Alors, assez régulièrement, extrêmement curieuses, elles demandent à se faire traduire certains de mes propos par un individu de sexe masculin.

Une quinzaine de personnes au total cohabitent sous le toit de la hutte dans laquelle je me suis invité. Il y a les grands-parents, deux fils accompagnés de leurs jeunes épouses, d'autres enfants encore, puis plusieurs petits-enfants. À cinq ou six reprises depuis hier soir, le grand-père de ma maisonnée, et un voisin tout aussi âgé que lui qui l'a rejoint, ont initié des offices chamaniques de guérison. À chacune de ces occasions, se postant tous deux le plus souvent face à l'autel aux esprits sur lequel quelques gros bâtons d'encens se consument, ils s’attellent à réciter là nombre de "prières", tout en tenant chacun en main plusieurs objets rituels, fragments de papier de bambou, grelots de bronze et griffes animales - d'ours visiblement - dont ils font divers usages. Il s'agit invariablement de longues, lancinantes et très monotones litanies, invocations, incantations - je ne sais quel terme serait le plus approprié - vaguement chantées, psalmodiées, récitées sur des tons uniformes, marmonnées plutôt. Chaque séance se poursuit durant dix à vingt minutes d'affilée. Certains de ces cérémonials s'accomplissent donc à proximité du petit autel aux esprits, mais d'autres fois ils sont produits face à une des deux jeunes et jolies mères de la famille, qui porte alors dans ses bras son bébé, celui-ci paraissant très sérieusement malade, et qu'elle présente ainsi aux deux officiants. Lorsque la cérémonie se déroule de la sorte, devant la femme et son enfant, les papiers de bambou sont d'abord brûlés, puis les grelots agités en accompagnement des incantations, et pour finir les griffes d'ours sont "caressées" contre différentes zones du corps du nourrisson. Les deux hommes sont chamans, ils tentent ici d'obtenir une guérison. Comme pour beaucoup d'offices chamaniques déjà observés par le passé au sein de divers groupes de populations de la région - chez les Hmong principalement - un trait quelque peu déroutant de ces scènes pour le spectateur profane est de constater que ces cérémonies ne perturbent en rien le déroulement des autres évènements et activités domestiques en cours dans la hutte. On y prête d'ailleurs peu d'égard, chacun poursuivant ses tâches et ses conversations, les allées et venues ne cessant pas, les jeux et chamailleries des enfants non plus. Il n'y a ainsi en aucun cas une attention respectueuse, ou au moins silencieuse, encore moins intéressée, de la part des autres membres de la famille ou des personnes extérieures présentes au même moment.

26 septembre - Ban Takhao

Le chamanisme de guérison (2)

Parce que la toute jeune mère de la maison est particulièrement jolie, rond visage poupin surmonté du large et lourd turban noir traditionnel orné de macarons brodés colorés - nous décrirons un autre jour l'élégante parure des femmes - parce que le grand-père et les enfants sont éminemment sympathiques et enjoués, parce que le village est magnifique, parce que la nourriture est excellente (je n'ai notamment plus à supporter ces deux ou trois plats, quotidiennement servis chez les Akha les jours passés, d'ingrédients fermentés et aux relents de charogne à un stade avancé de pourriture), parce qu'il y a une source à deux pas de la hutte et qu'il ne m'est ainsi plus nécessaire, pour me laver, d'emprunter un sentier escarpé boueux et glissant descendant au fond d'une combe, parce que ma paillasse est confortablement située à l'écart des autres dans la pièce principale, parce que, même si j'en traverserai probablement d'autres ces prochains jours, je connais très peu les villages et les traditions , pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, je décide de rester une deuxième journée dans le village de Ban Takhao. Je viens de le solliciter auprès du bienveillant et chaleureux grand-père en lui assurant toutefois que je m'en irais dès le lendemain. Réjouissance spontanée des enfants !

Toilette quotidienne à la source. Comme c'est souvent le cas, des gamins, dès qu'ils ont compris mon intention, m'y précèdent, réjouis d'avance de pouvoir assister à un si rare spectacle. Les jeunes filles pour leur part, c'est d'un peu plus loin qu'elles m'observent, encore trop farouchement craintives, et pour beaucoup d'adultes c'est depuis les seuils des portes ou même l'intérieur des huttes, alors à travers les fissures des murs de terre, les planches disjointes ou les parois de bambou tressé, composant comme des moucharabiehs, qu'ils espionnent mes agissements. Il y a tout de même ici bien plus de retenue et de discrétion respectueuse et pudique que chez les Akha, par exemple, où ce sont régulièrement plusieurs dizaines de villageois, ou même plus - il m'est parfois arrivé d'atteindre la centaine de spectateurs - qui peuvent, à ces occasions, s'autoriser à venir profiter de l'aubaine, et donc former un large cercle contemplatif autour de ma personne.

Les femmes et les enfants Yao portent l'eau, rapportée des ruisseaux jusqu'aux huttes, à la palanche d'épaule, dans deux seaux placés en balanciers à chaque extrémité de la palanche, solide mais flexible tringle plate taillée dans l'épaisse paroi d'un gros tronc de bambou. Les Akha pour leur part la transportent, entre les fontaines ou les rivières et le village, dans six ou sept volumineux tubes de bambou d'environ dix centimètres de diamètre et quatre-vingts centimètres de longueur rangés verticalement dans les hottes dorsales. Plus surprenante est la technique adoptée par les femmes du village de Ban Takhao et que j'observe ici pour la première fois : elles puisent l'eau de la source et en remplissent un seul très long tube de bambou, d'un diamètre légèrement supérieur à ceux des Akha et de parfois jusqu'à deux mètres de longueur, voire un peu plus encore, et pouvant probablement contenir entre vingt et vingt-cinq litres de liquide. Plein, il est transporté obliquement sur l'épaule.

Les bébés sont souvent mis à dormir dans une hotte en vannerie de bambou, de celles qui servent à rapporter différents matériaux et nourritures des champs ou de la forêt. Ils sont parfois aussi déposés dans un tabouret rond en rotin simplement retourné sur le sol. Ils sont là en sécurité, car ne peuvent s'en échapper par leurs propres moyens. Fauteur de trouble malgré moi, il arrive de temps en temps, par cause de ma présence, alors que tous les regards et les attentions sont dirigés vers ma personne et que l'on en oublie le reste pendant quelques minutes, qu'il se produise un "accident" : un bébé tombant d'une hauteur, un cochon ou un zébu faisant une incursion dans une cour ou dans un jardin resté ouvert, des poules parvenant à atteindre une étagère de la cuisine, un feu de cuisson grandissant dangereusement, etc.

Le nay ban, à la fois chef du village et chef de ma famille d'accueil, père des deux plus jeunes enfants il me semble, est absent de la maison. Il est aux champs et hier tous m'ont assuré qu'il rentrerait le même jour en soirée, mais il n'a finalement pas réapparu. Parce que le village est d'une taille relativement importante - il réunit une quarantaine de maisonnées - l'on m'a expliqué qu'il y avait ici trois nay ban, c'est-à-dire trois chefs de village. Leur titre est aisé à retenir puisqu'on me les a présentés comme le phouti noung, le phouti song, et le phouti saam (le numéro un, le numéro deux et le numéro trois). Je suppose qu'ils prévalent de fonctions ou de rôles distincts ou que l'un ou l'autre se font simples suppléants.

Ce matin, deux femmes arrivant à pied de l'extérieur ont parcouru le village, chacune chargée d'une très volumineuse hotte tressée en rotin, bambou et bois sur le dos. Sillonnant d'abord méthodiquement les allées en criant des paroles pour annoncer leur présence, puis pénétrant ensuite dans certaines cours des maisonnées, elles y ont acheté aux villageois divers animaux sauvages récemment capturés ou abattus. J'ai ainsi pu voir apparaître diverses espèces de gros écureuils, des roux, des noirs, des volants, quelques tortues et même un pangolin, ces derniers bien vivants, le pangolin pour sa part fermement ficelé en boule dans un filet. Elles sont ensuite reparties en direction du nord-est, en route pour d'autres villages vers lesquels j'ai moi aussi prévu de me diriger plus tard.

À nouveau, une "prière" est psalmodiée pour le bébé. Les accessoires consistent cette fois en trois bâtons d'encens et quelques longs et épais poils noirs juste arrachés à l'échine d'un cochon de passage, que l'on ne semble pas avoir particulièrement sélectionné ou choisi pour cela. Le tout est ensuite enrobé dans quelques rectangles de papier de bambou puis agité devant l'enfant. C'est cependant cette fois une femme qui s’attelle à la tâche et la "prière" est expédiée en cinq minutes. Comme toujours, le chahut ambiant des personnes se tenant alentour, et se sentant visiblement peu concernées, ne cesse pas durant tout ce temps. Les bâtons d'encens sont confectionnés artisanalement dans le village. Ils n'ont rien de commun avec ceux, industriels, minuscules et aromatiques, que nous utilisons parfois pour parfumer nos intérieurs occidentaux. Ceux-ci ont un diamètre comparable à celui d'un stylo et mesurent plus de cinquante centimètres de longueur. Autrefois, dans un village Hmong, j'ai assisté à leur confection. Une écorce pilée et ainsi réduite en poudre entrait pour une grande part dans leur composition, mélangée à de la graisse, puis roulée à la main autour de baquettes de bambou, sur une planche déposée au sol, et enfin celles-ci suspendues en hauteur pour le séchage. Durant leur combustion ces bâtons d'encens dégagent une fumée dense et qui se mêle à toutes celles qui stagnent presque en permanence à l'intérieur des huttes, celles des foyers de cuisson principalement, mais aussi celles des bangs, les grosses pipes à eau en bambou qu'allument très fréquemment les hommes et dont nous reparlerons. Ces fumées noircissent les parois de terre d'épaisses couches de suie grasse, mais aussi les charpentes et les chaumes des toitures, les objets suspendus en hauteur, ainsi que les très nombreuses vastes toiles d'araignées envahissantes et qui ne sont jamais ôtées.

27 septembre - Ban Pingxang

Le chamanisme de guérison (3)

Réveil à 5 heures. Il a plu cette nuit, en abondance, et il devient désormais périlleux de se déplacer dans le village. La boue, passablement mêlée de déjections animales, est envahissante, approchant jusqu'aux seuils des huttes. Pour circuler dans les allées il faut tâcher de bondir de rocher en rocher, mais de larges passages profondément boueux nécessitent néanmoins à y descendre parfois, ne laissant d'autre choix que de s'y résigner.

De nombreuses "prières" et incantations pour le bébé malade ont encore été récitées hier soir, mais elles furent ce coup-ci "délocalisées" près du deuxième foyer de cuisson et qui est établi juste au pied de ma paillasse. Je m'y suis alors installé un moment afin de me situer opportunément aux premières loges et de pouvoir ainsi assister de près et confortablement au "spectacle". Cette fois, rituel autour d'un œuf, apporté là peu auparavant par une grand-mère. Il y eut toujours les grands bâtons d'encens se consumant, mais qui furent pour l'occasion directement plantés dans le sol de terre battue de la hutte. Le chaman a d'abord cassé l'œuf, puis a déversé son contenu dans un bol empli d'eau. À l'aide d'une herbe verte et souple fraîchement cueillie qu'un gamin était rapidement allé récolter à sa demande il a, durant plusieurs minutes, délicatement manipulé le jaune d’œuf flottant dans son bol, le tournant et le retournant, l'inspectant en tous sens avec précaution, veillant visiblement à ne pas le percer. Il s'est ensuite concerté quelques instants avec la femme chamane d'hier, celle de la "prière aux poils de cochon", échanges donnant alors lieu à quelques commentaires animés, l'un et l'autre restant toutefois concentrés autour du contenu du bol. L'homme y a à ce moment ajouté quelques pincées de tabac, celui, jaune, fin et très soyeux que tous fument abondamment dans les bangs, les impressionnantes pipes à eau en bambou. Enfin, quelques herbes grossièrement hachées ainsi qu'un peu de sel et d'alcool de riz furent à leurs tours adjoints à la mixture contenue dans le bol, l'ensemble une fois de plus remué à l'aide de l'herbe souple, puis à nouveau scruté et vivement commenté avec animation par les deux chamans. Le tout a alors ensuite été rapidement jeté dehors, et c'était fini. Tout ceci s'est déroulé encore une fois devant la mère portant son bébé malade.

Ce matin, plusieurs hommes et femmes rendent visite à notre famille. De nouvelles séances d'incantations se succèdent et de nouveaux gros bâtons d'encens se consument. Cela est réalisé et se déroule toutefois avec un peu plus de sophistication que précédemment. Par exemple, alors qu'il s'en trouve déjà un à demeure dans la hutte, un nouveau petit autel aux esprits est improvisé, édifié à la hâte sur la seule chaise de bois disponible (tous les montagnards, quels que soient les groupes d'appartenance ethnique, se contentent au quotidien exclusivement de tabourets bas en bois ou en rotin, des assises jamais plus hautes que vingt centimètres, généralement moins). Y sont déposés un petit pot de bambou rempli de grains de maïs, un minuscule godet d'alcool, un autre de thé, de petits drapeaux faits de baguettes et de papier de bambou rituel, des plumes et des pattes de poulet desséchées, puis quelques nouveaux bâtons d'encens, plantés cette fois dans un dernier récipient de vannerie empli de paddy, de riz cru non décortiqué. Des "prières" supplémentaires sont récitées, mais dorénavant par un vieil homme que je n'avais pas encore eu l'occasion de rencontrer dans le village. Ce faisant, il manipule une sorte de pendule, une barre de métal d'argent ouvragée, décorée d'incisions et suspendue, par ses deux extrémités, à un solide fil de coton. Encore une fois, comme très banale, la scène qui s'accomplit là semble n'intéresser personne d'autre que moi, pas même nos visiteurs du jour.

Chez les , comme souvent parmi les groupes ethniques "chinoisants" de la région, les Yao également par exemple, chacun se fait très précautionneux et attentionné envers l'autre. Les bébés transitent sans cesse de bras en bras, de ceux des plus jeunes fillettes à ceux des grands-pères, en passant par toutes les générations intermédiaires. En ce qui me concerne, je perçois nettement que chacun de mes gestes est observé et que l'on tâche au mieux de devancer mes désirs et mes besoins.

Très discret, mis à part à l'occasion de ses séances incantatoires, actuellement particulièrement nombreuses et foisonnantes il est vrai, le grand-père chaman de ma maison ne se met à s'exprimer véritablement qu'en soirée. Désormais fort âgé, on ne le charge plus que de quelques rares tâches domestiques, chacune accomplie silencieusement et s'intercalant chaque fois entre deux séances de pipes à eau. L'après-midi d'hier, il l'a entièrement consacrée à égrener des épis de maïs, lentement, très lentement, presque grain à grain, mais au retour de mes nombreuses pérégrinations dans le village et aux alentours, vingt bons kilos en avaient finalement été extraits. Le soir en revanche, dès que quelques-uns de ses vieux copains l'ont rejoint autour du foyer, il est capable de se lancer, comme tous les autres hommes, dans de longs et lents monologues. Hier soir par ailleurs, au bout de deux nuits déjà passées ici, certaines conversations des uns et des autres, je le devinais aisément, avaient toujours trait aux raisons supposées de ma présence.

Je m'en irai ce matin. Ayant à nouveau glané quelques informations au sujet du parcours envisagé, je soupçonne que les sentiers vont continuer à se faire difficiles, du moins incertains et confus. De plus, tout est détrempé et il est probable qu'il pleuve encore au cours de la journée. Mais pour l'heure, il est 7 heures du matin, et toujours à l'attention du bébé souffrant, les précédentes et abondantes invocations et sollicitations des esprits n'ayant visiblement pas été fructueuses, nous passons à la vitesse supérieure. Un porcelet et un poulet sont alors désormais sacrifiés, dûment égorgés devant le seuil de la hutte par notre chaman, s'accompagnant comme à l'accoutumée d'incantations marmonnées, cette fois tout juste audibles. À peine revient-il vers nous chargé de ses cadavres que les chiens se mettent à violemment se quereller pour accéder aux quelques taches de sang laissées là sur le sol. Quelques coups de pied sont alors nécessaires pour faire taire leurs vociférations hargneuses. Bref, excellente nouvelle donc puisque toute cette viande annonce à coup sûr un festin à venir. Pour l'instant cependant, place à un nouveau rituel. Les morceaux de chair sont présentés par notre chaman à l'autel aux esprits juste improvisé peu auparavant sur la chaise de bois brinquebalante, et comme il se doit, les "prières" continuent à se succéder. Enfin, tout se précise. Pendant que nous autres les hommes nous gorgeons de lao-lao, l'alcool de riz local, particulièrement fort et qui ici, aromatisé avec une certaine herbe, prend par ailleurs une belle teinte verdâtre, des femmes réunissent quelques vêtements et objets épars, puis en préparent le contenu d'un ballot. De fait, puisque les séances de chamanisme n'ont, semble-t-il, pas porté leurs fruits, la jeune mère et son bébé, puis un homme dont je n'ai pu discerner le lien de parenté, mais qui n'est pas son époux, vont enfin désormais tous deux s'en aller vers le dispensaire de Boun Neua, le petit bourg chef-lieu du district du même nom, y emmener l'enfant se faire soigner. Des hommes remettent à tour de rôle un peu d'argent à la jeune mère, car c'est certain, ils resteront là-bas plusieurs jours et rien n'y sera gratuit, ni le transport pour s'y rendre une fois la piste atteinte, ni le logement, ni les soins et les médicaments, ni la nourriture. L'accueil et les sourires non plus, loin s'en faut, car un montagnard en plaine, tel un Rom roumain en France, ne doit pas s'attendre à une attention de tous les instants, ne doit s'attendre à strictement rien de la part d'autrui.

Départ pour moi également peu de temps après, en route désormais vers le village de Ban Pingxang. J'ai auparavant tâché de me repérer sur ma vieille carte russe défraîchie et trop peu précise. Il y aura théoriquement deux rivières à franchir, avant de devoir remonter ensuite chaque fois vers les hauteurs puis, peut-être, de pouvoir se contenter de longer des crêtes. Bien que quelques-uns d'entre eux m'aient fait comprendre que le sentier pourrait éventuellement s'avérer difficile à reconnaître à plusieurs reprises, aucun homme n'est disposé à m'accompagner. Alors, départ seul. Ici sont les confins septentrionaux de la province de Phongsaly, ici l'on ne peut se déplacer qu'à pied. La totalité des ruisseaux, des rivières et des torrents, quels que soient leurs gabarits et leurs débits, se franchissent obligatoirement à gué et ils constituent de ce fait mes principales appréhensions lors de mes journées de marche solitaire. Ici sont des vallées très encaissées, vertes et humides, où la vie animale semble densément présente. Les sentiers sont boueux et glissants, mais les paysages magnifiques sous de petites averses, parfois visibles uniquement à travers une nappe de brume se déchirant durant quelques instants. Des forêts denses recouvrent en totalité des collines et de moyennes montagnes escarpées.

J'ai commencé à m'inquiéter après près de quatre heures de marche, accomplie à une allure pourtant relativement rapide et sans pauses, car pour une fois, l'ensemble des hommes de Ban Takhao interrogés à ce sujet semblaient d'accord sur une estimation de durée du parcours, m'ayant tous assuré qu'il ne me faudrait à peine plus de trois heures pour atteindre le hameau suivant. Finalement, près de cinq heures de marche effective m'auront été nécessaires. Voilà un exemple supplémentaire et emblématique, parmi tant d'autres, de l’habituelle imprécision des renseignements collectés auprès des villageois qui, eux-mêmes déchargés de toute nécessité d'en avoir une connaissance détaillée, stricte et rigoureuse, de plus par ailleurs très rarement pourvus d'un instrument de mesure du temps en état de fonctionnement, sont alors trop peu souvent aptes à me délivrer des informations fiables à ce sujet.

Généralement, à mon arrivée dans un nouveau village, seuls des enfants sont d'abord visibles, jouant là à l'extérieur des huttes, et ils ne tardent alors le plus souvent pas à fuir prestement dès qu'ils m'aperçoivent. Cela se produit aussi très fréquemment avec les jeunes femmes, et encore plus avec les jeunes filles non mariées. C'est ce qu'il advient à nouveau ici, en vue du village de Ban Pingxang, tout ce beau monde s'éclipsant rapidement à mon apparition. Je n'ai pas à quémander la maison du nay ban puisqu'un homme que je croise finalement me l'indique immédiatement. Parvenu là-bas, un second individu, celui habitant la hutte désignée, me pointe du doigt celle du premier, interrogé juste précédemment et qui m'a pourtant envoyé ici. J'exprime mon incompréhension et il m'invite en définitive à déposer mon sac à l'intérieur de sa hutte, comme résigné et fataliste, un peu désemparé également. J'ai ensuite compris, les deux hommes sont chefs, mais mon arrivée inopinée les a, semble-t-il, quelque peu ébranlés et ils ont alors ainsi vraisemblablement tenté de se rejeter la "patate chaude", moi-même donc. Très rapidement, rassurés par la présence d'au moins un adulte, trente gamins refont leur apparition et m'entourent, se tenant néanmoins encore à distance nettement craintive. Peu à peu informées de ma venue, de nombreuses autres personnes nous rejoignent progressivement, dans cette hutte du nay ban dans laquelle je m'installe, quelques-unes se contentant toutefois de m'observer durant quelques instants avant de faire demi-tour et de s'en retourner vers leurs activités.

Lorsque l'assemblée se stabilise vient le moment adéquat pour me présenter, pour réciter mon habituel et rassurant laïus : « Je suis seul. Aujourd'hui, j'arrive de tel village et je désire repartir vers telle direction. Je suis Français et ne suis ici que pour me promener, en aucun cas pour travailler. J'ai effectué tel parcours, en sept jours, depuis le village de Boun Neua. Je repartirai demain et je souhaite passer la nuit dans votre village, est-ce possible ? ». Je l'ai déjà dit précédemment, une des toutes premières questions qui m'est toujours immanquablement posée, après celle de haute importance qui a pour but de bien s'assurer que je sois seul, est celle qui consiste à savoir si je suis ici pour le travail. Cette question-là, je l'ai auparavant mentionné et je le constate à nouveau, et même plusieurs fois chaque jour dans cette zone reculée, semble relever d'une nécessité primordiale. Quant au fait de bien s'assurer que je sois seul, cela est donc de toute première importance, comme si voir surgir à ma suite un groupe de ne seraient-ce que trois ou quatre autres étrangers risquerait de provoquer une situation totalement incontrôlable.

28 septembre - Ban Phoulikang

Riz et souris

Cinq ou six adultes, puis huit à dix jeunes gens et enfants, composent ma famille d'accueil de Ban Pingxang. Le matin, comme partout ailleurs dans les villages montagnards, ce sont les femmes et les jeunes filles qui se lèvent les premières pour, très tôt, parfois dès 4 heures, s'atteler à une longue série de tâches, domestiques ou à l'extérieur, qui se succéderont tout au long de la journée. Les enfants sont aussi sollicités. Ce matin par exemple, c'est un gamin d'environ sept ans qui fut chargé de hacher à la machette un tronc de bananier sauvage et d'autres végétaux qui allaient composer, après cuisson dans le wok géant, le repas des cochons. Les fillettes, après l'avoir décortiqué au pilon à balancier dont nous reparlerons, tamisent le riz ou, plus précisément, le vannent, c'est-à-dire le nettoient, le trient et le débarrassent de ses enveloppes non comestibles, le son, ainsi que des poussières et autres corps étrangers. L'opération de vannage s'effectue sur un van, un vaste plateau circulaire réalisé en bambou tressé. Trois à quatre kilos de grains de riz juste pilonnés, c'est-à-dire décortiqués, mais toujours mêlés au son, y sont déposés. La manœuvre est généralement accomplie à l'extérieur, près des poules qui vont guetter les miettes perdues, mais parfois aussi à l'intérieur des habitations, les empoussiérant ainsi encore un peu plus. Le riz est, plusieurs fois et en des gestes précis et élégants, projeté en hauteur et là, les particules plus légères de son et de poussières ont tendance à dévier de la trajectoire et à retomber à l'extérieur du van, sur le sol. S'il n'y a pas le moindre souffle d'air permettant de chasser le son, un petit mouvement latéral est alors combiné aux élancements verticaux afin de provoquer une légère turbulence qui le fera s'échapper du côté opposé. Cependant les déjections de souris ou autres rongeurs, de presque même calibre et densité que le riz, doivent ensuite être ôtées une à une et à la main. Cette dernière étape requiert aujourd'hui de patients efforts, car ce riz est cette fois justement très sérieusement souillé de ces crottes animales. Alors qu'habituellement au total à peine deux ou trois de ces "grains" noirs résiduels sont à ôter par portion de riz vannée, ici plusieurs dizaines d'entre eux sont visibles, se détachant nettement sur la surface blanche immaculée du riz désormais décortiqué. Je le fais remarquer aux jeunes filles, sous l'apparence anodine de plaisanteries toutefois, qui me confirment le fait : « Eu, nou' laïïïï ! » (Oui, beaucouuup de souris !). Autre signe de réelle profusion de rongeurs cette année dans le village, deux faucons se sont posés simultanément, la veille en fin d'après-midi, sur un arbre mort situé à l'intérieur même de l'enceinte du hameau.

Sur le parcours d'hier, je dus faire face à quelques incertitudes quant aux directions à prendre, au sentier à privilégier lors de quelques intersections ambigües. Comme je l'ai déjà mentionné, je l'avais un peu pressenti au départ du village de Ban Takhao, mais les hommes ne semblant pas trop s'inquiéter que je m'en aille seul, c'est finalement sans l'aide d'aucun villageois que je me lançai sur le parcours me menant à Ban Pingxang. Aujourd'hui en revanche, j'ai pu convaincre un homme de m'accompagner jusqu'à ma destination suivante, le village de Ban Phoulikang. Comme assez régulièrement parmi ceux qui acceptent mes marchés, il est opiomane. Ceci est peu surprenant, car ces hommes, inaptes à la plupart des lourds travaux des champs ou de défrichage des forêts, peuvent ici opportunément profiter d'une rare occasion de se faire deux ou trois sous. Car il est bien entendu que je rémunère chaque fois mes accompagnateurs et celui-ci m'expose d'ailleurs clairement, sans aucune gêne ni tabou, qu'il a besoin de cet argent pour se procurer sa drogue. Nous avons conclu le marché hier soir et il est revenu à ma rencontre dès 7 heures ce matin, toutefois uniquement pour me prévenir qu'il repartait immédiatement fumer et que nous nous mettrions donc en route un peu plus tard, que nous n'étions d'ailleurs nullement pressés puisqu'une fois arrivés à Ban Phoulikang, lui-même ne rebrousserait pas instantanément chemin, mais passerait également la nuit là-bas. Nous pouvions alors nous autoriser d'y parvenir légèrement tardivement.

Sur ces sentiers, peut-être parce qu'ils figurent parmi ceux situés le plus en altitude dans la région, il y a peu de sangsues, je n'en ai d'ailleurs plus aperçu une seule de ces deux dernières journées. Cependant après-demain, si tout se passe bien, je vais me rapprocher de la rivière Nam Ou, le cours d'eau majeur qui sillonne la province de Phongsaly. Je prévois de la rejoindre dans sa portion la plus sauvage, la plus inaccessible aussi, à un endroit à partir duquel elle n'est même probablement plus navigable en amont, car trop turbulente et dangereuse. Avant d'y parvenir, le sentier va descendre pendant longtemps et c'est principalement là, sur ces pentes de fonds de vallée, que la végétation est la plus dense, la plus hétéroclite et diverse, la plus grandiose aussi, et que les sangsues pullulent alors, attendant en nombre tout être vivant à sang chaud de passage.

Je le disais il y a quelques jours lorsque je visitais des villages Akha, les femmes et les jeunes filles appartenant à cette ethnie sont extrêmement friandes de pièces de monnaie en nickel ou autres métaux ayant également l'apparence de l'argent afin d'en parer leurs spectaculaires tuniques et coiffes, et qu'elles convoitaient assidûment trois d'entre elles que j'exhibe ostensiblement attachées en pendentifs à ma petite sacoche. Ces décorations monétaires en argent n'intéressent en revanche absolument pas les , même si quelques enfants, lorsque ce n'est pas une griffe ou une dent animale, en portent néanmoins parfois une de suspendue autour du cou, mais il s'agit alors de vieilles pièces chinoises en bronze et sans valeur, de celles munies d'une perforation en leur centre. Du côté des femmes, tout juste parent-elles leurs blouses, par ailleurs élégamment décorées de fines broderies ouvragées le long de l'encolure et de l'extrémité des manches, de quelques grelots en argent, également cousus au niveau du col ; nous décrirons plus loin leur élégante parure. Elles, ce qui leur plaît particulièrement, ce sont les fils et ficelles colorées, dont elles aiment doubler leurs longues ceintures savamment et finement tissées et avec lesquelles elles entourent plusieurs fois leurs hanches. Une petite cordelette de type alpinisme de couleurs verte et bleu vif et qui me sert à empaqueter ma veste est hâtivement convoitée par une femme de ma maison. Elle tient à me l'échanger contre une vulgaire vieille ficelle de chanvre.

Il continue de pleuvoir et la boue se liquéfie désormais. Le soir, dans l'obscurité, on ne s'aventure alors guère à aller assouvir un besoin naturel beaucoup plus loin que le seuil des huttes. On se contente de leurs abords immédiats, à la manière des bêtes, des zébus, des buffles, des cochons et des volailles, très nombreux à déambuler dans le hameau et à stationner, la nuit, à proximité des habitats, ceux-ci n'étant plus cernés de solides parapets en pierres, comme ce fut par exemple le cas ces jours derniers dans un autre village , celui de Ban Takhao.

Les huttes de Ban Pingxang sont aussi nettement plus sommaires que celles de Ban Takhao et plus aucune d'entre elles n'est ici bâtie en murs de pisé. Même si quelques-unes mettent en œuvre de grossières planches débitées, à la manière des populations "chinoisantes", à la hache, la plupart sont composées de simples claies de bambou montées sur des structures porteuses en bois. Les toitures sont toutes de chaume sauf pour certaines huttes qui, malgré l'extrême isolement du lieu, sont protégées par quelques tôles ondulées légères qui ont vraisemblablement été transportées jusqu'ici à dos de cheval depuis un marché de plaine. Ces tôles remplacent alors désormais avantageusement, sans aucun doute pour la toute première fois et à coup sûr définitivement, des toitures végétales autrement plus périssables et qui nécessitent tant d'efforts pour leur mise en œuvre et leur entretien.

L'eau est ici fournie par un minuscule ruisseau coulant en contrebas du village et dont le faible débit est canalisé, en deux ou trois endroits, avec des gouttières en bambou. Ces gouttières permettent d'aisément recueillir l'eau dans des récipients même si ceux-ci sont de haute taille, tels les volumineux tubes de bambou que les femmes emplissent avant de les transporter jusqu'aux huttes. Les de Ban Pingxang se sont également attelés à canaliser, toujours à l'aide de gouttières de bambou, une faible résurgence située un peu à l'écart, mais au-dessus du village, vers des réservoirs accolés à l'extérieur de certaines huttes et qui consistent en de gros troncs d'arbres creusés. À cette place, les parois en bambou des huttes ont été perforées afin de pouvoir y puiser cette eau directement depuis l'intérieur des habitats. Le hameau est ainsi parcouru par tout un fragile réseau de chéneaux de bambou plus ou moins pourrissants et précairement suspendus en hauteur au bout de perches du même matériau, ceci pour tâcher de leur assurer une pente d'écoulement adaptée, mais aussi de les tenir hors de portée des animaux domestiques.

De fines tiges de rotin sont employées en guise de fils à étendre le linge. Ce sont des pièces de parfois plus de quinze mètres de longueur, d'un seul tenant. Comme pour le bambou, l'intérêt et la qualité primordiale de ce matériau consistent en sa fibre à la fois très souple et peu cassante, et de section très régulière. Il en existe des tiges d'un diamètre pouvant varier de quelques millimètres à plusieurs centimètres. Le bambou reste toutefois ici le matériau roi. Se déclinant en de très nombreuses variétés, les plus gros troncs peuvent atteindre plus de vingt centimètres de diamètre, et une fois débités puis refendus à l'aide d'une lame bien aiguisée, ils deviennent "planches" et plaquettes, tiges et baguettes, liens et lanières, de toutes largeurs et épaisseurs, utiles pour confectionner mille objets et infrastructures du quotidien : paniers, hottes et boîtes en vannerie, huttes, enclos, greniers à riz, ponts et passerelles, meubles, cloisons, rouets et accessoires dédiés au travail du coton, pièges à animaux, outils variés, instruments de musique, tubes de stockage, gouttières, nattes, pipes, radeaux, et d'innombrables autres objets encore. Sans conteste, une liste complète et détaillée de l'ensemble de ceux aperçus dans les villages montagnards serait infiniment longue.

Trois ou quatre familles parmi les plus aisées possèdent ici quelques-uns de ces petits chevaux montagnards qui leur facilitent le transport de charges sur les sentiers étroits et escarpés de la région. Il s'agit d'animaux d'une petite mais robuste race d'origine tibétaine. Ils sont principalement mis à contribution pour acheminer le riz, rapporté des rizières parfois éloignées à plusieurs heures de marche des villages. Dans ces rizières particulièrement isolées, on y construit alors des abris un peu plus élaborés et solides que ceux visibles dans les parcelles proches des hameaux, car on y passe régulièrement une ou plusieurs nuits d'affilée, durant les saisons des travaux lourds, afin de ne pas perdre quotidiennement un précieux temps lors des déplacements. Ces séjours prolongés dans les rizières ont lieu notamment lors des phases de sarclage puis de moisson, c'est-à-dire les opérations agraires les plus fastidieuses et chronophages puisqu'entièrement réalisées à la main, si l'on met toutefois de côté celles préalables consistant à défricher chaque année une nouvelle parcelle de forêt. Nous décrirons plus tard en détail chacune des étapes de cette harassante méthode de culture dite de friche sur abattis-brûlis, universellement pratiquée par les montagnards de la région.

29 septembre - Ban Phoulikang

L'opiomanie (2)

Marche durant un peu plus de quatre heures hier, dans la boue et sur les pentes glissantes. Un trajet que j'aurais été incapable d'effectuer seul, tellement des doutes se seraient présentés quant aux choix des directions à prendre lors des intersections. Mon guide opiomane fut bon marcheur. Ici, par la force des choses, tous les hommes le sont, mais les opiomanes ont généralement tendance à faire légèrement prolonger les pauses, quand bien même ils ne profitent pas de ces arrêts pour fumer. Nous avons marché sous une pluie fine durant une bonne partie du trajet et les paysages de forêts denses d'altitude prenaient alors des allures quelque peu fantasmagoriques à travers ces voiles d'humidité. De tout le parcours nous n'avons fait qu'une seule rencontre, à mi-distance environ des villages de départ et d'arrivée, deux jeunes filles transportant des sacs de riz attelés sur le dos d'un petit cheval. À cette altitude, émergeant d'une nappe de brume, ce tableau composé de l'animal non bridé précédant les deux adolescentes en habits traditionnels aux couleurs vives était exceptionnellement gracieux. Heureux hasard que je fus accompagné de l'un des leurs, car en cas contraire, dans ce secteur isolé et peu parcouru, je n'ose imaginer la terreur dont aurait été prises ces jeunes filles à ma simple vue. Je fus d'ailleurs réellement surpris de les apercevoir là, envoyées seules aussi loin de tout lieu habité, sans aucun adulte pour les chaperonner. C'était bien la première fois que j'observais cela et ce fut sans doute possible tant cette région est peu arpentée, hormis uniquement de temps en temps par les villageois de Ban Phoulikang et ceux de Ban Pingxang. Moi-même peux témoigner, sillonnant ces zones reculées depuis désormais suffisamment longtemps, qu'il est exceptionnel de croiser ne serait-ce qu'une seule personne, de tout le trajet, lorsque l'on se rend d'un village à un autre. C'est ce qui explique d'ailleurs la difficulté de reconnaître certains parcours, les sentiers étant si peu foulés qu'ils sont continuellement repris par la végétation envahissante.

Le village de Ban Phoulikang serait le tout dernier lieu habité, dans cette direction, du pays , que j'ai donc désormais traversé de part en part. Plus loin ce sera la descente annoncée au fond de la vallée encaissée de la rivière Nam Ou. Les hommes me prédisent cinq heures de marche pour l'atteindre, il faut probablement que j'en envisage pour ma part environ une supplémentaire. Pour l'instant, je décide, ce matin, de rester une seconde nuit dans le village de Ban Phoulikang. C'est assurément un des hameaux les plus isolés de ce pays , et peut-être même de la région entière, toutes ethnies confondues. C'est aussi un des plus sommaires, encore plus rudimentaire que celui de Ban Pingxang visité précédemment. Il réunit une vingtaine de baraques brinquebalantes de bambou et de chaume et seule celle de ma famille d'accueil possède deux de ses murs extérieurs en pisé. Les robustes parapets de pierres cernant chaque hutte vus à Ban Takhao sont par ailleurs ici remplacés, et encore uniquement pour certaines d'entre elles, par de frêles clôtures de bambou aplati très grossièrement tressé. À notre arrivée mon guide opiomane m'a conduit dans une hutte dont les habitants lui sont probablement apparentés. Je décide de m'y installer et sollicite donc l'accueil.

Dès son argent en poche, mon guide opiomane s'est immédiatement absenté durant quelques instants, parti vers une autre hutte, puis a réapparu une demi-heure plus tard, l'air épanoui et quelques grammes d'opium au creux de la main. Il a alors aussitôt vidé la totalité du contenu de son petit sac d'épaule, qui ne renfermait en tout et pour tout que son matériel à fumer, puis s'est installé sur une paillasse et s'est rapidement mis à l'œuvre. Adroit, sagace et éclairé, il avait intelligemment négocié le prix de sa course en ma compagnie, argumentant largement avec ses histoires d'opium manquant, et je l'avais alors honorablement rémunéré. Trente-mille kips, trois euros, là où vingt-mille auraient objectivement suffi, au regard du niveau de vie observé dans la région. Cet homme a trente-six ans. Hier, en marchant, il m'a raconté qu'il fut gravement malade il y a huit ans et qu'à cette occasion un très sérieux problème aux jambes le tint même cloué au lit durant pas moins de trois mois. C'est alors à ce moment-là, comme tant d'autres personnes lorsque survient un accident ou une maladie, qu'il a commencé à "flirter" avec l'opium. Car il faut savoir que celui-ci (yaa baa) est considéré avant tout comme un médicament (yaa maa), le seul disponible dans les villages et qu'il est donc employé au quotidien pour combattre des affections aussi diverses que la toux, la diarrhée, le paludisme, etc. C'est également, grâce à la morphine qu'il renferme, l'unique antidouleur ou antalgique accessible. Bien que traditionnellement réservé aux personnes âgées pour les aider à affronter des maux et troubles physiques apparaissant à l'approche de la vieillesse et pour qui il est alors largement toléré, un accident ou une maladie sont d'autres occasions au cours desquelles de plus jeunes gens succombent eux aussi, à la suite d'un "traitement opiacé", à une addiction définitive. Ces personnes-là deviendront alors inéluctablement totalement inaptes aux travaux lourds, notamment ceux des champs, abandonnant ainsi à leurs proches un surcroît de tâches, mais également de dépenses directes, car ces proches devront s'évertuer à procurer aux opiomanes leurs indispensables et coûteuses doses quotidiennes. D'autres villageois montagnards, mais pour des motifs parfois plus obscurs, finissent eux aussi par s'adonner à l'opium, sans avoir pourtant été confronté à aucune maladie, sans raison bien déterminée donc, et à tous les âges. On peut toutefois largement supposer que, pour beaucoup parmi eux, c'est l'avancée vers la pauvreté, l'ignorance et l'insécurité grandissante face à leur avenir qui, augmentant leur désarroi, les fragilisent et tendent ainsi à favoriser cette opiomanie, à travers le rêve et la fuite qu'elle procure. La spirale se met alors en marche, la consommation d'opium, d'un coût substantiel, étant facteur de dépenses et de décapitalisation, le processus de progression vers la pauvreté s'accélère.

Une autre catégorie de personnes qui finit également parfois malencontreusement par s'adonner définitivement à l'opium, cette fois cependant de manière totalement involontaire, est celle des femmes. C'est pour leur part dans les champs de pavot, lors de la récolte de la drogue, dont nous parlerons plus tard en détail, qu'elles se contaminent, par contact épidermique de la substance sur leurs doigts, une façon comme d'autres, néanmoins plus perverse et subversive, de s'intoxiquer. Elles toutefois, peut-être en raison d'une sagesse supérieure, mais aussi probablement grâce à une plus haute conscience de leur rôle vital dans la survie de leur descendance, parviennent généralement à rester suffisamment actives aux tâches quotidiennes en parallèle de leur séance de fumerie, qui se déroulent alors principalement en soirée, après les longues et exténuantes journées de labeur durant lesquelles les travaux s'enchaînent. Plus que les hommes, qui pratiquent le plus souvent en solitaires, elles se réunissent parfois à plusieurs lors de ces séances, et pour l'étranger, ces spectacles de trois ou quatre femmes, couchées en chien de fusil sur une natte, toutes orientées dans la même direction et fumant simultanément face à leur petite lampe à opium, s'avèrent chaque fois particulièrement insolites et surprenants, voire déroutants. Ces pratiques et agissements des opiomanes ne sont jamais tabous pour l'entourage familial et villageois. On ne s'en cache pas, ce sont des actes quotidiens, des gestes habituels comme d'autres. Il est ainsi fréquent que j'entre dans une hutte et que j'y trouve un opiomane en pleine action. Ni celui-ci ni ses proches ne s'en formaliseront toutefois outre mesure et toutes les activités alentour des uns et des autres se poursuivront normalement. Tout aussi étonnant que le spectacle de plusieurs femmes réunies pour fumer de concert, il est également parfois donné d'apercevoir un parent "offrant" quelques bouffées de vapeur d'opium à un jeune enfant, voire à un bébé, malade, généralement pris de toux à forts relents tuberculeux. Enfin, on sait que chez les populations productrices, certaines femmes s'en préservent en permanence quelques grammes de côté, car absorbé par voie orale, sa consommation abusive s'avère une méthode douce et efficace de suicide.

Mon guide opiomane a entamé sa première séance de fumerie de la journée dès peu après le repas de ce matin, vers 6 heures, et n'a pas cessé depuis, jusqu'à ce début d'après-midi. Je l'ai prévenu que je resterais ici pour une seconde nuit, car il se proposait déjà de continuer à m'accompagner sur la suite de mon parcours, au moins pour les cinq ou six heures de marche qui s'annoncent nécessaires pour atteindre le prochain lieu habité, le hameau de Natchang Tay, situé plus bas sur les berges de la rivière Nam Ou. Pour l'instant, malgré mon départ reporté, il ne semble pas pressé de regagner son village ou de rejoindre les siens, maintenant qu'il a pu largement se réapprovisionner en opium.

Le village de Ban Phoulikang est positionné sur un dernier mamelon localisé juste avant un point culminant, sur une vaste aire circulaire de terre rouge dénudée de peut-être cent-cinquante mètres de longueur. Surface pentue, elle est largement lézardée de profondes crevasses sans cesse ravinées par les abondants écoulements d'eau de pluie qui déferlent quotidiennement durant les mois de mousson. Là-dessus sont disséminées les huttes, une vingtaine au total, et pas un seul matériau extérieur à la forêt n'a été nécessaire à leur construction, ainsi faites de végétal uniquement, de bambou et bois, d'herbes à paillote et de tiges de rotin, de feuilles de latanier, etc. Le village surplombe une vallée relativement peu profonde, encaissée néanmoins, et des sommets entièrement recouverts de grands arbres nous cernent de tous côtés. Comme on peut l'observer dans d'autres villages également situés sur des proéminences de terrain, dans beaucoup de ceux des Yao notamment, celui-ci n'est protégé par aucune palissade extérieure, faisant soupçonner que l'incursion d'animaux sauvages dans les hameaux ainsi positionnés serait moins probable que dans les vallées. J'ai néanmoins jusqu'alors rarement aperçu ailleurs qu'ici autant de reliques d'animaux chassés et qui trainent çà et là dans les huttes : des peaux de cervidés et d'antilopes de forêts, des cornes de ces dernières, des plumes de grands oiseaux, des queues de mammifères - parfois difficilement identifiables - des carapaces de tortues, des crânes de singes, des écailles de pangolins, des dents et des griffes de félins et d'ours, souvent portées en pendentifs aux cous des jeunes garçons, des griffes de grands rapaces également.

À en croire ma vielle carte russe, je me situerais à la limite de l'immense réserve naturelle de Phou Den Din qui s'étend, à partir d'ici, sur l'ensemble des montagnes de l'est de la province de Phongsaly, puis sur un territoire bien plus grand encore dans le Vietnam voisin. Désormais, sur quatre-vingt-dix-huit pour cent de la surface de ce territoire, ce n'est plus que forêt primaire et très rares sont les sentiers qui permettent de s'y aventurer. En revanche, contrairement à ce que je supposais jusque encore très récemment, deux villages Hmong extrêmement reclus y sont localisés, groupes de populations qui y auraient ainsi trouvé refuge. Ce sont alors des villages Hmong très excentrés par rapport aux aires de répartition habituelles de cette ethnie dans le pays, des populations que je ne soupçonnais pas pouvoir résider si loin au nord dans la province, et qui se retrouvent ainsi isolées, à presque cent kilomètres à vol d'oiseau de leurs premiers compatriotes, vers le sud. Je souhaite vivement me rendre dans ces villages, deux journées s’annonçant probablement nécessaires pour atteindre le premier d'entre eux. J'ai aussi appris que les Hmong de ces territoires reculés figuraient parmi les meilleurs cultivateurs de pavot à opium de la région en termes de rendement, au point d'avoir décidé de consacrer plus de temps de travail à sa culture qu'à celle du riz.

L'aspect frêle et précaire du village de Ban Phoulikang me surprend, mais hier un homme m'en a expliqué la raison. Ce village, le plus isolé de la rive droite de la rivière Nam Ou, va prochainement transmigrer. Dans une année environ, sous les "encouragements" de l'administration, tous les villageois vont en effet s'en aller pour la province voisine, cependant lointaine, celle d'Oudomxaï, située au sud-ouest. Là, ils se retrouveront alors cette fois proches des grandes plaines, des axes routiers, de la capitale de la province et de celle du pays, de l'administration donc surtout, qui pourra ainsi contrôler un tant soit peu leurs agissements et activités, et les inciter plus aisément, par exemple, à abandonner la culture du pavot à opium. Il s'agit là de l'application d'une politique générale des autorités envers les minorités ethniques montagnardes en vigueur depuis déjà plusieurs années, dont le but affiché est de les "intégrer" à la nation, en tout cas à les délocaliser afin de les rendre plus "administrables". Un des principaux prétextes invoqués conduisant à ces déplacements forcés est généralement celui consistant à accuser les montagnards de détruire la forêt avec leurs rays, les cultures de friches sur abattis-brûlis traditionnelles et qui nécessitent de déboiser et de brûler chaque année de nouveaux pans de forêts de montagne - comme déjà indiqué, je décrirai plus loin en détail ce type très spécifique de culture. Or il a été clairement démontré qu'il n'en est rien dans la région, car les paysans, intervenant de manière cyclique et à plusieurs années d'intervalle sur presque toujours les mêmes friches, la forêt a alors largement le temps de s'y régénérer. Ce matin, j'essaye d'interroger d'autres personnes au sujet de cette transmigration annoncée et aucune ne semble infirmer ces révélations, mais ni vouloir non plus me renseigner outre mesure à ce propos. Il y a comme une gêne, un tabou, le sujet paraît délicat. Voici donc, en conclusion, ce qui justifie l'état de relatif délabrement du village, car désormais plus grand-chose n'y est entretenu et plus aucun chantier d'ampleur, telle la rénovation des toitures ou des palissades par exemple, n'y est plus entrepris. Précisons enfin que rejoindre la province d'Oudomxaï, sans charges à transporter et sans bétail à conduire, nécessite en soi trois jours de marche, puis encore une longue journée supplémentaire de route.

L'unique point d'eau disponible à proximité du village se situe non loin, à environ cent-cinquante mètres en contrebas, où suinte une petite et peu abondante source. Comme à Ban Nampong May il y a cinq jours, l'eau désormais trop rare pose ici un sérieux et dangereux problème. Nul doute que la transmigration annoncée du village a aussi pour cause ce phénomène, mais nul doute également qu'il dut présenter aux yeux des autorités un opportun prétexte supplémentaire, car les montagnards de la région sont, pour la plupart d'entre eux, de culture traditionnelle nomade ou semi-nomade et ils seraient aisément capables, à condition simplement qu'on le leur permette, sans aide extérieure et surtout pas celle des autorités, de découvrir par eux-mêmes une autre terre d'accueil plus propice à leur survie, d'en choisir une parmi ces grands territoires encore vierges et non occupés de la province, comme ils le font depuis de siècles.

Chez tous les groupes montagnards, les femmes se lèvent les premières le matin, vers 5 heures 30 au moins, mais aussi assez souvent encore plus tôt. Dans l'obscurité qui persiste alors toujours largement, elles ravivent immédiatement les braises du foyer et y placent une bouilloire d'eau noircie avant d'effectuer leur première tâche domestique de la journée. Celle-ci consiste à aller prélever la portion de paddy quotidienne dans les greniers, mitoyens des huttes ou du village (dans certains villages il est convenu que l'ensemble des greniers à riz, construits sur pilotis, soient regroupés un peu à l'extérieur du hameau afin que, en cas d'incendie généralisé, la récolte de l'année, le bien le plus important et vital ici, soit préservée des flammes), puis à l'apprêter. Le paddy, qui est le nom donné au riz encore non décortiqué, doit ensuite subir toute une série d'opérations avant de pouvoir être consommé. Il faut commencer par le pilonner afin d'effectuer ce décorticage, c'est-à-dire détacher les enveloppes non comestibles, le son - nous décrirons plus loin cette étape de pilonnage du paddy. Vient ensuite le vannage, dont nous avons déjà parlé et qui permet d'évacuer ce son. Enfin, reste à le rincer puis à le cuire. En parallèle de cette première tâche, maintes autres, culinaires ou non, sont elles aussi exclusivement accomplies par les femmes : s'occuper des enfants, de la cuisson de la nourriture des cochons, et s'atteler à nombre de travaux supplémentaires, mais dont je ne distingue pas toujours l'objet dans cette obscurité et également en raison de mon état encore habituellement bien ensommeillé à ces heures très matinales. Puis les hommes et les garçons se lèvent enfin et vaquent immédiatement à leurs affaires personnelles, souvent une séance de pipe à eau pour commencer, alors que les femmes continuent à être actives dans la hutte, à finir de préparer le repas par exemple, ou sont déjà parties pour une première corvée d'eau. Les hommes mangent généralement les premiers et la plupart des aliments se retrouveront tièdes ou même froids lorsque viendra le tour des femmes. Elles se sustentent d'ailleurs rapidement avant de poursuivre à nouveau leurs travaux en cours ou d'en entamer de nouveaux, à l'intérieur de la hutte ou en ses abords immédiats : nourrissage des poules et des cochons, lavage de linges ou nouvelle corvée d'eau à la source, cueillette en forêt, etc.

Ma deuxième journée dans le village de Ban Phoulikang se déroule au fil des visites de plusieurs maisonnées. Les accueils que l'on m'y réserve, maintenant que tout le monde a désormais largement eu le temps d'être informé de ma présence et de mes motivations pacifiques et désintéressées, sont toujours chaleureux, même dans les cas où seules des femmes et des enfants se tiennent dans les huttes en ces instants. Contrairement au village de Ban Takhao il y a trois ou quatre jours, je n'aperçois plus ici aucune femme porter ces lourds turbans qui, de plus, étaient là-bas parfois ornés en périphérie de macarons décoratifs brodés. Les turbans sont ici plus simplistes et surtout bien moins volumineux, voire sont même occasionnellement désavantageusement remplacés par de vulgaires foulards de tissu coloré industriels de la plus mauvaise qualité chinoise. Je le regrette, car je n'ai pensé à réaliser à Ban Takhao qu'une seule photographie de femme affublée de cette spectaculaire coiffure traditionnelle. Elles portent cependant toujours les blouses et tabliers de toiles de couleurs vives, bleues, vertes ou roses propres à cette ethnie et qui prennent ici tous leurs éclats à l'extérieur, sur les fonds de végétations foisonnantes ou de terre rouge.

En cette saison, des villageois rapportent parfois de leurs cueillettes en forêt, le plus souvent en complément de lourdes pièces de bois ou de gigantesques troncs de bambou pour les hommes et de hottes chargées de végétaux comestibles ou de fagots à brûler pour les femmes, d'énormes grappes de minuscules baies, de graines à peine enrobées de chair que les enfants se mettent à dévorer goulûment dès qu'ils les reçoivent, et après qu'elles aient été simplement transvasées dans un récipient, puis salées. Elles sont excessivement acides, quasiment immangeables pour nous autres Occidentaux non accoutumés à des aliments de cet acabit, convaincus sans aucun doute que c'est de sucre qu'il faudrait les accompagner, sucre qui est par ailleurs ici inexistant. Ce ne sont pas les seuls aliments de ce type, loin de là, que l'on observe dans les villages. Il est en effet fréquent d'apercevoir des montagnards, mais aussi les Lao Loum, les Lao des plaines, consommer de multiples variétés de baies et fruits de ce genre, c'est-à-dire non mûrs, et donc au même goût acide ou exagérément aigre. Il va de soi que l'alimentation est avant tout une question culturelle, mais il ne fait également aucun doute que c'est par nécessité purgative et peut-être dépurative qu'ils usent de la sorte de ces denrées qui, indéniablement, permettent de compenser les effets constipants des énormes quantités de riz consommées chaque jour et à chaque repas. À ce sujet, je constate que beaucoup des villageois de la région, depuis maintenant quatre ou cinq jours que je m'y déplace, n'effectuent que deux repas quotidiens, entre six et huit heures le matin et entre seize et dix-sept heures en fin d'après-midi, contre trois au total le plus souvent ailleurs.

Chez les populations "chinoisantes" - c'est-à-dire originaires de Chine - de la région que sont principalement les et les Yao, le bois nécessaire à l'alimentation des feux de cuisson est presque quotidiennement acheminé, depuis la forêt, par les femmes et les jeunes filles, sous forme de longs, lourds et volumineux fagots de branchages dont elles emplissent leurs hottes et qui dépassent alors généralement haut au-dessus de leurs têtes. Les hommes se chargent pour leur part de rapporter parfois, à moins grande fréquence cependant, de plus lourds troncs. Ce sont souvent là des portions des arbres qui ont été antérieurement abattus dans les rays, lors du défrichage préalable de ces parcelles de forêt en vue d'obtenir chaque année une nouvelle surface cultivable fertile (les cultures de friches sur abattis-brûlis dont nous reparlerons). Ces troncs sont ensuite débités et refendus dans les villages, à l'aide d'une seule hache, la scie n'existant pas ici, par ces experts du maniement de cet outil et c'est un réel spectacle de les observer à l'ouvrage tant chaque coup porté l'est avec aisance, dextérité et précision.

En cette saison il est fréquent que plusieurs membres de chaque famille, adultes, mais aussi enfants - ici très tôt aptes aux travaux des champs - soient absents, partis œuvrer pour plusieurs journées d'affilée dans les rizières les plus éloignées des villages, à généralement au moins deux ou trois heures de marche de distance, afin de ne pas perdre un précieux temps que des déplacements quotidiens engendreraient. Je ne sais exactement en quoi consistent actuellement ces travaux des champs, ceux-ci pouvant différer selon les variétés de riz cultivées, en fonction de l'emplacement plus ou moins élevé et exposé des rays, et enfin de la période qui fut choisie pour leurs ensemencements, et donc leur état plus ou moins avancé de mûrissement. Peut-être s'agit-il là de derniers sarclages voire déjà du début de la moisson. Peut-être aussi est-il désormais plus que jamais nécessaire de surveiller continuellement les parcelles, notamment la nuit, afin de prévenir tout assaut de prédateurs herbivores, phacochères et cervidés. L'interrogeant à ce sujet, un homme m'a par ailleurs fait une allusion aux ray yaa fin, c'est-à-dire aux champs de pavot à opium, dans lesquels les travaux pourraient actuellement consister en un ultime apprêtage des parcelles, en semis, ou peut-être même dès maintenant en un tout premier sarclage, en attendant une récolte qui débutera potentiellement à partir du mois de février prochain.

En fin de matinée, je suis allé déambuler en direction d'une dizaine de huttes composant la moitié du village de Ban Phoulikang, mais qui sont implantées légèrement à l'écart, de l'autre côté de la plus large crevasse qui traverse le hameau de part en part, continuellement ravinée par le gros de l'écoulement des eaux de pluie. Là, les habitants ne sont pas encore tous familiarisés avec ma présence dans le village, certains m'aperçoivent même pour la toute première fois, et on ne m'invite alors pour l'instant pas aussi spontanément que dans mon "quartier". Comme souvent toutefois, il suffit que je leur force un peu le geste en venant d'autorité, de ma propre initiative plutôt, m'asseoir sous l'auvent des huttes pour "briser la glace" et finalement réjouir mes hôtes, à condition bien sûr que ce ne soit pas une femme ou des enfants seuls qui s'y tiennent.

Quant à mon guide d'hier, il réapparait soudainement à l'extérieur, le regard opiacé et s'apprêtant désormais à regagner le village de Ban Pingxang. Dommage, il était efficace et cela ne m'aurait pas déplu que ce soit à nouveau lui qui continue de me guider jusqu'au prochain hameau, que je projette de rejoindre demain, celui de Ban Natchang Tay, mais je ne suis malheureusement pas parvenu à le convaincre, même moyennant une honnête rémunération. En effet, sur ce futur trajet destiné à me conduire sur les berges de la rivière Nam Ou en peut-être cinq heures de marche, il semble qu'il faille éviter que je m'y aventure seul, manifestement encore plus qu'hier aux dires des villageois, au regard de l'incertitude du parcours qui s'annonce.

Mais pour l'instant, revenu dans ma hutte, nous allons manger un peu, avant que mon guide s'en aille, sans trop tarder désormais, qu'il ait le temps d'effectuer d'ici la tombée de la nuit son trajet de retour. Jour d'opulence, une jeune fille vient de rapporter de l'extérieur, d'une autre maisonnée, une tête et une patte de chien boucanées. Comme toujours lorsqu'il y a un peu de viande disponible, ce sont les hommes qui se chargent de la découper, puis de la cuisiner. En ce qui me concerne, j'espère simplement chaque fois que quelques morceaux au moins seront frits, et que l'ensemble ne sera pas uniquement bouilli. C'est en effet malheureusement presque toujours le cas avec les viandes, qui sont le plus généralement justes bouillies avec des herbes et trop peu souvent frites dans de la graisse. Comme je l'avais expliqué ailleurs la raison en est simple, c'est le seul mode de cuisson qui permet de n'en rien perdre, et surtout pas les graisses, qui se diluent ainsi dans le bouillon qui sera, comme tout le reste, entièrement consommé. C'est mon guide opiomane qui a hérité du pied du chien et il s'est alors acharné pendant de longues minutes à en écarteler chaque doigt avant de tous parfaitement les ronger, jusqu'aux phalanges. Dès la fin de repas, il a prestement rassemblé son attirail à fumer et s'en est allé, satisfait.

30 septembre - Ban Natchang Tay

Les pipes à eau

Troubles gastriques en souvenirs du pays . Difficile de deviner où et quand exactement ils ont pris leur origine. Dans l'eau non bouillie consommée de temps en temps ? Dans la viande de chien boucanée qui avait une indéniable odeur de charogne ? Par l'utilisation des vaisselles et ustensiles qui, toujours, sont à peine lavés, mais juste rincés et employés communément par tous ? Par le contact des mains avec la bouche, elles-mêmes à leur tour trop souvent en contact avec des objets souillés ? Difficile de le savoir, les questions d'hygiène sanitaire ne pouvant en aucun cas être des sujets de préoccupation constants dans ce type d'environnement si précaire.

J'ai ce matin recruté non pas un, mais deux nouveaux guides. Un des deux tout jeunes pères de ma hutte s'est le premier présenté pour m'accompagner, je lui ai alors proposé un tarif et il a simulé l'indignation. Un autre homme a instantanément bondi sur l'occasion et a accepté mes vingt-cinq-mille kips pour rémunération des cinq heures de marche annoncées. Marché conclu, départ immédiat. Nous passons d'abord par sa maison, mais arrivés là, changement de programme puisque c'est finalement une femme - sa mère - et un de ses jeunes frères puis... un petit cheval qui m'accompagneront. L'animal, pour dix-mille kips de plus, pourrait porter mon sac. Rare aubaine, il n'y a pas à hésiter une seconde, car je vais ainsi pouvoir plus aisément apprécier le paysage, mais aussi surveiller mes pieds, c'est-à-dire m'occuper d'ôter un peu plus efficacement les sangsues qui devraient être aujourd'hui à nouveau en nombre au rendez-vous, le long d'un chemin qui va descendre dans l'étroite vallée de la rivière Nam Ou.

Fabuleux sentiers, d'autant plus appréciables que la pluie a finalement cessé de tomber depuis hier midi. Nous longeons des crêtes pendant plus de deux heures, avant de descendre dans un vallon, puis de remonter à nouveau vers des hauteurs. Nous nous arrêtons de temps en temps pour cueillir des champignons et des baies, pour laisser paître le cheval, pour nous débarrasser des sangsues lors d'inspections minutieuses de toute la partie inférieure du corps, pour boire et nous rafraîchir dans les ruisseaux, pour fumer dans des pipes à eau rudimentaires déposées au bord du sentier, au pied de bosquets de bambou géants, des pipes fabriquées et laissées sur place par d'autres personnes passées là avant nous. Puis, lors du tout dernier arrêt avant la descente définitive vers la rivière Nam Ou, nous fauchons de l'herbe à cheval et en confectionnons de très volumineux fagots que nous attelons ensuite sur le dos de l'animal. La femme m'indique en effet que nous n'en trouverons plus au creux de la vallée et que, là-bas, aucun autre végétal ne sera comestible pour la bête.

Seule la femme fume dans les pipes à eau de sentiers, son fils s'abstient. Ces pipes, trop encombrantes pour être transportées durant les déplacements, même si cela arrive néanmoins parfois, sont en effet fabriquées en chemin, lors des pauses, puis laissées là sur place après utilisation. Elles peuvent alors par la suite être employées par tous les fumeurs de passage. Il s'agit de pipes sommaires, sans fioritures et confectionnées en quelques instants à l'aide d'une simple machette. Elles sont donc bien moins fignolées que celles visibles dans les huttes. En outre, elles servent encore même si elles se font parfois vieilles et qu'elles commencent à se détériorer sous l'effet des intempéries. Sur certaines aires de repos emblématiques, il y en a presque toujours une ou deux de disponibles, abandonnées là par d'autres : en haut de montées plus ou moins éprouvantes, sur des points de franchissement de cols, près de certaines sources, sous de larges et grands arbres particulièrement couvrants et protecteurs, et bien sûr sous chacun des petits abris de rizière, ces fragiles et éphémères abris construits sur pilotis.

Une pipe à eau, ici appelée bang, c'est un gros cylindre de bambou de sept à dix centimètres de diamètre et d'environ soixante à quatre-vingts centimètres de longueur. Ce volumineux "tronc" est transpercé, obliquement et à approximativement quinze centimètres de sa base, d'un deuxième tube de bambou, mais qui est, pour sa part, beaucoup plus fin. L'étanchéité du raccord entre ces deux éléments est réalisée à l'aide de cire, ou simplement de terre colmatée pour les pipes des sentiers. L'extrémité inférieure de ce fin tube secondaire trempe dans l'eau contenue au fond du récipient principal tandis que son extrémité supérieure compose le foyer sur lequel est déposé le tabac. Le fumeur accole sa bouche et une joue contre la large ouverture du gros cylindre qui forme le corps de la pipe, puis embrase le tabac. La fumée inhalée transitant alors par l'eau, de très sonores bruits aquatiques se font entendre tout du long que dure l'action. Au bout de quelques secondes, c'est-à-dire après une ou deux longues bouffées aspirées, les cendres du tabac consumé sont éjectées du foyer, soufflées à l'extérieur par une très brève expiration. À ce stade, même si la totalité de la dose de tabac s'est déjà dissipée, le très volumineux conduit de la pipe contient cependant encore beaucoup de fumée, que la personne continue alors ensuite d'aspirer, tout en obstruant en partie le foyer, désormais vide, avec la paume de sa main, afin de contenir l'appel d'air nouveau. Le volume de fumée produit et inhalé lors de chaque aspiration est considérable, et même impressionnant parfois, sans aucun rapport avec celui, très faible en comparaison, d'une simple cigarette. Trouvant son origine dans les provinces du sud de la Chine toute proche, le bang, la pipe à eau, est utilisée dans toute celle de Phongsaly au Laos et a été adoptée par l'ensemble des groupes ethniques qui la peuplent, que ceux-ci résident en montagne ou en plaine. On la rencontre aussi, très peu néanmoins, dans la province voisine d'Oudomxaï, plus au sud, mais nulle part ailleurs dans le pays, si ce n'est dans les mains de quelques Chinois expatriés. Chaque maisonnée, sans exception, en dispose au moins d'une ou deux, régulièrement plus, et presque chaque homme, qu'il soit là chez lui ou uniquement en visite, en use abondamment et très fréquemment, transportant en permanence dans une de ses poches quelques grammes d'un tabac jaune, soyeux et très fin, précisément adapté à cette technique de fumerie. Les pipes personnelles visibles dans les huttes, je l'ai dit, sont d'une facture bien plus soignée que celles déposées au bord des chemins, et qui sont communes à tous ceux qui souhaitent en faire usage. L'étanchéité du raccord entre les deux tubes n'est pas effectuée à l'aide de terre mais d'une résine ou cire naturelle, le foyer est ordinairement cerné de trois griffes décoratives sculptées dans les ramifications du bambou, le séchage de ce bambou vert a généralement été accéléré par une exposition au-dessus des flammes d'un feu, ornant ainsi l'ensemble de motifs brunis, puis enfin les bordures de la large embouchure ont la plupart du temps été arrondies afin de rendre plus confortable le contact avec le visage. Tous les soirs, chaque veillée est inévitablement rythmée, parmi de multiples autres sons et bruits domestiques, de nombre de ces tonalités aquatiques. Enfin, geste de politesse, lorsqu'un homme, faisant une pause, tend la pipe à son voisin, il en a généralement préalablement déjà regarni le foyer avec une dose de son propre tabac, la rendant ainsi prête à un premier emploi pour le second fumeur.

Nous redéposons soigneusement la pipe à eau à l'abri au bord du sentier, puis nous nous remettons en chemin. Le cheval, non bridé, nous précède, le jeune homme le guide, moi venant ensuite et la femme fermant la marche, s'arrêtant régulièrement pour cueillir divers végétaux comestibles. Nous effectuons plus tard une brève pause déjeuner, stationnant quelques instants sous un bosquet de troncs de bambou géants. Là, nous entamons une énorme portion de riz cuit que la femme transportait jusqu'ici dans sa musette, empaquetée dans un fragment de feuille de bananier. Nous accompagnons ce riz avec les champignons crus tout juste collectés et un incontournable mélange de sel et de piment pilé. Ces champignons sont gorgés d'une laitance blanche qui en suinte dès qu'on les brise. Nous grignotons ensuite - plus précisément je grignote, tandis que mes compagnons les gobent littéralement - quelques baies, qui ne sont qu'une fine épaisseur de chair affreusement acide enrobant un petit noyau. Puis nous repartons et entamons la descente définitive vers la rivière Nam Ou, sur une pente devenant de plus en plus escarpée et glissante. L'environnement, conformément à mes prévisions, est grandiose, dense et intact. Nous dépassons nombre de ces très grands arbres, ceux que l'on qualifie communément de fromagers, dont les bases des troncs sont comme renforcées de larges contreforts et auxquels des lianes, envahissantes, sont suspendues aux hautes branches maîtresses, formant d'épais enchevêtrements aériens avant de venir s'enraciner dans le sol. D'une ampleur moins démesurée, mais tout aussi impressionnants, sont les fougères arborescentes, les bosquets de bambou géants et les lataniers qui déploient leurs formidables feuilles en éventails. Au sol, les sangsues abondent. Alors que mes deux compagnons, grâce à leurs tongs, les repèrent aisément et peuvent ainsi s'en débarrasser fissa, régulièrement une douzaine d'entre elles se réfugient sous les courroies de chacune de mes sandales, que je dois donc de temps en temps complètement ôter pour bien toutes les dénicher, puis les arracher une à une de leurs féroces et tenaces embrassades avec ma peau. Puis, au détour d'un flanc abrupt nous apercevons enfin, encore très éloignée cependant et seulement très brièvement entre deux frondaisons, une courte section du cours de la rivière Nam Ou, déjà un peu sonore, grondante. Je crus dans un premier temps observer là une simple aire de terre dégagée au beau milieu de la forêt tant l'eau était rouge, opaque, chargée des alluvions drainées de toute la région par les abondantes pluies de ces jours derniers.

Parvenus au creux de la vallée, nous ne sommes alors plus très loin du village de Ban Natchang Tay et l'entrée dans ce type de hameau, relativement bien administré car de population Taï Lü, cependant très isolé - par la rivière environ huit heures de pirogue à moteur sont nécessaires pour y accéder depuis le bourg le plus proche - constitue toujours un évènement notable. Ban Natchang Tay doit rassembler une population de près d'environ quatre-cents personnes au total, et à peine avons-nous franchi la clôture de bambou qui le ceint que plus de cent cinquante villageois se réunissent hâtivement autour de notre petite caravane. De l'étonnement, de la surprise, mais également de l'incompréhension à la vue d'un falang, d'un étranger occidental, qui fait là inopinément une apparition dans un endroit aussi improbable, arrivant qui plus est à pied et en provenance directe de la montagne, et non via la rivière Nam Ou depuis le modeste bourg de Hatsa situé à une journée de navigation en aval. Une fois mes deux accompagnateurs rémunérés, nous nous séparons sans tarder, car il est inutile de trop les compromettre en m'éternisant à leur côté, ce qui leur vaudrait à coup sûr en cas contraire de la part des villageois pléthore de questions à mon sujet. Il me reste à quémander la hutte d'un des nay ban, c'est-à-dire un des chefs du lieu puis, arrivé là, plus méthodiquement et consciencieusement encore que d'habitude, à me présenter puis à énoncer mes habituelles intentions, assurer que je suis bien seul, décrire qui je suis, d'où je viens, où je souhaite aller, ce que je souhaite faire et ne pas faire. Rapidement aussi j'expose mon passeport, car il va de soi que, dans ce type de village de fond de vallée relativement bien administré, et occupé alors par des populations bien plus paranoïaques, soupçonneuses en tout cas, que celles des montagnes, il me sera exigé sans tarder. En plus d'une douzaine d'hommes qui m'ont suivi à l'intérieur, puis de plus en plus de villageois qui s’agglutinent sur le seuil de la porte, un second chef nous a promptement rejoints, muni d'un petit cahier d'écolier. Il y a scrupuleusement inscrit mon prénom, mon âge et ma nationalité, le tout en caractères lao. Quant à la retranscription de mon nom de famille, elle a rapidement été abandonnée, car visiblement trop difficile à opérer.

Mes deux accompagnateurs m'avaient d'abord informé qu'ils effectueraient leur trajet de retour en cette même journée, mais ils semblent finalement décidés, tout comme moi, à passer la nuit ici. Voilà ce qui explique pourquoi nous avions pris le temps de récolter autant de fourrage là-haut, lors de notre dernier arrêt : c'était afin de s'assurer de pouvoir suffisamment nourrir le cheval d'ici leur départ, demain matin. Ils ont ce soir acquis du riz auprès de la famille du chef qui m'accueille. Il est en effet très fréquent que les montagnards ne parviennent pas à assurer la soudure alimentaire entre deux récoltes successives et doivent alors, dans la mesure du possible et surtout de leurs moyens, s’approvisionner en urgence à l'extérieur. La transaction fut négociée et marchandée durant de longues minutes et avec opiniâtreté. Je comprends ainsi le sort du cheval qui nous a accompagnés jusqu'ici, il n'était pas seulement destiné à transporter mon sac - j'aurais d'ailleurs dû m'en douter, car dans ce cas l'on m'aurait demandé une rémunération bien plus conséquente - mais avant tout à rapporter là-haut au village ceux chargés de riz et procurés ici au nombre de trois. Je n'ai en revanche pas su où mes deux compagnons ont passé la nuit, dans quelle maisonnée et à quelle condition.

Très bucolique hameau de Ban Natchang Tay, implanté à seulement quelques dizaines de mètres des rives de la belle et sauvage rivière Nam Ou, probablement à peine suffisamment loin pour se trouver totalement hors d'atteinte de ses terribles et impressionnantes crues annuelles. Le village est posé sur un sol sablonneux, par ailleurs clairsemé de nombreux cocotiers, papayers, manguiers, bananiers, kapokiers et d'autres arbres encore. Une très forte proximité de l'ensemble des habitations, qui ne sont jamais éloignées les unes des autres de plus de quelques mètres, favorise une vie sociale particulièrement animée, en plus de l'activité qui y règne en permanence. Les maisons, conformément aux pratiques Taï Lü, sont toutes construites sur pilotis. Il s'agit là de très solides structures de bois massif habillées de parois de planches ou de bambou aplati tressé. Nous sommes loin des sommaires et fragiles huttes des montagnards. Les toitures sont de chaume ou de tôles ondulées légères apportées jusqu'ici en pirogue par la rivière et le village est entièrement ceint d'une clôture de protection en bambou, principalement destinée à en empêcher l'accès au gros bétail. À peine plus bas, les larges bancs de sable et de galets le séparent, en plus de quelques buissons et de quelques cocotiers supplémentaires, du lit de la rivière. Plusieurs pirogues, équipées ou non de petits moteurs, y sont amarrées, quelques longs radeaux de bambou également, mais qui, pour leur part, ne servent qu'au cabotage, c'est-à-dire à pêcher à proximité du hameau et le long des berges. On peut choisir de se laver en public, à l'une des deux fontaines en ciment construites à l'intérieur de l'enceinte du village ou, plus ludique, dans le cours de la rivière et pouvoir alors opportunément profiter des embarcations de bois arrimées là pour y déposer à l'abri habits et nécessaire de toilette. Il faut cependant bien veiller à ne rien laisser chuter dans l'eau, qui serait alors immédiatement emporté avec le courant, notablement puissant. Sans surprise, une trentaine de gamins m'y ont suivi, se baignant là dans ce torrent tumultueux, parfois dangereux.

1er octobre - Ban Kalangtoung

Le chamanisme de guérison Hmong

En terres Taï Lü, comme à Ban Natchang Tay, dont tous les villages sont infailliblement implantés sur les rives de cours d'eau majeurs, on ne mange, matin, midi et soir, quasiment que du poisson lors des repas, en accompagnement du riz. Ces poissons sont le plus souvent préparés grillés, mais aussi parfois bouillis en soupe. Grillés, on en détache alors des miettes dans le plat unique et commun, de petites bouchées que l'on assaisonne par trempage dans un pot en bambou renfermant l'universel mélange de sel et de piments pilés. Le poisson est un mets que j'apprécie peu ici, car ainsi préparé, il est sec, offre peu de goût et est surtout tellement encombré de minuscules arêtes qu'avant de se risquer à en avaler une bouchée, il faut l'inspecter et la grignoter longtemps. Des grenouilles sont également parfois au menu, grossièrement découpées à la machette, puis bouillies. Elles sont entièrement consommées, depuis les têtes jusqu'aux extrémités des pattes. Chaque bouchée est une surprise, car dans la semi obscurité permanente de l'intérieur des maisons, on ne peut choisir les morceaux que l'on prélève, du bout des baguettes, dans le plat commun. Enfin, les crabes d'eau douce ne sont pas rares aux menus et eux aussi sont croqués en totalité, chair et carapaces. Ce dont je rêvais plus que tout aujourd'hui, ainsi revenu en vallée, était une omelette, car les montagnards ne consommant jamais les œufs, sauf à l'occasion de quelques rituels bien spécifiques, les réservant presque exclusivement pour la reproduction aviaire, je n'eus aucune chance d'en bénéficier de ces dix derniers jours passés là-haut à leur côté. Tôt ce matin j'ai souhaité en acquérir quelques-uns auprès d'une voisine, mais malheureusement, trop de doutes se présentaient au sujet de leur date de ponte, et donc de leur fraîcheur. Alors, poissons, grenouilles, et frustration, d'autant plus que la veille au soir j'avais aperçu deux belles pièces de viande de cochon, deux lourds lambeaux de gras, traverser la petite place qui fait face à ma maison, suspendus à bouts de ficelles par une fillette. J'aurais dû surveiller vers quelle demeure ils étaient emportés, j'aurais ainsi aujourd'hui pu tenter une approche intéressée.

J'ai ce matin quitté le village de Ban Natchang Tay de manière un peu expéditive, pressé de pouvoir retrouver au plus tôt la compagnie des montagnards parmi lesquels, décidément, je me sens bien plus à l'aise. En attendant de revenir à eux pour des anecdotes bien plus riches et intéressantes, voici en vrac les quelques évènements, de peu d'importance il faut bien l'avouer, qui se sont déroulés hier et ce matin avant mon départ. Nous étions samedi et en soirée une sonorisation fut installée sur la petite aire de terre sablonneuse située au centre du village et faisant front à ma maison d'accueil. Des bancs de bois brinquebalants furent disposés çà et là pour tenter de former un vague cercle de peut-être vingt mètres de diamètre et où prirent place environ trois-cents des villageois. La sonorisation, vétuste, ainsi qu'une seule ampoule lumineuse positionnée à son aplomb, suspendue à un poteau de bois planté là, étaient alimentées par une petite turbine placée en amont dans le torrent et raccordée par quelques dizaines de mètres de fils électriques attachés, tant bien que mal, en haut de perches de bambou elles aussi fichées dans le sol. La sonorisation ne fonctionna d'abord pas et il fallut se résigner à aller inspecter la turbine, ce qui nécessita une trentaine de minutes. Dès l'alimentation rétablie, les enceintes se mirent à hurler des larsens suraigus et insupportables, alors même que la cassette ne jouait pas encore. Quarante-cinq minutes de réglages supplémentaires furent requises, mais il fallut renoncer et se contenter de sons infâmes, stridents et hurleurs.

On initia alors, en pas plus de cinq minutes, une vingtaine de jeunes écoliers à un dérisoire petit spectacle de danse synchronisée, en théorie du moins. La répétition d'un chant ne demanda ensuite pas plus de temps. L'ensemble était objectivement risible et il semblait évident qu'il s'agissait là d'une première et unique répétition. La raison de ces festivités s'expliqua soudain avec l'apparition d'un personnage officiel, tiré à quatre épingles et vraisemblablement arrivé peu auparavant de Phongsaly, la capitale de province, par la rivière. Lui et quelques notables du village prirent alors place, non pas sur un des bancs de bois disposés en périphérie de la petite aire, mais dans la "tribune officielle" installée à la hâte et composée de quelques chaises d'enfants en plastique positionnées face à un banc faisant office de table. Deux jeunes écoliers furent préposés, à tour de rôle, à leur servir des verres de lao-lao, le corrosif alcool de riz local, ainsi que d'autres d'eau chaude, bienvenus lorsque l'on ne dispose pas d'un peu de nourriture pour faire passer chaque gorgée du violent breuvage. Un homme entama un discours, il fit d'abord une tentative avec le micro, mais la sonorisation crissa et hurla de manière si insupportable qu'il s'adressa finalement de vive voix à l'assemblée. On l'écouta un peu, on l'applaudit poliment, puis on ne fit plus du tout attention à lui. Place fut ainsi rapidement faite à la musique et le son s'avéra toujours aussi peu supportable et criard. Les écoliers offrirent alors, tant bien que mal, leurs dérisoires spectacles chorégraphiés et chantés, ceux répétés à la hâte juste précédemment. Enfin, tout le monde se mit à danser le lam wong, danse traditionnelle du Laos des plaines, aux sons des bruits crachés par la cassette audio. Des jeunes filles de peut-être pas plus de douze ou treize ans, à qui l'on avait probablement peu auparavant passé la consigne, allèrent alors consciencieusement inviter à danser le personnage officiel et les notables locaux, offrant le spectacle d'une différence d'âge des partenaires résolument choquante.

Le lam wong, emblématique du Laos, est une danse traditionnelle pouvant parfois présenter un tableau quelque peu ridicule, à tout le moins mièvre, à des yeux étrangers. Le lam wong se danse par couples, les deux partenaires se plaçant côte à côte, tous deux dans le sens de la marche, l'assemblée des danseurs formant une ronde tournoyant lentement. Tout en évoluant, chacun étend alternativement ses bras vers la gauche, puis vers la droite, en faisant simultanément tournoyer ses mains, maintenues ouvertes et avec les doigts écartés. Pudeur oblige, il n'y a jamais le moindre contact physique au sein du couple de danseurs et entre deux prestations chacun regagne religieusement sa place, hommes d'un côté et femmes de l'autre.

À nouveau, des discours furent prononcés, mais cette fois définitivement plus écoutés par personne. Sous les encouragements peu empressés des notables, le personnage officiel entama ensuite un chant, microphone en main, mais sans musique d'accompagnement. La sonorisation poursuivit toutefois ses caprices et à nouveau vingt minutes furent nécessaires pour tenter des réglages. Pendant tout ce temps, des tournées de lao-lao furent continuellement et largement distribuées parmi l'assemblée. Entre chaque danse, des hommes parcoururent alors les rangs, bouteille d'une main et verre de l'autre, et en servirent à tous. Le lao-lao est un alcool local extrêmement fort et, samedi oblige, beaucoup étaient déjà fins saouls depuis au moins le milieu de l'après-midi. Me retrouvant un peu vedette de la soirée malgré la présence du personnage officiel, beaucoup me hurlèrent à maintes reprises à la face des discours incompréhensibles, tenant coûte que coûte à se faire entendre en dépit de l'agitation ambiante et des bruits assourdissants alentour. Haleines éthérées, sonorisation hallucinée, excitations, cris. Je commençai à être fin ivre moi aussi, d'alcool et de paroles incohérentes, rabâchées et postillonnées cent fois à ma figure. Discours, cris, tournées de lao-lao, danse, tournées de lao-lao, cris. Saoulé à point, je partis finalement me coucher, à moins de quinze mètres de la sonorisation stridente.

Poissons grillés et grenouilles bouillies ce matin au réveil pour accompagner le riz gluant, plus exactement le riz glutineux qui, de par cette consistance collante particulière, ne peut se manger qu'avec les doigts et dont on se sert, poignée après poignée et de la main droite exclusivement, dans des paniers communs en vannerie de bambou. Ces poignées sont ensuite légèrement malaxées de la main gauche et on en forme des boulettes que l'on utilise pour prélever, toujours de la main droite, des miettes de poisson ou de piment broyé dans les plats, eux aussi communs. Les aliments bouillis en soupe sont eux consommés à la cuillère. Le khao niaw, le riz gluant, se différencie ainsi du khao djao, du riz blanc plus habituel dans nos contrées occidentales. C'est une riche variété de riz que l'on rencontre dans presque toutes les plaines du Laos. Un peu équivalent au pain français, c'est véritablement un emblème du pays. Il accompagne, comme le pain d'ailleurs, aussi bien des aliments salés que sucrés et il entre dans la composition de nombre de desserts. Le khao niaw ne peut être obtenu que dans des rizières irriguées, technique agraire à laquelle les montagnards n'ont pas accès sur leurs rays de pentes. Les villageois Taï Lü, en dehors de cette autre activité majeure qui est la pêche, cultivent donc le riz irrigué, mais le plus souvent sur de minuscules parcelles agencées en terrasses au fond des étroits vallons.

Ce matin à Ban Natchang Tay, j'exprime poliment le fait que les poissons sont bons. Mon hôte me le fait confirmer, puis saisit cette occasion pour me réclamer pas moins de cinquante-mille kips pour son accueil, soit dix fois ce que je pourrais objectivement être en faveur de laisser, dans ce type de village isolé rural et pauvre, en dédommagement de mon passage. C'est de plus la toute première fois, après désormais d'innombrables nuits passées auprès des villageois, que l'on me réclame ouvertement de l'argent, les montagnards ne se seraient par exemple jamais autorisé un tel geste envers moi. C'en est trop, je dépose ma poignée de riz déjà entamée, attrape mon sac, le sors à l'extérieur, le remets rapidement en ordre, rentre présenter dix-mille kips sur la table, sans un mot, puis m'en vais, définitivement. Néanmoins, avec mes deux seuls repas quotidiens dont je dois désormais trop fréquemment me contenter depuis plusieurs jours, voilà que j'en manque encore un supplémentaire. Hier, peu après les deux lambeaux de viande de cochon, j'ai aussi aperçu un régime de cinq ou six bananes traverser la petite place. Cette variété est cueillie et consommée verte, elle est pourtant mûre en l'état et sa chair arbore d'ailleurs une teinte rosée particulièrement appétissante. Elle est en effet excellente et s'accompagne idéalement avec le riz gluant. Je projette alors de quémander l'un et l'autre auprès d'une famille, mais je ne retrouve définitivement plus aucune trace de bananes, et après avoir cependant interrogé plusieurs personnes à ce sujet, il semble résolument ne pas y en avoir d'autres actuellement dans le village. Il me reste alors à me tourner vers la minuscule échoppe, un placard plutôt, de pas plus de deux mètres carrés, qu'une famille a aménagé sur la devanture de sa maison. On y trouve pêle-mêle, laborieusement rapportés de la ville de Phongsaly par la rivière, quelques paquets de cigarettes et des briquets, des piles et des bougies, un peu de lessive et du savon, de ces bobines de fil de nylon qui sont utilisées pour confectionner les filets de pêche, du sel et deux types de pâtisseries industrielles chinoises qui, comme toujours dans ces endroits reculés, affichent des dates limites de consommation largement dépassées, périmées de plusieurs mois. Je dois alors m'en contenter, cela apportera au moins un peu de sucre à l'organisme. Puis départ, direction la rivière, néanmoins relativement déçu du village de Ban Natchang Tay, que j'avais vraisemblablement un peu trop idéalisé, depuis longtemps que je l'avais repéré sur des cartes, positionné à l'intérieur de l'immense et sauvage réserve naturelle de Phou Den Din. Il est ainsi bien temps de s'en aller, de retrouver au plus tôt mes chers montagnards.

Voici donc les rives de la turbulente rivière Nam Ou dans sa partie la plus sauvage, au nord de la réserve naturelle précitée et qui abrite une richesse et diversité biologique inégalées, tant du point de vue de la faune que de la flore. De cette dernière, des centaines d'espèces ne sont toujours pas répertoriées. Du côté des mammifères les plus connus et emblématiques, citons des félins, panthères, léopards et autres gros chats sauvages, très probablement même encore quelques spécimens de tigres, plusieurs espèces d'ours dont le noir et le lippu, des gaurs et quelques koupreys, les bœufs sauvages, des serows, un genre d'antilope forestière, l'existence avérée d'au moins deux petites colonies d'éléphants sauvages, très certainement quelques rhinocéros dont celui unicorne dit "de Java", ainsi que celui dit "de Sumatra", des écureuils de toutes sortes et de toutes tailles, des pangolins et des loris, des petits pandas roux, plusieurs types de cerfs dont l'aboyeur et le sambar, des dholes, les chiens sauvages d'Asie, des sangliers et autres phacochères, des macaques et des gibbons, des civettes et des mangoustes, puis encore des centaines d'autres espèces, et parmi elles, plusieurs endémiques à la région. Citons aussi de nombreux grands rapaces et une diversité inouïe d'oiseaux tant diurnes que nocturnes, de reptiles et de batraciens, enfin une profusion de variétés d'insectes, nombre d'entre eux également encore non répertoriés. La plupart de ces animaux restent cependant peu visibles, car très sauvages et se tenant en permanence dans ces endroits inhabités, escarpés et peu accessibles de la région, une zone dense de végétation, de forêt primaire non entamée et très difficilement pénétrable pour l'homme.

Il s'agit dorénavant de quitter Ban Natchang Tay. Je sais que, plus au nord, se tient un autre village, situé également sur les rives de la rivière Nam Ou. Il est habité par les Lao Sèng, un groupe ethnique resté très minoritaire dont je connais peu de choses et par ailleurs désormais relativement acculturé, fortement influencé depuis longtemps maintenant par les autres groupes dominants environnants, Lao et Taï. Encore plus loin en amont se trouveraient deux villages supplémentaires, cette fois de population Hmong et dont je n'ai appris l'existence que très récemment. Ces deux villages Hmong, ainsi localisés, sont probablement ceux les plus isolés appartenant à cette ethnie et les plus excentrés dans tout le pays. Ils sont d'ailleurs implantés à une latitude étonnamment élevée dans cette province septentrionale, et donc plus généralement dans tout le territoire national. Ils se retrouvent ainsi particulièrement distants des premières aires de répartition traditionnelles de cette ethnie, dont la première d'entre elles se situe bien plus loin au sud.

À trois piroguiers qui se tiennent près de leur embarcation, amarrée sur le large banc de sable et de galets que forme ici la rive de la Nam Ou, je les sollicite pour me conduire vers l'amont, jusqu'au village Lao Sèng de Ban Sopkoh. Ils acceptent, bien que ne résidant pas dans le secteur, arrivés hier depuis le sud et s'apprêtant aujourd'hui à s'en retourner. Ils ont passé la nuit dans leur pirogue, leur foyer improvisé là à même le sol est d'ailleurs encore fumant, et bien qu'eux aient achevé leur repas, ils m'invitent à manger le riz et me font même griller sur le champ deux petits poissons. Une seule demi-heure de navigation est selon eux nécessaire pour rejoindre Ban Sopkoh, mais me retrouvant évidemment unique passager à affréter l'embarcation, la totalité du coût du trajet m’incombe. Le prix est cependant très honnêtement négocié.

C'est actuellement, en raison du niveau de l'eau qui deviendra ensuite trop bas en cette saison sèche qui débute tout juste, la fin de la période de l'année durant laquelle la rivière est encore navigable dans ce secteur, mais faute de suffisamment de passagers candidats, la navigation s'y fait très rarement, même exceptionnellement, et la majeure partie des embarcations achèvent leur parcours à Hatsa, un bourg situé à une journée en aval. Entre Hatsa et Ban Natchang Tay, un transport est organisé de temps en temps, aux occasions où les passagers sont assez nombreux à devoir s'y rendre. Toutefois, même ce trajet reste très peu pratiqué, au point qu'il n'est la plupart du temps même pas proposé lorsqu'a pourtant lieu le seul petit marché bimensuel de la région, celui de Hatsa, car les villageois de Ban Natchang Tay ont trop rarement suffisamment de produits à y acheminer et à y vendre pour pouvoir rentabiliser le long parcours nécessaire pour s'y rendre.

Marché conclu avec deux piroguiers, et nous voilà partis. Nous sommes donc trois hommes dans l'embarcation, un piroguier se tient à l'arrière au moteur et au gouvernail, l'autre s'est positionné à l'avant, se tenant le plus souvent debout en équilibre presque à l'extrémité de la proue, même lors du franchissement des rapides. Là, il sonde constamment les fonds rocheux à l'aide d'une longue et solide perche de bambou, et de gestes de la main, alerte continuellement le conducteur de la présence des nombreux obstacles que forment sans cesse de gros rochers émergeant. En ce qui me concerne je me tiens au milieu, accoudé à un des deux flancs de l'embarcation, mais fermement agrippé à eux deux simultanément lors du franchissement de rapides. La pirogue est de taille respectable, elle pourrait contenir une bonne douzaine de passagers. Bâtie entièrement en bois, la partie centrale est abritée par un petit habitacle, en fait une simple toiture du même matériau. L'ensemble, comme toutes les autres embarcations de ce type, est peint de couleurs vives, bleue, rouge, jaune et verte. Sur certains secteurs où la rivière se fait particulièrement turbulente, les piroguiers se doivent d'assurer une réactivité immédiate et sans faille. Notre embarcation semble parfois un peu frêle face aux forces de l'élément et pour ma part je n'ai alors d'autre secours que de serrer les dents. Pour ne pas risquer d'y chavirer, les plus violents rapides sont franchis "en force", plein gaz. Là, très régulièrement, nous frôlons de près les gros rochers qui encombrent le cours.

Arrivés à Ban Sopkoh mes piroguiers me déposent sur le banc de sable et font immédiatement demi-tour. Là où je m'attendais à un village de taille respectable, je fais finalement face à un hameau d'une quinzaine de très misérables baraques de bois et de bambou élevées sur pilotis et qui s'accrochent à la pente surplombant la rivière, certaines d'entre elles étant dans un état de dégradation avancé. Mon apparition inopinée désempare les quelques rares villageois qui se tiennent là, d'autant plus que beaucoup d'hommes semblent actuellement absents. Ma présence gêne excessivement, déconcerte en tout cas. Je remarque même deux ou trois femmes fuyant pour aller s'enfermer dans leurs huttes dès qu'elles m'aperçoivent. À un individu, puis un autre que je croise de loin, impossible de poser une question, ou plutôt d'obtenir une réponse de leur part. C'est un troisième personnage qui vient finalement à mon secours, même si c'est plutôt moi qui vais vers lui. Il se fait néanmoins extrêmement sympathique et me communique rapidement quelques informations intéressantes sur la région, notamment concernant l'emplacement approximatif des villages Hmong et les manières de repartir de cet endroit. Nous schématisons même conjointement une petite carte géographique de la zone et il m'indique les temps de marche ou de navigation nécessaires pour se rendre de différents lieux à d'autres. Je peux ici à ce sujet signaler que, comme cela se produit trop souvent, les villageois Taï Lü de Ban Natchang Tay que j'ai quittés ce matin étaient pour leur part si peu préoccupés de l'existence des minorités ethniques que je n'avais pu leur soutirer aucun renseignement valable à leur sujet. Je suis donc désormais bien informé de la présence, quelque part en amont, des deux fameux villages Hmong tant convoités, mais resterais bien incapable de dénicher seul les voies d'accès qui y mènent. L'un d'eux se nommerait Ban Phak et serait accessible après vingt minutes de pirogue puis trois heures de marche. L'autre serait Ban Kalangtoung, atteignable au prix de seulement trente minutes de navigation.

Ici à Ban Sopkoh, seules trois pirogues à moteur sont amarrées au banc de sable et une d'entre elles semble définitivement hors d'état de flotter. Trois ou quatre autres embarcations présentes là se manient pour leur part uniquement à la rame et à la perche et ne sont destinées qu'à effectuer des déplacements de proximité, pour pêcher le long des berges. Elles ne sont pas construites en planches, mais ont été taillées chacune, à la hache et à l'herminette, dans un seul tronc de bois. Par chance, une des deux pirogues à moteur valides appartient à l'homme qui me reçoit. Le cours de la rivière se faisant plus étroit à mesure que l'on remonte vers son amont, ces pirogues motorisées sont dès lors de dimensions plus réduites et de construction toujours plus sommaire que celles de Ban Natchang Tay puisqu'elles se doivent désormais d'être encore plus maniables. Dans celles-ci, dorénavant bien plus étroites, six ou sept passagers seulement au maximum, conducteurs inclus, pourraient y prendre place, cette fois sur un unique rang et il n'y a plus de petite toiture de protection. Marché rapidement conclu avec cet homme, il va m'emmener jusqu'au village Hmong de Ban Kalangtoung. Ici aussi un deuxième navigateur est nécessaire afin, toujours de la proue, de sonder les fonds et d'indiquer les meilleures voies à prendre, les moins risquées surtout.

Pour quitter Ban Sopkoh, dont le nom signifie littéralement "village de l'embouchure de la rivière Koh", nous abandonnons la rivière Nam Ou pour remonter le cours de cet affluent majeur. Encore un peu plus périlleux que le trajet effectué ce matin pour venir de Ban Natchang Tay, nous nous faisons cette fois-ci sérieusement et sans cesse éclabousser dans les rapides. Je me sens d'autant plus vulnérable et m'agrippe d'autant plus fermement aux deux flancs de la pirogue que ces rapides sont toujours aussi violents, mais l'embarcation désormais bien plus légère. Dans une zone de calme, un énorme poisson-chat, dont beaucoup ici atteignent plusieurs dizaines de kilos et certains dépassant même la centaine, montre son dos à la surface. Plus loin, ayant probablement touché un rocher, nous brisons l'hélice. Cela semble habituel, plusieurs exemplaires de rechange et les outils nécessaires à la réparation ont d'ailleurs été emportés. Il faut dire que ces hélices sont d'une mauvaise fonte artisanale chinoise. Le remplacement s'effectue dans l'eau, près d'une berge et en quelques minutes seulement. Je me dis qu'elles se cassent bien aisément et que si cela se produisait au beau milieu d'un rapide un peu violent, je ne donnerais pas cher du contrôle de l'embarcation et de notre embardée, voire de notre chavirage, qui s'ensuivrait immanquablement.

Comme presque la totalité des hameaux de cette ethnie qui n'ont pas transmigré sous la pression des autorités, j'avais supposé que le village Hmong de Ban Kalangtoung se situerait dans les hauteurs. Pourtant, à l'image de Ban Natchang Tay et Ban Sopkoh respectivement quitté et traversé ce même jour, il est lui aussi implanté en fond de vallée et à proximité immédiate d'un cours d'eau. En raison de son isolement et surtout de son éloignement extrême de tout autre village de la même ethnie - l'unique village Hmong supplémentaire de la région, Ban Phak, serait localisé dans la montagne, à trois ou quatre heures de marche d'ici - j'avais craint qu'il soit relativement acculturé. Heureuse surprise, mes premiers regards me démontrent tout le contraire. Par exemple, presque toutes les femmes, ainsi que de très nombreux enfants, ont conservé le port quotidien des habits traditionnels Hmong. Les femmes arborent ainsi une blouse noire dont le col et l'extrémité des manches sont bordés d'une large bande de tissu bleu ciel. Un court et très ample pantalon bleu sombre et un étroit tablier clair sont tous deux maintenus en place par une longue ceinture d'un rouge vif entourant plusieurs fois la taille, l'élargissant ainsi notablement. Les femmes Hmong de Ban Kalangtoung ne semblent plus beaucoup tisser le coton ou le chanvre et emploient alors, à l'image des , de la mauvaise toile textile industrielle chinoise. C'est donc plutôt avec les très fines broderies que les femmes Hmong peuvent continuer à dévoiler leur immense talent. Ces broderies sont en effet d'une finesse inouïe et enjolivent notamment les deux extrémités de la longue ceinture, ainsi que le "col", en fait un simple rectangle décoratif de plusieurs centimètres de côté renversé et suspendu derrière la nuque. Plus petit pour les fillettes, ce col peut atteindre jusqu'à vingt centimètres de largeur chez les femmes les plus âgées. Les broderies qui décorent ces éléments composent de véritables ouvrages d'art et nécessitent chacune des dizaines d'heures de fins travaux de couture requérant en permanence minutie et extrême délicatesse. D'une élaboration et d'une précision remarquable, ces broderies mettent ainsi en œuvre une extraordinaire diversité de motifs géométriques colorés. Toujours d'une régularité irréprochable, sans révéler le moindre défaut, elles sont pourtant découpées, cousues et assemblées "à l'œil", c'est-à-dire sans jamais l'aide du moindre dessin ou modèle préalable. En outre, les seuls outils employés par chaque femme ou jeune fille pour ces opérations consistent en une minuscule paire de ciseaux pointus et une fine aiguille à coudre. D'une créativité sans failles, elles arborent des ornements toujours renouvelés et inspirés de symbolique rituelle et clanique. Tout aussi richement décorés sont les porte-bébés qui bénéficient souvent, en plus des motifs brodés, d'embellissements supplémentaires élaborés grâce à de savantes techniques de batik. Il n'y a aucun doute à ce sujet, les femmes Hmong restent, avec celles de deux autres ethnies "chinoisantes" du pays que sont les femmes Yao et les femmes Lanten, les grandes maîtresses de la décoration textile. Un turban noir ceint par ailleurs presque toujours leur tête, et si ce n'est pas le cas, elles se confectionnent alors un chignon frontal. Enfin, presque toutes arborent un lourd torque d'argent massif et les boucles d'oreilles caractéristiques des Hmong du Laos, de petits cônes du même métal pointant à l'avant des lobes, et équilibrés à l'arrière par une simple mais élégante arabesque en forme de "s".

Du côté des hommes, beaucoup d'entre eux, de jeunes garçons et également des enfants, portent le pantalon traditionnel Hmong, excessivement ample et large, ici toujours exclusivement de couleur bleu indigo, mais parfois aussi noir ailleurs. Il s'agit là de pantalons dont l'entrejambe retombe bas, presque à mi-cuisse et dont la longueur n'excède pas les chevilles. Ils sont d'une coupe tellement ample que souvent, pour uriner, les hommes ne l'abaissent pas, mais remontent au contraire simplement une des jambes pour accéder à leur appareil et opérer à travers celle-ci.

L'architecture des habitats est elle aussi typiquement Hmong. Comme il se doit chez ce groupe ethnique, les huttes sont faites en bois, d'une structure porteuse et de parois de planches disposées verticalement. Elles ne seront par ailleurs strictement jamais élevées sur pilotis, mais toujours posées directement sur un sol de terre battue. Les toitures, aux extrémités arrondies, sont de chaume. Ce qui frappe ici à Ban Kalangtoung est la dimension spectaculaire de beaucoup de ces huttes, exagérément longues. Celle dans laquelle j'ai choisi de me faire inviter mesure, je l'ai vérifié au pas, pas moins de trente-cinq mètres de longueur, et ceci d'un seul tenant. L'entrée principale est disposée à une extrémité et le large espace dédié à la cuisine à celle opposée, séparé de l'immense et unique pièce commune par une grossière paroi de bois. Six piliers de soutien de la charpente s'alignent à l'intérieur, le long de l'axe longitudinal de la pièce commune, sous la poutre faîtière. Une porte d'entrée secondaire est percée au milieu d'une des deux longues façades, mais elle semble le plus souvent rester close et inutilisée. Adossés contre cette façade et de part et d'autre de cette porte secondaire, se succèdent dix "placards à dormir" - très objectivement difficilement qualifiables de chambres - certains ouverts, d'autres fermés, et même cadenassés. Ils occupent un tiers de la largeur de l'étonnante bâtisse dans laquelle on m'annonce que pas moins de cinquante-deux personnes au total cohabitent actuellement. Contrairement à ce qui s'observe le plus souvent chez la plupart des autres montagnards, la cuisine est donc ici séparée de l'immense pièce commune par une paroi. Néanmoins, sans aucun doute au regard du grand nombre d'occupants, quelques foyers de cuisson supplémentaires sont également disposés à même le sol dans la longue pièce commune, confectionnés simplement à l'aide de trois grosses pierres ancrées dans le sol de terre battue.

Les Hmong de Ban Kalangtoung me reçoivent avec beaucoup de sympathie et de jovialité, d'attention et de curiosité bienveillante. Un des chefs de famille de la hutte dans laquelle je me suis invité est aussi chaman, cela se devine immédiatement à la vue d'un "autel aux esprits" et différents objets rituels suspendus au milieu de l'une des longues parois, celle qui fait face à la rangée de "placards à dormir". Je tâcherai plus tard d'aller les observer d'un peu plus près, puis de décrire ces étranges éléments. Une grande part de la cinquantaine des résidents de la hutte est actuellement absente, on m'informe que beaucoup sont partis pour plusieurs jours travailler dans les rays. S'y tiennent néanmoins, en ce milieu de journée, une vingtaine d'entre eux. Inutile que je m'attelle à essayer de comprendre quels degrés de parenté les lient car je devine que tout cela s'avèrerait très rapidement trop complexe à démêler... et à mémoriser. On me prépare et me sert à manger puis, avant même que j'aie terminé, je vois quatre jeunes hommes et un enfant s'apprêtant à s'en aller chargés de deux filets de pêche, un filet épervier à lancer et un autre à poser, ainsi qu'un antique masque de plongée entièrement rafistolé. Je leur demande prestement de m'attendre, et cinq minutes plus tard nous nous éloignons tous ensemble de la hutte.

Nous rejoignons un petit affluent de la rivière Nam Koh et débutons la partie de pêche au filet épervier. Le filet épervier est un large filet circulaire dont la totalité du pourtour est lestée de plombs. D'un geste agile, précis, et même gracieux, il est lancé au-dessus du cours d'eau et se déploie alors instantanément en vol avant de s'abattre, parfaitement étalé sur sa surface, puis de rapidement couler. Il suffit ensuite d'aller le récupérer, de l'agripper par son centre puis, lentement, de le ramener vers soi. Il se referme progressivement durant cette manœuvre, emprisonnant du même coup les poissons qui n'avaient pu fuir avant qu'il ne s'abatte au-dessus d'eux. Quant au filet à poser, il est pour sa part de forme rectangulaire, composé d'une grande bande également équipée de petits plombs de lestage sur une de ses longueurs et de divers flotteurs sur l'autre. On le déploie le long d'une berge, puis soit on l'y traîne afin de ratisser toute une portion du cours d'eau, deux hommes tenant chacun en main une extrémité, soit au contraire on l'y laisse immobile, ses extrémités alors attachées à des bâtons plantés dans le lit de la rivière, puis on y rabat les poissons en frappant bruyamment la surface de l'eau à l'aide de morceaux de bois. Nous nous tenons nous-mêmes dans le cours d'eau pour accomplir la plupart de ces manœuvres et rencontrons régulièrement de profonds bassins dans lesquels nous pouvons nager à notre aise. En définitive cependant, la plupart des poissons sont attrapés à main nue, saisis en plongeant sous l'eau ou plus simplement en fouillant le dessous des berges à tâtons. Nous remontons le cours d'eau de place en place et capturons principalement des poissons-chats et différentes espèces de poissons blancs. Parfois les berges sont de vastes étendues de galets, et ainsi immergés sous un peu d'eau et recouverts d'une fine épaisseur d'algues, ils peuvent se faire terriblement glissants. J'y ai d'ailleurs laissé une de mes tongs, un modèle léger en mousse qui fut bien sûr rapidement emporté par le courant et définitivement perdu. Coup de malchance, il ne me reste alors plus que mes sandales de marche, les tongs étant jusque là ce que je portais plus confortablement dans les villages, particulièrement bienvenues après une journée en montagne et en forêt.

De retour au village, comme à mon habitude, j'y déambule un peu pour bien annoncer à tous ma présence. Je m'invite près de deux ou trois huttes, sous les auvents desquelles quelques individus se tiennent. Le village de Ban Kalangtoung est assez peu peuplé, occupé par seulement une vingtaine de huttes, mais dont un bon tiers sont néanmoins "géantes", abritant chacune plusieurs dizaines de personnes. Il est relativement étalé, dispersé sur un vaste terrain vallonné de peut-être deux hectares, une surface gagnée sur la forêt qui le cerne de très près. Plusieurs grands arbres, ainsi que des buissons de dimensions plus réduites, ont été épargnés et laissés intacts en place à l'intérieur du hameau lors du défrichement antérieur de la parcelle de forêt, offrant de larges espaces ombragés particulièrement bienvenus et qui ajoutent à son charme. Il abrite par ailleurs de nombreux jardins, tous foisonnants de végétaux et clos de palissades de tiges de bambou aplaties. L'ensemble de ces caractéristiques font qu'il est un peu difficile de s'y orienter dans les premiers temps. Dans les jardins, beaucoup de plants d'ananas - une spécialité des Hmong - de la canne à sucre, de petites aubergines, des papayers, des bananiers et encore beaucoup d'autres légumes et herbes. Ces jardins de village, toujours clos, sont réservés aux végétaux les plus délicats et surtout les plus vulnérables aux attaques des prédateurs. Dans les rizières seront au contraire disséminées des plantes plus rustiques, tels les citrouilles, les pastèques blanches, le manioc, etc. Il n'y a pas d'ordonnancement particulier dans ces jardins, on ne s'y préoccupe pas d'esthétique, même s'il y en a cependant, ni de géométrie. Tout y est plus ou moins mélangé, rien n'y est aligné en tout cas.

Spécialisés dans cette activité, les Hmong composent le groupe ethnique le meilleur producteur d'opium du Laos, et parmi eux, je sais que les villageois de Ban Kalangtoung excellent tout particulièrement en la matière. Ils obtiendraient avec cette culture un des plus forts rendements à l'hectare de tout le pays. Une productivité telle qu'ils la privilégient désormais aux dépens de celle du riz, qu'ils peuvent de toute manière facilement acquérir à l'extérieur grâce aux confortables revenus de la drogue, par exemple auprès des riziculteurs expérimentés que sont les Taï Lue, notamment ceux du village de Ban Natchang Tay traversé précédemment. J'ai interrogé un homme à ce sujet et il m'a informé que plusieurs des cinquante-deux personnes occupant ma gigantesque hutte sont parties, pour plusieurs jours, travailler dans les rays ya fin, les champs de pavot à opium. Ceux-ci sont installés en altitude, au beau milieu de la forêt et à des emplacements connus d'eux seuls, dans cette région sauvage et jamais parcourue par quiconque en dehors d'eux-mêmes. C'est tout spécifiquement cet extrême isolement, sans nul doute délibérément voulu et choisi, les situant ainsi opportunément hors de portée de tout sérieux contrôle administratif, qui permet aux Hmong de la région de cultiver le pavot à une telle échelle.

Je disais plus haut que la grande hutte dans laquelle je me suis invité était, sur la quasi totalité de sa longueur et environ un tiers de sa largeur, occupée par une dizaine de "placards à dormir" bâtis en planches de bois. Je note désormais qu'il y en a deux supplémentaires disposés sur l'autre flanc, contre l'autre longue paroi qui lui fait face. Ceux-ci ne sont pas condamnables, restent en permanence ouverts et ne sont pour leur part pas construits en bois, mais simplement isolés de la grande pièce commune par des claies de bambou très ajourées. Un ancien, un chef de famille, le chaman dont je parlais plus haut, occupe l'un d'eux. Il y fume régulièrement l'opium, ceci à différents moments de la journée. L'autre "placard", mitoyen à celui-ci, m'a été désigné. Ce soir, du reste comme très souvent dans les villages montagnards, je vais à nouveau bénéficier des suaves et délicates odeurs de la drogue en cuisson, si agréables à inhaler pour le fumeur passif. Pour l'instant, l'homme m'autorise à le photographier pendant qu'il fume.

Soirée, rituel de guérison. Le chaman se tient assis, sur un tabouret bas, près d'un des trois foyers de cuisson répartis sur le sol de la hutte et dans lequel le feu vient d'être ravivé. Il brandit en chaque main une dent d'ours, leur crache dessus puis, alternativement et plusieurs fois de suite, les porte au-dessus des flammes. En marmonnant des "prières", en psalmodiant des paroles incompréhensibles, il les frotte alors contre les aisselles d'un jeune homme assis en face de lui et sur lesquelles des croûtes et une infection s'étendent dangereusement. Cela dure une dizaine de minutes environ et les mêmes gestes sont ensuite répétés, strictement à l'identique et pour un même laps de temps, contre l'œil d'un bébé porté dans les bras de sa mère et dont la paupière inférieure, qui a pris une inquiétante teinte bleuâtre et qui est surtout très enflée, semble elle aussi infectée. Dans quelques jours, ou semaines peut-être, mais en tout cas comme d'habitude lorsqu'il sera déjà bien trop tard, à condition toutefois que l'on parvienne à réunir la somme nécessaire, on se décidera, après le constat de l'inévitable échec des opérations de sorcellerie, à effectuer le voyage à pied vers le dispensaire de Boun Neua.

Je l'avais déjà remarqué chez les de Ban Phoulikang, le village situé à la lisière de la réserve naturelle de Phou Den Din, au cœur de laquelle je me trouve désormais : je n'ai jamais aperçu autant de dents et griffes d'animaux qu'ici, d'ours et de félins, exhibées en pendentifs aux cous des enfants. Autre anecdote dentaire, il y a de cela deux jours, là aussi à Ban Phoulikang, j'avais désinfecté puis pansé la plaie dont un gamin d'une hutte voisine souffrait au mollet, mordu par un chien déjà plusieurs jours auparavant. Au retour dans ma famille d'accueil un des hommes sortit je ne sais d'où un vieil éclat de dent d'éléphant, en réduisit en poudre une petite portion, puis m'annonça qu'il allait tout de suite s'en servir pour "soigner" lui aussi cette même blessure du gamin mordu. Je n'ai pas pu aller constater son acte, car c'est à cet instant que nous nous mettions en chemin, la femme , son fils et leur cheval, le jour où ceux-ci m'avaient guidé jusqu'à la rivière Nam Ou, mais je n'ose imaginer ce qu'il a pu advenir du pansement que je venais de faire.

Je suis plus tard allé inspecter "l'autel aux esprits". Plus exactement les trois autels, car dans la semi obscurité quasi permanente de la hutte, je n'avais d'abord pas aperçu les deux autres, pourtant presque accolés au premier, mais seul celui-ci, en cet instant, était éclairé par une petite lampe à graisse, en fait une simple mèche torsadée de coton trempant dans une coupelle contenant le combustible liquéfié. Ces deux autels annexes ne semblent d'ailleurs plus utilisés et présentent alors des aspects quelque peu défraîchis, notamment en raison des fumées ambiantes qui les assaillent quasi perpétuellement, des couches de poussières qui s'y accumulent et d'un entretien nul, inexistant. Un constat toutefois intéressant est qu'ils le sont effectivement, défraîchis ou décatis, mais de manière croissante, montrant par là qu'ils sont construits, utilisés, puis abandonnés successivement, les uns après les autres, et donc sans que jamais aucun d'entre eux ne soit ensuite pour autant détruit ni même vidé de son contenu.

Ce sont de simples caissons de bois suspendus à la paroi de planches, d'environ quatre-vingts centimètres de largeur, cinquante de hauteur et une trentaine de profondeur. Chacun d'eux est décoré, en périphérie, de frises de papier de bambou aux bordures découpées et perforées de motifs et figures symboliques. Tous abritent un ou deux petits paniers de vannerie de bambou emplis de cendres et dans lesquels les reliquats de plusieurs dizaines de bâtons d'encens désormais consumés restent figés. On trouve également dans chacun d'eux deux ou trois bols, ainsi que plusieurs petites coupelles, tous destinés à recevoir les offrandes faites aux "esprits" lors des cérémonies, principalement de l'alcool et du riz, mais aussi beaucoup d'autres ingrédients que je ne parviens pas toujours à identifier, d'autant que je me garde bien de toucher quoi que ce soit, sachant pertinemment que cela m'est interdit, que cela est rigoureusement tabou. Viennent ensuite les multiples objets rituels, des griffes, des dents, les fameuses demi-cornes dont les chamans-sorciers-guérisseurs Hmong se servent depuis la nuit des temps pour leurs séances de divination, et les grelots de bronze employés lors des transes et des tentatives de communication avec les "esprits". Enfin, quelques plumes de poulets auparavant sacrifiés sont accolées aux parois des caissons à l'aide de sang coagulé. Le plus surprenant reste toutefois que ces trois autels abritent chacun une quantité impressionnante de mâchoires animales, de mammifères divers. Il s'agit exclusivement de mâchoires inférieures, et j'en ai compté pas moins de vingt-trois au total rien que dans le plus ancien des deux autels abandonnés et dont quelques-unes d'entre elles sont désormais dans un état de détérioration avancée, d'une couleur brune. Le chaman m'indique que l'une provient d'un ours, d'autres de félins, mais que la plupart sont celles de "chiens de forêt". Le gong rituel Hmong, un objet en bronze d'une cinquantaine de centimètres de diamètre et sa mailloche sont suspendus entre deux autels. Autrefois chez les Hmong, par deux fois, j'ai pu assister à de longues séances rituelles chamaniques de "communication avec les esprits", le chaman officiant toujours à ces occasions face à l'autel encore en service. J'en relatai une l'an dernier, je retranscris ici la description rédigée à l'époque :

« Dans sa parure noire, cette tunique étonnamment ample que portent traditionnellement les hommes Hmong, le chaman, déjà vieil homme, est assis sur un petit banc et fait face à son autel, caisson de bois suspendu à la paroi de la hutte et dans lequel s'accumule tout un bric-à-brac hétéroclite. On y distingue de gros bâtons d'encens intacts ou consumés et fichés dans des paniers de vannerie de bambou, quelques bols et coupelles contenant des offrandes, riz et alcool notamment, du papier de bambou rituel à brûler, deux pattes de poulet et de multiples autres reliques animales, dents, cornes, griffes, mâchoires en nombre et encore bien des objets. Ceux-ci sont malheureusement difficilement identifiables pour la plupart d'entre eux puisque le profane n'a pas le droit de les toucher, et donc de les manipuler. Quelques plumes sont par ailleurs accolées aux parois de l'autel à l'aide de sang coagulé. Une cagoule noire renversée sur le visage et lui obstruant ainsi entièrement la vue, des grelots de bronze dans chaque main qu'il agite sans cesse frénétiquement de haut en bas, les jambes suivant également en mouvement la même cadence, les pieds frappant continuellement le sol, il psalmodie et récite à une allure tout aussi effrénée des prières ou des récits, qu'il entrecoupe fréquemment d'onomatopées, notamment des séries de « Brrr ! brrr ! brrr ! ». Tout ceci est difficilement compréhensible car peu articulé, sa voix étant de plus partiellement couverte par le son d'un gong, frappé à la même cadence par un jeune homme de la maison qui se tient derrière lui, accroupi sur le sol. Notre chaman semble chevaucher à toute allure une monture, parti en transe en direction de je ne sais quelle contrée mystique peuplée d'esprits. À un moment, un troisième homme a placé un porcelet tout juste égorgé sur un van à riz, large plateau circulaire en vannerie de bambou, puis l'a déposé au sol derrière le chaman. Chronomètre en main, tout ceci a duré exactement deux heures et vingt minutes et le rythme n'a absolument jamais faibli de tout ce temps. Pour finir, et juste avant qu'il n'ôte sa cagoule, l'homme au gong et celui au porcelet sont venus entourer le chaman, le soutenir par les épaules, comme s'ils craignaient, et à juste titre on peut le penser, que ce vieil homme soit pris de vertiges en se levant. J'ai seulement pu apprendre que la cérémonie avait déjà eu lieu hier mais qu'elle ne se reproduirait pas le lendemain. »

2 octobre - Ban Nong

Navigation, chasse, pêche, nature et traditions

J'ai donc hier conclu ce marché avec les piroguiers Lao Sèng de Ban Sopkoh pour qu'ils me transportent ici, parmi les Hmong du village de Ban Kalangtoung, mais aussi ensuite un autre contrat bien plus ambitieux. Nous avons en effet convenu qu'ils reviennent me chercher ce matin, aux alentours de 6 heures, puis que je loue à nouveau leurs services et leur embarcation pour continuer de remonter, toujours plus loin en amont, la fabuleuse rivière Nam Ou, sur la toute dernière portion navigable de son cours, la plus sauvage, la plus méconnue aussi, puisque restée à ce jour très rarement parcourue. À vrai dire cette portion, je n'avais jusqu'alors jamais eu l'idée de la franchir, car je ne la soupçonnais définitivement pas praticable, à quel que moment que ce soit de l'année, et c'est un de ces hommes, le propriétaire de l'embarcation, qui m'a informé du contraire. Ce périple nécessite selon lui au bas mot dix heures de pirogue, à travers un immense territoire vierge de toute activité humaine, jusqu'à atteindre le premier hameau, situé loin à l'ouest, celui de Ban Nong, implanté au bord de l'unique piste carrossable qui rejoint l'extrême septentrion de la province, piste que j'ai laissée derrière moi il y a déjà dix jours de cela. Le tarif que nous avons négocié est d'un-million-cent-mille kips, soit quatre-vingt-douze euros. Cela compose ici une somme relativement conséquente, mais je sais désormais, après maintenant de multiples expériences, récentes ou plus anciennes, d'affrètements de diverses embarcations dans le pays, qu'il s'agit là d'un montant objectif et mesuré au regard de la distance à parcourir, des difficultés qui nous attendent, du nombre de coéquipiers qui devront nous accompagner et enfin des deux journées au total qui seront requises pour chacun d'eux, puisqu'il faut aussi prendre en compte celle supplémentaire qui sera nécessaire à leur trajet de retour, le lendemain. Bref, je n'ai aucun doute que ce tarif ait été, une fois de plus, très honnêtement négocié. À ce sujet, hier, en rétribution de la traversée accomplie depuis Ban Sopkoh, nous avions d'abord convenu d'un montant de cent-vingt-mille kips au total, dans l'hypothèse où j'effectuerais un aller et un retour. Aujourd'hui les Hmong de Ban Kalangtoung, passablement surpris lorsque je leur ai annoncé ce chiffre, m'ont affirmé que cela aurait pu me coûter jusque deux-cent-mille kips. En définitive, je peux considérer que le tarif négocié pour l'expédition de dix heures à venir - et ce fut, comme nous allons le voir, une véritable une expédition - est décent.

Ce matin, en attendant que le piroguier Lao Sèng de Ban Sopkoh revienne me chercher, puis que nous nous lancions dans la grande traversée, je visite quelques vastes jardins que les Hmong de Ban Kalangtoung ont implantés non loin, à l'extérieur de leur village, en contrebas, peu avant d'atteindre les berges de la rivière. Chacun de ces jardins, aux formes plus ou moins circulaires, est dûment clôturé par une palissade de claies de tiges de bambou aplaties. L'un d'eux est, sur une bonne moitié de sa superficie, soit sur une cinquantaine de mètres carrés, occupé par des plants de cannabis, déjà hauts de plus de deux mètres. Ce n'est pas la première fois que j'observe du cannabis dans un village Hmong ou à sa proximité immédiate. Je ne connais pas l'ensemble des usages qui en sont faits, mais ayant déjà interrogé les Hmong à ce sujet, je sais de manière certaine qu'ils ne font pas consommation de sa résine. Je sais en revanche qu'ils en exploitent encore parfois, de plus en plus rarement néanmoins, les fibres à des fins de tissage textile et de fabrication de cordages de chanvre, mais n'ai malheureusement jusqu'à ce jour pas eu l'occasion de les contempler à l’œuvre durant ces travaux, après pourtant désormais de très nombreuses journées cumulées passées en leur compagnie et à les observer.

Il est presque 6 heures, un ronronnement de moteur se fait entendre au loin, de plus en plus perceptible. Mon piroguier Lao Sèng, accompagné d'un nouveau camarade, est à l'heure à notre rendez-vous. Étonnamment, les flancs de la pirogue ont depuis hier été renforcés, mais aussi rehaussés, sur une hauteur de dix à quinze centimètres environ, à l'aide de planches de bois toutes fraîchement débitées à la main. Nul doute que ces travaux leur ont nécessité plusieurs heures de labeur et qu'ils viennent d'être mis en œuvre en prévision d'un périple qui, à l'évidence, s'annonce mouvementé. Mes premières inquiétudes se font alors jour, mais pour l'instant nous retournons à leur village, celui de Ban Sopkoh situé en aval, à la confluence des rivières Nam Koh et Nam Ou, dont nous allons donc un peu plus tard continuer de remonter le cours. Hier il fut convenu que je rémunèrerais mes accompagnateurs en dollars américain, mais j'ai constaté depuis lors qu'il ne m'en restera pas assez pour pouvoir effectuer cette transaction, sans compter que je souhaite absolument conserver une réserve de ces devises en cas de sérieux coup dur ultérieur. Quant aux euros, ils restent pour leur part encore largement méconnus dans ces zones reculées, et donc le plus souvent difficilement acceptés. En ce qui concerne mon piroguier, il les approuve néanmoins sans difficulté. Le tarif préalablement convenu est alors converti en un peu moins de cent euros au total, y étant incluse une partie du coût des trajets d'hier et d'aujourd'hui entre son village et Ban Kalangtoung.

Je l'ai dit, jusque hier encore, moi-même je ne soupçonnais pas que la portion de la rivière que nous projetons de parcourir aujourd'hui était navigable, et surtout pas aussi tardivement en cette saison, celle des pluies étant désormais achevée. Il n'y a donc pourtant plus de doute à ce sujet. D'ailleurs, dès revenu à Ban Sopkoh, je constate que les préparatifs sont déjà bien avancés. Nous embarquons tout un tas de matériels qui ont été réunis sur la berge : deux volumineux sacs de nylon emplis de filets de pêche, un autre chargé d'une quinzaine d'hélices de rechange, deux jerricans d'essence, des cordages et quelques outils, des marmites noires de suie, un sac de nourriture, des machettes, un fusil. L'embarcation est donc la même que celle utilisée hier, si ce n'est les aménagements de renforts et de rehaussement des flancs mentionnés plus haut. Il s'agit d'une pirogue de huit mètres de longueur environ et d'une largeur de moins de quatre-vingts centimètres. Un seul passager y tient donc de front et six personnes au maximum pourraient y prendre place au total, navigateurs inclus et à seule condition de ne pas transporter trop de paquetages. Nous sommes cinq individus à embarquer, le piroguier de cinquante-deux ans, un camarade d'à peu près le même âge, deux jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans environ, puis moi-même. Je suis le seul passager, eux quatre seront navigateurs et ils m'informent qu'ils reviendront tous ici dès le lendemain. Je suis très surpris qu'autant de bras et de forces s'annoncent ainsi nécessaires pour accomplir le trajet. Quatre hommes là où deux suffisaient hier pour me conduire chez les Hmong de Ban Kalangtoung ? Alors, nouvelles inquiétudes...

Moteur lancé, c'est le grand départ. Le piroguier est à l'arrière, se tenant comme toujours à la manœuvre du moteur et du gouvernail. Entre lui et moi sont entassés le matériel embarqué puis mon sac, tout ce bric-à-brac abrité tant bien que mal sous une bâche de nylon. Devant moi se tiennent alignés le camarade puis un des deux jeunes hommes, tous deux armés d'une robuste et lourde rame de bois et enfin, à l'extrémité avant, adoptant parfois la position debout, en équilibre sur la proue, le deuxième garçon est équipé de la solide perche de bambou permettant de sonder les fonds et également d'aider à la marche de la pirogue dans les plus forts courants. Très rapidement, après seulement vingt minutes de navigation, le ton de la journée est donné : au détour d'un méandre, des rapides d'une puissance effarante nous font face. Très grosse inquiétude, notre embarcation me semble tout à coup extrêmement frêle et fragile. Mes compagnons eux-mêmes émettent quelques exclamations de surprise devant cet étourdissant tableau. En effet, si nous chavirons là-dedans, dans cet abîme, il n'y aura peut-être pas danger mortel pour les bons nageurs, mais tout le matériel sera inévitablement emporté. Dans mon sac, j'y ai ce matin soigneusement emballé dans des poches en plastique mes quelques rares objets sensibles, argent et papiers notamment, mais je ne suis désormais plus convaincu que ce fut nécessaire, car quoi qu'il en soit, si le paquetage tombe à l'eau, tout sera irrémédiablement et définitivement perdu.

Nous nous élançons, pleins gaz. Le moteur vrombit et crache une fumée noire et épaisse. Moi et ma frayeur, nous nous cramponnons avec force aux bas-côtés de la pirogue. Le premier jeune garçon manie la perche de bambou à une allure folle afin d'aider à l'avancement, et simultanément sonder continuellement le lit du torrent pour déceler les rochers immergés et les hauts fonds invisibles depuis la surface, puis indiquer au piroguier, par de brefs gestes de tête, les voies à prendre. Pendant ce temps, les deux rameurs s'activent eux aussi tels des forcenés, maniant leurs instruments à des vitesses endiablées. Il faut parfois se faufiler entre deux énormes rochers émergés et ces passages s'avèrent les plus délicats, car les masses d'eau canalisées là opposent des forces démultipliées. Je comprends désormais distinctement la raison du rehaussement et du solide renforcement dont l'embarcation a bénéficié depuis hier. Je commence aussi, uniquement au regard de ces toutes premières difficultés auxquelles nous devons faire face et des sérieuses questions de sécurité qui se présentent déjà, à sincèrement regretter d'avoir initié cette expédition, sans compter que nous n'en sommes qu'au tout début du périple. Plus loin, dans une zone de calme, j'envisage même pendant un instant d'abandonner ce projet, et donc de demander au piroguier de faire demi-tour. Cela s'avèrerait néanmoins délicat, car il a mis en œuvre d'importants préparatifs depuis hier. De plus, je sais pertinemment que si je n'accomplis pas cette traversée jusqu'à son terme, j'en conserverai longtemps un regret amer et une grande frustration.

Après une heure de luttes avec des rapides de moindre ampleur, mais aussi de traversées de plusieurs zones de calme, un sourd mais très puissant grondement se fait entendre. À trois-cents mètres devant nous, l'énorme masse d'eau tombe, dévale trois à quatre mètres de dénivelé sur une distance qu'il est encore difficile d'évaluer, mais qui atteint peut-être environ deux-cents mètres au total. Cris de surprise de mes compagnons, plusieurs minutes de palabres, d'interjections et de contestations hurlées d'un bout à l'autre de l'embarcation leur sont nécessaires. Selon moi, c'est une évidence que personne ne pourrait remonter ce rapide et que donc la fin de notre périple se situe ici, que notre abandon est une certitude. Décision est pourtant prise, sans aucun doute afin d'alléger la pirogue, mais aussi de me protéger, d'accoster et de me déposer sur une vaste plage de rochers. La consigne m'est alors donnée de longer et remonter à pied une portion du torrent, et en prévision d'un éventuel accident, d'emporter, en plus de mon propre sac, la sacoche du piroguier. Pour l'heure, lui et son camarade s'en vont eux aussi à pied opérer une reconnaissance du cours d'eau afin d'évaluer ce qu'il pourrait être envisageable de tenter. De mon côté, je m'éloigne donc et marche sur un à deux kilomètres au total. Inutile de dire qu'il n'y a pas ici la moindre trace d'un sentier ni même d'un passage précédent. Il faut se frayer un accès entre rochers, étendues de vase sableuse, troncs d'arbres échoués, buissons et palétuviers, dont les raides ramifications écorchent la peau. Je saute de rochers en rochers, qui sont ici souvent gigantesques et forment ainsi des promontoires du haut desquels je peux parfois observer la scène qui se déroule plus loin. Celle-ci a lieu à une certaine distance et tout ne m'est alors pas nettement perceptible, qui plus est au milieu de ce chaos aquatique, sans compter que je ne peux pas toujours approcher de suffisamment près le cours d'eau, ici résolument trop tourmenté et fougueux. Le tableau est dantesque et effrayant. Moteur éteint, les quatre hommes halent la pirogue à l'aide d'une corde, se tenant tantôt sur des rochers émergés, tantôt dans l'eau, s'agrippant alors à l'embarcation et luttant comme ils peuvent contre l'impressionnante violence du courant qui les submerge presque. C'est un spectacle effarant, effrayant et archaïque, semblant d'une autre époque. Ils affrontent des remous apocalyptiques, des cataractes d'une force inouïe, des explosions d'eau permanentes, le bruit est assourdissant. Tous quatre, durant près d'une heure, y dépensent une énergie phénoménale à tracter et pousser, centimètre par centimètre, notre embarcation sur deux centaines de mètres environ. Plus loin, le camarade et les deux jeunes hommes sont également déposés sur la berge afin de continuer à alléger l'ensemble. Puis le piroguier a redémarré le moteur, lancé à nouveau à pleine puissance l'embarcation pour tâcher de franchir en force un dernier passage encore particulièrement délicat. Sans conteste, il y eut, tout du long de cette opération, de réels dangers de mort et j'ai cette fois plus que jamais regretté de les avoir tous entraînés là-dedans. Ils m'ont ensuite récupéré plus loin, à une distance de peut-être deux kilomètres en amont.

Ce furent là les passages les plus délicats affrontés durant la journée, les plus impressionnants également, mais surtout les plus inquiétants. Plus tard, plusieurs autres franchissements difficiles se sont encore toutefois présentés et à quatre reprises supplémentaires moi et un rameur avons à nouveau dû être débarqués sur les berges afin, là aussi, de délester l'embarcation. Dans ces passages de violents rapides, il a encore fallu la haler, la tracter à la force des bras, mais le plus souvent, ainsi allégée, les trois navigateurs restants purent passer "en force", le moteur poussé à pleine puissance et la rame et la perche de bambou maniées à des allures frénétiques. Au total, tout du long du parcours, nous aurons cassé pas moins de six hélices.

Habitués aux rudes travaux et efforts physiques quotidiens, cependant indéniablement plus souvent accomplis dans les rays et en forêt que sur les rivières de la région, ces quatre hommes sont pourvus de musculatures particulièrement développées, de muscles saillants exceptionnellement sous chaque effort. Je les admire, car ce sont de véritables prouesses qu'ils réalisent là sous mes yeux.

De temps en temps, nous bénéficions aussi de zones de calme relatif et nous pouvons alors en profiter pour souffler durant quelques instants. En permanence, en chaque endroit, deux frondaisons escarpées et accidentées de verdure nous dominent, de part et d'autre de la rivière, d'une verticalité parfois sensiblement intimidante sinon oppressante. Les arbres les plus gigantesques se situent un peu en retrait, car sur les berges, aucun d'entre eux n'a suffisamment le temps de croître et d'atteindre de telles proportions avant d'être emporté par les puissantes crues annuelles, et ceci même s'ils sont pourtant déjà d'une dimension respectable. Nature riche, dense, variée, intacte, primaire, pas une seule trace d'intervention humaine n'est visible de tout le long du parcours. Pas un seul village, pas même une hutte ou un abri, pas un seul départ de sentier, pas un seul ray sur les pentes alentour, pas une seule empreinte de pas sur les berges boueuses. Cette portion de la rivière ne recueille d'ailleurs aucun affluent majeur qui aurait pu favoriser une implantation humaine en amont, dans les vallées secondaires. Tout ce qui s'offre aux regards ne consiste qu'en arbres gigantesques, fougères arborescentes, bananiers sauvages, bouquets de bambou géants s'élançant en vertigineux panaches, envahissantes lianes et plantes rampantes. À mi-parcours et dans un secteur très restreint, sur pas plus de trois centaines de mètres environ nous découvrons, sur d'étroits îlots de galets, des bosquets de palmiers, semblables à ceux cultivés pour leur huile dans d'autres pays plus méridionaux de la région, mais à la différence que ceux-ci sont nains, hauts de deux à deux mètres cinquante seulement alors que ceux de cultures atteignent bien les quinze ou vingt mètres. C'est la toute première fois que j'aperçois ce genre d'arbre dans le pays, dont la présence ici très localisée est peut-être favorisée par la persistance d'un micro-climat adapté.

Dans ce secteur la rivière Nam Ou ne reçoit donc plus aucun affluent majeur, seuls quelques ruisseaux y confluent. Nous nous arrêtons à deux ou trois reprises aux embouchures de certains d'entre eux. Le piroguier et son camarade en profitent chaque fois pour écoper, inspecter et réparer l'embarcation qui est continuellement soumise, tout du long du parcours et c'est le moins que l'on puisse dire, à de sérieuses contraintes physiques. Pendant ce temps, les deux jeunes hommes et moi partons pêcher dans les ruisseaux. Plusieurs petits poissons, de la taille de belles sardines, sont attrapés à la main, sous les berges, d'autres au filet épervier. Je me baigne dans les trous d'eau que les confluences forment là, de beaux bassins de parfois plus de deux mètres de profondeur. Faute de contenants pour rapporter les poissons à la pirogue, nous nous en remplissons les poches.

Puis nous repartons. Alternativement, des zones de calme plat succèdent à de redoutables rapides. Dans l'un d'eux, en plein effort de lutte contre le courant, dans un chenal particulièrement critique, nous cassons une fois de plus une hélice. L'embarcation dérive alors immédiatement en dévers. Nous en reprenons à peine le contrôle à la force des rames et des perches de bambou, mais nous nous échouons néanmoins inévitablement, un peu violemment même, contre des rochers émergents qui nous retiennent là, notre élan stoppé net au beau milieu de la rivière, des trombes d'eau déferlant de part et d'autre. Il nous faut pourtant obligatoirement pouvoir alléger le bateau si nous voulons réussir à repartir. Deux compagnons et moi devons alors coûte que coûte parvenir à rejoindre les berges. Nous descendons ainsi à tour de rôle dans l'eau, une corde nouée à la taille et retenue par ceux restés dans l'embarcation. Par chance, le niveau de l'eau n'atteint ici que l'abdomen, mais le courant est très violent, il faut laborieusement progresser de rochers en rochers, sur lesquels nous nous faisons parfois littéralement projeter. Frousse d'être emporté.

Dans certaines zones de calme, nous prenons le temps, depuis l'embarcation, d'inspecter les berges ombragées, alternativement sablonneuses, boueuses, recouvertes de galets ou de végétaux en décomposition. Ce faisant, mes bateliers émettent régulièrement des exclamations de surprise à la vue de surfaces de terre ou de vase remuée et autres traces d'animaux sauvages. Félins, phacochères, varans, cerfs, serows et tant d'autres mammifères ou reptiles qui sont passés récemment par là, mais que nous n'avons bien entendu aucune chance d'apercevoir tant notre approche est tonitruante et peu discrète. J'ai d'ailleurs constaté plus tard avec amusement que le fusil que nous avons embarqué ne l'a pas été à l'intention principale du gibier terrestre, ni même de celui à plumes. Il est destiné aux énormes silures et poissons-chats qui montrent parfois leur dos à la surface de l'eau. Nous en avons aperçu deux de toute la journée, des bêtes de plusieurs dizaines de kilos assurément, visions trop furtives toutefois et aucune n'a pu être abattue.

Nous nous arrêtons pour le repas. Cinq bons kilogrammes de riz gluant cuit ont été emportés dans les traditionnels paniers de vannerie de bambou ou empaquetés dans des fragments de feuille de bananier. Nous l'accompagnerons de quelques-uns des poissons précédemment pêchés. Pendant que deux de mes compagnons et moi ramassons un peu de bois et allumons un feu, les deux autres, armés du fusil, s'enfoncent dans la forêt via le creux d'un talweg noyé de végétation et qui déverse ici un petit ruisseau. À peine vingt minutes s'écoulent qu'une détonation retentit, une seule, et voilà peu après nos deux compères qui réapparaissent chargés... d'un jeune cerf Sambar porté sur les épaules de l'un d'eux ! Chasse, pêche, nature et traditions, cette expédition sur la partie la plus sauvage de la rivière Nam Ou s'avère décidément pleine de surprises. Plusieurs grandes feuilles de bananiers sauvages sont immédiatement cueillies puis déposées sur le plus gros rocher du lieu, le plus plat également. La bête est rapidement dépecée là, en quelques minutes seulement et à l'aide d'une simple machette. Nous cuisons à l'eau puis mangeons les parties les plus périssables de l'animal, les abats, les tripes, le foie, le cœur et les poumons. Le bouillon obtenu est brun, opaque, fort et savoureux. Quelques petits tas du traditionnel mélange de sel, piment broyé et glutamate de sodium sont directement déposés sur nos "tables", deux feuilles de bananier jetées sur des rochers. Nous y assaisonnons nos boulettes de riz gluant. Nous nous gavons, exagérément. Nous dévorons également, grillés en brochettes, quelques-uns de nos poissons. Au milieu du repas, un des deux jeunes hommes s'éloigne d'à peine trois ou quatre mètres et récite, en deux minutes seulement et sans aucune concentration, une "prière" tout en déposant sur un rocher adjacent un peu de riz, quelques morceaux de viande et trois gros bâtons d'encens qu'il a sortis d'un sac puis embrasés. Encore un rituel animiste, celui-ci probablement destiné à ne pas fâcher les "esprits de la forêt" après leur avoir ôté ainsi un animal.

Nous repartons, et en souvenir de notre passage en ces lieux, nous abandonnons sur place quelques feuilles de bananiers souillées, un foyer encore fumant et le plus gros rocher du secteur ruisselant de sang déjà coagulé, tel un autel de sacrifice primitif et barbare. Traversée fabuleuse d'une zone résolument sauvage, inhabitée et probablement même très rarement voire jamais parcourue à pied. Seuls deux frondaisons vertes et des oiseaux nous cernent. De tout le trajet, nous n'aurons pas aperçu le moindre indice de présence humaine à plus d'une demi-heure des lieux de départ et d'arrivée. Là, nous rapprochant de ce dernier, le tout premier signe est un petit affluent. Rien de bien remarquable, mais il annonce presque à coup sûr l'existence d'au moins un village en amont. En tout cas, sa simple apparition provoque aussitôt une animation joyeuse parmi mes compagnons. Peu après, le deuxième signe indiquant la fin prochaine du périple est, dans un coude de la rivière, un pêcheur cabotant là, longeant les berges dans sa petite pirogue rudimentaire, un de ces modèles creusés à la hache dans un unique fût de bois. Puis un autre un peu plus loin. Ils se tiennent, s'ils ne font que relever des filets, accroupis, rame en main, sur l'étroit plat-bord de la poupe de leurs fines embarcations, ou debout en équilibre précaire à la même place s'ils pêchent au filet épervier. Nous avons nous-mêmes également, environ deux ou trois heures avant notre arrivée, posé trois filets dans des zones de rivière calme, de longs pièges de trente à quarante mètres de longueur pour à peu près un mètre cinquante de hauteur et aux mailles bien plus larges que celles des modèles éperviers à lancer. Ils resteront ainsi en place toute la nuit et mes compagnons les récupèreront demain sur le chemin du retour. J'aurais beaucoup aimé assister à ces relèves.

Le troisième signe indiquant la fin toute proche de notre périple, ce sont trois femmes Akha aperçues sur un sentier surplombant le cours d'eau. À les observer tous un peu béatement depuis notre embarcation, aucun de nous cinq n'a alors plus pris la peine, dans cette zone calme, de surveiller le fond de la rivière, désormais particulièrement haut. En conséquence de quoi, situation singulièrement cocasse notamment après les impressionnants et nombreux passages houleux franchis et vaincus auparavant, notre coque a raclé le fond de graviers sur lequel nous nous sommes ensuite lamentablement échoué, là, au beau milieu du cours d'eau, qui ne sera rapidement définitivement plus navigable en amont pour une embarcation motorisée. Hilares, nous n'avons alors pas eu d'autre choix que de tous descendre dans l'eau et de pousser notre pirogue vers un dernier étroit couloir latéral encore navigable.

Dès parvenus au village de Ban Nong, modeste hameau composé de pas plus d'une quarantaine de bicoques de bois, je rémunère rapidement mes compagnons avant que trop de regards curieux se présentent, puis nous prenons tous un dernier bain de rivière pour nous laver et nous débarrasser des grains de sable qui se sont logés partout dans nos vêtements. Mais déjà, la nouvelle de l'évènement s'est propagée, un falang, un étranger occidental, est arrivé ici par la rivière. Il faut préciser que, même via la piste adjacente, nous ne devons pas être plus de deux ou trois touristes à simplement passer par ici chaque année, en camion ou en minibus, de plus sans même jamais nous y arrêter et il ne fait aucun doute que je suis le premier à parvenir par la rivière. Alors on vient nous voir et rapidement quatre à cinq dizaines de personnes s'alignent sur la berge, juste au-dessus de nous. Tout le monde a compris d'où nous arrivons, nul besoin de nous interroger à ce sujet puisqu'il n'y a aucun autre lieu habité entre notre point de départ et ce village de Ban Nong. Mes compagnons sont néanmoins questionnés, on veut savoir ce que je fais, pourquoi je suis ici, où j'irai ensuite.

Cette expédition nous aura nécessités au total près de onze heures, et la nuit tombant désormais, nous nous dirigeons tous les cinq vers une maison que le piroguier nous a désignée. Là, à nouveau nous festoyons de viande de cerf et de moult poissons. La totalité des plus grosses pièces de chair rouge a cependant promptement été, dès notre arrivée, vendue à des villageois. Nous buvons bien sûr du lao-lao, de l'alcool de riz et, fatigue aidant, me voilà rapidement ivre. Mes deux plus jeunes compagnons de navigation, qui n'ont pas dû bien souvent venir jusqu'ici de toute leur existence, souhaitent alors résolument s'encanailler. Nous allons donc voir des phou sào, des jeunes filles, en l'espèce les vendeuses de l'échoppe chinoise posée au bord de la piste. Je paye des bières, bien plus chères que le lao-lao local. À huit-mille kips la bouteille d'un demi litre, autant dire qu'ici on n'en boit pas souvent, du moins qu'il ne s'agit pas là d'une boisson accessible à tout le monde au quotidien, loin de là. Bref, nous taquinons un peu les phou sào et nous leur payons des bonbons vietnamiens périmés. Puis retour à la maison, nous nous alignons tous les cinq pour la nuit sur le plancher, qui a simplement été recouvert d'une fine natte. Mes rêves tanguent.

6 heures, petit-déjeuner de cerf et de lao-lao. À nouveau, nous nous gavons immodérément. Puis vient l'heure du départ et des adieux à mes compagnons. Je leur annonce qu'un jour je tâcherai de venir leur remettre le tirage photographique d'un cliché réalisé hier et qui les montre tous les quatre, soulevant le cerf abattu sur fond de rivière Nam Ou. Nous quittons le village de Ban Nong simultanément, eux emportant vers la pirogue leurs sacs de matériels, moi me dirigeant vers une destination pour l'instant opposée, remontant la piste carrossable sur deux ou trois centaines de mètres, mais bifurquant sur le premier sentier que j'aperçois repartir en direction de l'est. Je commence bientôt par à nouveau longer la rivière Nam Ou, la surplombant d'une trentaine de mètres. Parvenu à l'endroit où nous aperçûmes hier les trois femmes Akha, et dont la présence là nous assurait la fin imminente de notre périple, un bruit de moteur me provient de la rivière. Ce ne peut évidemment être que mes quatre forçats de la navigation sur leur chemin du retour, mais je suis trop loin, trop haut pour qu'ils me voient, et de plus ils ne me font pas face. Je lance alors un puissant coup de sifflet et ils me repèrent ainsi instantanément. Je leur adresse un waï d'adieu, mains jointes amenées devant le visage et chacun d'eux lève simultanément une des leurs dans ma direction. Bravo et bonne chance, vos prouesses m'ont époustouflé, vous êtes exceptionnels.

3 octobre - Ban Pakhasou

Les femmes

Les ethnies Yao et sont des populations dites "chinoisantes", et j'ai toujours trouvé les chinoisants d'une nature particulièrement attachante, peut-être leur caractère est-il plus tempéré que celui d'autres groupes. Nous nous garderons toutefois d'émettre des généralités trop hâtives à leur sujet, sans compter que, encore aux débuts de la colonisation française en Indochine, des groupes en provenance de la Chine du Sud-Ouest étaient réputés pour opérer d'effroyables razzias, d'incontrôlables raids de piraterie donnant lieu à de véritables exactions dans toute la région du Nord Laos... Parvenu aujourd'hui dans le village de Ban Pakhasou, fait extrêmement rare, j'y ai été chaleureusement accueilli dans une maisonnée alors que s'y trouvaient en ce même instant uniquement des femmes et des enfants, ce qui est généralement improbable, le plus souvent en effet à mon approche ceux-ci se cacheront bien à l'abri sans demander leur reste. Grâce à quelques-unes de mes photographies que je leur présente, un excellent contact est immédiatement établi avec mes hôtes. Ce sont des clichés montrant d'autres femmes , effectués autrefois dans des villages situés bien plus au nord de la province et dans lesquels je les remettrai d'ici quelques jours. Mais il y a émulation, et même compétition puisque les femmes me soutiennent que les vêtements traditionnels visibles sur ces photos sont « bo ngam », c'est-à-dire qu'ils ne sont pas beaux. Elles les dénigrent véritablement. Selon moi, ces tuniques sont pourtant très similaires aux leurs, mais ce seraient plus précisément les motifs des macarons brodés sur les turbans, ainsi que ceux composés sur les ceintures tissées, qui ne seraient pas « ngam ». A contrario, sur une carte postale acquise à Vientiane et qui montre, à travers une vingtaine de vignettes, les costumes traditionnels caractéristiques de quelques ethnies majeures du pays, la coiffe de la femme affichée là serait, pour sa part, très « ngam », une affirmation d'autant plus prononcée qu'elle est appuyée avec le geste du pouce levé.

Ce matin sur le chemin, en provenance du village précédent, celui de Ban Nong, j'avais croisé quatre femmes qui, pour leur part, s'y rendaient. À peine passée leur surprise de m'apercevoir là, il m'a fallu les supplier de se laisser photographier, ensemble toutes les quatre. Elles ont, toutes souriantes, accepté, posant alors dignement au milieu du sentier. Les femmes arborent le costume traditionnel au quotidien, tout au long de la journée et quelles que soient les tâches ou travaux qu'elles ont en cours. Lors de certaines occasions néanmoins, par exemple celle-ci, qui consistait donc à se rendre dans un village de plaine, comme toutes les montagnardes elles soignent plus spécifiquement leur aspect. Ce fut alors quatre blouses bleues ou roses, et autant de turbans et de tabliers noirs, sur un fond de verdure et sous une belle lumière de matinée. Il y a ainsi des jours où je regrette sincèrement de n'être pas mieux équipé en matériels photographiques et surtout de n'être pas plus familier des techniques indispensables pour réussir des images d'une qualité acceptable.

À mon arrivée ici, dans le village de Ban Pakhasou, je ne sollicitais au départ qu'un peu de nourriture, ayant préalablement envisagé de poursuivre dès aujourd'hui ma route jusqu'au hameau suivant, vraisemblablement situé à deux ou trois heures de marche supplémentaire seulement, mais deux ou trois femmes m'invitent à y passer la nuit et à n'en repartir que le lendemain. Elles me servent un repas que je prends seul en cette heure un peu tardive. Riz et poissons bouillis servis en soupe, l'ensemble est froid et exagérément salé.

Ce fut une bonne idée de faire étape ici pour la nuit, car j'ai beaucoup de retard dans mes pages d'écriture, surtout en raison de l'épopée d'hier, la longue journée de navigation, ce périple particulièrement mouvementé en pirogue sur la rivière Nam Ou. Il me semble déjà un peu irréel cet épisode, une impression persistante encore singulièrement aujourd'hui après une nuit chargée de rêves non point désagréables, mais résolument agités, tanguant et vacillant. À Ban Nong, le village dans lequel nous avions accosté, je n'ai informé personne du fait que je repartais immédiatement ce matin à pied en direction des montagnes. À tous ceux qui m'ont interrogé sur mes intentions, je leur ai assuré que j'allais rejoindre, avec le songteaw quotidien qui ne manquerait pas de me dépasser en début d'après-midi, le bourg d'Utay, chef-lieu du dernier district du nord de la province, et que je préférais commencer dès maintenant à marcher dans la même direction. Mes multiples expériences passées dans les villages de plaines et de fonds de vallée m'ont en effet appris à ne pas trop révéler d'informations sur mes projets et d'éviter de favoriser ainsi d'inutiles soupçons à mon égard. Je n'y ai pas non plus, comme à mon habitude, dévoilé à quiconque mes vieilles cartes géographiques et mes croquis. Ce matin, quittant le village de Ban Nong à pied, je me suis donc en réalité rapidement éloigné de la piste, bifurquant vers l'est dès que j'eus atteint un sentier repéré et à l'emplacement scrupuleusement noté autrefois, puis ai rejoint la petite vallée au creux de laquelle coule l'affluent de la Nam Ou aperçu hier vers la fin du périple en pirogue et qui annonçait le tout premier signe d'une présence humaine proche, en amont.

Je passe une bonne partie de la fin d'après-midi à Ban Pakhasou à visiter quelques maisonnées. Dans le village, beaucoup m'observent toujours avec consternation. À l'extérieur, des gamins parmi les plus jeunes, apeurés, fuient alors que je me situe encore sensiblement loin d'eux. D'autres restent tétanisés sur place à ma seule vue et quelques-uns enfin fondent littéralement en larmes. Lors de mes déplacements, on guette aussi la hutte vers laquelle je me dirige et des adultes du voisinage y arrivent alors rapidement à leur tour, peu après moi. Là, on s'assoit sur les tabourets bas, on discute un peu et je consacre régulièrement quelques minutes à un peu de rédaction, ce qui est généralement très commenté par l'entourage, à qui je tâche toujours d'expliquer sans tarder cette démarche, ainsi que celle qui m'a conduit ici. Peut-être parce que la plupart de ces villageois sont illettrés, ma vélocité d'écriture les amuse par ailleurs habituellement beaucoup. Dans plusieurs des huttes que je visite, je peux observer des peaux de cervidés ou d'antilopes, peaux séchées, mais non tannées et alors raides comme du bois. Lorsque ce sera nécessaire, de solides courroies et lanières y seront découpées.

Dans un premier village traversé ce matin, lui aussi d'ethnie et dans lequel, après la rituelle attaque en règle des chiens, je ne me suis arrêté que durant quelques instants, un homme m'a aidé à élaborer une ébauche de carte de la région. Il m'a ainsi notamment assuré qu'il ne se trouvait plus que trois villages dans la direction vers laquelle je m'oriente actuellement, celui de Ban Pakhasou dans lequel je vais passer la nuit, puis deux autres localisés dans un vallon adjacent. Pourtant, maintenant que je suis parvenu à Ban Pakhasou, on m'en annonce déjà quelques-uns supplémentaires. Ceci se produit malheureusement assez régulièrement, les villageois se déplaçant très rarement, voire jamais pour certains d'entre eux, vers des destinations plus ou moins distantes en amont, ils n'ont alors pas toujours une connaissance très précise et suffisamment globale de la géographie environnante, même si elle concerne des lieux parfois, somme toute, pas tant éloignés que cela de chez eux.

Le village de Ban Pakhasou surplombe l'affluent de la rivière Nam Ou dont je parlais plus haut et qui se nomme Ban Nam Phou Tok, c'est-à-dire le village de la cascade de montagne. Les villageois me confirment en effet qu'une chute d'eau de taille conséquente se situe en amont. Environ deux à trois hectares de rizières en terrasse ont pu être aménagés à proximité immédiate du village, le long des berges du cours d'eau, mais celles-ci ne pouvant toutefois suffire pour subvenir à l'ensemble des besoins des villageois, des rizières de pentes sont également cultivées sur les collines environnantes. Je remarque que ces dernières ont déjà été fauchées alors que toutes celles aperçues plus au sud et en rive droite de la rivière Nam Ou, durant les huit précédentes journées passées à sillonner cette région, étaient encore à deux ou trois semaines de l'être. Dans le fond de cette petite vallée comme dans celle de la Nam Ou, que ce fût à Ban Natchang Tay, Ban Sopkoh, Ban Kalangtoung ou encore à Ban Nong, les moustiques sont présents en si grand nombre et se font désormais tellement agressifs et voraces que je me résigne, pour la première fois depuis que je parcours la région, à employer du répulsif à insectes.

Comme il est d'usage chez les ainsi que chez les autres groupes de populations dits "chinoisantes", les huttes sont ici posées directement sur un sol de terre battue et ne sont donc pas, à l'image de celles des groupes taï ou tibéto-birmans, celles des Taï Lü ou des Akha par exemple, élevées sur pilotis. Aucune d'entre elles n'est en revanche bâtie en pisé, comme savent pourtant le faire les , telles celles aperçues et décrites trois ou quatre jours auparavant. Elles sont ici conçues soit en bois, avec des planches grossièrement débitées et clouées sur une ossature, et se font alors relativement robustes, soit en bambou, avec des claies fixées sur une structure de grosses tiges, des troncs peut-on même dire au regard de leur diamètre. Dans les deux cas, elles présentent en conséquence des habitats particulièrement précaires. Les couvertures sont de chaume, ou parfois de simples feuilles de latanier pour les plus modestes de ces abris. C'est dans ce second type de hutte que je loge ce soir, un rectangle de pas beaucoup plus de quarante mètres carrés, non subdivisé et offrant ainsi une unique pièce à vivre qui abrite les foyers de cuisson, les paillasses, le métier à tisser, le pilon à riz et bien sûr l'ensemble du bric-à-brac habituel.

Nombre de femmes, encore à ce jour, tissent artisanalement le coton, sur de très rustiques et rudimentaires métiers à tisser installés à l'intérieur des huttes, parfois à l'extérieur et alors abrités sous les auvents que forment les débordements des toitures. Les fils de coton employés ont été entièrement filés à la main, cela se devinant aisément à leur structure un peu grossière, du moins irrégulière, mais n'ayant encore jamais eu l'occasion d'apercevoir des femmes attelées à cette étape préalable du filage, je ne sais pas quelles techniques elles mettent alors en œuvre. La plupart d'entre elles ne confectionnent néanmoins plus de la sorte que leurs turbans, leurs ceintures et parfois leurs tabliers, les tissus complémentaires nécessaires à la conception du reste des tuniques, blouses et longues jupes, étant d'origine industrielle et chinoise. Parmi les plus vieilles femmes cependant, nombreuses sont celles qui continuent de porter au quotidien une parure traditionnelle entièrement élaborée à partir de coton cultivé et travaillé localement. Turban, blouse, tabliers et pantalon de couleur indigo plus ou moins délavé, les toiles employées se font bien plus épaisses et beaucoup plus résistantes que celles taillées dans les tissus contemporains.

Le turban des femmes est une longue bande de toile de coton pliée et repliée cinq fois dans le sens de la largeur, puis enroulée ainsi autour de la tête. L'ensemble est volumineux, lourd et massif. Ceux des plus jeunes mères sont décorés en périphérie de macarons brodés particulièrement colorés, de fines cupules d'argent et de minuscules grelots façonnés dans le même métal. En guise de couvre-chef les plus jeunes filles, celles non mariées, se contentent pour leur part d'un fichu coloré de fabrication industrielle chinoise obtenu contre pas plus de deux-mille kips à l'échoppe du village de Ban Nong. La blouse, le plus souvent de couleur bleue, mais parfois aussi verte ou rose fuchsia, est confectionnée, comme déjà indiqué plus haut, dans du mauvais tissu chinois acquis sur les marchés de plaine. Cette blouse est ample et enfouie sous la ceinture qui maintient également en place la longue jupe. Sa fermeture est légèrement décalée sur le côté et elle est munie de vastes mais courtes manches qui n'atteignent alors pas les poignets. Les extrémités de ces manches simulent, via deux larges bandeaux brodés successifs et se recouvrant, une superposition de deux blouses, et d'autres délicates broderies ornent le pourtour du col et la bordure de la fermeture. Enfin, la longue jupe descend jusqu'aux pieds, mais reste finalement peu visible, car elle est le plus souvent recouverte d'un large tablier à l'avant et un autre de moitié plus étroit à l'arrière, tombant tous deux également très bas. Cet ensemble est soutenu par une fine et longue ceinture savamment tissée de motifs géométriques délicats et enroulée plusieurs fois autour de la taille. Ce sont ces motifs, ainsi que ceux figurant sur les macarons brodés des turbans, qui identifient les clans d'appartenance ethnique des femmes qui les portent. Sur les quelques photographies effectuées l'an passé et que je dois remettre d'ici quelques semaines dans un village dont l'identité ethnique est "cousine" de celle des , ce sont d'ailleurs ces décorations qui intéressent le plus les femmes, qui attirent leur attention et qui, surtout, déclenchent parmi elles des conversations animées. Un aspect quelque peu surprenant et plus général est le volume des coiffes féminines de quelques-unes des minorités ethniques de la région. Que ce soient celles des Akha Nutchi, comme vues dans les villages traversés il y a une dizaine de jours, ou celles des femmes ici à Ban Pakhasou, il faut noter que ce sont des parures du quotidien et en aucun cas d'apparat. Elles sont donc portées en permanence et il est d'ailleurs très rare de pouvoir contempler une femme allant tête nue puisqu'elles se recoiffent le plus souvent dans l'intimité, loin des regards. Ces femmes accomplissent alors l'ensemble des activités et des tâches qui leur sont dévolues parées de ces attributs passablement encombrants et lourds, que ce soient les travaux domestiques au village, ceux des champs ou en forêt.

À l'image des mauvais tissus mentionnés ci-dessus, la totalité des objets manufacturés qui sont parvenus jusque ces endroits reculés sont eux aussi de provenance chinoise, quelques-uns néanmoins étant d'origine vietnamienne, beaucoup plus rarement thaïlandaise. Tous relèvent d'une qualité plus que médiocre, et même déplorable en vérité. Ils ne pourraient en effet même pas rivaliser avec ceux aux plus bas prix accessibles en Occident, et s'avèrent alors très rapidement hors d'usage, qu'il s'agisse de briquets, de brosses à dents, d'horloges, de piles, de miroirs, de lampes-torches, de cahiers et de stylos, d'ustensiles et de récipients en plastique, de vêtements, etc.

L'ensemble des femmes et des jeunes filles de ce village arborent des boucles d'oreilles en argent aux motifs floraux tous rigoureusement identiques, des feuilles végétales suspendues, avec de fines chaînettes, à une fleur-rosace. Un ou deux grelots du même métal sont par ailleurs utilisés en attaches de fermeture des cols de blouses. Comme la totalité des bijoux féminins caractéristiques de l'ethnie, du groupe ou du clan qui les arbore, ceux-ci ont été réalisés autrefois artisanalement par les forgerons des villages puis, transmis depuis lors de mère en fille, de génération en génération, ils sont aujourd'hui devenus de véritables antiquités, parfois fort recherchées par des collectionneurs japonais ou occidentaux. Cette activité de joaillerie est désormais peu pratiquée dans les villages, les forgerons se contentant dorénavant de la fabrication et de l'entretien des outils coupants nécessaires au défrichage de la forêt et à l'agriculture, mais on peut néanmoins encore de temps en temps les observer, chez les Akha notamment, attelés à ces fins et délicats travaux.

Je réalise quelques photographies au sein de ma famille d'accueil, la mère tissant, un bébé lové dans une hotte en vannerie, une femme broyant des grains de maïs à la meule de pierre, le portrait de deux hommes légèrement dégénérescents physique, une grand-mère portant un bébé sur le dos. Comme souvent toutefois, tellement d'autres clichés pourtant attrayants ne peuvent être effectués, au risque d'effaroucher à coup sûr les personnes concernées. Dans l'après-midi, deux jeunes filles furent d'accord pour réaliser une photographie, vêtues de leurs tuniques d'apparat, et pour cela nous avions convenu d'un rendez-vous trois heures plus tard, entre 17 heures et 17 heures 30 exactement, afin que nous puissions profiter d'une belle lumière rasante et dorée de fin de journée. Elles sont malheureusement arrivées peu après que le soleil ait disparu derrière la montagne, mais pour le reste néanmoins fidèles à leur promesse, elles avaient revêtu leurs plus somptueuses parures, celles que l'on ne porte probablement pas plus d'une ou deux fois l'an, notamment pour les fêtes du Nouvel An .

Les sont tellement prévenants envers ma personne, mais aussi curieux, qu'aujourd'hui, autant par amusement que par réelle envie d'assouvir cette curiosité, je leur dévoile la quasi totalité du contenu de mon sac et de ma petite sacoche de bandoulière. À ce sujet, il faut savoir que, tous les jours, partout où je fais étape, dans chacune des huttes dans desquelles je m'arrête, que ce soit pour la nuit ou pour un seul instant en journée, mon sac y acquière immédiatement une aura particulière, manifestement presque mystérieuse, ce que je conçois parfaitement dans la mesure où les villageois ont beaucoup de mal, comme je l'ai indiqué précédemment, à cerner mes motivations et à entrevoir les raisons de mes visites parmi eux. Je perçois ainsi très fréquemment et avec netteté certaines attentions portées sur ma personne et sur mes gestes, notamment lorsque je me dirige vers mon sac pour l'ouvrir, puis y prélever un des objets quelconques qui me sont nécessaires au quotidien. Bien entendu, je ne dévoilerai cependant jamais le contenu, ni l'emplacement d'ailleurs, des poches "secrètes" desquelles, tous les dix ou douze jours environ, m'isolant alors à ces occasions en forêt, j'extirpe une liasse d'une centaine de billets bancaires. À ce propos, peu après mon arrivée à Vientiane il y a quinze jours, je fus exigeant à la banque en requérant une proportion conséquente de petites coupures en échange de mes euros : « Beaucoup de billets de cinq-mille kips, un peu moins de ceux de dix-mille kips et à peine quelques-uns de vingt-mille kips » ai-je ainsi sollicité puisque, parvenu dans les villages, il serait inconcevable que je requière du change en retour des quelques sommes que je laisse aux villageois en dédommagement d'un repas, d'une nuit ou d'un accompagnement guidé sur un chemin incertain. En contrepartie, ainsi lesté de quelques millions de kips, ce sont cinq très volumineuses liasses de billets que je dois transporter en permanence avec moi.

Fin d'après-midi à semer la zizanie dans le village, à crier aux fillettes se tenant plus loin quelques mots, a priori plus ou moins cocasses, mais toujours systématiquement indéchiffrables pour moi, que les gamins me chuchotent à l'oreille. Ce jeu-là, parmi quelques autres auxquels je m'adonne de temps en temps avec les enfants, est chaque fois assuré d'un fort succès et fait en effet toujours instantanément hurler de rire l'ensemble des villageois qui y assistent. Aux adultes je relate par ailleurs, à l'aide de quelques paroles, mais surtout de beaucoup de mimes, mon épopée navigante des jours précédents sur la rivière Nam Ou. Ils sont admiratifs de l'aventure et les commentaires vont ensuite bon train à ce sujet. Néanmoins, s'enquérant du coût de ce trajet, je leur mens un peu afin de ne pas les heurter avec le chiffre réel et leur annonce que nous fumes quatre passagers à partager ce coût, et non pas moi seul comme ce fut en réalité le cas.

Ce soir dans la hutte, fait très rare pour que l'on m'y admette néanmoins, il ne se trouve à nouveau aucun adulte masculin, sinon moi. Seuls s'y tiennent la grand-mère, la mère et son bébé, ainsi que deux fillettes, dont je ne discerne d'ailleurs pas le degré de parenté qui les lie à mes hôtes, étant avéré qu'elles ne sont les enfants d'aucune des femmes présentes. Le père est absent, parti travailler pour plusieurs jours aux champs les plus éloignés. Malgré cette absence des hommes, les femmes me proposent, avant que débute le repas, de boire du lao-lao. Je m'en sers alors quelques fonds de bols, dans un jerrican terreux de cinq litres qu'elles m'apportent. Pour m'accompagner, symboliquement et par politesse, la jeune mère en absorbe une minuscule gorgée qu'elle se verse dans le bouchon du bidon en plastique.

Très nombreuses sont les variétés de riz que j'observe au fil de mes visites et traversées des villages. Leurs goûts sont toujours différents, leurs textures et consistances aussi, ainsi que leurs teintes, qui vont du blanc écarlate au blanc rosé en passant par d'autres tonalités tantôt jaunâtres, tantôt grisâtres. Fait remarquable à ce sujet, le Laos a fourni autant d'échantillons de variétés de riz à une banque mondiale de préservation des espèces que l'Inde, pays d'une superficie pourtant presque quinze fois supérieure, et près de deux-mille variétés ont été recensées dans ce petit pays. Je soupçonne ce soir les femmes de me servir leur meilleur cru, un excellent riz semi gluant. Grâce à sa texture légèrement collante, il peut indifféremment se manger à la main ou à l'aide de baguettes, dans de petits bols que nous n'avons alors cette fois nul besoin de maintenir accolés aux lèvres pour ne pas risquer de perdre des grains. Du soja, de petites aubergines, qui ont ici la taille de noix, une soupe de végétaux et les incontournables piments pilés et salés accompagnent ce repas.

Étonnamment hardies, les deux fillettes osent m'interroger directement, ce qui est très rare tant j'intimide ou même effraye habituellement les gamins. De mon côté, il arrive parfois, alors que j'adresse à mes interlocuteurs, qu'ils soient hommes ou femmes, jeunes ou plus âgés, une question pourtant a priori anodine, que je ne reçoive pour réponses que de légers sourires forcés. Ceci est alors d'autant plus troublant que je ne soupçonne jamais ce que je provoque là, de l'incompréhension ou de la gêne, peut-être occasionnellement l'évocation d'un sujet tabou.

Après le repas, pour la veillée et comme presque tous les soirs dans chaque nouveau village visité, plusieurs voisins viennent voir l'étranger. Dans la quasi obscurité des huttes, ce sont alors des jeux de lumière mouvants et incessants provoqués par les torches électriques des uns et des autres et par les quelques rares lampes à graisse, en fait de simples mèches trempant dans des flacons de récupération, que les femmes déplacent continuellement en fonction des travaux qu'elles ont en cours, ici ou là, dans tel ou tel recoin des habitats. On m'observe tout particulièrement lorsque j'écris et ce sont alors mes "spectateurs" qui consomment leurs piles étant donné que, à ces occasions, il y a presque toujours une lampe-torche orientée en permanence vers mon cahier. La rivière, située à trois ou quatre-cents mètres en contrebas, est trop éloignée peut-être, ou d'un débit trop faible, car comme cela est pourtant de plus en plus souvent mis en œuvre lorsque la configuration des lieux le permet, on n'y a cette fois pas installé de petite turbine électrique, dans une partie du cours d'eau canalisée par des digues, afin de pouvoir alimenter quelques ampoules lumineuses dans le village.

À partir d'ici, alors que je me situe désormais en rive gauche de la rivière Nam Ou, je ne dispose plus, pour seule source d'informations géographiques, que de cartes russes périmées datant de 1969 et qui n'offrent une précision d'échelle de seulement 1:250 000. Les huit journées précédentes, alors que je me trouvais encore sur l'autre rive de la rivière, j'utilisais le même document, mais l'ayant retravaillé manuellement en France avant mon départ à l'aide de données plus récentes disponibles en ligne, j'avais pu tâcher de l'actualiser. Beaucoup des quelques villages mentionnés sur la carte initiale ont en effet désormais disparu, ou ont transmigré vers l'ouest, c'est-à-dire qu'ils ont été rapprochés de la piste carrossable ou même parfois déplacés dans une autre province, sous les "encouragements" des autorités, afin de les rendre mieux contrôlables par ces dernières. En définitive, cette carte, résolument trop obsolète, m'est de peu de secours, tout au plus me permet-elle, de temps en temps, trop rarement toutefois, d'estimer ma position lorsque je me situe à proximité d'un point géographique caractéristique, un cours d'eau majeur par exemple, mais en aucun cas à me diriger durant mes déplacements. Pour cela, je n'utilise que mon sens de l'orientation, ma boussole, et bien sûr les renseignements obtenus de la part des villageois.

Désormais en route vers le nord-est de la province, je devine que j'y rencontrerai tout d'abord de nouvelles populations Hô, et je m'en réjouis car j'apprécie particulièrement leur contact. Plus loin en revanche, à l'extrême nord, et notamment dans les zones frontalières avec la Chine et le Vietnam, je ne sais pas quels groupes résident et que je rencontrerai. J'y suppose néanmoins, là ou dans le nord-ouest, de l'autre côté de la piste carrossable et où j'aimerais me rendre ensuite, la présence de la très discrète et minoritaire ethnie Sila, à propos de laquelle trop peu d'informations sont accessibles. À ce jour, je dispose encore d'environ vingt-cinq journées avant de devoir entamer le trajet de retour vers la capitale.

4 octobre - Ban Khioukhan

Les marchands de cheveux (1)

Les d'un hameau traversé hier m'avaient affirmé qu'il ne restait plus que deux villages, en amont dans cette direction, avant d'accéder à la vallée suivante. Or il fallait comprendre "deux villages de notre ethnie" puisque j'apprends désormais, parvenu ici à Ban Khioukhan, que le chemin va se dédoubler, l'un se dirigeant au nord et conduisant effectivement à deux villages alors que celui s'avançant vers l'est mène à des territoires Akha.

Bien que distants de seulement deux heures de marche, l'architecture des maisons du village de Ban Khioukhan contraste radicalement avec celles de Ban Pakhasou quitté ce matin. Je me trouve en effet désormais en compagnie de l'ethnie Lolo. Les costumes des uns et des autres semblent pourtant quasiment identiques. Ethnies très proches, "cousines" en quelque sorte, les Lolo et les étaient déjà voisins lorsqu'ils résidaient encore en Chine, avant leur émigration au Nord Laos il y a de cela cent à deux-cents ans environ. Ainsi, les maisons Lolo arborent un style typiquement chinois et sont très comparables par exemple à celles, traditionnelles, que l'on peut observer dans certaines campagnes reculées de la province chinoise toute proche du Yunnan. Relativement élégantes, du moins en comparaison avec les habituelles huttes dont se contentent la plupart des ethnies environnantes, elles sont ici presque toutes construites en planches de bois débitées à la hache et à l'herminette, puis assez soigneusement assemblées. Elles sont mêmes parfois ornées de moulures et quelques touches de peinture colorées égaillent de temps en temps les façades. Enfin, certains sols intérieurs sont "carrelés" de grossières briques appareillées en quinconce et les toitures sont protégées par des tuiles de terre cuite vernissée, seules quelques-unes l'étant par des tôles d'acier ondulées. Deux ou trois d'entre elles disposent même d'un étage agrémenté d'un petit balcon. Contrastant avec ces dernières, certaines demeures sont néanmoins, comme partout ailleurs, d'une conception beaucoup plus rudimentaire, les propriétaires, plus démunis, ayant dû se contenter de bois, de bambou et de chaume pour leur mise en œuvre.

Étant parvenu au village de Ban Khioukhan en milieu de journée, j'ai immédiatement tâché de me faire inviter à déjeuner dans une des maisons, mais seule une grand-mère étant présente à cet instant, elle m'a bien sûr fait comprendre qu'elle ne pouvait pas m'accueillir. Un voisin m'a alors convié, mais le repas fut éprouvant, car il ne m'a été servi que du riz froid accompagné de quelques lambeaux de vieille viande noire boucanée, semblant comme déjà croquée et révélant une odeur résolument pestilentielle de charogne. Même les pousses de bambou, pourtant partout quasiment incontournables à chaque repas, que ce soit celui du matin, celui du milieu de journée ou celui du soir, et sur lesquelles j'aurais pu me rabattre, furent absentes du menu.

Chaque jour, dans chaque village, de quelles qu'ethnies qu'ils soient, des hottes pleines de ces pousses de bambou sont rapportées de la forêt. Ces pousses n'ont rien de commun avec les ridicules rejetons que nous connaissons en Europe, le plus souvent commercialisés en boîtes de conserve d'importation. En effet, de celles que l'on cueille ici, une de ces boîtes ne suffirait même pas, et loin s'en faut, à en contenir une seule, la plupart de ces pousses atteignant couramment la dimension de celle d'une bouteille de vin. Elles sont généralement consommées fraîches, découpées en lanières, puis cuites dans l'eau, pour composer une soupe dont le bouillon sera également dûment absorbé. Elles peuvent aussi être préalablement mises à sécher sur des claies de bambou exposées au soleil après avoir été éventrées, ouvertes, puis aplaties à l'aide d'une machette. À ce stade elles ressemblent alors, visuellement du moins, à des poissons. Une fois sèches et ainsi durcies, elles sont là aussi débitées en lanières puis, après avoir été bouillies et frites dans de la graisse de porc, offrent une consistance alors bien plus dense que celles consommées fraîches, s'apparentant même un tant soit peu à celle de la viande.

Fait relativement surprenant, une femme Akha, seule de son ethnie, et donc isolée ici parmi les Lolo, réside dans le village. Elle est opiomane, son aspect et son attitude ne laissant aucun doute à ce sujet. Elle est originaire des environs de Boun Neua, un bourg-carrefour localisé bien plus au sud, là où le dernier bus m'a déposé il y a maintenant deux semaines, après mes trois journées de transport depuis la capitale Vientiane. Il m'est impossible de connaître le motif de la présence de cette femme en ce lieu, car je ne sais pas formuler une telle demande. Ainsi, parmi les nombreuses photographies que je transporte, elle seule exprime un intérêt, passionné qui plus est, pour les clichés montrant des individus appartenant à son ethnie. Presque fièrement, elle m'y désigne les opiomanes, effectivement aisément reconnaissables.

J'avais décidé de poursuivre le chemin dès cet après-midi, mais ce village se révèle tellement atypique que l'envie me prend finalement d'y résider pour la nuit. Ayant déjeuné en compagnie d'un homme dans une modeste hutte, je souhaite néanmoins pouvoir accéder à une de ces belles demeures traditionnelles décrites plus haut. Cependant, comme le plus souvent en cette saison, beaucoup d'adultes sont absents du village durant la journée, occupés aux champs à la moisson du riz. Ce n'est ainsi qu'au bout de trois quarts d'heure de vague déambulation que je parviens à me faire inviter par une grand-mère. Elle est la mère d'un nay ban, un des chefs du village, et c'est au sein de cette famille que réside la femme Akha, qui s'avère finalement ne pas être seule, mais en compagnie de son mari. Tous deux sont opiomanes, à des stades de très forte addiction. Ils fument là, sur une paillasse commune jetée à même le sol de terre de la pièce principale, tout à côté du plus petit des foyers de cuisson et c'est sans conteste à cette même place qu'ils passent également leurs nuits. Comme toujours, il n'y a ni tabou ni gêne d'aucune sorte à mon encontre et vis-à-vis de la consommation de la drogue. Ainsi, après que j'aie photographié la grand-mère occupée à ses tâches domestiques près du plus gros foyer, celui supportant l'immense wok servant à la cuisson de la nourriture des cochons, l'homme Akha insiste pour que je les photographie eux aussi, tous deux, en pleine action de fumerie. Je ne comprends pas la raison de leur présence ici, si loin de leur village d'origine et surtout au milieu d'une population appartenant à une autre ethnie, alors même que deux villages Akha, néanmoins d'un groupe différent du leur, se situeraient à seulement deux heures de marche vers l'est, et que les Akha sont eux-mêmes producteurs d'opium.

Durant l'après-midi, je poursuis mes déambulations dans le village et vers ses abords immédiats. Sur cette rive gauche de la Nam Ou, l'ambiance et l'atmosphère se font cette fois résolument de plus en plus "chinoisantes". Déjà, dans un des précédents villages récemment traversés, lorsque j'eus demandé à un homme si j'allais de nouveau rencontrer des , ici dans ce village de Ban Khioukhan, il m'avait répondu que non, que ce seraient des « khun tchin », c'est-à-dire des gens chinois. Ce sont donc les Lolo et il y aurait encore des Akha vers l'est. Jusqu'alors pourtant, tellement peu d'informations étant disponibles au sujet de la région, j'étais persuadé qu'il ne se trouvait plus aucun village Akha dans les environs, ici, si loin au nord de la province. Ce sera donc en direction de ces villages Akha que l'on m'annonce que je repartirai demain matin, même si ma crainte est qu'ensuite, au-delà de ceux-ci, cette zone particulièrement reculée se fasse cette fois trop peu, voire plus du tout, habitée.

Plusieurs des vieilles femmes du village acceptent aisément que je les photographie, le plus souvent dans leurs "cuisines", c'est-à-dire près des grossiers foyers de cuisson disposés au sol ou à proximité des fours en terre, parfois devant leurs huttes, par exemple lorsqu'elles nourrissent leurs cochons, des cheptels de jamais plus de deux à six ou sept bêtes au total. Beaucoup parmi elles fument le tabac, dans de fines pipes ouvragées en argent ou dans d'autres modèles, alors bien plus sommaires, faits de terre pour les fourneaux et de simples étroites tiges de bambou pour les tuyaux ou conduits. Lorsque ces pipes ne sont pas utilisées, elles sont élégamment coincées dans un des multiples replis que forment les volumineux turbans enroulés autour des têtes féminines.

Un marchand de cheveux chinois est ce soir dans le village. C'est la troisième fois que je rencontre un homme de cette "corporation" dans les montagnes du Nord Laos. Cinq ans plus tôt, dans la province de Luang Nam Tha, j'avais même accompagné l'un d'entre eux pendant plusieurs jours, alors qu'il effectuait une longue campagne de collecte. Étonnante épopée, comme semblant plongée dans une autre époque, ensemble nous avions ainsi sillonné, durant neuf journées, une vaste zone de la région localisée au nord-ouest de Muang Sing, territoire qui se situait alors encore très en retrait des axes de circulation majeurs. Un marchand de cheveux est un homme qui parcourt, toujours seul et à pied, les villages montagnards avec son barda sur le dos. À l'intérieur de celui-ci se trouvent deux choses capitales : un sac contenant les cheveux récoltés et un autre rempli de bibelots à deux sous sans aucune valeur et de mauvaises fabrications chinoises. Dès l'arrivée dans un village, il en sillonne quelques allées en criant un message annonçant sa présence puis, s'installant sur une aire dégagée, généralement juste devant une hutte, il y étale, sur un bout de bâche de nylon déposé au sol, ses "trésors" : épingles à nourrice, aiguilles à coudre et fils de couleur, coupe-ongles, ballons de baudruche, petits peignes et miroirs, bijoux de toc, pendentifs en plastique imitant le jade, et encore d'autres accessoires ou gadgets. Les femmes arrivent alors avec, dissimulée dans le creux des mains, une ou quelques mèches de cheveux amassées en une petite boule de jamais plus grosse taille que celle d'un œuf de poule. Ces mèches ont été conservées depuis une retouche antérieure de leurs chevelures, lors d'une précédente coupe des pointes, et au lieu d'être jetées, ont été vaguement rangées quelque part, généralement coincées entre deux planches d'une paroi ou sous une toiture de chaume, en attendant le passage du prochain marchand de cheveux. Une petite poignée de mèches à peine plus grosse que le volume d'un œuf équivaut par exemple, au choix, à un ballon de baudruche, à quelques mètres de fil à coudre de couleur ou encore à une épingle à nourrice.

La finalité de ce "métier" reste jusqu'à ce jour pour moi un mystère intégral, une énigme irrésolue. Je n'ai en effet aucune idée de ce que deviennent, une fois rapportés en Chine, les cheveux récoltés, s'ils sont revendus, alors à qui, s'ils sont ensuite transformés, bref j'en ignore absolument tout et je ne suis jamais parvenu à me faire expliquer quoi que ce soit à ce sujet. Et puis, autre questionnement majeur, ces marchands ne "commercialisent" jamais en plaine ; là-bas pourtant il leur suffirait d'aller à la rencontre des coiffeurs qui, chaque jour, se débarrassent de bien plus grandes quantités de matériaux capillaires que les misérables petites poignées poussiéreuses qu'eux récoltent ici dans le même temps. Enfin, et surtout, ils se donnent une peine monumentale pour parvenir à leurs fins. Parfois, dans certains villages qui ont nécessité deux ou trois heures de marche et d'efforts pour y accéder depuis le précédent, ce ne sont que quelques grammes de cheveux qu'ils en emporteront au total. Quoi qu'il en soit, l'arrivée d'un marchand de cheveux dans un village constitue chaque fois un évènement. Pour l'occasion, même les opiomanes, d'habitude presque totalement invisibles, apparaissent au grand jour pour venir contempler les trésors. Et bien que ce ne soit résolument pas le but premier du vendeur de cheveux, on peut aussi éventuellement lui acheter, pour deux ou trois sous, une de ses merveilles. Pour ma part, frustré depuis de nombreux jours de ne plus pouvoir assouvir ma culture dépensière et consommatrice, pour deux-mille kips - soit une quinzaine de centimes d'euro - j'ai acquis une petite paire de ciseaux pliants assez efficaces. Si c'est le village dans lequel le marchand passera la nuit, alors il y aura une deuxième "représentation" le lendemain matin très tôt, dès le lever du soleil et juste avant son départ vers une prochaine destination.

5 octobre - Ban Phoutang May

Une réunion publique

Nous nous levons tôt, dès 5 heures pour les femmes, parfois même bien auparavant. Vers 7 heures mon couple Akha opiomane brûle ses premières pipes, il y en aura plusieurs dizaines d'autres tout au long de la journée et jusque tard le soir. Je ne sais de quelle manière ils se procurent cet opium, car ils sont totalement inactifs, sans compter que ce produit s'avère d'un coût substantiel et que l'homme, simultanément aux pipes, fume une quantité considérable, presque même alarmante, de cigarettes. Tous deux en effet, comme tous les opiomanes en état avancé d'addiction, sont inaptes à la moindre tâche physique, au moindre labeur. La femme s'attelle néanmoins de temps en temps à balayer le sol de terre battue de la maison. Je suppose, en définitive, qu'ils sont entièrement assistés par cette famille Lolo, et que celle-ci leur procure même leur opium.

Autant, le plus souvent, il faudra préalablement quelque temps aux femmes pour s'accoutumer à ma présence et pour oser m'adresser la parole de leur propre initiative, autant celle-ci, la femme Akha, a rapidement essayé de m'entreprendre de plusieurs histoires. Il ne s'agit chaque fois que de quelques phrases, mais auxquelles je ne comprends strictement rien, n'y descellant que de rares mots. Il y est ainsi la plupart du temps question de « villages », de « père et mère », de « manque d'argent ». Les femmes Akha, je l'ai décrit plus haut, adorant en parer leurs extravagantes tuniques et coiffes, je transporte à leur intention quelques pièces de monnaie de peu de valeur et de provenances diverses et qui me permettent, de temps en temps et selon les circonstances, de leur en faire cadeau. Le succès est toujours garanti, il faut simplement que ces pièces soient du même aspect que le métal argent, c'est-à-dire blanches, en nickel, et surtout pas jaunes ou rouges, en laiton ou en cuivre, par exemple celles de centimes de francs ou d'euros. Même si cette femme Akha, pour sa part, ne porte plus le costume traditionnel de son ethnie, deux de mes pièces de cent rupiahs indonésiennes, qu'elle insiste pour obtenir et qui ne présentent en revanche strictement aucun intérêt pour les femmes et Lolo, lui font ainsi extrêmement plaisir.

Un homme est de visite dans notre maisonnée, il est l'un des trois nay ban, un des trois chefs du village. Il ne se tient que quelques instants en notre compagnie puis, au moment du départ, m'invite à le suivre. Nous nous dirigeons vers l'école, fragile baraque de bois et de chaume posée sur un bout de prairie. Une cent-cinquantaine de personnes sont réunies là, à l'extérieur, sur une surface de terre dénudée, formant un cercle autour de trois ou quatre d'entre elles. On semble vouloir y résoudre un sérieux conflit entre deux hommes, peut-être entre leurs familles respectives. Les deux individus s'invectivent très violemment, les échanges hurlés fusent. Ils tentent même parfois d'en venir aux mains. On les sépare, on les calme, mais les cris et les engueulades reprennent de plus belle. Pour ajouter à la confusion, plusieurs personnes de l'assistance, des femmes principalement, prennent parti pour l'un ou pour l'autre. Ce rassemblement n'est pas improvisé, quelques bancs et tables de bois ayant même été disposés là pour l'occasion et quelques hommes, notables probablement, y ont pris place. Le nay ban qui m'a conduit ici prend alors la parole et se met à discourir au milieu de tous, en prenant alternativement à témoin les deux personnages entrés en conflit. Peu après une quinzaine d'enfants, des garçons uniquement, sont militairement alignés face à lui, condamnés ainsi à devoir être plus ou moins attentifs aux propos d'un second discours qui semble leur être cette fois plus spécifiquement destiné. À un instant, l'orateur me désigne, me prenant visiblement en modèle de vertu (sic) et en faisant notamment observer que « falang paï phou dio » (l'étranger va seul). Dans le même temps, deux classes tentent, tant bien que mal, malgré le charivari ambiant, de poursuivre leurs cours à l'intérieur de l'école située juste à côté. Ça entre, ça sort, ça court, ça joue, ça commente, ça rit... Beaucoup de femmes sont venues là avec un de leurs plus jeunes enfants sur le dos, de nombreux hommes avec leurs énormes pipes à eau et des grand-mères avec leurs fidèles pipes traditionnelles qui ne les quittent jamais. Les jeunes filles du village sont ainsi, elles aussi, regroupées ici en nombre. J'essaye d'obtenir leur accord pour les photographier, mais elles minaudent, même si, je le constate aisément, cela démange certaines d'entre elles d'accepter. Malgré le fait qu'elles aient toutes remplacé leurs turbans traditionnels par des fichus de toile industrielle chinoise de couleurs vives, roses le plus souvent, l'ensemble, allié à leurs parures aux tons tout aussi flamboyants, bleu, vert, rose ou violet, reste très élégant. Plusieurs d'entre elles posant, sous cette lumière matinale rasante et dorée, sur les décors de collines verdoyantes qui nous entourent, permettraient de faire une éclatante photographie. J'insiste, je les provoque, je tente de les réunir toutes à l'endroit adéquat, ça pouffe de rire, mais c'est laborieux. Je sais pourtant pertinemment qu'il suffirait qu'une seule d'entre elles fasse le premier pas pour que toutes suivent gaiement. L'assemblée se disloque finalement petit à petit, seuls les hommes continuant à tenir le siège, à alimenter les conversations et les foyers des énormes pipes à eau, achevant peut-être de réconcilier les adversaires, ou de sauver les apparences. Cette tentative, publique et officielle, de résolution d'un conflit inter familial aura ainsi impliqué l'ensemble des villageois.

Départ vers le nord-est, en direction des villages Akha que l'on m'a annoncés. Je veille à maintenir ce cap, c'est-à-dire à me diriger, grosso modo, vers le secteur de convergence des trois frontières, celle du Laos, de la Chine et du Vietnam. Il me faut désormais quitter le vallon de la rivière Nam Phou Tok et regagner les collines. Se présente d'abord, durant à peine deux heures cependant, une très raide montée, abrupte, car presque rectiligne et faisant, comme trop souvent, face à la pente, sans aucun lacet puisque c'est toujours le plus court chemin, le plus direct, qui est recherché dans ces contrées. Un peu plus de quatre heures m'auront été nécessaires au total pour atteindre mon but du jour, mais cette durée aurait dû être moindre, m'étant sensiblement égaré en chemin. Je m'en suis rendu compte, trop tardivement, depuis une hauteur, lorsque j'ai enfin aperçu un village, mais situé très loin derrière moi. Il m'a donc fallu revenir sur mes pas, puis tâcher de deviner, parmi les quelques vagues traces ou passages de bêtes, lequel y mènerait à coup sûr. Après trois erreurs, m'ayant chacune immanquablement conduit au milieu de "nulle part", le plus souvent au fond de combes inextricables et sans issues, là où s'aventurent uniquement les bêtes et les cueilleurs de pousses de bambou, j'ai finalement perçu quelques bruits familiers, parmi ceux toujours impatiemment attendus et attentivement scrutés dans ces occasions, chants de coqs, aboiements de chiens, claquements de machettes ou cris d'enfants.

J'ai pendant longtemps été convaincu qu'il n'existait pas de villages Akha aussi loin dans le nord de la province, en rive gauche de la rivière Nam Ou. Je suis heureux de retrouver cette ethnie, à la fois si farouche et si attachante. Le hameau de Ban Phoutang May présente un aspect relativement surprenant puisque c'est la toute première fois que j'observe un village Akha dont aucune hutte n'est élevée sur pilotis, même partiellement - on peut parler de partiellement, car les villages étant fréquemment implantés à flanc de colline, sur des terrains parfois particulièrement pentus, un seul côté des huttes y prend alors appui tandis que l'autre est élevé sur pilotis, afin de maintenir une horizontalité des planchers intérieurs. On peut ainsi supposer qu'ici, à Ban Phoutang May, les villageois se soient inspirés des modes de construction mis en œuvre par leurs voisins ethniques "chinoisants", les notamment. Le hameau, très modeste, réunit une quinzaine de huttes, certaines bâties en planches de bois, d'autres en claies de bambou et deux ou trois d'entre elles en terre, là aussi à l'image de celles des . Le village domine une vallée dans sa totalité, avantageusement positionné qu'il est en extrémité de son amont. Le panorama est vaste, grandiose, l'on aperçoit même, très loin cependant, le prochain village que j'envisage d'atteindre. Comme tous ceux de la région, il ne représente pour l'heure, vu d'ici, qu'une minuscule tache brune sur un océan de verdure.

Le village de Ban Phoutang May est probablement le village Akha le plus pauvre que je n'ai jamais visité jusqu'alors, après en avoir pourtant désormais parcouru tant de dizaines. Malgré cela, le chef du lieu, immédiatement après avoir accepté ma demande d'hospitalité, est prestement allé s'enquérir, dans une hutte voisine, de deux ou trois-cents grammes de viande de mou pha boucanée, de "cochon de forêt", qu'il a ensuite fait frire, dans trop peu de graisse cependant à mon goût, puis nous a servi, afin d'accompagner dignement quelques verres de lao-lao.

Très modestes colporteurs ambulants, deux Lao Loum, c'est-à-dire des "Lao des plaines", sont de passage ce soir dans le village. Ils arrivent de Utay, le bourg chef-lieu du district situé loin à l'ouest, et apportent cinq ou six kilos de pâtisseries industrielles chinoises périmées et deux ou trois cartouches de cigarettes qu'ils tentent de revendre au détail aux villageois. J'évalue à environ cinq-cents à mille kips le bénéfice qu'ils engrangent par unité revendue, soit entre quatre et huit centimes d'euro, en définitive largement trop peu pour permettre de rentabiliser le long déplacement qui leur a été nécessaire d'accomplir pour parvenir jusqu'ici, en tout cas bien insuffisamment d'argent pour que des Lao Loum s'en contentent. Il doit donc manifestement y avoir une autre raison à leur présence dans les parages et ce petit commerce doit, je le suppose, n'être qu'opportuniste et n'offrir qu'un revenu d'appoint. Le chef du village les invite à se joindre à notre repas. Nous commentons la viande de "cochon de forêt" que nous consommons, et sur le même sujet, mon hôte leur énumère plusieurs des autres gibiers présents dans la région, une liste que je ne distingue pas entièrement, mais qui, incontestablement, impressionne vivement le jeune homme Lao Loum.

En plus des peaux de cervidés et antilopes de forêt, tels les serows, que l'on peut parfois apercevoir devant ou à l'intérieur de certaines huttes, plus ou moins délaissées ou mises là à sécher en attendant une hypothétique utilisation, j'observe également ici plusieurs fourrures de félins. Des toisons jaunâtres ou roussâtres, des pelages bigarrés, tachetés. Un homme en a astucieusement tapissé un de ces tabourets bas en rotin et cannage de bambou qui sont communément confectionnés localement puis employés dans les huttes.

6 octobre - Ban Sômboun

Un recensement

Le colportage n'est pas le principal motif de la visite du couple Lao Loum dans le village de Ban Phoutang May. La vue du très faible volume de leurs marchandises apportées jusqu'ici pouvait d'ailleurs difficilement le laisser croire. Cette visite est officielle et à visée administrative puisqu'ils sont venus dans le but d'opérer un recensement des enfants de ce hameau, et de probablement également quelques autres de la région. Afin d'accomplir cette tâche, ils se sont installés, dès 7 heures ce matin, devant la hutte du chef de village dans laquelle j'ai passé la nuit et où on leur a apporté deux tabourets bas. Des parents, accompagnés de leurs enfants, se réunissent autour d'eux et leur communiquent les informations demandées. Celles-ci sont retranscrites sur un simple cahier d'écolier déjà sérieusement abîmé. Je remarque que les enfants concernés par ce dénombrement sont tous exclusivement âgés de sept à huit années environ et les opérateurs m'informent que c'est la toute première fois que chacun d'eux se fasse ainsi recensé par l'administration lao. Les deux provinces du Laos situées aux dernières extrémités du pays, celle de Phongsaly pour la plus septentrionale et celle d'Attapeu pour la plus méridionale, sont aussi les plus concernées par la mortalité infantile puisqu'un enfant sur cinq environ - mais jusqu'à un sur quatre, voire un sur trois dans certains villages parmi les plus pauvres et les plus isolés - n'y atteint pas l'âge de cinq ans. Cela expliquerait possiblement ce recensement particulièrement tardif, même s'il ne s'agit là que d'une supposition.

Les villageois Akha de Ban Phoutang May se sont vite familiarisés avec mon petit appareil photographique compact et ne voient aucun inconvénient à se laisser tirer le portrait, certains en arrivant même à me solliciter à ce sujet. Les postures se font alors malheureusement un peu trop figées, voire sévères, maintiens droits, dos raidis, mentons relevés et bras tendus rigoureusement et presque militairement plaqués le long des corps. Les tuniques traditionnelles colorées et scintillantes de pièces de monnaie et de chaînes et petites plaques d'argent gravées composent tout de même de jolis clichés. En prévision de ce périple, je me suis cette année confectionné et ai apporté un album "d'images ethniques", un livret réunissant une centaine de photographies montrant des villageois de la plupart des groupes de populations de la région parés de leurs costumes traditionnels. Ce fut une idée plutôt judicieuse, car partout où je fais halte, dans chacun des villages traversés, son contenu intéresse toujours énormément mes interlocuteurs, notamment les femmes. Les femmes Akha Nutchi de Ban Phoutang May ne cachent pas leurs surprises en y apercevant, sans aucun doute pour la toute première fois pour la plupart d'entre elles, les costumes emblématiques de certains groupes Akha vivant dans d'autres "pays", cependant localisés à pas plus de quelques dizaines de kilomètres d'ici. Très fréquemment dans les villages, après avoir exhibé cet album d'images à certaines personnes, d'autres viennent ensuite à ma rencontre, expressément afin de pouvoir elles aussi le visualiser. Il compose ainsi, comme pour un autre album que j'ai également apporté, animalier celui-là et qui montre nombre d'espèces caractéristiques de la région, un excellent moyen d'établir rapidement des contacts.

Le village de Ban Phoutang May que j'ai quitté ce matin, celui de Ban Sômboun dans lequel je suis parvenu aujourd'hui, ainsi que d'autres de la région dont on me parle désormais, ne sont aucunement mentionnés sur ma vieille carte géographique de 1969, encore moins sur une autre datant de 1954 et que je consulte plus rarement. Ceci s'explique notamment par le fait que, moins fréquemment actuellement, mais beaucoup plus couramment à l'époque, les villageois transmigraient parfois, éventuellement de quelques kilomètres seulement chaque fois, en fonction du roulement des cultures de friches sur abattis-brûlis dont nous reparlerons ultérieurement plus en détail. Ainsi démuni de cartes réellement exploitables, il m'est donc nécessaire de soutirer un maximum de renseignements de nature géographique aux villageois, et ceci même s'ils se contredisent parfois dans leurs propos, même s'ils ont une connaissance souvent insuffisamment précise de certaines vallées pourtant contigües aux leurs, mais peuplées par d'autres ethnies et qu'ils ne s'y rendent alors jamais ou trop rarement, même si les informations qu'ils me communiquent au sujet des temps de marche requis entre deux villages sont la plupart du temps approximatives. Par exemple, alors qu'avant-hier à Ban Khioukhan, à l'extrémité opposée de la vallée, on ne m'annonçait plus l'existence que d'un ou deux villages supplémentaires dans cette direction, vers le nord-est, j'apprends désormais qu'il y en aura encore bien d'autres, et cela jusqu'à l'extrême nord de la province, jusqu'à la frontière chinoise.

Me voici, à Ban Sômboun, de nouveau chez les , que d'autres nomment Lolo et que les Akha désignent Alou. J'avais déjà, jusqu'à il y a encore une semaine, peu avant la fameuse expédition de navigation du 2 octobre, passé plusieurs journées en pays , localisé alors sur la rive opposée de la rivière Nam Ou. Ici pourtant, plus au nord, j'ai la sensation de me situer ailleurs, presque en Chine tellement son influence est prégnante. Une influence qui transparaît dans nombre de petits détails et aspects du quotidien. Même les Akha du village de Ban Phoutang May quitté ce matin employaient un dialecte à forte intonation sinisante, les Akha n'étant pourtant absolument pas de tradition "chinoisante". C'est comme si la rivière Nam Ou délimitait une sorte de subtile frontière culturelle entre deux aires de la province, entre deux pôles culturels subjacents.

Il arrive parfois que je me fasse inviter, où le plus souvent que je m'invite moi-même, à passer la nuit dans une hutte et que, un peu plus tard, une autre famille me convie à son tour à prendre un repas en sa compagnie. Ces occasions donnent alors régulièrement lieu à de petites rivalités entre les familles concernées, car indéniablement, c'est ici un honneur de recevoir l'étranger sous son toit. Lorsque cela se produit, face à l'insistance des uns et des autres, il m'incombe de dénouer les situations en m'excusant auprès de mes hôtes si j'ai déjà accepté une seconde invitation. C'est arrivé ce soir à Ban Sômboun, car en me promenant en bas du hameau, j'y ai croisé une femme dans la famille de laquelle j'avais dormi il y a trois jours, au village de Ban Pakhasou. C'était l'attachante - et courageuse ! - famille qui m'avait accueilli alors que seuls des femmes et des enfants se trouvaient dans leur hutte à cet instant, sans aucun homme, ce qui est un acte assez exceptionnel. Je ne connais pas la raison de la présence de cette femme ici aujourd'hui, mais il m'est pour le coup impossible de lui résister, et donc de refuser son invitation, qu'elle me propose au milieu des gens qui l'accueillent elle-même. Je suis alors immédiatement allé annoncer à ma famille que je ne prendrais pas le repas du soir avec eux, mais un des fils de la maisonnée est malgré tout arrivé peu après pour tenter de me "repêcher", au moment même où l'on se mettait à table. Pire, il a rapidement récidivé avec, pour cette seconde tentative, la ferme intention de me ramener avec lui. Donc, à mon grand regret, je n'ai pas pu m'éterniser là trop longtemps, car il a fallu cette fois résolument et définitivement que je rentre, soi-disant "pour dormir"... à 18 heures 30. Il m'était impossible de contester, au risque de lui faire perdre la face. Finalement de retour parmi ma famille hôte, j'ai renouvelé mes excuses à la mère, puis la veillée s'est laborieusement déroulée au milieu d'une bande de jeunes garçons s'amusant de gags stupides. Alors ennui, d'autant que j'étais à jour dans mes pages d'écriture.

7 octobre - Ban Chakhao

Sangsues et buffles

Les sentiers se font de plus en plus incertains et confus. Je dois régulièrement décider, plus ou moins aléatoirement, quelles traces sont celles qu'il faut suivre et quelles sont celles qui risquent de ne conduire "nulle part", qui s'interrompront sans doute un peu plus loin en forêt, le plus souvent au fond de combes ou de ravins inextricables, parfois dans des rays isolés. Afin d'y remédier en partie, hier, pour quitter le village de Ban Phoutang May, j'ai obtenu d'un homme qu'il m'accompagne durant environ une heure, et j'ai pu procéder de même à nouveau aujourd'hui. Du côté des sangsues, en ce jour ce fut l'apothéose. Il a en effet encore abondamment plu la nuit précédente et les sentiers sont redevenus extrêmement boueux. Les descentes, surtout, sont laborieuses, car je dois souvent me contenter de piétiner pour ne pas risquer de chuter. Les sangsues ont ainsi tout leur temps pour atteindre le marcheur puis embrasser ses pieds. Alors qu'en général elles se tiennent le plus souvent cachées sous les feuilles mortes ou même enfouies dans le sol, dans cette humidité générale nombre d'entre elles sortent cette fois au grand jour et deviennent ainsi nettement visibles. On les aperçoit aisément, posées à l'affût sur le sol détrempé ou juchées sur des herbes, se tenant étirées verticalement. Très vivaces, prévenues de l'approche d'un homme ou d'un animal grâce à la chaleur dégagée par les corps et surtout par les vibrations du sol provoquées par leurs déplacements, elles se mettent instantanément à "danser", à se tortiller avec ardeur dans toutes les directions, puis rappliquent aussitôt, rampant à la manière des chenilles, mais d'une façon bien plus rapide et agile, s'élançant vers une surface de peau à mordre. Marcher dans cet environnement n'offre pas toujours suffisamment de temps et d'espace pour s'en débarrasser convenablement, car le moindre arrêt, fût-t-il de seulement trois ou quatre secondes, laisse immédiatement tout loisir à des congénères de rappliquer à leur tour. Tout au plus ne s'accorde-t-on alors de temps en temps ces quelques secondes d'arrêt si une surface de terre un peu dénudée et isolée de toute végétation se présente. Mais pour se débarrasser plus méthodiquement, et donc plus sérieusement, de ces parasites sans risquer d'aggraver la situation, il est nécessaire d'attendre de pouvoir accéder à une zone sèche, c'est-à-dire un peu ensoleillée - même si elles se font parfois rares - car ces bestioles ne peuvent survivre dans ces endroits trop dépourvus d'humidité et ne s'y aventurent alors pas. Parvenu là il faut ôter les sandales et arracher à l'ongle jusqu'à la douzaine de bêtes qui, régulièrement, se sont férocement attachées à chaque pied. Les morsures ne sont pas douloureuses, et ceci même si la présence de ces vermines n'a pas été remarquée suffisamment tôt et qu'elles étaient retranchées là depuis déjà plusieurs minutes. Parfois, lorsqu'elles se sont gavées à satiété de l'hémoglobine de leur proie, elles se laissent d'elles-mêmes retomber sur le sol, abandonnant de fines marques à la surface de la peau, mais surtout d'abondants filets de sang qui coaguleront très difficilement.

Les vallons se franchissent les uns après les autres, et au versant de l'un d'eux se profile le village de Ban Chakhao, agrippé juste sous une ligne de crête et faisant face à des gouffres de verdure. La vue porte loin et le panorama est splendide, malgré une altitude très moyenne d'environ mille-cinq-cents mètres. De nombreuses autres crêtes se succèdent en enfilades jusqu'à un horizon très lointain. Elles aussi sont entièrement tapissées de végétation dense.

Les villageois Lolo de Ban Chakhao possèdent parmi les plus gros buffles que je n'ai jamais observés. Des monstres gris totalement pacifiques, aux paires de cornes monumentales et qui, pour les plus débonnaires d'entre eux, se laissent approcher par tous, et même monter par les enfants. Le gros bétail, les buffles et les zébus, sont ici libres de divaguer hors du village, c'est-à-dire en forêt, souvent jusqu'à plusieurs kilomètres de tout lieu fréquenté par les hommes, et ils s'y absentent régulièrement durant de nombreuses journées d'affilée, et même communément plusieurs semaines voire plusieurs mois. J'ai d'ailleurs à ce sujet plusieurs fois été surpris, effrayé également avouons-le, me trouvant seul en forêt à plusieurs heures de marche de tout lieu habité, par d'inquiétants mouvements et bruits provenant de fourrés adjacents, s'avérant finalement être provoqués... par un de ces buffles divagants. Les propriétaires les ont néanmoins, dès leur plus jeune âge, entraînés à rentrer régulièrement au village en leur donnant un peu de sel à lécher dans le creux de leur main, chaque soir durant quelques semaines, afin de stimuler en eux un certain degré d'addiction. Il arrive malgré tout parfois, avec les années, qu'un buffle, après avoir passé trop de temps en forêt, sans plus y entretenir aucun contact avec les humains, retourne définitivement à un état à demi sauvage. Dans ces circonstances, il ne reste alors plus au paysan propriétaire de l'animal d'autres solutions que d'aller à sa recherche dans la montagne et de l'y abattre sur place, afin d'au moins récupérer et rapporter au village le capital de viande. Dans ces forêts par ailleurs, si les buffles et les zébus en bonne santé sont capables, de par leur taille et leur vigueur, de se défendre contre la plupart des bêtes sauvages carnassières, contre les félins notamment, il n'en va pas de même contre les dholes, les redoutables chiens sauvages qui chassent en meutes et qui peuvent ainsi assez facilement isoler un bufflon de sa mère avant d'en faire leur proie.

L'architecture des maisons Lolo a encore évolué. Bien que quelques huttes soient recouvertes par des tôles ondulées légères, la plupart des toitures sont désormais conçues non plus en chaume d'herbe à paillote, en feuilles de rotin ou de latanier ou en tuiles de bambou, mais en "lauzes" de bois, en bardeaux débités un à un à la hache. Quant aux murs, ils sont de plus en plus couramment construits en terre, sous forme de pisé, et se font d'une épaisseur impressionnante, surtout au regard de la petite taille de ces habitats, puisqu'ils peuvent parfois atteindre jusqu'à près de quatre-vingts centimètres. S'il s'agit de claies de bambou tressé, à l'image de celles déjà mentionnées précédemment à plusieurs reprises, leurs interstices sont dorénavant colmatés par du torchis, un mélange de terre et de paille grossièrement broyée.

Début d'après-midi, il est un peu tard pour cela, mais je m'invite malgré tout à déjeuner dans une famille, qui s'en montre ravie. La mère charge même une fillette de rapporter d'une hutte voisine un peu de couenne de cochon, qu'elle me prépare sur le champ. Bien frit, cela s'avère excellent, et même une des meilleures choses que l'on peut se voir servir dans les villages, en dehors des gibiers bien entendu. Je passe ensuite l'après-midi à déambuler d'une hutte à l'autre, à apeurer malgré moi les plus jeunes enfants et à éveiller la curiosité des adultes. Les femmes sont systématiquement intriguées par un petit pendentif de grelots que j'ai acquis il y a quatre jours auprès d'une vieillarde de Ban Pakhasou, un autre village de population Lolo. J'exhibe ostensiblement ce petit objet sonore suspendu à ma sacoche de bandoulière, ajouté désormais là à quelques pièces de monnaie italiennes qui, pour leur part, attirent les femmes Akha comme des aimants puisqu'elles en pareraient volontiers leurs coiffes et leurs tuniques. J'ai déjà expliqué plus haut que ces objets, somme toute anodins, s'avéraient en effet un excellent moyen de sceller de premiers contacts avec la gent féminine, que ma présence effarouche tellement par ailleurs. J'avais pourtant, à l'origine, décidé de les utiliser pour deux autres raisons tout à fait différentes. De par le léger mais très caractéristique et distinct tintinnabule qu'ils produisent au moindre de mes mouvements, ou quand quelqu'un les touche, ils me permettent d'une part d'annoncer mon approche lorsque je me déplace dans le village et d'ainsi ne jamais surprendre quelqu'un à mes dépens, d'autre part de m'assurer que personne ne tentera de s'emparer de cette précieuse sacoche en mon absence - cela s'entendrait alors immédiatement - elle qui contient une part substantielle de mon argent ainsi que mes papiers administratifs. Je peux néanmoins affirmer qu'il y a très peu de risques que cela se produise, cela n'a d'ailleurs jamais été le cas depuis que je parcours à pied ces régions isolées, ayant à cet égard une pleine confiance en les villageois, sans compter que le moindre larcin commis en ces lieux serait très difficilement dissimulable pour le coupable vis-à-vis de son entourage tant la vie en commun est ici généralisée et permanente.

Mon petit album d'images ethniques, ainsi que mon bestiaire, un livret montrant une très large variété d'espèces animales de la région, des recueils que j'ai confectionnés en France tout spécialement pour ce séjour, ont eux aussi toujours autant de succès. À leur vue les villageois peuvent difficilement résister à l'envie de venir y jeter un coup d'œil et s'approchent alors, formant régulièrement de petites assemblées autour de moi ou à proximité immédiate. Ces deux objets sont tout de même maintenant parvenus, à force de manipulations assez peu précautionneuses par les uns et les autres, dans des états peu enviables, relativement encrassés et surtout fragilisés, des pages risquant désormais de s'en détacher sans tarder.

En fin d'après-midi, sous une sublime lumière dorée et rasante, deux petites caravanes de quatre chevaux chacune font leur entrée presque simultanée dans le village, en provenance pourtant de deux directions opposées. Chaque animal est chargé de deux lourds paniers remplis de citrouilles et de courges, de pousses de bambou, de pleines brassées d'autres végétaux, de divers matériels et de couvertures, ou encore est flanqué, de part et d'autre, de deux volumineux troncs de bananiers. Ces derniers, après qu'ils auront été grossièrement hachés puis rapidement cuits dans le wok géant, deviendront nourriture, toutefois peu consistante il est vrai, pour les cochons. Des enfants sont ravis, fous de joie de retrouver leurs parents qui reviennent là de plusieurs jours de travaux dans les rays, les champs de forêt les plus éloignés.

Les femmes des populations "chinoisantes", les Yao, les , les Lolo, font un grand usage de douces exclamations, prononcées avec beaucoup de modulations, dès qu'elles souhaitent exprimer un enthousiasme, un étonnement ou même une désapprobation. Ce sont ainsi fréquemment des « Oooohihaoooo », des « Oooohiiiyèèèèèè », des « Aouuuhiyaaaa », ou beaucoup d'autres variantes encore, très chantantes, qui se font entendre au milieu des assemblées. À la moindre surprise, c'est un « Wouaaaaaaaaa » qui est doucereusement et élégamment émis sur un ton descendant. Tout ceci est incontestablement charmant et je l'entends plusieurs dizaines de fois chaque jour, par exemple lorsqu'elles sont réunies autour de moi pour regarder les photographies.

8 octobre - Ban Kioukhao

L'opiomanie (3)

Ce matin, peu avant que je quitte le village de Ban Chakhao, le grand-père de la famille qui m'a accueilli sous son toit sort de la hutte chargé d'un vieux sac crasseux empli de boîtes de médicaments chinois et de deux tabourets bas en rotin. Ce personnage arbore une blouse traditionnelle chinoise complètement élimée et fume presque continuellement, alternativement, l'habituelle pipe à eau ou une petite pipe conventionnelle de bois et de bambou, de facture fort grossière et qu'il transporte en permanence sur lui. Un compagnon l'a rejoint quelques instants plus tard et ils se sont tous deux installés sur l'aire de terre dénudée et boueuse, à proximité des bêtes divagantes, des chiens, des poules et des cochons, pour opérer leur tâche à la lumière du jour. Le grand-père injecte à son camarade le contenu de quatre fioles différentes, il emploie pour cela une seule et même seringue, qui n'en est en outre pas ici à sa première utilisation.

Ayant décidé de m'en aller dès aujourd'hui, je quitte la maisonnée tôt, car je souhaite préalablement faire une halte au sein de la famille avec laquelle j'avais sympathisé hier, celle dans laquelle je m'étais invité à manger tardivement en milieu de journée et où l'on m'avait dégoté un peu de couenne de cochon. Je n'avais alors même pas tenté ensuite, comme je le fais pourtant presque systématiquement chaque fois, d'y laisser une petite somme d'argent tellement je devinais que l'adorable grand-père de la maison n'en attendait pas le moindre. Cependant même là, encore en ce jour, ma simple présence effraye certains enfants parmi les plus jeunes. Pour tenter d'y remédier, et ainsi que je m'y adonne de temps en temps pour faire passer le temps, j'offre une courte représentation puis une petite séance d'initiation au jonglage. Comme d'habitude, nous employons pour cela des pierres tout juste ramassées au sol. Excellent accueil du public, qui s'est par ailleurs rapidement densifié face à la bruyante agitation que nous provoquons. Une cinquantaine de paires de mains m'applaudissent bientôt joyeusement sous l'impulsion du grand-père du lieu, fort âgé, mais d'un tempérament vif et jovial.

Lorsque l'heure du départ a sonné, d'autorité ce vieil homme s'est proposé pour m'accompagner jusqu'au hameau suivant, annoncé à une heure de marche seulement, mais cet homme se déplaçant bien sûr plus lentement que d'autres, une de plus nous a été nécessaire pour atteindre le village de Ban Kioukhao. Il faut dire aussi que nous nous sommes régulièrement arrêtés, afin qu'il me montre et m'explique, autant par des mimes que par la voix, des tas de choses visibles. Bien entendu, je fus loin de pouvoir déchiffrer l'ensemble de ses paroles. Nous avons notamment traversé une aire de savane, qui fut auparavant de forêt comme la totalité des territoires alentour, d'où la majeure partie du bois de construction de son village, m'indiqua-t-il, fut prélevé. Chacun de ses propos était accompagné d'un large sourire et la séance de jonglage de ce matin lui avait tellement plu qu'il s'y est essayé à plusieurs reprises durant le parcours, avec une seule pierre maladroitement lancée d'une main à l'autre et pouffant de rire à chaque nouvelle tentative. Plus loin, sans cesser de marcher et à l'aide de la machette qu'il portait dans un étui de ceinture, à l'image de tous ceux qui se déplacent sur les sentiers ou en forêt - les femmes la transportent dans leur hotte dorsale - il s'est mis à confectionner un nouveau tuyau pour sa pipe, dans une tige de bois creux rapidement prélevée en chemin. Il avait aussi emporté, dans son étroit sac d'épaule traditionnel Lolo, une petite bouilloire complètement noircie de suie, ainsi qu'une poignée de feuilles végétales sèches, dont je ne reconnus pas la nature, mais qui, sans conteste, n'étaient pas celle du tabac et dont il bourra pourtant périodiquement sa pipe.

Depuis quelques jours je marche quotidiennement trop peu, faisant étape dans un nombre résolument trop important de villages, que je devrais plutôt de temps en temps me contenter de traverser, sans y passer la nuit. C'est toutefois difficile de résister à l'envie d'effectuer un arrêt prolongé dans la plupart d'entre eux, tant la contemplation des modes de vie traditionnels qui s'y déroulent est enthousiasmante. Je risque alors pourtant d'accumuler de la sorte un certain retard sur le calendrier, même si je n'ai aucun plan de route prédéfini et que je fais chaque jour preuve d'improvisation, tant dans les choix des directions à prendre que dans les durées consacrées à chacune de mes étapes. J'ai cependant le projet, dès que j'aurai quitté cette région de la rive gauche de la rivière Nam Ou, de me rendre cette fois dans l'extrême nord-ouest de la province, que je souhaite sillonner à son tour. Or je présume qu'une bonne douzaine de journées, au bas mot, me seraient idéalement nécessaires pour réaliser confortablement cette nouvelle boucle. Là-bas est le pays Yao, et je sais que j'y rencontrerai presque exclusivement cette ethnie. Je m'en réjouis tant les accueils dont je bénéficiai par le passé parmi ces populations furent toujours éminemment chaleureux. Pour l'heure cependant, c'est vers l'extrême nord-est de la province, en direction du point de convergence des trois frontières, celles impliquant le Laos, la Chine et le Vietnam, que je souhaite me diriger.

Conservant à l'esprit cette problématique temporelle, j'avais envisagé de repartir dès aujourd'hui du village de Ban Kioukhao, atteint après une marche courte et aisée en compagnie du vieil homme de Ban Chakhao, mais tout juste y fumes-nous parvenus que celui-ci me conduisit dans la hutte de l'un de ses amis, et à peine arrivés là, tous deux m'invitèrent immédiatement et chaleureusement à y passer la nuit suivante, ce que bien sûr j'acceptai. Je n'ai réussi à remettre aucune somme d'argent à mon vieil homme avant qu'il s'en retourne dans son village, que ce fut en dédommagement du repas consommé chez lui hier ou pour le temps et l'effort qu'il avait dépensés pour m'accompagner jusqu'ici aujourd'hui. Il refusa en effet formellement mes quelques milliers de kips, et ce fut sans appel possible.

Je profite de l'après-midi qui s'offre à moi en commençant par effectuer une sieste, car une certaine fatigue, accentuée par les deux seuls repas quotidiens et peu équilibrés dont je dois trop fréquemment me contenter, se fait sentir. Mes hôtes m'ont rapidement installé une paillasse sur la "mezzanine", en fait simplement cinq ou six planches de bois juste posées sur les entraits de la sommaire charpente, près de quelques sacs de paddy amassés là et à l'aplomb d'un nombre impressionnant, sans conteste plusieurs centaines au total, d'épis de maïs suspendus en grappe au-dessus de moi. Ma paillasse est colonisée par de minuscules insectes, de petites bêtes de moins de deux millimètres de longueur et munies d'une courte trompe, il s'agit d'une variété de charançons que l'on aperçoit régulièrement dans les stocks de grains de riz non décortiqués. À mon réveil, un peu plus tard, un homme est lui aussi installé là, à mes côtés, où il s'est attelé à une séance de fumerie d'opium. À l'image du couple Akha du village de Ban Phoutang May il y a trois jours, sa pipe est un simple cylindre de bambou, un tube de près d'un demi-mètre pour trois centimètres de diamètre environ et percé aux deux tiers de sa longueur d'un orifice faisant office de foyer de combustion et de cheminée de tirage.

L'opium se fume obligatoirement en position couchée, sur le côté, en chien de fusil, la tête légèrement surélevée à l'aide d'un petit oreiller ou d'un autre objet quelconque - j'ai vu nombre d'opiomanes, nullement préoccupés de questions de confort, se contenter à cet effet d'une simple bûche de bois. Cette posture, singulière, est pourtant incontournable durant la fumerie proprement dite, car il est indispensable que la boulette d'opium, placée sur le foyer de la pipe, reste en permanence en contact avec la petite flamme de la lampe à huile, et ceci tout du long de sa combustion. Or, ce geste, cette action, serait très inconfortable à réaliser en position debout, ou même assise, sans compter que cette drogue étant dite celle du rêve, c'est logiquement cette attitude couchée qui lui est la mieux adaptée. Durant l'opération, l'opium ne brûle pas, ne se consume pas non plus, mais cuit littéralement, puis s'évapore en fumée, qui est alors avidement aspirée.

L'opium brut, issu de la récolte, n'est pas directement fumable en l'état. Il faut d'abord lui administrer une série de traitements - bouillage, purification et filtrage - afin d'obtenir le chandoo, un produit qui conserve la même teinte brunâtre mais qui offre une consistance sensiblement plus crémeuse, un peu "caramélisée" pourrait-on dire, que l'opium brut, pour sa part plus ferme, dense et résineux. Le chandoo est parfois stocké par les fumeurs dans de petites boîtes ouvragées en laiton, mais est le plus souvent simplement protégé et transporté dans des morceaux de feuilles de papier, d'emballages plastique ou de végétaux naturels. Afin de pouvoir être convenablement transférée sur le foyer de la pipe, la boulette de chandoo doit préalablement être apprêtée et placée sur une longue aiguille d'acier. Il suffit alors de plonger l'extrémité effilée de cette aiguille dans le produit pour qu'il y reste adhérent. Pour qu'il y subisse une dessiccation, il faut ensuite soumettre cette boulette de chandoo à la chaleur de la lampe. L'aiguille roulée entre le pouce et l'index d'une main, il est alors plusieurs fois passé au-dessus de la petite flamme, puis savamment malaxé et modelé entre les deux mêmes doigts de l'autre main, afin de régulièrement en évaluer sa consistance. Suivant la taille souhaitée de la boulette, l'aiguille pourra être replongée à plusieurs reprises dans la boîte à chandoo, ou dans le dross dont nous parlerons plus bas. À peine au contact de la flamme, l'opium se boursoufle en petites bulles sphériques, puis se dessèche avant d'acquérir enfin un état plus pâteux. On le roule alors, rapidement et toujours avec l'aiguille, sur une surface lisse et dure, par exemple le couvercle de la boîte à chandoo, ou encore les bords du foyer de la pipe si celle-ci est un modèle chinois traditionnel, afin de lui donner une forme légèrement conique qui facilitera son introduction dans la cheminée de la pipe. Celle-ci, qui était jusque là posée au sol, est saisie d'une main au niveau de son foyer. La drogue, à ce stade toujours positionnée sur l'extrémité de l'aiguille, est passée une dernière fois au-dessus de la flamme de la lampe afin de la ramollir à nouveau puis, d'un coup, avant qu'elle ne durcisse de trop, l'aiguille est insérée dans le petit orifice du foyer de la pipe - la cheminée - puis en est retirée tout aussi rapidement par un bref mouvement de torsion, y laissant alors accolée la boulette d'opium. Celle-ci y reste ainsi également percée, après le retrait de l'aiguille, d'une petite "cheminée" d'aspiration et de tirage. Le fumeur a accompli la totalité de ces gestes de préparation en position couchée, orienté sur le côté. La pipe est prête, elle a été chargée d'une boulette d'opium d'une taille qui pourra varier, selon les fumeurs, entre celle d'un pois chiche et celle d'une grosse noisette.

Cette pipe est alors prise en bouche et orientée de manière à ce que la boulette d'opium, lorsqu'elle sera approchée de la lampe, soit en contact avec uniquement la pointe de sa petite flamme. Pour bien canaliser cette flamme et pour qu'elle ne dévie ou ne vibre pas au moindre courant d'air ou expiration du fumeur, la lampe est surmontée d'une petite capsule de verre percée, comme un dôme, d'où seule la fine pointe de la flamme émerge alors. Tout en aspirant désormais sans faillir les vapeurs d'opium, le fumeur étale et rassemble continuellement, à l'aide de l'aiguille et autour de l'orifice du foyer, au fur et à mesure de son évaporation, le produit qui bouillonne et crépite en un grésillement caractéristique. Une pipe d'opium se fume lentement et d'un seul trait, en une trentaine de secondes environ, ou un peu plus, sans aucune pose et en mettant alors en pratique la technique d'aspiration continue : en même temps que les poumons se remplissent de fumée par la bouche, elle est expulsée au travers des narines avec la même lenteur. Le fumeur "averti" pourra enchaîner ainsi plusieurs dizaines de pipes d'affilée.

Puis il y a le dross, les résidus d'opium cuit qui s'amalgament et se figent sur les parois internes de la pipe. De temps en temps, le fumeur les récupère, le plus souvent dans un minuscule wok en acier, parfois aussi dans une grande cuillère de fer blanc. Pour ce faire, il suffit de cureter, par grattage et raclage, à l'aide d'une petite spatule, l'intérieur de la pipe, du seul tube si elle n'est qu'un simple tuyau de bambou, ou du foyer sphérique de terre ou de métal s'il s'agit d'une pipe à opium traditionnelle chinoise. Ce dross, qui en l'état offre l'aspect de cristaux durs, noirs et luisants, est ensuite broyé au pilon, réduit en fine poudre dans un récipient quelconque qui fera office de mortier, puis soit utilisé tel quel, soit cuit une nouvelle fois dans le wok miniature ou dans la cuillère placée au-dessus de la petite flamme qui émerge à peine de la lampe à fumer. Juste avant cette énième cuisson, le dross pilé est souvent mélangé à de l'aspirine chinoise que l'on trouve, commercialisée en petits sachets dosés, sur tous les marchés et dans toutes les échoppes des plaines. Je ne sais quel effet est recherché avec cette aspirine, qui va donc elle aussi être cuite puis fumée, mais à partir du dross on obtient ainsi un nouvel opium prêt à être préparé et consommé, de la même manière que décrite précédemment pour le chandoo, l'opium apprêté. S'il est décidé que le dross réduit en poudre ne sera pas recuit mais fumé en l'état, il est alors lui aussi prélevé à l'aide de l'aiguille, dont la pointe aura préalablement été plongée une seule fois dans la boîte à chandoo, afin qu'un peu de ce dross, cette poudre noire, puisse y adhérer ensuite convenablement. Il ne restera alors plus, pour faire progressivement grossir la boulette d'opium jusqu'au volume souhaité, à alternativement tremper la pointe de l'aiguille dans le dross, puis la présenter à la flamme de la lampe. Cette boulette sera modelée entre les doigts du fumeur puis, au moment opportun, placée sur le foyer de la pipe, de la même manière que celle décrite plus haut pour le chandoo.

Précisons que l'opium cultivé au Nord Laos est de la variété dite yunnanaise, du nom de la grande province chinoise méridionale voisine. Cette variété est reconnue comme étant la meilleure produite au monde, également la plus chargée en morphine. Enfin, pour en finir avec ce chapitre, indiquons que si les montagnards producteurs d'opium n'ont pas accès aux complexes et délicates techniques de raffinage requises pour en obtenir de l'héroïne - et pour cause, celles-ci nécessitent des connaissances précises en chimie ainsi qu'un laboratoire équipé et certains produits - j'ai en revanche pu constater à quelques reprises qu'ils sont tout à fait aptes à extraire de l'opium (yaa fin), la morphine (mor fin). S'il m'est arrivé d'assister à une des étapes de cette transformation, en l'occurrence la bouillerie, je ne suis par contre malheureusement jamais parvenu à me faire expliquer l'usage qu'ils en avaient, s'il était "récréatif", médicinal ou commercial.

9 octobre - Ban Phousoung

Le miel sauvage

À Ban Kioukhao, la mère de ma famille d'accueil éprouve de fortes douleurs aux genoux. Afin de tenter de les soulager, elle s'est confectionné deux cataplasmes à l'aide de chiffons humides chargés d'une "purée" d'écorces jaunâtres dont je ne connais pas la nature et qu'elle a d'abord finement broyées dans un mortier, puis fait bouillir. Nombreuses sont celles, parmi les femmes montagnardes, notamment appartenant aux ethnies Lolo et Akha, qui ont l'expérience des bienfaits de quantité de plantes à potentiel médicinal. Certaines femmes Akha en connaîtraient plus d'une centaine que, de plus, elles savent préparer. Des pratiques et des savoir-faire transmis de mère en fille, de génération en génération, depuis longtemps, depuis des siècles.

Aucun, parmi la douzaine des villageois Lolo de Ban Kioukhao réunis ce matin autour de moi, ne souhaite me guider jusqu'au prochain lieu habité, le village Akha de Ban Phousoung, et cela même contre la promesse d'une rémunération honorable de trente-mille kips. Je fais front, pour chacun d'eux, à un non catégorique et définitif. Comme si, depuis ce fond de vallon, remonter vers les hauteurs en direction d'un village de l'ethnie Akha les répugnait. Je m'en vais alors démarcher à travers le village, mais malheureusement sans plus de succès. Comme souvent, un homme de la première assemblée m'y a pourtant suivi, intéressé par mon offre, mais comme n'osant pas se manifester, se prononcer en public devant ses pairs. Il consent à m'accompagner, mais durant une heure environ seulement, le temps qui serait selon lui nécessaire pour atteindre le pied de la première pente d'où, à partir de là, il ne se présenterait ensuite plus aucune bifurcation problématique. Nous négocions un tarif de dix-mille kips, mais je lui en remettrai finalement le double tant, devant les refus répétés de ses co-villageois, il m'aura tiré de l'embarras.

Nous commençons par longer les cultures des , des rizières minuscules, mais aménagées en terrasses. Il s'agit donc là de rizières inondées, les plus aisées à cultiver, à condition toutefois de s'être auparavant donné la peine de modeler les terrasses, ce qui constitue un travail titanesque lorsqu'il doit être réalisé, comme c'est le cas ici, à la seule force des bras et des buffles, et bien entendu sans aucune possibilité de faire appel à des engins de terrassement motorisés. Ainsi immergés dans l'eau durant la plus grosse période de leur croissance, dès leur repiquage depuis les pépinières et jusqu'au début de leur phase de mûrissement, les jeunes plants de riz n'ont pas à subir la concurrence des adventices, des mauvaises herbes, qui ne peuvent ainsi pas lever, étouffées qu'elles sont, noyées plutôt, avant même de pouvoir germer. Au contraire des rizières de pente non irrigables, dans lesquelles la profusion d'adventices exige des efforts colossaux pour être combattues, plusieurs campagnes de sarclage, de désherbage, étant pour cela nécessaires tout au long de la croissance des épis. La totalité de la surface des rays, c'est-à-dire des parcelles, sont ainsi plusieurs fois entièrement ratissées, houes en main et dos courbés, afin de débusquer et de déraciner ces herbes parasites sans cesse envahissantes et qui menacent alors en permanence les rendements. Des inconvénients que nous avons "résolus" depuis longtemps en Occident en ayant recours... aux pesticides. Nous décrirons plus loin en détail les différentes phases de cette harassante technique de culture dite de friche sur abattis-brûlis pratiquée en forêt de pentes depuis des temps immémoriaux par les montagnards.

Plus loin, comme ce fut donc convenu, c'est seul que je poursuis ma route. Je ne fais alors, de toute la fin du parcours, que deux rencontres en chemin. D'abord un père et son jeune fils, ils viennent de capturer leur déjeuner, sans aucune arme ou le moindre accessoire, aucun d'eux ne transportant même cette fois une machette, outil pourtant presque toujours emporté par les villageois dès qu'ils s'éloignent des abords immédiats des hameaux. Leurs proies, encore vivantes, consistent en un jeune varan forestier, pour l'heure ligoté et transporté par l'enfant au bout d'une cordelette d'herbes tressées, et deux criquets géants, d'une longueur d'environ douze centimètres chacun et pour leur part fermement maintenus en main par le père. Plus loin, peu avant de parvenir au village de Ban Phousoung, je surprends un chasseur en plein affût. C'est moi qui l'aperçois en premier, armé d'une de ces longues pétoires artisanales et se tenant en appui contre le tronc d'un arbre dont il vise le cœur du houppier. Ma présence là le déconcerte et le déconcentre quelque peu, mais il maintient néanmoins sa position figée. Sans un bruit et sans aucun autre mouvement, il me fait uniquement le signe de l'index levé, qui ici signifie "Es-tu bien seul ?". Puis nous continuons de tenir la pose, tous deux immobiles pendant encore trois ou quatre minutes, mais la proie, un gros oiseau, s'enfuit finalement. Bredouille, il m'accompagne alors jusqu'à son village.

Parvenus à destination il me désigne sa hutte, la plus pauvre et la plus belle de toutes, entièrement bâtie en matériaux naturels, bois, bambou et chaume. Puis il pointe du doigt celle du phouti noung nay ban, celle du premier chef du village, qu'il m'encourage ainsi à aller visiter. Je suis déçu, car c'est chez lui que j'aurais aimé loger. Je vais donc, plus par politesse que par réelle volonté, annoncer ma présence à ce chef, que je trouve en pleine sieste ; on le réveille pour moi. Fort âgé, il est aussi gravement malade, visiblement atteint de malaria. Nous discutons un court instant, puis sa fatigue, indéniable, est alors pour moi un bon prétexte pour le laisser se reposer, seul, au calme, et lui signifier que j'ai de toute manière une autre invitation pour le logis. De retour dans la hutte du chasseur, celui-ci s'y tient avec ses enfants, deux tout jeunes gamins, mais une soixantaine de personnes résolument curieuses nous rejoignent rapidement. Nous nous installons alors devant la petite habitation puis regardons les photographies, pendant que le chasseur me prépare à manger. Pousses de bambou frites, pousses de bambou bouillies, riz. Puis la mère, accompagnée de deux fillettes, apparaît à son tour, de retour de la forêt. Chacune d'elles est chargée d'une hotte dorsale d'un volume proportionnel à leur taille. C'est un jour d'abondance, car le fond du panier de la femme contient un gigantesque essaim d'abeilles sauvages gorgé de miel. De vastes fragments ont été, tant bien que mal, enveloppés dans des morceaux de feuilles de bananier, mais la substance sucrée en déborde de toutes parts. Pour l'occasion, je suis invité à entrer dans la hutte afin que nous nous en délections. L'ensemble des portions sont déposées sur le plus grand van à riz disponible, il y en a plusieurs kilos, pas loin d'une dizaine au total. Nous nous en gavons en famille, simplement à l'aide des doigts. Nous en mâchons de belles parts jusqu'à ne plus conserver en bouche que des caillots de cire, des "chewing-gums" dont nous venons finalement à bout ou que nous devons recracher. Je tente d'interroger la femme pour savoir comment, probablement seule qui plus est, elle a pu parvenir à bout de l'essaim d'abeilles sauvages, qui dû par ailleurs être d'une taille impressionnante, mais je n'obtiens pour réponse que quelques discrets sourires, presque gênés. Bref tout ceci, ma présence additionnée à cette soudaine profusion de miel sauvage provoque beaucoup d'animation dans la petite hutte et une joyeuse ambiance festive au sein de la famille. Malheureusement, le chasseur m'annonce bientôt qu'il doit quitter le village, au moins jusqu'au lendemain et que, par conséquent, il est nécessaire que j'aille loger chez un voisin, puisqu'il n'est bien sûr pas envisageable que je réside sous un toit en l'absence du chef de famille. Je le regrette, car la maisonnée était particulièrement sympathique. Je ne déménage toutefois pas loin puisque je rejoins la hutte de nos voisins les plus proches, sans aucun doute occupée par des parents. Pour l'instant, seul un jeune grand-père s'y trouve, mais il m'affirme que l'ensemble de la famille, partie cueillir en forêt, rentrera avant la fin de la journée.

Alors, en attendant, je débute mes habituelles déambulations dans le hameau, poursuivi par une douzaine de gamins déjà presque apprivoisés, mais qui se tiennent encore à distance respectueuse. J'aime alterner la visite de quelques villages et Lolo puis, de temps en temps, retrouver les Akha, car j'apprécie leur tempérament brut, sensiblement farouche, décomplexé, un peu vénal parfois, mais sans ambiguïté.

Les groupes Akha de la zone ont résolument adopté, au moins en partie, les modes de construction des habitats de leurs voisins ethniques, les , probablement parvenus avant eux dans la région. Ainsi, plus aucune de leurs huttes n'est bâtie sur pilotis et ce sont très souvent des murs bas de terre qui sont mis en œuvre, caractéristique que je n'avais encore jamais observée nulle part ailleurs dans le pays au sein de cette ethnie. En effet, que ce soient celles visibles plus au sud dans cette province de Phongsaly ou encore celles des villages de la province Luang Nam Tha localisée au sud-est, les huttes des différents groupes Akha ne sont communément faites que de matériel végétal, bois, bambou, latanier, rotin, etc., et sont toujours élevées, au moins partiellement, sur pilotis. Par ailleurs, phénomène encore récent principalement observé depuis l'an dernier, la tôle ondulée légère arrive cette fois en force dans les villages, en remplacement des toitures de chaume trop périssables. Il est désormais certain que d'ici trois à cinq années tout au plus, la quasi totalité des huttes de ce type de hameau en sera pourvue.

Toutes les femmes, sans exception, portent encore l'habit traditionnel, ces longues tuniques de couleur bleu indigo, presque noire, et ces coiffes exubérantes que j'ai déjà décrites plus haut, mais presque l'ensemble des hommes Akha, mis à part quelques vieillards, l'ont définitivement abandonné. Ici, à Ban Phousoung, trois ou quatre individus âgés d'une cinquantaine d'années environ l'arborent toutefois encore. Ce sont de larges vestes et de tout aussi amples pantalons confectionnés dans les épaisses et solides toiles de coton bleu indigo que tissent et teignent les femmes, matériau de base des tuniques traditionnelles.

Contrairement à certains autres groupes ethniques du pays, que ce soit dans cette région de Phongsaly ou ailleurs, les Akha ne se sont jamais faits très exigeants envers moi en termes de formalités administratives. Ce soir à nouveau, nul besoin de dévoiler mon passeport et mes visas, d'autant plus que le premier nay ban est malade et a donc suffisamment de préoccupations personnelles. Ma présence fut pourtant bruyamment annoncée à tous, cet après-midi à travers le village, en compagnie des enfants, mais aucun autre chef n'est cependant encore venu dans ma hutte solliciter des explications à mon sujet. Il faut dire que les Akha, de par leurs réels désirs d'indépendance et d'autonomie vis-à-vis de toute puissance extérieure, bien plus virulents que ceux exprimés par d'autres minorités ethniques montagnardes du pays, craignent très certainement moins que celles-ci de se mettre en défaut face aux autorités administratives, voire de se situer hors-la-loi.

Je ne regrette finalement pas de me retrouver en compagnie de la famille d'accueil que l'on m'a "imposée". Trois couples mariés, six enfants, le grand-père et deux ou trois jeunes hommes vivent sous le même toit. Nous avons ce soir d'amusantes discussions autour d'une mappemonde que j'avais eu la bonne idée d'acquérir à Vientiane, il y a quelques semaines, puis d'emporter avec moi dans ce périple. Celle-ci est, de plus, transcrite en caractères lao et m'offre alors régulièrement de riches échanges avec mes hôtes qui y découvrent l'Europe en détail, visualisent enfin pour nombre d'entre eux la position de la mythique "Amélika", s'étonnent en constatant que ces deux continents-là soient si éloignés géographiquement, sont consternés lorsque j'annonce quelle distance kilométrique sépare nos contrées respectives, le Laos et la France, se plaisent pour certains à nommer et pointer du doigt les quatre ou cinq pays qui les entourent, s'extasient en apprenant que l'Antarctique est inhabité, car non viable en raison des températures négatives qui y sévissent, etc. Cette mappemonde ainsi que mon album d'images ethniques et mon bestiaire, que je propose tous deux très souvent à regarder aux villageois, nous permettent décidément chaque fois de passer d'excellents moments et m'offrent de vifs échanges tant leur curiosité est insatiable.

Les quelques rares cadeaux que j'offre parfois à mes hôtes, ce soir des pièces de monnaie indonésiennes, malaisiennes et chinoises pour les femmes, ainsi que pour une jeune fille, disparaissent immédiatement jalousement au fond des poches et des replis des tuniques, les autres personnes présentes alentour n'ayant pour l'heure même pas la possibilité de les inspecter un court instant. Plus tard, dans quelques jours, un homme sera sollicité pour y pratiquer une ou deux minuscules perforations afin qu'elles puissent les coudre et les exhiber aux côtés de celles qu'elles arborent déjà sur leurs parures.

Beaucoup de mes actes, pourtant plus ou moins anodins, intriguent, intéressent en tout cas mes hôtes. Le remplacement d'une pellicule dans le petit appareil photographique compact, la lecture de mes cartes géographiques, les moments d'annotation dans mes carnets et surtout les fouilles dans mon sac - qui doit sans nul doute contenir quelques curiosités, si ce ne sont des trésors - autant d'instants durant lesquels je me sens parfois attentivement observé. Les questions ayant trait à l'argent démangent par ailleurs particulièrement les Akha. Le plus souvent, ils essayent d'évaluer ma fortune en me demandant de révéler le coût de différentes choses, par exemple celui d'objets que je transporte, ou encore celui du vol aérien que j'ai dû acquitter pour parvenir jusque dans cette partie du monde. J'élude toutefois systématiquement l'ensemble de ces questions se rapportant à l'argent, car les sommes annoncées paraîtraient chaque fois, ici dans ce contexte particulier, mais surtout très pauvre, démesurées, inconcevables, et je ne doute pas qu'en entendant ces chiffres hors-norme les regards de mes hôtes sur ma personne en seraient transformés.

10 octobre - Ban Phousoung

Les foyers de cuisson Akha

C'est la "petite mousson". Comme souvent début octobre, des trombes d'eau qui s'abattent alors, par alternance avec des moments de calme, généralement durant deux ou trois journées consécutives. Cela a commencé cette nuit, un vrai déluge, un vacarme assourdissant sur les tôles ondulées. Conséquence, ce matin peu nombreux sont ceux qui se donnent la peine de descendre à la source, au seul trou d'eau boueuse disponible à proximité du village, chargés de hottes emplies de tubes de bambou ou de jerricans terreux. La plupart se contentent en effet opportunément de récolter l'eau de pluie qui a dévalé en masse sur les toitures, puis été canalisée, à l'aide de gouttières en bambou, vers toutes sortes de contenants, de la gamelle en fer blanc cabossée au tronc d'arbre évidé en passant par de vieilles bassines en plastique. Personne n'échappe toutefois aux sorties nécessaires pour assouvir les besoins naturels, en direction des buissons ou de la lisière de la forêt, via des voies détrempées et boueuses tracées par les cochons, escortés de ceux-ci, ces éboueurs et vidangeurs de village. Dans ces conditions, personne n'échappe non plus aux trajets de retour lesté d'un bon kilo de boue collé sous chaque semelle et accompagné de deux ou trois sangsues fermement chevillées aux jambes.

Petit-déjeuner de riz, de citrouille bouillie, de soupe de pousses de bambou, d'arachides grillées et salées, de piment bien sûr. Le père a entrepris de découper à la machette un vieux fragment de peau de chèvre séchée et complètement raidie, dur comme du caoutchouc de pneu. Va-t-il en confectionner des lanières ? Non, les lambeaux ainsi obtenus sont directement déposés sur les braises du foyer puis, étrangement, consommés par les femmes seulement, qui s'attellent à les mâcher longuement. Nous buvons de l'eau de pluie bouillie, dans un unique récipient, un bocal de verre terreux commun à tous, enfants morveux compris. On me demande ensuite de remontrer mon album d'images des ethnies de la région, qui décidément plaît énormément. Et pour cause, il dévoile, entre autres, des photographies d'une dizaine de groupes Akha différents, résidants dans cette province de Phongsaly ou celle de Luang Nam Tha et avec lesquels la plupart des villageois d'ici n'auront jamais de contact.

Le jeune grand-père qui m'accueille sous son toit, un des trois ou quatre hommes qui arborent encore l'habit traditionnel, fume l'opium, mais avec modération semble-t-il, parfois en journée, mais principalement le soir. J'ai très rapidement remarqué la discrétion dont il faisait preuve chaque fois qu'il s'éloignait afin de s'isoler dans son "placard à dormir", pour consommer sa drogue à l'abri des regards. Il est relativement rare que les fumeurs prennent ce type de précautions à mon égard, généralement ils opèrent à découvert, sans aucune gêne ou tabou vis-à-vis de la présence d'autrui, quel qu'il soit. Il est ainsi fréquent que je visite une maisonnée dans laquelle un ou plusieurs fumeurs se tiennent actifs sur le bat-flanc de repos, continuant de là à prendre part à toutes les conversations en cours. Peut-être s'agit-il toutefois seulement là pour mon jeune grand-père d'une pratique habituelle de s'isoler.

Milieu de matinée, la pluie qui avait repris tôt cesse enfin. Comme presque tous les jours, des femmes, pour certaines accompagnées de fillettes, s'éloignent alors en direction de la forêt, la plupart nus pieds et affublées d'une hotte sur le dos, ne contenant pour l'instant que leur machette. Elles en rapporteront du bois à brûler pour les foyers de cuisson, des pousses de bambou, des troncs de bananiers sauvages pour les cochons, des herbes, des racines, des fruits et bien d'autres produits encore, très rarement du miel comme ce fut le cas hier. Les hottes, savamment tressées en vannerie de bambou par les hommes, sont volumineuses. Il en existe de deux genres, celles munies de bretelles de type "sac à dos" et celles, adaptées à des charges particulièrement lourdes, soutenues à l'aide d'une sangle passant devant le front tel un harnais et reposant sur les épaules et la nuque par l'intermédiaire d'une entretoise en bois épousant la forme de cette dernière. Les Akha ne sont utilisateurs que de ce second modèle, les groupes ethniques "chinoisants", Hmong, Yao, Lanten, etc., adoptant plus fréquemment le premier.

Je retourne visiter la famille du chasseur rencontré hier, lui n'est pas encore rentré au village, mais on m'invite quand même à pénétrer à l'intérieur de la hutte pour une nouvelle "miel party" - je dois confesser que c'était un peu le but caché de ma venue. Les enfants de la maison m'ont adopté, ils n'hésitent d'ailleurs même plus à se venger, gentiment, de mauvaises blagues avec lesquelles je les provoque.

Survie de la communauté oblige dans ces lieux isolés et difficiles, les liens sociaux entretenus entre villageois d'un même hameau sont multiples et forts. Les assemblées informelles réunissant plusieurs personnes, de trois à vingt ou plus, principalement des hommes, mais aussi des femmes - bien que ces dernières se tiennent le plus souvent en retrait - sont fréquentes et on y échange et discute abondamment. À ces occasions ou à d'autres, tous ceux présents, des plus jeunes gens aux vieillards, se plaisent à s'amuser, au moins durant quelques instants, avec chaque enfant et les bébés se passent de bras en bras, alternativement avec les pipes à eau. Par ailleurs, un homme en visite dans une famille au moment d'un repas sera immédiatement invité à se joindre à la table, pour manger ou boire du lao-lao. La première parole de politesse prononcée par les hôtes envers le visiteur sera immanquablement "Kin khao bo ?", As-tu déjà mangé ?

Ce midi, invité moi-même chez des voisins alors que j'avais pourtant déjà déjeuné auparavant dans ma famille, il y eut des larves de bambou au menu, celles que l'on débusque à l'intérieur des tubes du végétal géant et que l'on extrait en pratiquant à la machette une ouverture à la base de chaque compartiment. Ce sont des larves blanches d'environ quatre centimètres de longueur. Elles sont enveloppées, vivantes, dans un morceau de feuille de bananier qui est immédiatement déposé, mais durant quelques secondes seulement, sur les braises d'un foyer. Elles sont ensuite simplement salées puis consommées, accompagnées de riz et de piment. Cette façon de procéder suffit à peine à les cuire et certaines personnes n'hésitent d'ailleurs pas à les absorber vivantes dès leur capture. L'ouverture des enveloppes de feuilles de bananier retirées du feu laisse par ailleurs presque chaque fois apparaître quelques larves restées en vie, se tortillant alors de douleur. Toujours au sujet de nos menus, j'ai noté qu'il y aura ce soir dans ma famille un rat de servi, un seul spécimen, une petite bête boucanée que l'on devra se partager entre une douzaine de mangeurs affamés. Il faut néanmoins préciser que ma présence n'est pas étrangère à cette "profusion" de viande. En effet habituellement les montagnards sont contraints de se priver de protéines animales durant l'immense majorité de leurs repas quotidiens, la chasse nécessitant d'y consacrer un temps trop conséquent pour être réellement productive et la faiblesse des cheptels domestiques n'autorisant l'abattage d'un animal qu'à de très rares occasions, le plus souvent uniquement festives ou rituelles. Lors de la plupart de ces repas de tous les jours ne sont ainsi servis que des végétaux pour accompagner le riz, presque toujours les mêmes, telles les incontournables pousses de bambou ou encore les citrouilles. En ce qui me concerne, pourtant peu exigeant et peu difficile en matière d'alimentation et de goûts, les ingrédients et préparations restant les plus délicats, voire laborieux, à absorber sont ceux à base ou agrémentés de sauces de poissons fermentées ou de viandes trop boucanées. Sont parfois concernés par ces assaisonnements les soupes de bambou, les purées de graines de soja ou l'ensemble de ces plats de chair animale ou de poisson boucanés d'où émanent la plupart du temps de très forts relents nauséabonds, de réelles odeurs de charogne.

Début d'après-midi, le déluge est de retour. On court lorsqu'un déplacement à l'extérieur est nécessaire, par exemple pour se rendre d'une hutte à l'autre, mais en ce qui me concerne, je suis contraint de piétiner pour ne pas risquer de glisser et chuter, dans la boue grasse et épaisse où les déjections animales se répandent. Des femmes se trouvent pourtant encore à cueillir en forêt à cette heure, donc sous cette pluie battante. Lors de leur départ ce matin j'ai accompagné plusieurs d'entre elles sur le sentier, durant quelques centaines de mètres seulement, pour faire une photographie. Six ou sept femmes en file indienne, hottes sur le dos contenant uniquement, au départ du village, la machette et le morceau de bâche plastique avec lequel elles tenteront de se protéger sous la pluie. Six ou sept longues tuniques bleu indigo sur le chemin, autant de hautes coiffes chargées de colliers de perles, de chaînes, de cupules et de pendeloques d'argent.

Deuxième journée au village de Ban Phousoung, presque la totalité des habitants sont "apprivoisés", quelques-uns parmi les plus jeunes enfants du voisinage n'hésitant déjà plus à m'approcher, à me taquiner, à me suivre de près, souvent même à me précéder lors de mes déambulations d'une hutte à l'autre, m'encourageant à visiter plutôt telle ou telle d'entre elles. Cet après-midi, durant ces visites à plusieurs familles, j'ai tâché de recruter un nouveau guide pour mon futur départ, que je planifie pour le lendemain, mais tous mes interlocuteurs m'ont cette fois assuré que le sentier menant au hameau suivant, vraisemblablement situé à environ trois heures de marche seulement, ne présentait aucune difficulté notable, ni bifurcation ou intersection ambigüe. Je partirai donc probablement seul et la prochaine étape aura à nouveau lieu dans un village .

Excellente deuxième soirée passée au sein de ma famille. D'amusants jeux avec les enfants et de bons et intéressants échanges avec les adultes, notamment le jeune grand-père. Beaucoup de voisins nous rendent visite. À un moment, après en avoir poliment demandé l'autorisation aux femmes, je suis allé inspecter la cuisine, leur coin, équipé de ma petite lampe frontale afin de ne rater aucun détail dans la semi obscurité ambiante. D'abord, il y a le minuscule et bancal buffet crasseux, construit avec quelques planches de bois mal dégrossies et pourvu d'un seul rayonnage positionné à mi-hauteur. Tout ce qu'il abrite se résume à quatre bols contenant quelques restes de nourriture plus ou moins ragoûtante. Ensuite, adossée au mur de terre, se trouve une large étagère de bambou, élevée à un mètre du sol et tellement penchée sous le poids des objets qu'elle supporte qu'on devine qu'elle est destinée à s'écrouler très prochainement si elle n'est pas étayée une fois supplémentaire à temps. S'y alignent un grand panier de vannerie de bambou dans lequel sont stockés les bols dont nous nous servons à chaque repas, deux bocaux en plastique à moitié remplis de graines de soja fermentées et de piments, trois ou quatre calebasses, certaines encore intactes et d'autres brisées, des pots de bambou contenant du sel et du glutamate de sodium, une petite jarre en terre cuite vernissée renfermant un fond de graisse de cochon, puis deux ou trois autres objets non identifiés, mais tellement crasseux que l'on n'ose pas les manipuler. Dans un coin sont disposés, à terre et adossés contre le mur, les tubes de bambou utilisés pour rapporter l'eau de la source dans les hottes, de très gros cylindres de parfois quinze centimètres de diamètre et environ un mètre de longueur. À cause des inévitables débordements et pertes du liquide lors des transvasements, une pellicule de boue est en permanence entretenue au sol à cet endroit. Et puis il y a le "four" et les foyers de cuisson. Les restant maîtres dans leur fabrication, les Akha de la région s'en sont néanmoins inspirés, mais en les construisant tout de même dans des proportions moindres. Il est à noter qu'ailleurs, dans les autres secteurs où ils vivent, les Akha ne se donnent pas la peine d'élever de tels dispositifs, mais se contentent le plus souvent de simples feux au sol, des foyers équipés de trépieds métalliques ou sobrement cernés par trois grosses pierres fichées en terre et qui supporteront ainsi les gamelles et les woks.

Le "four," c'est un gros parallélépipède de terre tassée, percé sur une de ses deux longueurs d'une ou deux "niches" d'alimentation du bois à brûler. S'il ne comporte qu'un foyer, celui-ci est destiné à supporter le plus grand wok, une lourde et monumentale coupe de fonte d'environ un mètre cinquante de diamètre qui est employée aussi bien pour la cuisson de la nourriture des cochons que celle des humains lors des plus importantes assemblées, pour faire la vaisselle que pour tiédir l'eau du bain des bébés, pour cuire le riz à la vapeur dans un fût de bois évidé que pour y recevoir l'alambic utilisé pour la transformation - la distillation - du riz en lao-lao, le tord-boyaux local. Si le four comporte deux foyers, les deux woks seront de tailles plus réduites et destinés à toutes les autres tâches relatives à la préparation des repas quotidiens. La plupart des familles disposent d'un four de chacun de ces deux types. Le plus gros four que j'ai aperçu jusqu'alors le fut chez les il y a quelques jours. De la taille d'un grand bureau de ministre, il était muni de pas moins de trois foyers dont l'un supportait le wok "géant". Ces fours, lors de leurs constructions, en terre donc, sont mis en forme, comme moulés, entre des plaques de bambou tressé, des claies qui peuvent ensuite être ôtées ou laissées en place sur certains côtés. Je suis tombé sur ce détail durant mon inspection : l'interstice formé entre une paroi du four et une de ces plaques de bambou qui désormais s'en détache peu à peu est littéralement envahi de centaines de cancrelats, de ces gros cafards asiatiques, une gigantesque colonie qui sera définitivement impossible à combattre sans produits chimiques adaptés. Je n'ose imaginer de quelle façon ils se répandent la nuit hors de cette cachette diurne.

Si, dans les autres régions où ils sont présents, les Akha ne construisent pas de fours de ce type, c'est notamment parce que les planchers de leurs huttes, le plus souvent élevées sur pilotis, ne pourraient en aucun cas supporter les masses que composent de telles structures. Concernant les foyers traditionnels, les simples feux de sol les plus couramment utilisés, ceux-ci ne sont bien entendu jamais directement disposés sur les planchers de bambou ou de bois, qui s'embraseraient alors immédiatement à leur contact, mais sur des rectangles de terre tassée contenue à l'intérieur de grands "caissons", eux-mêmes affleurant avec les planchers ou légèrement surélevés de quelques centimètres. Ces rectangles de terre, de deux à trois mètres de longueur pour un mètre cinquante à deux mètres de largeur, de par le poids relativement conséquent qu'ils représentent eux aussi, sont soutenus, sous les huttes, par quelques pilotis supplémentaires ou par des poutres surdimensionnées. Sur ces surfaces de terre nue, ainsi destinées à empêcher la propagation des feux, sont ensuite déposés les trépieds de fer ou les pierres qui supporteront les woks et autres gamelles employées pour la cuisson des aliments.

Juste au-dessus d'au moins un de ces foyers de cuisson - chaque maisonnée possède un à trois foyers en fonction de son importance - est suspendue une petite plateforme sommaire de bambou tressé, une simple claie généralement carrée d'environ un mètre de côté, un peu plus pour les plus gros foyers. Il peut y en avoir plusieurs, de une à trois, qui sont alors superposées l'une au-dessus de l'autre. Elles servent à y fumer ou sécher une multitude d'ingrédients, aliments et objets dont la nature est le plus souvent difficile à discerner tant tout y est en permanence recouvert par une très grasse et épaisse couche de suie noire. On y trouve généralement des herbes, des piments, quelques épis de maïs, parfois quelques obscurs lambeaux de viande provenant d'une bête domestique ou sauvage abattue plus ou moins récemment, assez fréquemment des mammifères rongeurs entiers et écorchés, de temps en temps des serpents, des anguilles ou des batraciens, ainsi que des objets manufacturés achevés ou toujours en cours de fabrication, par exemple de petits ouvrages en vannerie de bambou qui acquerront alors, au bout de quelque temps de ce traitement, de remarquables aspects patinés et vernissés.

11 octobre - Ban Phousoung

La maladie

Je me retrouve ce matin, accompagné de quelques personnes de ma famille d'accueil, invité à manger chez des voisins, qui ont pour l'occasion abattu un cochon. Je ne sais en quel honneur ou pour quelle raison ceci a lieu, n'étant pas parvenu à me le faire expliquer. En effet, l'abattage d'un porc est loin d'être un acte anodin, cela se pratiquant très rarement en dehors de certains évènements festifs ou cérémoniels particuliers, le Nouvel An ou un mariage, une naissance ou un décès, ou encore lors de rituels animistes, par exemple lors d'un office chamanique de conjuration d'une maladie, en tout cas jamais à l'improviste, surtout pas sans motifs sérieux. Nous n'avons toutefois pas englouti la totalité de la bête, disons peut-être une cinquantaine de grammes de mets carnés en moyenne par personne, moins pour les enfants. Des portions seront alors très probablement distribuées à la famille élargie et emportées le jour même par ces proches dans leurs huttes, d'autres encore seront mis à fumer, suspendus en séries de lambeaux aux petites claies de séchage qui surplombent les foyers de cuisson et que nous avons décrites précédemment.

Deux hommes de la maisonnée dans laquelle a lieu ce banquet matinal s'apprêtent à quitter le village, à rejoindre celui que j'ai moi-même prévu de visiter, et me proposent de les y accompagner. "Mon" jeune grand-père prend toutefois le prétexte des pluies récurrentes et de la boue omniprésente pour me retenir ici au moins une troisième journée. Il y parvient assez facilement, je l'avoue, tant je me plais aux côtés de cette famille et dans ce village.

Tard hier soir, alors que la plupart des villageois dormaient déjà, et de la même manière que cela s'était produit la nuit précédente, à l'extérieur tous les chiens se sont acharnés contre je ne sais quoi, sans aucun doute un animal sauvage. De furieux aboiements, éperdus, enragés, localisés aux environs la lisière de la forêt. Puis finalement, comme la veille et juste avant que tout se calme alors instantanément, une déflagration sourde, une implosion presque, provoquée par un tir de fusil, une de ces grossières pétoires archaïques confectionnées par les chasseurs eux-mêmes. Plus tard, un pleur d'enfant, dehors également, dans l'obscurité. Un pleur, c'est peu dire, une hystérie furieuse, des hurlements. Cela a duré presque quinze minutes avant qu'un adulte ne se décide à intervenir. Enfin, comme toutes les nuits dans les villages montagnards, régulièrement, les aboiements des chiens, les grognements des cochons, les combats féroces entre les uns et les autres, les insectes aux sifflements stridents et continus, les incessants chants d'oiseaux nocturnes qui semblent dialoguer, les longs et monotones monologues des opiomanes.

Un enfant est infesté de boutons aux creux des deux genoux, un homme est rongé par un impressionnant abcès logé au fond de la bouche, engendrant un inquiétant renflement de la joue et le faisant horriblement souffrir en permanence, deux ou trois jeunes individus, livides, rachitiques, aux teints gris verdâtres, s'adonnent à l'opium pour combattre les douleurs d'une maladie indéfinissable, un homme est affublé d'une épouvantable plaie purulente, visiblement provoquée par une piqûre d'insecte et se propageant désormais de manière totalement infectieuse sous son aisselle. Pas le moindre médicament n'est toutefois ici disponible et personne ne dispose de suffisamment d'argent, indispensable pour effectuer le trajet, puis pour payer ensuite quelques pseudos soins au lugubre petit dispensaire d'Utay, le chef-lieu du district situé à deux jours de marche. On fait alors appel, de temps en temps, aux "services" de quelque chaman du village, sorcier-guérisseur qui viendra faire son numéro avant que, au moins pour les cas les plus désespérés, et en toute dernière extrémité, la plupart du temps lorsqu'il sera bien trop tard, on se décide finalement à entreprendre ce déplacement sanitaire vers la plaine, en y vendant par la même occasion peut-être un bijou en argent des femmes ou un cochon afin de pouvoir subvenir aux frais engendrés.

12 octobre - Ban Phousoung

Sacrifice, chèvre, cochons, poules et poussins

Hier, chez les voisins, nous avons profité d'un deuxième festin de cochon en milieu de journée. Près d'une cinquantaine de convives s'étaient alors à nouveau rassemblés, dans la petite hutte, pas plus grande d'une quarantaine de mètres carrés. Nous avons beaucoup bu et tout cela s'est terminé dans un joyeux et très avancé état d'ivresse pour moi comme pour la quasi totalité des hommes présents. Je suis toutefois resté un des rares à ne pas avoir eu besoin d'aller ensuite me coucher. Ces réunions alcoolisées sont aussi fréquemment l'occasion de régler des comptes, en tout cas de remettre sur le tapis des antécédents litigieux. Deux hommes ont à cette occasion beaucoup échangé de paroles, abondamment criées, postillonnées. Des tirades de plusieurs minutes chaque fois, à tour de rôle, que rapidement plus personne alentour n'écoutait, souvent même plus l'interlocuteur principal lui-même. De longs monologues alternés, emportés, fougueux, faisant penser à de véritables joutes verbales. Juste à côté, on chantait, on riait, on parlait fort, on préparait une deuxième fournée de couenne de cochon frit, on buvait, on buvait, on buvait. J'ai déjà relaté ailleurs que l'usage voulait, notamment parmi les minorités montagnardes, mais aussi de manière quasiment universelle dans l'ensemble du pays, quel que soit le groupe de population au milieu duquel on se trouvait, que, durant les repas, que ceux-ci soient à caractères festifs ou ordinaires, tant qu'un convive n'avait pas fini de boire de l'alcool il devait impérativement s'abstenir d'entamer le riz, de n'y toucher en aucun cas, de se contenter, en attendant, de picorer dans l'ensemble des autres plats disponibles, viandes et poissons s'il y en avait, légumes, soupes, tofu, tapioca, herbes, piments. Il arrive fréquemment, à l'occasion de ces repas réunissant un grand nombre d'invités, que des buveurs n'atteignent même jamais ce moment où ils peuvent enfin entamer le riz, c'est-à-dire d'arrêter de boire, quittant alors finalement l'assemblée totalement imbibés sans avoir eu le temps de toucher à cet ingrédient principal et nutritif. En ce qui me concerne je demande parfois une "dérogation" à ce sujet, une simple autorisation pour me servir en riz tandis que les tournées de lao-lao continuent à affluer et que je ne cesse pour autant de les accepter, autorisation que l'on m'accorde toujours immédiatement, sans nul doute en raison de mon statut "d'étrange étranger". Ce fut notamment le cas aujourd'hui, ayant cette fois encore préféré veiller à éponger assez tôt les nombreux verres d'alcool déjà engloutis. Je confesse néanmoins que mes déambulations boueuses dans le village furent ensuite cocasses et qu'il me fut bien sûr totalement impossible de dissimuler mon état à autrui.

Notons que l'on peut boire de l'alcool de riz à l'occasion de n'importe quel repas, aussi bien lors de celui du matin qui sera servi peu après le réveil, dès six heures ou même parfois encore plus tôt, que durant tout autre plus tardif dans la journée. Lorsque celui-ci se déroule en comité restreint, cela n'a pas trop d'importance, car les convives se tournent généralement alors assez rapidement vers le riz, mais lors de réunions de plus grande ampleur, comme celle d'hier, on boit beaucoup, longtemps, et quand vient enfin le moment où l'on entame le riz, c'est-à-dire le repas proprement dit, tout est froid, tout a été touché, remué cent fois, mélangé, souillé par tous, par tout le monde, y compris par les gamins morveux qui se servent allègrement, directement à l'aide de leurs doigts crasseux. Précisons toutefois, afin d'écarter tout risque de malentendu, que les cas d'alcoolisme, même latents, se font extrêmement rares parmi les montagnards, et je n'ai pas dû en observer plus de deux après tant de semaines passées à leurs côtés. Il semble d'ailleurs qu'un homme ne se servira jamais d'alcool lors d'un repas quotidien en famille s'il ne reçoit pas un invité extérieur ce jour-là. Si je fais aussi souvent mention d'occasions durant lesquelles l'on m'en propose au moment des repas, c'est justement tout simplement parce que ma condition d'invité en est le prétexte.

Les femmes Akha se font parfois incroyablement délurées. La chasseuse de miel sauvage d'il y a trois jours l'est tout particulièrement. Je la suspecte de volontairement en permanence laisser légèrement s'incliner sur le côté sa coiffe et de favoriser la retombée sur le front d'une mèche de ses cheveux, qui n'est ainsi plus soigneusement retenue, comme il se doit normalement par cette coiffe, l'ensemble lui donnant un charmant air canaille. Très rieuse, elle va le plus souvent un sein nu, comme cela se pratique couramment par les mères Akha, ainsi prêtes à accueillir à tout moment un jeune enfant non sevré. Toujours joueuse, hier elle s'est laissée barbouiller la figure par les enfants avec je ne sais quelle mixture de teinte rosâtre et qui ont insisté ensuite pour que je la photographie dans cet état. À force de mâcher je ne sais quelle écorce, elle arbore par ailleurs une dentition presque entièrement laquée, d'une couleur oscillant entre le noir et le rouge, lui conférant un insolite sourire. Je n'ai plus le prétexte du miel pour aller la visiter, car il n'y en a officiellement plus depuis hier soir, même si de grandes quantités ont très certainement été mises à l'abri. Je trouverai toutefois sans aucun doute d'autres motifs, et peu importe si ce n'est pas le cas puisque tous se réjouissent désormais de voir approcher de leur hutte le falang, cet étrange étranger, qui offre toujours occasions à discussions animées et cocasses parties de rires.

Hier soir, à peine remis de nos émotions alcoolisées, nous avons ensuite veillé fort tard, jusqu'à plus de 23 heures, et même visionné un DVD. C'est dans la hutte de ma famille d'accueil que se trouvent les seuls écrans télévisés et lecteur de DVD du village. Ils sont alimentés par un petit moteur-groupe électrogène, car il n'y a pas ici de torrent dans lequel une mini-turbine pourrait être installée. Les moteurs-groupes électrogènes parfois visibles dans les hameaux isolés sont de fabrication chinoise et toujours rigoureusement du même modèle. On peut en apercevoir dans tout le pays et plus généralement dans l'ensemble de l'Asie du Sud-Est. Constitués d'un simple moteur à essence équipé d'une poulie d'entraînement, adaptables puis démontables à souhait sur une quantité innombrable de dispositifs, ils sont alors employés pour faire fonctionner une grande diversité d'engins, des générateurs d'électricité aux petits motoculteurs, en passant par les décortiqueuses à riz. Cela n'est pas envisageable au Laos faute de la moindre voie ferrée disponible, mais au Cambodge, et sans doute aussi ailleurs dans cette partie du monde, l'appareil est parfois utilisé pour faire fonctionner de petites plateformes mobiles adaptées aux rails ferroviaires, permettant le transport pratique, facile et même ludique, des hommes ou des marchandises sur de courtes distances, avant puis après le passage du seul train qui emprunte quotidiennement la ligne concernée. Pour en revenir au DVD que nous avons visionné hier soir, alors que la plupart du temps il faut se contenter de mauvais films d'action chinois ou thaïlandais ou, pire, de très mièvres sessions de karaoké, le programme fut objectivement passionnant. Il s'agissait en effet d'un spectacle de lam wong lao d'une très grande qualité, chorégraphié sur ces longs chants traditionnels semi improvisés et dialogués entre plusieurs protagonistes autour d'une histoire, d'une intrigue. Décomposé en plusieurs actes et scènes, l'art du lam wong s'adresse aux vocalistes virtuoses et le tout est accompagné de musique jouée au khène, l'orgue à bouche ici emblème national et qui émet d'envoûtants et "psychédéliques" sons polyphoniques.

Je vais, pour la toute première fois depuis que je parcours à pied le Nord Laos, résider une quatrième nuit d'affilée dans un même village, en l’occurrence ici à Ban Phousoung, parce qu'il a encore beaucoup plu cette nuit et que les sentiers vont être résolument impraticables, mais aussi parce que j'ai appris qu'un voisin, cependant pas celui qui nous a offert les deux festins de cochon, allait sacrifier une chèvre et que plusieurs personnes m'invitent chaleureusement à prendre part à ces nouvelles réjouissances culinaires qui s'annoncent. Inutile de dire qu'il ne fut pas nécessaire de beaucoup insister pour me retenir. Comme pour le cochon d'hier chez les autres voisins, je ne comprends pas en quel honneur cela aura lieu. Parmi les nombreuses explications que l'on tente de m'apporter, il est souvent question de « saam tang », c'est-à-dire de trois « tang », mot dont je ne connais malheureusement pas la signification. Il paraît néanmoins plus que probable que cet évènement ait été initié sous les encouragements d'un chaman, que l'on a consulté en raison, entre autres semble-t-il, de la présence "d'esprits" indésirables à l'intérieur de la maisonnée et qui y auraient manifestement déjà provoqué quelques troubles sérieux. La bonne nouvelle en ce qui me concerne, c'est que ces agapes à répétition vont peut-être me permettre de récupérer un peu de la masse corporelle trop rapidement perdue ces dernières semaines - je m'en déleste en effet d'une part non négligeable durant chacun de mes séjours à l'étranger lorsqu'ils se déroulent dans ce type d'environnements et de conditions particulièrement précaires, ce qui est presque toujours le cas. Il était temps, car mon short, qui me serrait exagérément à la taille il n'y a pourtant pas si longtemps, me tomberait dorénavant aux pieds si je ne l'amarrais avec une ficelle.

Attention, c'est du sérieux puisque ce n'est pas une chèvre que le voisin a tuée, mais une chèvre, quatre cochons, deux poules et pas moins de douze poussins ! Ce qui est désormais assuré, c'est que nous allons continuer à bâfrer. Un chaman est arrivé, c'est l'un de ces sept ou huit hommes qui, dans le village, arborent encore l'habit traditionnel caractéristique de ce groupe Akha. L'ensemble des bêtes abattues - l'abattage des animaux s'effectue toujours par égorgement - ainsi que deux pleines bassines de leur sang, ont été pour l'heure déposées sur le bat-flanc de repos des hommes. Un des douze cadavres de poussins a été placé sur le corps du plus gros porc, une bête adulte massive. D'autres offrandes aux "esprits" sont disposées, au sol ou près des bêtes, sur un van à riz et sur une vaste feuille verte de bananier sauvage : trois bols de riz cru dont deux sont surmontés d'un œuf, six bols supplémentaires emplis d'alcool, quelques végétaux fraîchement cueillis et liés en petits bouquets, deux ou trois pots de vannerie aux contenus indéfinissables, car aux ouvertures obstruées et trois grands bâtons d'encens se consumant, plantés dans un tube de bambou. Le chaman s'est installé à proximité immédiate de ce tableau, il s'est assis là sur un tabouret bas. Il récite des "prières", probablement des incantations à quelques esprits de la maison qu'il est recommandé de choyer, peut-être à ceux des ancêtres de la famille qui, tous en sont ici persuadés, ne se sont jamais beaucoup éloignés de la hutte, en tout cas reviennent périodiquement la visiter. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps perdure cette scène, qui se prolonge pendant encore environ trente minutes après mon arrivée. Je comprends toutefois que la séance a débuté depuis maintenant un moment, car le flacon d'alcool que le chaman s'est préparé et qu'il conserve jalousement à ses côtés, accompagné d'une pipe à eau, est déjà sérieusement entamé. C'est "mon" jeune grand-père, devinant probablement que l'évènement m'intéresserait, qui est venu me chercher à travers le village afin d'y assister. Comme toujours lors des offices chamaniques, que ceux-ci se déroulent chez les Hmong, chez les ou comme ici chez les Akha, aucune des tâches et activités habituelles ayant cours simultanément dans la hutte ne cesse durant ce temps. Il y a toujours autant de bruits, les conversations des adultes et les chamailleries et jeux des enfants se poursuivent, les allées et venues des uns et des autres aussi, les travaux domestiques des femmes également. On m'encourage à faire une photographie du "tableau", et lorsque cessent enfin les incantations du chaman, je lui demande à pouvoir observer de près un poignard d’apparat qu'il porte en ce moment dans un étui suspendu à sa ceinture. Il en détache l'ensemble et me le tend, à bout de bras. J'approche alors une main pour m'en emparer, mais il s'avise à cet instant un soudain et brusque mouvement de recul, presque apeuré. J'aurais dû m'en douter, il est évidemment hors de question qu'un profane touche ou même effleure du doigt ce type d'objet rituel, au risque de lui faire perdre ses "pouvoirs" et de le désacraliser.

Je retourne déambuler à travers le village durant deux ou trois heures, m'arrêtant chez les uns et les autres, puis reviens me rendre compte de l'avancement des travaux de boucherie qui, à n'en pas douter au regard du nombre de bêtes abattues, devraient s'avérer spectaculaires. La préparation des viandes étant une tâche rituellement réservée aux hommes, les femmes se chargeant de tout le reste, et notamment de l'apprêtage du riz - c'est-à-dire du décorticage, du vannage, du nettoyage, puis de la cuisson - et de celui des végétaux, sept ou huit d'entre eux sont pour l'heure à l'ouvrage. Accroupis ou assis sur des tabourets bas et équipés de machette, ils débitent puis hachent menu des quartiers de viande de cochon. Des monceaux de chair sanguinolente sont déjà répandus sur des feuilles de bananier étalées sur le sol de terre battue. Je fais part de mon étonnement d'apercevoir, toujours gisants sur le bat-flanc de repos des hommes et encore entiers et intacts, les quatre cochons abattus plus tôt, ainsi que la chèvre, les deux poules et les douze poussins, le chaman ayant repris ses chants incantatoires et vaguement alcoolisés à la même place que précédemment, près de ces cadavres. On m'explique alors que, durant mon absence, un cinquième cochon a été égorgé et que c'est celui-ci qui est en cours de dépeçage, et qui sera donc englouti le premier par les invités.

Des jeunes filles sont allées collecter dans quelques huttes du voisinage une pleine hotte de bols de faïence, d'innombrables cuillères et paires de baguettes en bambou, sont descendues les rincer à la source, puis les ont rapportés, en prévision des réjouissances qui se préparent. Là, le plus grand des fours est déjà allumé et la cuisson d'une première fournée d'un mélange d'une bonne trentaine de kilos de légumes est en route dans le plus large de tous les wok de fonte, celui qui sert presque quotidiennement à la préparation de la nourriture des cochons. Faute d'un nombre de foyers suffisant, les énormes quantités de riz qui seront nécessaires seront alors cuites sur ceux d'une ou deux huttes voisines, puis rapatriées ici, également dans des hottes dont l'intérieur aura été tapissé de feuilles de bananiers.

En ce qui me concerne, trop accaparé par les évènements festifs qui se préparent, j'ai ainsi manqué un de mes objectifs du jour. Cette nuit, je m'étais en effet promis, si je les apercevais à nouveau quitter le village en groupe comme elles l'avaient déjà fait l'avant-veille, d'accompagner des femmes cueillir en forêt. Je ne suis pas pleinement certain qu'elles m'auraient accepté parmi elles, mais après les avoir suivies une première fois deux jours auparavant, sur seulement quelques centaines de mètres toutefois, pour faire une photographie, je pouvais être confiant à ce sujet. Je voulais surtout profiter de leur accoutumance à ma présence, après maintenant déjà quatre journées passées à leurs côtés, dans leur village, étant persuadé qu'un tel projet ne pourrait en aucun cas être envisagé avec des femmes que j'aurais préalablement côtoyées durant trop peu de temps. Désormais en effet les villageois, au moins ceux des alentours immédiats de ma hutte, sur ce flanc est du hameau, m'ont parfaitement intégré au point que la plupart des gamins, incluant dorénavant les plus jeunes, m'approchent, vont jusqu'à s'amuser à me provoquer, que beaucoup de femmes se laissent photographier avec enchantement et aiment à plaisanter, que parmi les hommes c'est à celui qui parviendra à m'inviter dans sa hutte ou sous son auvent l'extérieur, et que même les chiens n'aboient presque plus lorsqu'ils m'aperçoivent.

Quelques jours auparavant, chez les du village de Ban Pakhasou, un homme m'avait demandé si je mangeais la viande de chien. Moi, particulièrement fier d'annoncer cette réalité, je lui avais lancé un « Oui, j'en mange, et j'aime ça ! ». Ma réplique était un peu tombée à plat puisque les ne consomment pour leur part pas de viande de chien, au contraire des Akha. Les Akha figurent sans conteste parmi ceux qui choient le moins leurs animaux, leurs chiens et leurs chats par exemple. Il est vrai que personne dans ces contrées, quel que soit son groupe d'appartenance ethnique, ne caresse jamais ces bêtes-là, mais ce doit être celles des Akha qui reçoivent le plus de coups de pied, de coups de bâtons ou de jets de pierres. Entre chiens aussi, également entre chiens et cochons, la nuit, de véritables jouxtes ont lieu, de violentes batailles non rangées entre les uns et les autres, provoquant régulièrement à travers les villages des grognements et des hurlements furieux. Ce sont alors, à ces occasions, les plus grosses pierres et les plus gros bâtons qui sont projetés au sein des mêlées.

Une vie domestique animale est omniprésente dans chaque village de montagne. Il est par exemple relativement aisé de photographier une personne en ayant simultanément dans le même champ de vision la silhouette d'une ou plusieurs poules, de cochons ou de chiens, d'une oie ou d'un dindon, d'un zébu, d'un buffle ou d'une chèvre, parfois d'un de ces petits chevaux utilisés pour transporter des marchandises sur les sentiers escarpés ou pour rapporter aux villages les sacs de paddy depuis les rays les plus éloignés. La présence de chèvres n'est pas très fréquente, on n'en aperçoit en effet pas dans tous les hameaux Akha. Lorsqu'il y en a il s'agit généralement d'un modeste cheptel de quinze à vingt bêtes environ, discrètes et qui se tiennent toujours groupées aux abords immédiats des villages, broutant là les végétaux, de petites troupes appartenant à coup sûr à plusieurs propriétaires. Ce sont des animaux d'une race rustique, montagnarde et dont les boucs, noirs, ressemblent à des mouflons miniatures affublés d'une imposante barbiche, d'un long pelage retombant bas et d'une paire de cornes vrillées.

16 heures, aucun banquet ne se mettant en place, je quitte à nouveau la hutte aux cadavres, le chaman, ainsi que deux acolytes qui l'assistent désormais, n'en finissant plus avec leurs monotones incantations, tantôt psalmodiées, tantôt marmonnées. Je commence à avoir sérieusement faim, car étant donné le festin qui se prépare, personne n'a songé à me proposer de nourriture depuis le seul déjeuner pris ce matin, alors qu'il n'était pas encore 7 heures. En attendant, une chèvre et cinq cochons, sans compter la volaille, cela fait quand même beaucoup. Je présage que ces évènements, dont je ne connais toujours pas l'objet, vont se poursuivre durant plusieurs jours.

17 heures, les cinq plus grosses bêtes restantes, la chèvre et les quatre cochons, sont enfin dépecés, mais je suis surpris qu'on ne commence toujours pas à engloutir le cinquième d'entre eux, et peut-être aussi les poules. Juste auparavant, une jeune fille a été d'accord pour poser pour une photographie, debout près de la chèvre égorgée, alors qu'elle venait d'être suspendue par les cornes devant la hutte, peu avant qu'elle ne soit là éventrée et écorchée. Quant aux douze poussins massacrés, ayant déjà eu l'occasion par ailleurs d'assister au traitement qui leur était destiné après un tel rituel, même si leur nombre fut cette fois-là bien inférieur, je présume que leur destin sera d'être grossièrement découpés, puis rapidement cuits sur les braises d'un foyer avant d'être avalés, entiers, de la tête jusqu'au bout des griffes, par les hommes les plus proches parents de la famille sanguinaire. Je devine donc que les poussins sont, chez les Akha, au même titre que les œufs, chargés d'une forte symbolique rituelle. L'an dernier, à l'occasion d'une fête mortuaire qui avait duré plusieurs journées et à laquelle j'avais momentanément assisté, voici ce que j'avais écrit :

« Le chaman (...) vient cette fois d'exécuter un rite (...) que je ne saurais en aucun cas expliquer, un "cérémonial" que je n'ai même encore jamais eu l'occasion d'observer par le passé. Ce fut un spectacle singulièrement surprenant, un peu répugnant également, notamment lorsqu'on y est confronté à une heure autant matinale. Un panier d'osier abritant une couvée de poussins, bien vivants et piaillant avec anxiété, est suspendu dans un coin de la hutte. Dans l'indifférence générale d'une large assemblée à nouveau réunie - de nombreux voisins nous ont en effet rejoints dès l'aurore et certains ont même passé la nuit parmi nous, étendus ici ou là sur de simples nattes étalées par terre - l'homme a extirpé un de ces jeunes oiseaux puis, sans crier gare, l'a aussitôt violemment projeté au sol, pour l'abattre. Il l'a ensuite négligemment plongé dans une marmite d'eau bouillante afin, de même qu'on procède généralement pour les volailles matures, de faciliter sa plumée, puis l'a déposé et retourné le temps de quelques secondes directement sur les braises d'un foyer pour achever l'opération. S'étant emparé d'une machette, outil d'un gabarit pour le coup totalement disproportionné au regard du volume de la bête, il a alors entrepris de grossièrement débiter celle-ci, là sur le sol. Sans en laisser perdre un seul fragment, il en a enfin confectionné une petite brochette qui, agitée durant quelques instants au-dessus des flammes, fut très rapidement cuite. Autant dire que ce fut là une bien pathétique préparation, d'où pendouillait misérablement, notamment la minuscule tête du jeune volatile - pas plus grosse qu'une bille à jouer - ainsi que les pattes si chétives et quelques autres morceaux tout aussi rachitiques. L'homme a finalement distribué ces ridicules portions aux proches du défunt, des personnes de sexe masculin uniquement, qui les ont prestement englouties. On m'a appris que ce rituel se reproduisait chaque matin durant tout le temps de ces festivités mortuaires. »

Deux pleines pellicules photographiques de vingt-quatre poses consommées en près de trois jours, il est alors résolument temps que je m'en aille si je veux tâcher d'en conserver quelques-unes pour les trois prochaines semaines que je vais encore pouvoir consacrer à cette région. Quoi qu'il en soit il faut en effet désormais que je songe sérieusement à partir puisque je souhaite également pouvoir préserver un nombre suffisant de journées à dédier à d'autres zones que je projette ensuite de visiter dans la province, d'autant plus que les pluies de cette "petite mousson" semblent cette fois s'atténuer et que déjà les boues, du moins celles qui, dans le village, restent exposées au soleil, se figent et qu'il devient à nouveau relativement aisé de se déplacer.

En prévision de certaines occasions, je dispose, je l'ai dit plus haut, de quelques petits cadeaux "exceptionnels" à offrir à mes hôtes, de très modestes dons que j'effectue parfois, avec parcimonie toutefois. Des pièces de monnaie d'aspect argenté pour les femmes qui adorent en parer leurs tuniques et leurs coiffes, quelques petits pendentifs sans valeur, sifflets en acier ou ballons de baudruche - que je ne distribue en aucun cas, mais avec lesquels nous passons énormément de temps à jouer les soirs dans les huttes - pour les enfants, quelques objets variés mais peu encombrants pour les hommes. Hier mon hôte, le jeune grand-père opiomane, a reçu le seul paquet de tabac que j'avais cette fois apporté depuis la France. Ici, en quelque occasion que ce soit, on ne dévoile et n'exprime jamais ostensiblement ses émotions, mais il n'a tout de même cette fois pu dissimuler un fier regard en recevant le petit paquet et il l'exhibe désormais devant chacun des hommes qui nous rendent visite. Nous avons bien sûr comparé les odeurs respectives de ce tabac d'importation et d'autres de production locale que lui fume quotidiennement et il n'y a pas de contestation possible, le premier est d'arôme autrement plus fin et délicat. Je ne l'ai pas encore aperçu en brûler dans sa pipe à eau, mais je ne doute pas que cela a déjà été tenté durant mes absences répétées.

J'avais d'abord estimé à pas plus de cinq ou six au total le nombre d'hommes qui, dans ce village, portaient encore au quotidien la tunique traditionnelle Akha, ces amples vestes et pantalons taillés dans les lourdes et épaisses toiles de coton que les femmes tissent et teintent à l'indigo naturel. Il s'avère finalement qu'ils sont au moins une douzaine à l'arborer, des hommes âgés d'une cinquantaine d'années ou plus, la plupart que je n'avais ainsi jusqu'alors pas encore rencontrés. Plusieurs d'entre eux viennent de faire leur entrée dans la hutte aux cadavres et l'un de rejoindre le chaman afin de l'assister dans ses "travaux". Pour l'heure, accompagnés d'une femme qui s'est jointe à eux, ils inspectent et commentent, durant quelques courts instants, le foie extirpé des entrailles de la chèvre et qui a été déposé sur un fragment de feuille de bananier.

18 heures 30, plusieurs quartiers de viande sont emportés chez des voisins, cela représentant résolument trop de matière et de travail de boucherie pour une seule maisonnée. De plus, les pièces carnées issues de tant de bêtes abattues s'accumulent, et se répandent en effet de plus en plus loin sur le sol de la modeste habitation. J'ai constaté qu'un quartier de chèvre de taille honorable, ainsi que les deux poules, ont rejoint ma hutte et de belles pièces de cochon ont été emportées dans celle de la chasseuse de miel sauvage. Ici le festin se prépare enfin, des tables basses, en fait de simples planches placées sur toutes sortes de supports, ont été dressées et y ont pour l'instant été déposés, à intervalles réguliers et directement sur des morceaux de feuilles de bananier, de petits amas de l'incontournable et traditionnel mélange qui accompagne chaque repas, piments secs pilés, herbes, sel et glutamate de sodium. Ces "petits" tas sont de taille proportionnelle aux quantités de viande à venir, c'est-à-dire conséquente. J'attends avec force impatience d'enfin pouvoir me sustenter, n'ayant strictement rien avalé de solide depuis désormais près de douze heures. Je me suis en revanche promis, à la suite du sérieux abus de la veille, de ne pas boire cette fois de lao-lao, en tout cas pas plus d'un verre, puisqu'il est ici inconvenant de refuser le tout premier qui est proposé avant un repas. Je pourrai de la sorte très rapidement en venir aux choses sérieuses, c'est-à-dire entamer sans tarder un véritable festin et ne pas avoir à attendre, comme l'exigent ici les usages et traditions, d'en avoir fini avec l'alcool avant de pouvoir toucher au riz. De plus, je profiterai ainsi des mets alors que tout sera encore chaud et présentable sur les tablées, avant que tout ne soit inévitablement mélangé, souillé, renversé parfois, par les hommes ivres et les enfants aux mains crasseuses. Il reste cependant à vérifier si je serai réellement apte à lutter contre les tournées de lao-lao, du terrible tord-boyaux artisanal qui, assurément, ne manqueront pas de déferler vers moi par vagues successives. Les réserves du breuvage sont d'ailleurs déjà dans la place, sous la forme de quelques jerricans terreux de cinq et dix litres déposés dans un coin.

Contrastant de manière particulièrement cocasse avec les monceaux de viande alentour, une des trois femmes de ma hutte vient de peler et d'écorcher deux écureuils de Pallas fraîchement rapportés de la forêt par un homme. Ils sont actuellement passés sur les braises d'un foyer, puis seront ensuite probablement mis à fumer sur les claies de séchage en prévision d'un repas ultérieur, ou alors immédiatement consommés après avoir été découpés en morceaux et rapidement cuits en soupe. Juste auparavant, j'ai photographié deux des gamins soulevant les bestioles par la nuque.

19 heures 30, nous ne mangeons toujours pas, les travaux de boucherie s'éternisent - je dois toutefois reconnaître que le dépeçage d'une chèvre et de cinq cochons représente une entreprise d'envergure. Je retourne alors me reposer sur ma paillasse, mais quinze minutes ne se passent pas avant qu'une bande d'une douzaine de jeunes gens vienne me tenir compagnie, sans nul doute envoyée par le grand-père qui s'est dit qu'il ne fallait pas que je m'endorme maintenant. D'ailleurs, lui-même montre l'exemple, et pour la première fois depuis quatre jours, depuis mon arrivée dans ce village, il fume ouvertement l'opium, en public. Il vient en effet d'apporter l'ensemble de son attirail sur la paillasse inoccupée accolée à la mienne et de s'y installer, dans la traditionnelle position du fumeur, c'est-à-dire couché sur le côté en chien de fusil. Il ne voit pas d'objection à ce que je le photographie en action. Il ne fume pas dans une "pipe du pauvre", un de ces sommaires tubes de bambou percés qui sont le plus souvent utilisés ici, mais possède une véritable pipe à opium chinoise, de celles qui sont munies d'un foyer déporté fixé aux deux tiers de la longueur du tuyau. Son opium, résolument frais, présente une consistance singulièrement crémeuse.

13 octobre - Ban Nang Noy

L'œuf

C'est seulement aux alentours de 20 heures 30, hier soir, que nous avons finalement commencé à ripailler. Environ cinquante à soixante personnes, sans compter les enfants qui ne s'attablaient pas, mais se répandaient néanmoins partout, furent réunies dans la hutte de pas plus d'une quarantaine de mètres carrés. Il ne s'y trouvait bien entendu pas suffisamment de tabourets bas pour permettre à l'ensemble des convives de s'asseoir et nombre de courges, symboliquement recouvertes pour l'occasion de fragments de feuilles vertes de bananier, furent alors mises à profit pour compenser ce déficit de sièges. Trois tablées furent dressées, deux pour accueillir les hommes et une pour les femmes. Dans cet environnement particulièrement exigu, chacun de nous se retrouvait inévitablement plus ou moins compressé entre ses deux voisins latéraux. Pas moins de sept plats différents furent disposés, chacun en plusieurs exemplaires, sur chaque tablée, ainsi que de gros flacons d'alcool de riz, dûment à nouveau immédiatement remplis dès que leur contenu s'amoindrissait un tant soit peu. Un plat de viande de chèvre, trois autres de cochon dont un de carrés de couenne frite - un régal - des pousses de bambou réduites en lamelles, du tofu et du laap, ce hachis de chair crue fortement pimenté et assaisonné d'herbes, dont on se sert à l'aide de diverses feuilles végétales elles-mêmes comestibles ou de boulettes de riz gluant préalablement malaxées. Comme je l'envisageais, je n'ai cette fois pas consommé d'alcool, hormis un seul fond de bol issu de la première tournée et qui fut coupée au sang cru de chèvre. Les hommes ont bien sûr tenté à plusieurs reprises de me corrompre, et ceci même après que j'eus achevé mon repas, grassement sustenté de viandes et de riz, aussi j'ai préféré m'extraire au plus tôt de la tablée et aller rejoindre un des petits foyers de cuisson autour duquel quatre ou cinq vieilles femmes étaient réunies, afin de pouvoir observer le spectacle à mon aise. De façon prévisible, l'orgie a progressivement gagné en intensité, les paroles furent de plus en plus criées et postillonnées, les tablées de plus en plus gâtées, l'atmosphère de plus en plus hystérique et enfumée, les chiens, de plus en plus nombreux à se faufiler entre les jambes pour se disputer os rongés crachés à terre et autres reliefs. Au milieu du repas une bouteille de sang de chèvre pur et cru fut déposée sur chacune des tablées des hommes et tous, jusqu'à les vider entièrement, en ont bu, directement au goulot.

Un peu plus tard, les trois femmes de ma maisonnée s'extirpant de la fête alcoolisée qui ne faisait pourtant que débuter, je profitai de les suivre, sachant d'avance comment allait s'achever ce raout, c'est-à-dire n'importe comment. De retour dans notre hutte, réunis autour de quelques flammes d'un foyer de cuisson resté actif, en compagnie de deux enfants qui ne s'étaient pas encore endormis, ce fut relativement laborieux de communiquer, car les femmes Akha des villages les plus isolés emploient presque exclusivement leur dialecte, ne connaissant généralement pas plus de quelques mots de la langue lao. Cela ne nous a toutefois pas empêchés, par force gestes et mimes, d'achever la soirée par des crises de fou rire larmoyant autour de la jeune grand-mère, qui souhaitait apprendre à utiliser mon petit appareil photographique, mais qui, immanquablement à chaque nouvel essai, le tenait en main de manière inadaptée, retourné, à l'envers, en obstruant l'objectif, etc. Le grand-père opiomane qui, comme tous, m'avait aperçu quitter la fête, nous a ensuite rejoint, venant là fumant sa pipe à eau en notre compagnie.

Petit matin, c'est le jour du départ, après quatre nuits consécutives passées dans ce village de Ban Phousoung. Hier soir, entre deux tournées de lao-lao, un ou deux hommes s'étaient proposés pour m'accompagner sur une partie du chemin, au moins jusqu'à leurs rizières les plus éloignées, mais aucun d'eux n'est revenu se manifester ce matin. Je laisse un peu d'argent à mes hôtes en dédommagement des repas pris en leur compagnie durant ces journées, puis fais mes adieux à tous. "Adieux", un terme sans doute un brin emphatique pour la circonstance tant, dans ces contrées, les séparations ne donnent jamais lieu à la moindre démonstration émotive, à peine une poignée de main échangée avec quelques hommes, à mon initiative, et quelques remerciements aux femmes, tous reçus avec plus ou moins de nonchalance. Il ne faut surtout pas en prendre ombrage, autres cultures, autres mœurs. La jeune grand-mère rejoint néanmoins rapidement son "placard à dormir", en revient avec un œuf à la main, puis me l'offre. Je sais qu'il ne s'agit pas là d'un cadeau anodin tant cet objet est chargé d'une symbolique forte chez nombre de groupes ethniques de la région, notamment ceux d'origine tibéto-birmane, à l'image des Akha. Il faut par exemple noter que ces groupes, mis à part de rares exceptions, ne consomment jamais les œufs, qui sont tous exclusivement destinés à l'éclosion, c'est-à-dire à la reproduction, quelques-uns étant par ailleurs régulièrement gâchés à l'occasion des rituels chamaniques. C'est d'ailleurs seulement la deuxième fois, en désormais nombre de séjours passés à leurs côtés, que des Akha m'offrent un œuf pour célébrer mon départ. Dans mon cas néanmoins, au delà du geste attendrissant, il s'agit d'un cadeau un peu embarrassant, car qu'en faire ? La bienséance voudrait que je l'avale sur place, que je le perce puis le gobe cru, mais en l'absence d'informations relatives à sa date de ponte, il en est hors de question. La grand-mère devine ma gêne et ma confusion et me propose alors de le cuire sur le champ. J'approuve et lui indique que je l'emporterai afin de le consommer plus tard, lorsque je serai en route. Ainsi, s'il en émane la moindre odeur douteuse, et bien je m'en débarrasserai.

Je suis surpris que les villageois de Ban Phousoung m'aient laissé m'en aller seul, car j'ai rencontré plusieurs difficultés sur le trajet. J'ai notamment dû faire demi-tour à deux reprises, m'étant chaque fois engagé sur des traces ne conduisant nulle part, et ai ainsi perdu au total plus de deux heures. En bas de la dernière montée menant à ma destination, le village de Ban Nang Noy, que j'avais peu auparavant pu apercevoir depuis le flanc d'une colline lui faisant face, se trouvait un torrent, un cours d'eau composant de jolis bassins entièrement cernés de dense végétation, celle-ci débordant de toutes parts, jusqu'aux berges. Ce fut pour moi l'occasion de prendre un bain salutaire, car des quatre journées passées à Ban Phousoung, j'avais pour ce faire presque exclusivement dû me contenter d'eau de pluie collectée dans des bidons et de celle, toujours trouble, laborieusement puisée dans la petite marre d'eau boueuse, et qui ne m'avaient alors permis rien de plus que des séances de toilette brèves et non intégrales. Je me suis donc largement rattrapé grâce à cette baignade bienvenue dans le plus grand des bassins accessibles, en forêt. C'est ici que le premier villageois m'a surpris, ou inversement plutôt, car il en est resté littéralement bouche bée, stupéfait d'apercevoir là un falang, un Blanc occidental. Il m'a ensuite accompagné durant la dernière montée menant à son village puis, une fois parvenus à destination, jusqu'à la hutte du chef. Il s'agit d'un village , des chinois, des Yunnanais récemment immigrés du pays géant voisin. La soirée s'est déroulée sans aucun évènement notable à relater, d'autant moins que je n'ai pas veillé tard, car j'avais la nausée, ayant même vomi à deux reprises, indisposition sans nul doute provoquée par un aliment avarié ou souillé avalé plus tôt, peut-être la viande d'écureuil que nous avions consommé le matin même à Ban Phousoung, ou l'œuf, non daté et à peine cuit, offert par la grand-mère et que je m'étais finalement résigné à ingérer sur place.

14 octobre - Ban Laoxang

Le décorticage du riz

Ce matin, je me sens plutôt mieux et m'apprête à reprendre le chemin. Je vais tâcher aujourd'hui, si rien ne m'y retient, de ne pas m'arrêter durant plus de quelques instants dans le premier village que je traverserai, puis de poursuivre rapidement ma route, désormais toujours en direction du nord, vers un prochain lieu habité. Car bien que je ne sois contraint par aucun programme ou itinéraire trop précisément préétabli, mon séjour prolongé chez les Akha de Ban Phousoung m'a fait prendre un certain retard.

Je ne déchiffre quasiment plus un seul mot parmi ceux qu'emploient les villageois de Ban Nang Noy, en compagnie desquels je viens de passer la nuit. Seuls quelques hommes s'adressent à moi en faisant encore un peu usage de la langue lao, mais je n'y comprends résolument pas grand-chose. Ils m'affirment ne parler au quotidien ni lao, ni chinois. Plus personne ici ne porte par ailleurs de tuniques traditionnelles, ni même les femmes qui les ont désormais définitivement abandonnées pour adopter le style "campagnard chinois", un pantalon et une blouse bleue, tous deux de très mauvaises fabrications industrielles chinoises. Seules les plus âgées d'entre elles ont conservé le large turban traditionnel des et des Lolo, cette longue bande de tissu noir repliée plusieurs fois, puis soigneusement enroulée autour de la tête.

Départ, seul, pour le prochain village, que l'on m'annonce être celui de Ban Cholikang. En chemin je fais le plein de sangsues et ne rencontre strictement personne durant les deux heures de marche qui me sont nécessaires pour gagner ce premier hameau si ce n'est, quelques minutes seulement avant mon arrivée à Ban Cholikang, un marchand de cheveux chinois, dont j'ai déjà décrit plus haut en détail le métier. Il venait juste de quitter le village, je devinai immédiatement l'objet de sa visite et lui demandai de pouvoir observer son butin, qui s’avérât représenter au total à peine quatre kilos de matériau capillaire récoltés en douze journées de périple, à rallier ainsi à pied de nombreux villages isolés. Je me pose la question de savoir si ces marchands de cheveux sont un tant soit peu organisés entre eux, ou si au moins ils se concertent avant d'entamer une nouvelle tournée, une nouvelle campagne dans telle ou telle région, car il y a si peu de matière à collecter dans chaque village, quelques mèches seulement chaque fois, qu'ils ne peuvent certainement pas se permettre d'y repasser trop fréquemment. Celui-ci me désigne vaguement d'où il vient, l'extrême nord-est de la province, la direction vers laquelle je me dirige moi-même désormais, le point où convergent trois lignes de frontière, celles qui délimitent le Laos, la Chine et le Vietnam.

Les seuls fruits domestiqués mûrs disponibles en cette saison dans les montagnes de la région sont au nombre de trois. Il y a le melon d'eau, que l'on fait pousser dans les rizières, et qui est presque totalement dépourvu de goût, mais très juteux et donc désaltérant, une variété de très gros pamplemousse à la peau étonnamment épaisse, puis un autre dont je ne connais pas l'appellation, mais que l'on pourrait situer, autant du point de vue de l'arôme que de la forme, entre la poire et le fruit de la passion. Au moins un arbre porteur de ce dernier est presque toujours planté dans les jardins des villages et il est par ailleurs également souvent visible près des abris de rizières, dispensant là, outre ses fruits saisonniers, une ombre bienvenue. Comme beaucoup d'autres fruits et baies à travers tout le pays, il est avalé mûr, offrant alors une saveur particulièrement délicate et sucrée, ou au contraire pendant qu'il est encore vert et dur comme du bois, délivrant dans ce cas un goût affreusement acide et aigre et pour lequel je suspecte que ce soient les propriétés laxatives qui sont recherchées, à l'image de celles du piment abondamment consommé au quotidien, afin d'atténuer les effets des importants volumes de riz ingurgités à chaque repas. Mûrs, ils présentent un bel et appétissant aspect jaune. J'en ai déniché aujourd'hui en chemin, une réelle aubaine en vitamines.

Alors que je parviens au village de Ban Cholikang et que je venais tout juste de mentionner les fruits disponibles en cette saison dans les villages d'altitude, pensant avoir été exhaustif à ce sujet, voilà que j'aperçois ici, pour la toute première fois dans ces régions montagneuses, que j'arpente pourtant maintenant depuis un certain temps, des orangers. Ils sont plantés dans de minuscules vergers accolés à presque chaque hutte, qui ne comptabilisent chacun pas plus de trois à dix de ces arbres porteurs d'agrumes et dont ceux-ci sont encore largement verts - même s'ils ne prennent jamais ici en mûrissant des couleurs aussi caractéristiques et uniformes que celles que nous leur connaissons en Europe.

Je m'invite à manger au sein d'une famille. Rapidement, une femme extrait d'une bassine une belle poignée d'intestins de cochon, que l'on me prépare sur le champ. Ce plat, de même que la couenne, est chaque fois un régal. La hutte est sommaire, mais d'un type encore nouveau. Elle inclut deux pièces cernées de murs de terre, et les protégeant de l'extérieur, une sorte de coursive en claies de bambou qui s'étend sur deux côtés, une extension composant ainsi une troisième pièce à vivre en forme de "L". Comme toujours, ces grossières parois de tiges de bambou fendues, aplaties puis tressées, sont très ajourées, et autant les deux pièces centrales sont sombres, autant la lumière du dehors filtre ainsi largement dans celle-ci. L'ensemble de l'habitat est par ailleurs protégé par une épaisse toiture de chaume. Quant aux greniers à riz, ils sont ici adjacents à chaque hutte et non pas, comme le plus souvent, regroupés à l'extérieur du village afin de les préserver au maximum des dangereux risques de propagation d'éventuels incendies domestiques. Ces greniers à riz présentent eux aussi un aspect nouveau puisqu'ils ne sont plus de forme quadrangulaire ni bâtis en bois, mais cylindriques, surmontés de toitures coniques en chaume, et construits en claies de bambou abondamment recouvertes et colmatées avec du torchis, ce mélange de terre et de paille hachée. Ils offrent ainsi une charmante allure de petites cases traditionnelles africaines. Comme tous les greniers à riz, quels que soient leurs types, ils sont surélevés sur des pilotis pour tâcher de protéger leurs contenus contre les incursions des mammifères rongeurs, mais aussi de l'humidité du sol. Ces pilotis sont toutefois ici étonnamment très courts, d'une hauteur n'excédant pas trente à cinquante centimètres. Enfin, comme toujours, différents dispositifs sont mis en œuvre par les uns et les autres pour tenter de décourager les rongeurs de les escalader, par exemple les cerner d'un large disque de bois difficilement franchissable, les recouvrir d'une portion de tôle ondulée ou y suspendre une couronne de bouteilles en verre, ces deux matériaux présentant des surfaces lisses trop glissantes pour que des pattes ou des griffes de petits mammifères puissent s'y agripper.

Les boyaux que nous venons de manger provenaient en fait d'un mou pha, c'est-à-dire d'un "cochon de forêt", un beau phacochère abattu pas plus tard qu'hier par les chasseurs de la maisonnée et dont on m'exhibe les énormes canines inférieures, recourbées en demi cercles. Nous ne nous sommes d'ailleurs pas contentés de ces seules tripes puisqu'au total trois plats de viande issue de la bête furent finalement présentés, en plus d'un bouillon gras à souhait, un véritable régal. En constatant que des femmes se sont désormais attelées à en confectionner d'appétissantes saucisses, il est tentant de songer à passer ici la nuit à venir. À ma demande, on m'apporte ensuite quelques-unes de ces petites oranges vertes aperçues à l'extérieur en arrivant, qui renferment une pulpe d'un beau jaune orangé et qui s'avèrent en définitive excellentes. En parlant de victuailles, je dois encore mentionner une grosse tortue vivante attachée au cadre de la porte et qui, à n'en pas douter, finira elle aussi sur le feu à moins qu'elle soit vendue à un marchand chinois ou vietnamien itinérant si l'un d'eux parvient jusqu'ici dans les prochaines semaines.

Je reprends ma route, désormais coûte que coûte en direction du nord-est. On me mentionne la présence d'encore plusieurs villages dans cette direction, alors que les frontières ne doivent pourtant plus se situer très loin maintenant, à peut-être six ou huit heures de marche seulement, ou un peu plus. Je suspecte cependant mes interlocuteurs de faire fi de l'existence de ces frontières, ici pour eux toutes théoriques, et de ne pas opérer de distinguo entre les hameaux, qu'ils soient implantés d'un côté ou de l'autre de celles-ci. Toujours est-il que pour l'instant le prochain d'entre eux est celui de Ban Laoxang, magnifique petit hameau réunissant une quinzaine de bicoques. Si je suis désormais un peu déçu par l'absence presque totale de port des tuniques traditionnelles par les villageois et Lolo, je ne le suis en revanche pas par l'architecture de leurs habitats, qui a encore une nouvelle fois évolué puisqu'il s'agit dorénavant de huttes d'une taille réduite et entièrement bâties en terre. Les claies de bambou sont en effet maintenant complètement inexistantes et des piliers en bois ronds, comme de petites colonnes et au nombre de quatre à six au total par demeure, sont accolés aux façades. Ils supportent les charpentes et les toitures de chaume dont les prolongements composent les auvents permettant de se tenir à l'extérieur tout en étant abrité des intempéries ou du soleil. Les greniers à riz sont pour leur part similaires à ceux, cylindriques et décrits juste plus haut, aperçus dans le village de Cholikang précédemment traversé.

Il règne désormais ici un parfum de Chine méridionale profonde, rappelant vaguement les campagnes reculées du Xishuangbanna, région de la très grande province chinoise du Yunnan voisin. Par exemple, quelques encadrements de portes sont décorés des traditionnelles affichettes de vœux de Nouvel An chinois, élégantes calligraphies noires sur fonds rouges que l'on acquiert pour deux sous sur les marchés ruraux. Les quelques rares billets monétaires que j'aperçois parfois furtivement entre les mains des villageois sont désormais exclusivement des yuans chinois. Des bébés sont affublés de ces très amusants bonnets traditionnels que les Miaos de la province chinoise du Guizhou confectionnent et qui sont ornés de petites oreilles d'ours. Même la nourriture, les plats de viande de phacochère de ce midi par exemple, révélait des saveurs typiquement chinoises, de sauce de soja notamment. Par ailleurs, les adultes ne comprennent définitivement presque plus rien de mon pauvre vocabulaire lao et ils en sont parfois réduits à tenter de les faire traduire par un jeune garçon. D'ailleurs à ce sujet, même s'ils m'affirment ne pas parler chinois, leur dialecte en possède de très fortes consonances.

Une aubaine pour les plus jeunes enfants est d'être portés sur le dos de leur mère ou de leur sœur alors que celles-ci, pour le décortiquer, pilonnent le riz au pilon à balancier. Celui-ci est composé d'une lourde poutre horizontale d'une longueur de trois mètres environ et ancrée sur un pivot central. À une de ses extrémités est fixé le pilon, un rondin vertical de bois dur qui viendra à chaque mouvement frapper le paddy, le riz non encore décortiqué, placé dans un fût à demi enterré dans le sol. À l'autre extrémité de la poutre, la femme actionne le balancier par pressions du pied et en s'aidant de tout le poids de son corps. Ce faisant, pour conserver son équilibre, elle prend appui contre un mur proche, ou s'accroche à un bout de corde suspendue en hauteur, ou encore s'aide d'un pilier planté là dans le sol. Le bébé porté sur son dos est alors balancé de haut en bas, tout du long de l'action, durant de longs moments et au rythme cadencé des sons sourds du pilon s'écrasant sur le riz. Tous semblent adorer ces instants.

Juste avant que la nuit ne tombe, c'est-à-dire ici immuablement entre 18 heures et 18 heures 30, plusieurs petites caravanes composées chacune de deux à sept chevaux font leur entrée dans le village, chaque animal flanqué de deux sacs de riz d'une trentaine de kilos environ chacun. On les fait pénétrer dans les cours pour les décharger et les desceller. La famille au sein de laquelle je me suis invité semble être celle qui possède le plus de ces petits chevaux, huit bêtes au total m'annonce le père.

Je n'ai pas choisi la famille la plus jeune pour m'accueillir, pas un seul enfant ne figure ce soir à nos côtés et l'ambiance n'est alors pas très animée. Cependant, après le repas, composé de poisson et de gras de buffle boucané, plusieurs hommes nous rendent visite, sans aucun doute attirés jusqu'ici du fait de ma présence. L'un d'eux me déclare être père de dix enfants et en avoir par ailleurs perdu quatre auparavant.

15 octobre - Ban Pakha Tay

L'esprit de la rivière

Le paysage évolue et se modifie sensiblement, je traverse ainsi désormais de plus amples vallées, des reliefs moins escarpés que les jours précédents et présentant alors des panoramas plus ouverts, des vues plus dégagées, permettant au regard de porter plus loin. Voici l'extrême nord-est du pays, à l'écart de tout, des voies de circulation, des bourgs de plaine, des administrations, des infrastructures. Un territoire si distant de la capitale que l'influence de cette dernière n'est résolument plus perceptible. Un territoire et des hommes définitivement plus tournés vers le géant voisin, la Chine, que vers leur propre pays. Je ne peux presque plus communiquer, car je comprends désormais très peu des mots employés par les villageois, vocabulaires qui doivent se rattacher à des hybrides de dialectes chinois ou plus locaux. Je ne me situe plus sur mes vieilles cartes russes, qui s'avèrent décidément trop périmées, à peine utilisables. Pas un seul des villages traversés ces dernières semaines n'y est d'ailleurs mentionné. Je ne navigue qu'à vue, ne pouvant me référer qu'aux renseignements plus ou moins précis obtenus de la part des villageois, et à ma boussole. Ce matin, après environ deux heures de marche, alors que j'amorçais une descente vers un large vallon, je suis parvenu à m'égarer, à perdre la trace de la sente. D'un chasseur rencontré là, je ne pus soutirer pour information qu'une vague direction, après qu'il m'ait guidé jusqu'aux abords d'un torrent, puis délivré pour unique consigne de remonter son cours, dans son lit tellement les abords furent impénétrables, jusqu'à rejoindre le sentier précédemment perdu. Me retrouver dans ce genre de situation, c'est-à-dire devoir évoluer dans un environnement dans lequel plus aucune trace du passage d'humains n'est visible, est relativement anxiogène, et je ne suis malheureusement pas parvenu à convaincre le chasseur de m'accompagner pour me guider. Alors j'ai marché dans la rivière, longtemps, trop longtemps, finalement même trop loin pour pouvoir me résigner à faire demi-tour. Ce fut une marche pénible puisque, dans ce type de milieu, au-delà de l'inquiétude engendrée par la situation, il faut sans cesse franchir et refranchir le torrent, passer d'une rive à l'autre afin d'éviter les bassins trop profonds et les zones difficilement traversables, car encombrées de gros rochers. De plus, le courant est parfois fort et la surface de certains de ces rochers particulièrement glissante. J'ai finalement croisé un passage, mais une voie rarement empruntée, peut-être même une trace de bêtes, ouverte par les buffles divagants. Elle a heureusement rapidement rejoint un sentier d'hommes puis, plus haut, un hameau.

Il est possible que le cours d'eau remonté hier soit le dernier situé au nord-est du pays, avant d'atteindre une ligne de partage des eaux majeure, localisée sur la frontière, géographique et physique. Ainsi, toutes celles présentes sur ce versant rejoindront la mer de Chine méridionale, via la rivière Nam Ou, puis le fleuve Mékong, après de longues traversées du Cambodge et du Sud Vietnam. Sur le versant opposé, de l'autre côté de la chaîne Annamitique qui sépare le Laos du Vietnam, toutes les eaux finiront pour leur part leur course dans le golfe du Tonkin, à l'est. Ici, dans le petit village de Ban Pakha Tay rejoins aujourd'hui, on me mentionne l'existence d'encore deux hameaux supplémentaires avant d'atteindre ces frontières.

J'ai beaucoup paressé ces dernières semaines, ce sont résolument de très lentes balades que j'effectue là. Je devine déjà que je vais plus tard le regretter, car ayant prévu de réaliser ensuite une escapade de plus, cette fois dans l'extrême nord-ouest de la province, là où je suppose la présence de villages Yao particulièrement isolés, populations que je tiens absolument à rencontrer cette année encore, disposer de trop peu de journées pour "explorer" cette nouvelle zone me frustrera à coup sûr.

Le village de Ban Pakha Tay domine une colline, implanté qu'il est sur un mamelon de terre nue et faisant face à un vaste panorama. Les huttes, également de terre, lui confèrent alors un caractère un peu "lunaire", dépouillé en tout cas. Il ne subsiste en outre ici plus autant de surfaces boisées que dans la plupart des zones traversées les semaines passées. Il est probable que de petits entrepreneurs chinois ont, ces dernières années, exagérément exploité les ressources du secteur, très difficilement contrôlable par des autorités si distantes géographiquement, transformant alors définitivement de grandes étendues de forêts primaires en savanes.

Comme à mon habitude, je m'approche d'une hutte qui me plaît particulièrement, avec l'intention de m'y faire inviter si ses habitants m'offrent la même impression. Une femme m'accueille, malgré le fait qu'elle se tienne seule dans la cour avec deux enfants, passant là le temps, armée d'une longue perche souple de bambou, à maintenir à distance respectueuse les volailles qui tentent perpétuellement d'assaillir une belle quantité de paddy mis à sécher au soleil, étalé sur de vastes nattes d'herbes tressées. Comme le veut la bienséance, en attendant la venue d'au moins une personne de sexe masculin je me tiens moi aussi pudiquement à l'extérieur, m'asseyant sur un tabouret bas qu'un gamin m'a rapidement apporté à la demande de sa mère. Un homme survient peu après et se montre tout de suite pleinement réjoui de ma visite. Il m'affirme que je suis le premier falang, le premier étranger Blanc occidental, qu'il rencontre dans la région, et ceci depuis toujours. On me prépare immédiatement à manger, un peu de viande de buffle boucanée, puis d'autres hommes, désormais avertis de ma présence, nous rendent visite. L'un d'eux, opiomane à n'en pas douter, me tient un long discours incompréhensible - et un peu pénible, je dois l'avouer - tout en traçant à mon intention sur le sol de terre battue et à l'aide d'un fragment de bois carbonisé, une fresque tout aussi indéchiffrable que ses propos. Il s'agit d'un large cercle à l'intérieur ou à l'extérieur duquel sont ensuite insérés, chaque fois après quelques secondes de réflexion, différents symboles et idéogrammes chinois qu'il dessine les uns après les autres.

La grand-mère de ma famille d'accueil est opiomane. Sa paillasse faisant face à la mienne, elle a ce soir pudiquement tendu une pièce de fin tissu afin de tâcher de s'isoler de mes regards. Ce dont elle ne semble en revanche désormais pas s'apercevoir, c'est que la petite flamme de sa lampe à graisse projette sur cet écran improvisé un charmant jeu d'ombres chinoises révélant très distinctement et très précisément l'ensemble des gestes caractéristiques du fumeur.

Tôt ce matin, alors qu'il n'est pas encore à 7 heures, un vieillard accompagné d'une fillette s'éloigne en direction du torrent. Dans une main l'homme transporte un magnifique coq vivant, de l'autre un panier contenant un flacon d'alcool, deux petits pots en bambou emplis de riz cru décortiqué, un œuf et trois bâtons d'encens. La fillette, pour sa part, a été chargée d'emporter un petit tabouret bas en bambou. Un rituel se prépare et "l'esprit" de la rivière va visiblement être mis à contribution, ou plutôt être sollicité. Ne devinant pas l'objet du rite qui s'annonce, mais ayant par le passé déjà pu assister à quelques reprises à ce type de séance, je soupçonne à peu près la manière dont elle va se dérouler. L'ensemble de ces objets, le flacon d'alcool, le coq aux pattes entravées et les pots de riz dans lesquels les bâtons d'encens auront été plantés, puis l'œuf déposé, seront disposés sur le sol, tout près du cours d'eau. Le vieillard se tiendra assis sur le petit tabouret, faisant face à ce tableau et à la rivière, puis débutera une série d'incantations, de prières - je ne sais quel mot employer - en tout cas d'interminables lents et monotones "chants" à peine psalmodiés, parfois murmurer. Cela va durer longtemps, très longtemps, pendant au moins une heure, plus probablement deux, au cours desquelles notre chaman s'interrompra brièvement de temps à autre pour verser quelques doigts d'alcool dans le cours du torrent... et dans son gosier. Quant au coq, il ne sera a priori pas égorgé sur place, mais n'échappera pas à son sort dès le retour dans la hutte de la maisonnée, pour laquelle une intervention de "l'esprit" de la rivière s'avérait ainsi vraisemblablement nécessaire.

Je considère avoir atteint mon but. Il est en effet assuré, ici même plus qu'ailleurs, dans ces territoires extrêmement isolés et sauvages et ceci encore sur de très longues distances en amont et en aval, que les trois frontières délimitant le Laos, la Chine et le Vietnam ne sont que virtuelles et qu'aucun signe tangible ne les matérialisera. Je présume qu'elles ne peuvent désormais plus se situer à plus de deux ou trois heures de marche environ, probablement moins, car les villageois, en me livrant cette estimation, font sans doute référence au temps nécessaire pour atteindre les premiers lieux habités en Chine et au Vietnam, donc localisés derrière les frontières elles-mêmes, dont l'existence n'est pour eux qu'abstraction. Demain, je changerai alors de cap et me dirigerai dorénavant vers l'ouest pour rejoindre, en deux ou trois journées, l'unique piste carrossable du nord de la province, piste antique de terre que j'avais quittée au tout début de ce périple, il y a maintenant vingt-cinq jours, puis très brièvement réaperçue deux semaines plus tôt, à Ban Nong, au terme de l'épique journée de navigation sur la rivière Nam Ou. Je ne ferai que traverser cette piste, et m'en éloignerai immédiatement à nouveau, toujours en direction de l'ouest, pour gagner puis sillonner un pays Yao dont je soupçonne l'existence dans les parages.

16 octobre - Ban Khaokhio

Les marchands de cheveux (2)

Anecdote tout aussi cocasse que celle du jeu d'ombres chinoises "opiacées" offert par la grand-mère la veille, je dispose de quelques ballons de baudruche que je distribue parfois, avec parcimonie toujours, aux plus jeunes enfants des foyers qui m'accueillent et avec lesquels nous nous amusons beaucoup, les soirs dans les huttes, à se faire d'incessantes passes, tout en s'interdisant de les faire toucher le sol. J'en ai donné hier un exemplaire à chacun des trois bambins de "ma" famille, gamins âgés de peut-être trois à sept ans et ce matin, alors que je faisais un brin de toilette à la source proche, quatre gosses de maisonnées voisines sont spécifiquement venus à ma rencontre, me tendant timidement deux mèches de cheveux ! Ils ont été convaincus, vraisemblablement en raison des ballons aperçus aux mains de leurs camarades de jeux, que j'étais un marchand de cheveux ! Ne souhaitant en aucun cas décourager un tel esprit d'entreprise et surtout décevoir de forts espoirs, nous avons donc bien sûr préalablement négocié un peu, puis finalement échangé nos butins, quatre ballons en contrepartie des deux rebuts capillaires dont je me suis débarrassé peu après dans un buisson. Et tant pis si j'ôte ainsi un peu de pain de la bouche du prochain marchand chinois qui sillonnera la région.

Départ de Ban Pakha Tay, cette fois avec un peu d'appréhension, car je manque cruellement d'informations et de repères géographiques au sujet de la région. De plus, je ne suis parvenu à convaincre aucun des hommes valides à m'accompagner, car c'est actuellement ici une période de travail intense, tous s'absentant chaque jour pour venir à bout de la moisson qui a lieu dans de petites rizières en terrasses aménagées dans le fond de vallée. Alors départ à pied, seul, d'abord vers le sud-ouest, puis l'ouest, marchant durant un peu plus de cinq heures sans rencontrer de difficultés, le sentier s'avérant relativement bien tracé et ne présentant finalement aucune bifurcation ambigüe. Environ à mi-parcours je retrouve les denses forêts que j'apprécie tant, et de tout le trajet je traverse un seul hameau, minuscule, ne réunissant pas plus de trois huttes. Seuls des femmes et des enfants s'y tiennent lors de mon passage et on semble peu disposé à me préparer à manger à cette heure, ce qui est tout à faire compréhensible lorsqu'il ne reste plus de riz cuit du matin, car cela ne s'improvise pas, une nouvelle cuisson impliquant le décorticage préalable du paddy, puis le vannage des grains, c'est-à-dire du temps et des efforts substantiels. On me sert alors, dans un bol d'aspect douteux, des quartiers d'une sorte de pamplemousse, débarrassés de leurs membranes et assaisonnés à la sauce de soja et au piment. Je les aurais préférés nature, mais c'est trop tard, ils sont déjà prêts.

Je réalise que, parvenu à proximité des trois frontières, je me situe résolument aux confins de la province et que deux ou trois journées me seront probablement nécessaires pour rejoindre la piste de terre carrossable qui sillonne laborieusement cette extrémité nord du pays. Pour l'instant, j'ai atteint, en à peine plus de cinq heures de marche rapide, le grand village de Ban Khaokhio. Si Ban Takhao, traversé il y a maintenant vingt jours, semblait faire office de village "pivot" et central de la rive droite de la rivière Nam Ou, Ban Khaokhio pourrait être celui de la rive gauche. En effet, bien qu'il ne s'y trouve par exemple toujours pas la moindre échoppe, il s'agit néanmoins résolument d'un village d'importance. Il abrite quelques dizaines de maisons dont plusieurs sont construites en dur - les premières que j'aperçois depuis bien longtemps - en ciment et en briques et qui même, pour quelques-unes d'entre elles, sont surmontées d'un étage dont les murs sont cette fois faits de planches de bois ou de claies de bambou. Ces bicoques à toitures de tuiles sont, avec leurs faîtages incurvés, caractéristiques de celles que l'on peut observer en nombre dans les contrées rurales des provinces chinoises méridionales du grand pays voisin, c'est-à-dire celles du Yunnan mitoyen, du Guangxi et du Guizhou. Il est certain que, si les briques ont été confectionnées et cuites artisanalement sur place, comme cela se pratique couramment dans toutes les campagnes du pays, certains des autres matériaux qui ont été nécessaires pour bâtir ces masures ont été rapportés depuis des marchés chinois, bien plus accessibles que ceux du Laos, même les moins distants.

Le village surplombe une vaste vallée, et je ne compte pas moins de huit lignes de crêtes visibles à l'horizon, se succédant en autant de rubans bleuâtres qui s'estompent progressivement avec la distance, les plus éloignées d'entre elles étant localisées en Chine. En fin d'après-midi, comme à mon habitude une fois m'être invité au sein d'une famille, je me promène dans le village, accompagné de quelques gamins qui me font notamment visiter les vergers. J'aperçois ici un nouveau fruit, qui pourrait s'apparenter au kaki, mais qui est plus volumineux, bien plus sucré et qui surtout n'impose pas le très désagréable goût astringent de celui-ci s'il n'est pas suffisamment mûr. Peu après, en tout début de soirée, plusieurs caravanes composées chacune de cinq à dix petits chevaux, tous chargés de deux sacs de riz, font leurs entrées successives dans le village, escortée chacune par plusieurs paysans.

Les du village de Ban Khaokhio stockent, à même le sol de la pièce principale de leurs habitats, de nombreuses jarres de terre émaillée, de peut-être dix à vingt selon les familles, des récipients de toutes tailles, mais n'excédant toutefois rarement une hauteur de quatre-vingts centimètres environ. Les couvercles de celles dont le contenu n'est pas entamé sont scellés hermétiquement à l'aide de cire naturelle. J'ai demandé à une femme de ma famille d'accueil l'autorisation d'aller les inspecter. Elles renferment des pousses de bambou hachées, des graines de soja, des sauces de natures et de compositions non identifiables, le tout exhalant de forts relents nauséabonds, car fermentant dans de la saumure.

Il devient urgent que je m'éloigne de ce pays de l'extrême nord de la province, car les difficultés de communication auxquelles je dois désormais faire face se font de plus en plus contraignantes. Elles engendrent en outre trop de frustration, autant pour moi que pour mes hôtes, tant nous ne pouvons que très laborieusement parvenir à répondre à quelques-unes de nos interrogations mutuelles, et donc à assouvir nos ardentes curiosités respectives. Je parviens toutefois à leur décrire mon parcours, cette traversée intégrale de la moitié septentrionale de cette province de Phongsaly. Je parviens aussi, encore jusqu'à aujourd'hui, à leur énumérer de mémoire les noms de la totalité des villages que j'ai visités en ces vingt-cinq journées de promenades déjà réalisées dans la région. C'est peu de dire que tous sont fortement impressionnés par ce parcours, non pas qu'il s'agisse là d'une prouesse physique puisque je me déplace lentement, ne marchant finalement pas un très grand nombre d'heures chaque jour, mais parce que j'accomplis cela en solitaire, au cœur de zones si reculées dans lesquelles aucun falang n'a plus fait son apparition depuis probablement plusieurs décennies, si tant est que tous les villages de cette région du monde aient un jour eu la visite d'un étranger Blanc occidental. Je relate aussi régulièrement, plus par des gestes et des mimes que par des paroles, l'épique et mouvementée longue journée de navigation sur la partie la plus sauvage de la rivière Nam Ou il y a deux semaines, un "récit" qui fait chaque fois sensation.

17 octobre - Ban Ou Neu

L'ethnie Sila

Le petit-déjeuner n'est ce matin pas frugal puisque pas moins de cinq plats sont servis en l'honneur de ma présence et tous s'avèrent excellents. Il semble donc que les ingrédients et les sauces aux odeurs épouvantables qui fermentent dans les jarres de stockage conservent des qualités gustatives remarquables. Je me régale ainsi d'une fricassée d'alevins frits, gras et croustillants à souhait, d'une purée de soja assaisonnée avec je ne sais quelles épices, de pousses de bambou fermentées, d'un peu de viande de cochon sous forme de gros os à ronger et enfin d'une soupe d'herbe. Tout ceci accompagne moult bols d'un savoureux riz.

Je quitte Ban Khaokhio dans la brume matinale, peu après que les petites caravanes de chevaux aient pour leur part repris la direction des rizières. La sympathique mère de ma famille d'accueil m'exhorte pourtant chaleureusement à résider ici pour une nuit supplémentaire, mais bien que la tentation soit forte, je décide de décliner l'invitation et de reprendre la route, car il est nécessaire que j'avance désormais efficacement. À ce sujet, j'avais d'ailleurs prévu, lorsque je parviendrais aux abords de la piste carrossable, d'effectuer un détour par le nord, en direction de deux hameaux Hô déjà visités un an auparavant, et dans lesquels je projetais d'aller remettre aux villageois des photographies réalisées à l'époque, mais je mesure que ce détour nécessiterait trop de temps et je décide donc dès maintenant d'abandonner cette idée, ce qui me permettra opportunément de gagner une journée.

Le sentier que j'emprunte est une voie désormais bien tracée, et même motocyclable. Il s'agit d'une des rares pistes secondaires qui sillonnent le nord de la province, un de ces axes qui seront à coup sûr bitumés un jour, lorsque ce secteur se désenclavera enfin après des siècles d'isolement. J'avais d'ailleurs bien remarqué la présence de deux scooters à Ban Khaokhio et avais sollicité leurs propriétaires pour essayer de me faire transporter durant quelques kilomètres, mais aucun d'eux n'avait paru intéressé par le généreux dédommagement pécuniaire que je proposais pourtant en contrepartie. J'en comprends désormais la raison, en apercevant tant de personnes à la tâche. Le chemin a d'abord descendu vers le fond du vallon et y longe maintenant de petites rizières en terrasses aménagées par les villageois de Ban Khaokhio. C'est la pleine moisson et tous les bras sont en effet indispensables aux travaux de récolte qui ont cours actuellement. Le fauchage est entièrement réalisé à la main, les gerbes d'épis agrippées à pleines poignées les unes après les autres, puis tranchées à l'aide des faucilles légères. Il s'agit là d'un labeur harassant nécessitant en outre de se tenir en permanence le dos courbé. Les petits chevaux, pour leur part, paissent pour l'instant tranquillement sur les abords et dans les fourrés adjacents en attendant la fin de journée, lorsque leur force sera une nouvelle fois mise à contribution, que l'on chargera chacun d'eux avec deux lourds sacs de riz à rapporter au village.

Le sentier reprend ensuite de l'altitude, puis je retrouve à nouveau la forêt dense, sauvage, intacte et inhabitée. Avant d'atteindre un petit col, je comprends qu'un autre motif encore plus tangible que celui des travaux des champs empêchait rigoureusement les propriétaires de scooter de répondre favorablement à ma requête de transport. Je constate en effet ici que la piste serait totalement impraticable pour un deux-roues étant donné qu'elle a été, en maints endroits, littéralement emportée dans le ravin ou au contraire submergée sous les éboulements qui ont dégringolé depuis l'amont, de véritables glissements de terrain qui ont régulièrement entraîné avec eux des arbres entiers. Même à pied certaines traversées pourraient se faire sensiblement périlleuses pour quiconque n'aurait pas le pied montagnard puisqu'il ne subsiste parfois plus qu'un étroit passage de seulement quelques centimètres de largeur, courant juste au bord du ravin. Les scooters de Ban Khaokhio ne peuvent donc plus être utiles, et certainement encore durant de nombreux mois à venir, qu'à effectuer des trajets entre le village et les rizières.

Peu avant le franchissement du col, j'aperçois un minuscule "hameau", terme probablement peu suffisamment approprié dans ce cas puisqu'il ne s'agit que de quatre misérables huttes, chétives cahutes de bois et de bambou implantées légèrement en retrait de la piste, sur un pan de forêt à peine défrichée et s'apparentant déjà à un taillis non entretenu. Je n'ose aller les visiter, car seules des femmes et quelques enfants semblent s'y trouver en cet instant. De plus, dès qu'elles m'aperçoivent, trois femmes qui se tenaient à l'extérieur s'en vont prestement s'enfermer dans une des huttes, visiblement apeurées. Je n'ai alors d'autre choix que de m'éloigner moi aussi, néanmoins à regret et un peu frustré de ne pas pouvoir les rencontrer, car une caractéristique du lieu m'a instantanément interpellé, il s'agit du fait que ces huttes soient construites sur pilotis. En effet ne côtoyant désormais plus, depuis plusieurs jours déjà, que des populations "chinoisantes" tels les et les Lolo, je n'avais dès lors plus observé ce type d'habitat surélevé, ces groupes ethniques les bâtissant toujours systématiquement à même le sol de terre battue. Il en est de même pour les Hmong et les Yao dont il ne peut donc également s'agir ici. Enfin, ce ne peut être un groupe Taï puisqu'eux n'ont pas pour habitude d'installer leurs villages à cette altitude, ni un groupe Akha, car je l'aurais immédiatement deviné à la tenue vestimentaire des femmes et suis de plus convaincu que cette ethnie n'a jamais été présente dans cette zone. Le mystère n'a toutefois pas perduré longtemps puisque c'est seulement peu après avoir franchi le col que j'ai pour la toute première fois rencontré l'énigmatique ethnie Sila, tantôt également dénommée Sidha.

Un abri sommaire est visible au bord du sentier, construit quasiment dans les fourrés, constitué simplement quatre troncs de bambou soutenant une frêle toiture de feuilles de bananier désormais sèches. Un homme, trois femmes et trois jeunes enfants, probablement partis pour la journée cueillir en forêt, y font une pause, y prennent leur repas. Ils ont déposé à même le sol le contenu de leurs volumineux "sacs de front," qu'ils transportent sur le dos et dont la courroie, et donc la charge, ne repose pas sur l'épaule, mais sur l'avant du crâne, à l'image de la technique de portage adoptée par certains groupes de Papouasie-Nouvelle-Guinée aux modes de vie par ailleurs particulièrement primitifs. Leur repas est emballé dans des fragments de feuilles de bananier : une impressionnante quantité de riz, une purée de légumes peu ragoûtante, ces sortes de haricots verts géants longs de plusieurs dizaines de centimètres et qui se mangent crus, et enfin le traditionnel mélange de piments broyés et de sel dans lequel on trempe préalablement chaque bouchée avalée. Ce qui frappe immédiatement chez les Sila - ou Sidha - puisqu'il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'eux, est leur langage, qui ne s'apparente en effet à aucun autre entendu jusqu'à présent. Il donne notamment l'impression que très peu de consonnes sont employées, les lèvres se refermant peu, et la sensation d'écouter un enregistrement qui serait diffusé à une vitesse de lecture légèrement accélérée. Ces flots de sons, déjà très étonnants ainsi, sont de plus prononcés de manière chantante et sur une large gamme de tons, conférant à l'ensemble un aspect très étrange. Moins surprenants sont les attributs vestimentaires que je peux actuellement observer et dont très peu de vestiges traditionnels semblent subsister. Une blouse néanmoins caractéristique pour les femmes, démunie de manches et portée près du corps, confectionnée, "patchworkée" plutôt, dans des pièces de tissus colorés de mauvaise fabrication industrielle chinoise. Enfin, deux des femmes les plus âgées exhibent des dents laquées en noir, ce qui ajoute encore à leur étrangeté, et toutes trois arborent d'étonnantes "boucles" d'oreilles que j'avais déjà pu apercevoir par le passé sur une des rares photographies de ce groupe ethnique dénichées en France : des cylindres en métal, vraisemblablement d'argent et aux extrémités évasées, ou de simples tronçons de tiges de bambou, qui transpercent les lobes d'oreille, les élargissant alors exagérément.

Passé le moment d'étonnement de me rencontrer là, ces gens me convient à partager leur repas, exhortation qui consiste, ici et comme dans l'ensemble du pays, quel que soit le groupe de population auquel on a à faire, autant en une forme de salutation, de politesse formelle que de réelle invitation à se sustenter. J'ai justement effectivement faim, mais cela ne me sera néanmoins pas possible d'accepter leur offre. En effet, je suis très peu exigeant en termes d'alimentation et d'hygiène culinaire - en cas contraire il serait d'ailleurs impensable de ne serait-ce qu'envisager de visiter ces régions, puisque ce serait alors au risque de ne presque jamais pouvoir s'alimenter - et ai à de très rares exceptions dû me détourner d'un menu ou d'un plat en particulier pour ces motifs, après pourtant au total plusieurs centaines de repas pris en compagnie des minorités ethniques montagnardes, mais l'aspect des denrées visibles aujourd'hui au sol et avec lesquelles chaque mangeur entre régulièrement en contact avec ses doigts terreux est cette fois trop rebutant. De plus, je perçois nettement que ma présence intimide fortement, surtout les femmes et les enfants, pour leur part presque apeurés, et je décide alors de ne pas m'attarder plus longtemps, d'autant que j'ai encore du chemin à parcourir.

Aujourd'hui, je me sens disposé à marcher durant les neuf heures qui, semble-t-il, pourraient me permettre d'atteindre la piste carrossable. Après une heure supplémentaire, je parviens à ce qui doit être le village d'appartenance du petit groupe de cueilleurs Sila rencontrés précédemment. Je dois avouer que je suis passablement ému puisque cela fait maintenant quelques années que j'ai, pour la première fois et à de très rares autres reprises ensuite, grâce à quelques lignes dénichées dans une publication écrite, eu écho de l'existence de cette très minoritaire et tout aussi discrète ethnie du nord du Laos et qui m'avait dès lors déjà laissé une forte impression. Mis à part un unique autre hameau visité depuis dans la province voisine de Luang Nam Tha, hameau pour sa part très acculturé et issu d'une opération de transmigration - transmigration d'ailleurs très certainement menée depuis le secteur dans lequel je me trouve actuellement - celui-ci est le tout premier village Sila que je découvre dans sa région originelle. Ce hameau et ses habitants sont eux aussi désormais devenus relativement acculturés, car peut-être tellement minoritaires au milieu d'autres groupes ethniques - pourtant également la plupart du temps qualifiés de "minoritaires", néanmoins plus puissants et d'une démographie plus dense - que l'influence de ces derniers se fait trop prégnante pour que les Sila puissent aisément assurer la conservation et la perpétuation de leurs traditions propres. Reste cependant les huttes caractéristiques sur pilotis, et du côté vestimentaire, pour ce que je peux pour l'instant observer, outre les blouses emblématiques décrites plus haut et les fameux ornements d'oreilles, il faut mentionner de surprenants bonnets de bébés, larges et pointus capuchons blancs retombant bas derrière la nuque et décorés de liserés brodés, de floches de laine et de petites cupules de métal argenté. Ces bonnets rappellent fortement ceux aperçus chez une autre ethnie, très minoritaire également en son territoire, celle des Jinuo qui sont implantés dans le Xishuangbanna voisin, le sud profond de la province chinoise du Yunnan tout proche.

Ma présence en ces lieux semble étrangement embarrasser les habitants. Je suis loin d'y profiter, si ce n'est de la chaleur, du moins de la joyeuse animation et de la curiosité bienveillante auxquelles je fais habituellement face lorsque je me trouve parmi des montagnards. Ici au contraire, personne ne se donne la peine de faire le moindre effort pour venir à ma rencontre ou ne serait-ce que pour me poser la moindre question, au moins celle incontournable, et même presque rituelle partout ailleurs, qui consiste à bien s'assurer que je sois seul. J'annonce à deux ou trois hommes la direction vers laquelle j'envisage désormais de me diriger et ils m'indiquent immédiatement, mais simplement par gestes, doigt pointé vers l'horizon, celle qu'il me faut prendre, comme s'ils souhaitaient que je m'éloigne d'ici au plus tôt. Je m'abstiens alors même de quémander un peu de nourriture, dont j'aurais pourtant grandement besoin. Cette rencontre, cette traversée du village Sila, se sera déroulée en à peine trente minutes au total.

J'ai repéré un départ de sentier qui semble conduire tout droit vers d'autres hauteurs habitées, mais deux hommes m'affirment qu'il ne rejoint aucun village. J'en doute pourtant sérieusement, car deux signes ne trompent pas : son tracé est bien trop net et caractérisé pour n'être qu'un passage emprunté par le bétail ou une simple voie d'accès aux rays, puis il prend naissance, comme c'est souvent le cas pour les chemins menant aux villages, près d'un petit affluent du torrent qui coule plus bas. Deux indications laissant fortement soupçonner de la vie en amont. Je note donc consciencieusement sa présence dans mes carnets, dans l'éventualité d'une "exploration" ultérieure.

Je reprends alors ma marche, pour l'heure vers l'aval, replongeant dans une petite plaine afin, dans un premier temps, de rejoindre le village Taï Lü de Ban Bhoupang. Les villages de l'ethnie Taï Lü, bien plus accessibles, sont aussi bien plus rigoureusement administrés, et donc intégrés à la société lao que ceux, plus montagnards, des minorités ethniques tibéto-birmanes ou chinoisantes. Mentionnons aussi que ces populations sont relativement aisées d'un point de vue économique, du moins si on le compare à celui des groupes implantés plus en altitude. Elles ne sont par ailleurs pas à la recherche, comme beaucoup de ces derniers, d'une farouche indépendance vis-à-vis de toute autorité étatique. Elles disposent en outre des plus belles rizières, celles de plaines qu'elles ont ainsi pu aménager en surfaces irrigables plus productives et rentables, ne sont pas cultivatrices ni consommatrices - en tout cas très rarement - d'opium, emploient une langue lao parfaite et sont d'obédience bouddhiste, même si de nombreux reliquats d'animisme subsistent dans leurs pratiques religieuses et rituelles. Enfin, elles élèvent de solides, larges et belles demeures pérennes sur pilotis. Ce n'est toutefois pas chez les Taï Lü que je me sens le plus à l'aise puisque, en raison de leur plus grande proximité avec les autorités du pays, État, rappelons-le, communiste à parti unique, ils se font ainsi beaucoup plus méfiants, voire paranoïaques, à l'encontre de mes intentions et agissements. Le seul réel avantage que je perçois en leur compagnie consiste en une plus grande facilité de communication qu'avec les montagnards, nos échanges n'étant pas "parasités", disons plutôt perturbés, par des dialectes et des accents pour moi très difficilement compréhensibles.

Ne souhaitant donc pas m'éterniser durant trop longtemps chez les Taï Lü de Ban Bhoupang et ayant par ailleurs encore beaucoup de chemin à parcourir, c'est dans une hutte choisie à peu près au hasard que je m'invite immédiatement à manger, mais parvenu là, on m'impose d'aller préalablement me présenter au nay ban, au chef du village - quand je disais que ma présence est souvent perçue comme suspecte chez ces populations... Celui-ci s'avère finalement absent, seule sa femme se tenant en ce moment sous son toit. Elle s'attelle néanmoins à me préparer à manger, et pendant ce temps-là je patiente à l'extérieur, sous le regard plus ou moins distant des quelques villageois qui ne se sont pas rendus aux rizières. La femme m'invite peu après à entrer puis à m'installer pour manger, pendant qu'elle sort à son tour. C'est en effet, à de très rares exceptions près, une règle immuable, ici et presque partout ailleurs dans le pays, dans quelque village que ce soit : à mon grand dépit il n'est pas envisageable que je puisse, en tant qu'étranger, me tenir seul avec une femme dans un intérieur, ne serait-ce que durant quelques instants.

De même qu'au village de Ban Khaokhio quitté ce matin, j'ai ici aussi repéré la présence de deux scooters. Je me renseigne à leur sujet auprès du premier homme que je croise, ainsi que sur la possibilité de me faire transporter jusqu'à Ou Neu, très modeste bourg situé le long de la piste carrossable que je cherche pour l'heure à atteindre. Je m'offrirais en effet volontiers ce petit luxe, car d'une part la fatigue commence à gagner et d'autre part j'évalue à plus de deux dizaines de kilomètres la distance qu'il doit encore me rester à parcourir jusque là. De plus, j'économiserais ainsi plusieurs heures, voire peut-être même finalement une journée complète, sur mon programme. Cet homme m'annonce tout de go être disposé à me conduire lui-même et pour ma part je suis passablement étonné que le hasard m'ait visiblement fait tomber en tout premier lieu sur un des rares propriétaires de scooters. Nous négocions rapidement un tarif pour cette course et mon futur chauffeur se lance alors dans une série d'explications auxquelles je ne comprends strictement rien, mais qui semblent concerner quelques aléas auxquels il faudrait manifestement s'attendre au sujet de son véhicule. Je coupe court à ses développements et lui fais simplement confirmer une seconde fois qu'il est bien apte à me conduire, ce qu'il approuve de nouveau. Il m'invite pour l'instant à le suivre dans sa hutte, car lui aussi doit d'abord prendre son repas. Je me sustente alors opportunément à nouveau, cette fois de poissons bouillis, frits ou encore grillés en brochettes, puis de crabes d'eau douce également bouillis. Une aubaine dont je profite largement, car la femme du chef ne venait précédemment de me servir que des restes de nourritures froides et très peu engageantes.

Mon hôte me demande de patienter brièvement, le temps qu'il aille chercher ce que je crois être un scooter, mais revient rapidement juché sur un... motoculteur, un de ces minuscules tracteurs à deux roues affublés d'une petite remorque permanente et construits autour des moteurs à essence démontables que j'ai déjà décrits plus haut et qui sont abondamment employés dans tout le pays pour faire fonctionner une quantité innombrable de dispositifs et d'engins de toutes sortes. Pour le coup c'est une surprise, car il m'est déjà arrivé, par le passé, de goûter à ce mode de "transport", mais chaque fois uniquement sur de très courtes distances, et je peux revendiquer qu'il est incommode, et même franchement pénible. D'une lenteur exaspérante et surtout abominablement inconfortable, puisque totalement dépourvu du moindre dispositif de suspension, on y subit en effet de manière exagérée tous les cahots de la piste, et c'est peu dire qu'il y en a en nombre. Nous voilà néanmoins partis, moi trônant dans la minuscule remorque, la plupart du temps debout afin de préserver mon arrière-train, mais toujours précautionneusement cramponné des deux mains à la ridelle frontale. Au total, près de trois heures nous sont requises pour parcourir les vingt à vingt-cinq kilomètres qui nous séparent du bourg de Ou Neu, plusieurs arrêts étant par ailleurs nécessaires pour resserrer périodiquement quelques boulons sans cesse fugitifs en raison des fortes vibrations et des soubresauts incessants. Avant notre départ mon chauffeur s'était plaint à moi de migraines chroniques et m'avait indiqué que pour tenter d'y remédier il absorbait alors régulièrement l'universelle aspirine chinoise en poudre que l'on se procure assez facilement par ici. À notre arrivée, je lui ai présenté l'hypothèse que ces maux de tête étaient possiblement provoqués par les inhalations de gaz d'échappement qui lui sont projetés en pleine figure dès qu'il conduit son engin, dont il doit abondamment faire usage au quotidien dans ses rizières ou au profit d'autrui. Il semble avoir considéré mon hypothèse avec sérieux. Enfin parvenus à Ou Neu, bourg pourtant situé le long de la principale piste de la région, mais où les doigts d'une main doivent être largement de trop pour compter le nombre de falangs, d'étrangers occidentaux, qui s'aventurent jusqu'ici chaque année, notre convoi est bien sûr aisément remarqué et fait sensation avec son étrange étranger qui arrive ainsi de l'improbable direction des montagnes, debout à l'arrière de l'engin, grand parapluie brandit comme un sceptre. Mon chauffeur en profite pour effectuer là quelques petits achats avec une partie de l'argent que je lui ai remis, puis fait rapidement demi-tour.

Je parviens à me faire inviter chez l'habitant, après avoir toutefois essuyé quelques refus. C'est compréhensible, car dans ce village de population Taï Lü de plaine et bien administré, personne ne souhaite se compromettre vis-à-vis des autorités, l'hébergement d'un étranger par des particuliers restant jusqu'à ce jour théoriquement totalement interdit dans l'ensemble du pays. Mes hôtes m'affirment qu'ils n'ont vu aucun autre falang faire étape ici, dans ce village pourtant situé en bord de piste, depuis mon dernier passage il y a trois ans. À l'époque déjà, et même encore plus qu'aujourd'hui, ma venue avait provoqué quelques remous. Tard en soirée en effet, alors que je dormais déjà, dans la petite cellule communale que l'on m'avait allouée pour la nuit - mon hébergement chez l'habitant n'ayant pas été accepté - plusieurs hommes étaient venus me réveiller spécifiquement pour contrôler mes papiers. Ils m'avaient un peu interrogé sur les raisons de ma présence, puis avaient noté mon seul prénom, ma nationalité et la date du jour dans un petit cahier d'écolier d'aspect totalement défraîchi utilisé pour recenser les étrangers de passage. Les ayant alors interrogés à mon tour par curiosité à ce sujet, ces hommes m'avaient assuré que ce cahier, inauguré pourtant depuis longtemps déjà, ne contenait encore aucun autre nom d'étranger occidental, mais uniquement des noms lao et chinois.

Je m'étais promis, avant mon arrivée ici à Ou Neu, qu'il serait cette fois hors de question que j'accepte de dormir à nouveau dans la sinistre cellule. Une modeste pension a été construite depuis ma dernière visite, mais elle n'a pas encore ouvert, et pour cause, elle resterait probablement pour l'heure totalement vide la plupart du temps. Après de nombreuses tentatives infructueuses, c'est finalement une toute jeune et très modeste famille qui m'accueille. N'ayant jusqu'à ce jour pas eu le temps de capitaliser suffisamment, elle continue de se contenter d'une misérable petite maison, une baraque plutôt. Alors qu'ici la plupart des habitats sont de types traditionnels Taï Lü, grands, massifs et solidement construits sur de hauts et robustes pilotis assez soigneusement équarris, celui-ci n'est fait que de planches fichées dans le sol et surmontées de quelques plaques de tôles. Cette petite famille s'avère cependant adorable et accueillante, il s'agit d'un jeune couple et de trois tout jeunes enfants dont le plus âgé n'a pas encore atteint les six ans. Nous jouons puis mangeons, du poisson, la base de l'alimentation quotidienne des Taï Lü, avec le riz bien entendu. On trouve quelques échoppes dans ce bourg, ce sont les premières auxquelles j'accède depuis plus de deux semaines, et je peux alors enfin à nouveau assouvir ma soif de consommation en achetant quelques gâteaux chinois qui affichent tous, sans surprise et sans exception, des dates limites de consommation périmées.

18 octobre - Ban Khaofang

Fait divers

Ce matin, pour la première fois depuis vingt-six jours, je vais emprunter un "vrai" véhicule, un bus ou un camion, afin de remonter, par la piste, jusque l'extrême nord du pays, à proximité immédiate de la frontière chinoise. Là-bas, dans deux villages, l'un de population et l'autre Yao, je souhaite remettre des photographies, des clichés réalisés il y a trois ans déjà, à l'occasion d'un précédent passage dans la région. L'unique transport quotidien régulier qui y mène devrait faire étape ici entre 10 heures et midi environ et il est malheureusement peu probable qu'un camion, dont je pourrais aussi solliciter le chauffeur, apparaisse d'ici là. Pour patienter, je m'installe alors au bord de la piste et m'attelle à mes pages d'écriture, sous le regard subjugué de quelques paysans de passage, certains conduisant leurs buffles, s'arrêtant pour m'observer pendant quelques instants et me questionner au sujet de mes intentions de déplacements.

Le jeune père de ma famille d'accueil de cette nuit, à qui j'avais fait part de mon fort intérêt pour l'ethnie et la culture Sila, m'a mentionné un de leurs rares villages et m'a vaguement indiqué son emplacement, quelque part là-haut, à proximité de la frontière. J'ai alors décidé ce matin qu'après la remise des photographies dans les villages et Yao je tenterais d'aller le visiter, et si j'y parviens, de probablement y passer la nuit prochaine. Je reprendrai ensuite immédiatement la direction de l'ouest, là où je soupçonne l'existence d'un pays Yao, ethnie que j'affectionne tout particulièrement. Je dois néanmoins désormais me contraindre à surveiller de près le calendrier, car pas plus de douze journées me restent disponibles avant de devoir cette fois impérativement entamer le trajet de retour vers la capitale, lequel trajet qui m'en nécessitera ensuite à lui seul trois ou quatre supplémentaires.

Un véhicule de transport de passagers a finalement fait son apparition. Alors qu'ils se rencontrent de plus en plus fréquemment même dans certaines des zones les plus reculées du pays, ce n'est toujours pas, ici, sur cette portion de piste délabrée, défoncée, caillouteuse et poussiéreuse, un minibus qui effectue ces transports, mais un songteaw, une de ces camionnettes tout-terrain dont le bac arrière a été équipé de deux bancs latéraux, puis recouvert par une toiture de tôle soudée sur une armature d'acier, toiture qui permet par ailleurs d'y entasser toutes sortes de bagages et de marchandises. Véhicules ouverts à tous les vents, on y inhale de la poussière en quantité et il faut veiller à s'agripper convenablement, car on bondit inévitablement à chaque cahot de la piste, qui est ici parsemée de nids-de-poule.

Parvenu dans le village dans lequel je souhaite remettre des photos, je me désole en constatant que presque tous s'en sont allés travailler aux rizières, même les enfants qui, face à l'impérieuse nécessité pour les familles de disposer d'une main d'œuvre abondante en cette période de moisson, ont été dispensés du peu d'heures d'école dont certains d'entre eux bénéficient parfois à d'autres moments de l'année. Je remets alors les clichés à deux grand-mères, qui se chargeront de les transmettre à autrui. Je me rends ensuite dans le village Yao, distant d'à peine une heure de marche. Là, trois ans après ma première visite, je ne reconnais presque aucun visage, deux hommes seulement me restant familiers parmi le peu de villageois présents.

Ce village Yao est probablement le plus dégénérescent et le plus misérable, toutes ethnies confondues, que je n'ai jamais visité jusqu'alors. Dégénérescence des habitats, mais aussi des corps. Plusieurs tares physiques sont distinctement décelables, le crétinisme est bien présent. La physiologie du hameau a sensiblement évolué depuis mon précédent passage. Alors que trois ans auparavant il ne s'y trouvait que de toutes petites huttes de terre et de chaume toutes identiques, quelques-unes sont dorénavant en bois et l'une d'elles a même adopté une toiture en plaques de fibrociment. Certaines ont par ailleurs disparu tandis que de nouvelles ont été bâties. Les traditionnelles huttes de terre restantes, aux murs épais, mais désormais largement fissurés, sont minuscules avec leurs intérieurs de pas plus de quatre mètres par six. Fait rare, à part les chiens, c'est la toute première fois que je n'aperçois pas un seul animal déambuler dans un village. Pas un buffle, pas un zébu, pas le moindre cochon, pas même une poule divagante, bref pas de viande, seulement la misère. Les photographies font toutefois la joie des personnes présentes et les éclats de rire fusent. Elles seront remises plus tard à celles concernées, mais pour l'heure absentes. Je ne m'attarde pas, le temps de manger un peu, chaleureusement invité par un vieux couple. Ils me servent du riz et un peu de haricots trop cuits présentés dans un fond de bol. L'ensemble est froid, ce ne sont que quelques restes d'un précédent repas.

En route vers le village Sila promis. C'est vers l'ouest que j'avais prévu de continuer à me diriger dès que j'aurais atteint la piste, mais il s'avère que le village Sila, dont je viens d'apprendre l'existence, se situe dans la direction opposée, vers l'est, le nord-est plus exactement, près de la frontière avec la Chine. Je modifie donc ainsi momentanément mes projets. Le père de ma famille d'accueil à Ou Neu m'avait annoncé que pas plus d'une heure de marche me serait nécessaire pour rejoindre ce hameau, mais il m'en a fallu trois au total, sans compter que j'ai arpenté à vive allure. Il ne fait aucun doute que, pour sa part, cet homme ne s'y est jamais rendu et qu'il avait seulement glané cette vague information quelque part. J'ai d'abord regretté cette expédition, car le sentier m'a préalablement imposé de traverser une très monotone plantation de canne à sucre, à coup sûr d'exploitation chinoise, s'étendant sur plusieurs collines et dans laquelle pas un seul arbre n'a été préservé. Au bout d'une heure, je retrouve toutefois la forêt dense, mais toujours pas de signe révélant la proximité d'un village. Alors, pour ne pas risquer d'y parvenir après la tombée de la nuit, il me faut marcher encore plus vite.

Enfin, le village de Ban Khaofang est là, du moins tout proche, car j'entends l'agitation qui en émane avant même de l'apercevoir. Il apparaît après un dernier coude du sentier, s'étalant entièrement sur une petite colline dont il épouse harmonieusement les formes. D'une dimension imposante, il ne réunit peut-être pas loin de deux-cents habitations au total, des constructions de tous types, plus ou moins solides et pérennes, faites de bois, de bambou, de briques, de terre, de ciment, de tôles, de plaques de fibrociment, de chaume et de tuiles. Je retrouve là encore une fois la rivière Nam Ou, naviguée en aval il y a maintenant dix-sept jours. La rivière Nam Ou est l'affluent majeur du fleuve Mékong dans le Nord-Laos, mais elle n'est ici encore qu'un modeste ruisseau, et je gage ne plus me trouver désormais très loin de sa source.

À peine entré dans le village, j'y perçois une sorte d'effervescence nerveuse qui le parcoure en entier. Nombre de personnes se tiennent à l'extérieur, réunies en groupes disparates plus ou moins homogènes et l'on y discute avec animation. Certains vont de l'un à l'autre, se déplaçant parfois en courant. Dès mon arrivée je quémande le chef du village et on me conduit chez le phouti noung nay ban, le premier chef - à partir d'une certaine taille, certains villages peuvent désigner jusque trois responsables différents. Une petite fête se déroule sous son toit et plusieurs hommes y sont réunis. On m'explique que ces réjouissances ont trait à la moisson du riz qui suit son cours, probablement à une de ses étapes-clés. Je devine aisément, à la vue des mines embuées et des plats entamés, dorénavant froids et en partie répandus sur la table, que l’alcool coule à flots depuis un certain temps déjà. On boit d'ailleurs un peu partout dans le village, même à l'extérieur, ce qui est rare. Après de rapides présentations à mes hôtes, à peine suffisamment lucides, je pars m'y promener.

Le village de Ban Khaofang est situé à proximité immédiate de la frontière chinoise, probablement à moins de cinq kilomètres de celle-ci. Il faut mentionner que cette frontière, ici comme partout ailleurs dans la province, est totalement informelle et bien sûr incontrôlable, et incontrôlée. Ces immenses territoires sauvages difficilement accessibles ne sont en effet composés que de montagnes, d'altitude relativement moyenne, mais aux reliefs redoutablement escarpés, par ailleurs entièrement recouverts de forêts et parmi lesquelles seules quelques vagues lignes de crêtes délimitent, de manière bien théorique, une séparation administrative entre les deux états, ceux de Chine et du Laos. Un unique poste-frontière officiel, minuscule et dont le franchissement est interdit aux non-ressortissants de ces deux pays, existe pour l'ensemble du nord de la province de Phongsaly, il se situe au bout de la piste empruntée ce matin. Partout ailleurs, dans ces régions reculées, des villageois transgressent cette ligne de démarcation nationale à pied, à souhait, ainsi illégalement et en toute impunité. Il est en effet acquis que nombre de montagnards, pour se ravitailler en marchandises de première nécessité, ne se rendent même jamais sur un marché lao de plaine, mais uniquement sur de petits marchés ruraux chinois. On peut largement supposer que les autorités ne sont pas dupes, n'ayant d'autres choix de faire preuve, faute de suffisamment de moyens de contrôle, d'une certaine tolérance à ce sujet vis-à-vis des populations montagnardes, d'autant plus facilement que celles-ci, relativement démunies, ne peuvent en aucun cas opérer de trafics de grandes ampleurs. Tout au plus doivent-elles parfois transporter clandestinement de l'autre côté de la frontière quelques gibiers rares convoités par les Chinois. Quant à l'opium, je l'ai relaté à plusieurs reprises, ce sont ces derniers qui franchissent la frontière pour venir directement l'acquérir eux-mêmes sur les lieux de production.

Le village de Ban Khaofang est mixte, les ethnies Sila et Kheun s'y côtoient. Toutes deux me sont presque totalement inconnues, mais il est probable qu'elles entretiennent un certain degré de "cousinage". Je suis sensiblement déçu, car quasiment plus aucun attribut vestimentaire traditionnel n'est visible et ne semble encore porté au quotidien. Je remarque uniquement quelques femmes Sila aux dents laquées et qui arborent les fameux ornements d'oreille mentionnés plus haut et qui élargissent et distendent exagérément leurs lobes. Ici, certaines d'entre elles relient les deux éléments de ces paires de bijoux à l'aide de quelques fils de laine colorés qui pendent alors sous leurs gorges.

La nuit est tombée depuis longtemps. Fait très étonnant, alors que je déambule dans le village, ma présence passe presque inaperçue - il faut noter que partout ailleurs je deviens immédiatement et systématiquement, malgré moi bien sûr, le principal pôle d'attention dans chaque nouveau hameau visité. Ici cependant, tous paraissent comme absorbés par d'autres préoccupations bien plus importantes. Dès mon arrivée, en toute fin d'après-midi, j'avais déjà ressenti comme une agitation "électrique" dans tout le village. Beaucoup sont désormais ivres. Une femme danse, seule, pieds nus, dans la boue, elle semble "ailleurs", comme en transe. En quelques endroits des altercations se produisent, échauffourées d'abord verbales, mais certains en viennent rapidement à se battre, même violemment, à coups de poing, de bûches de bois, et de fusil.

Tout est allé très vite. Une femme hurlait, un homme aussi. Un coup de feu est parti. Une détonation sourde a retenti. La femme a été abattue. Elle est tombée dans la boue. La balle lui a traversé le cou. Du sang se répand sur la terre humide. Ça crie, ça hurle, ça court dans toutes les directions, un cercle animé et bruyant se forme autour de la scène. Moi, déjà relativement peu à l'aise depuis mon arrivée dans ce village à l'étrange agitation et l'esprit par ailleurs désormais bien embrumé en raison de plusieurs verres de lao-lao absorbés en compagnie des uns et des autres, je me sens alors partir en évanouissement. Je parviens juste à atteindre et à m'agripper à une barrière d'enclos et à me laisser choir là, dans un coin obscur, à m'asseoir quelques instants pour me remettre de mes émotions. Puis je rentre peu après me coucher, car il semble évident que je n'ai plus rien à faire dans ce village et parmi ces gens. Dehors, jusque très tard dans la nuit, les conversations très animées ne cessent pas un seul instant et des altercations reprennent. Des hommes viennent dans notre maison, puis en repartent, puis d'autres arrivent, un va-et-vient incessant. Tout se déroule dans la grande pièce à vivre où est installée la paillasse du visiteur, la mienne et sur laquelle, couché en chien de fusil en direction du mur, je fais semblant de dormir. À un moment on mentionne le "falang", c'est-à-dire moi, témoin de la scène, mais je crois que cela ne dure pas très longtemps.

19 octobre - Ban Ou Neu

La fête des fusées

Réveil à 5 heures, après pas plus de deux ou trois heures de sommeil agité. Je pars immédiatement en quête d'un propriétaire de scooter qui serait disposé à me ramener sur la piste principale. Il y en a trois dans le village, mais malheureusement personne ne possède plus une seule goutte d'essence. De plus, les villageois sont désormais encore moins préoccupés qu'hier par ma présence, et pour cause. Arrivé trop tardivement la veille pour profiter de la belle lumière de fin de journée, je m'étais dit que je photographierais les lieux dans la brume matinale, mais après le meurtre d'hier il est bien sûr devenu totalement inenvisageable de ne serait-ce que sortir l'appareil de mon sac durant quelques instants.

Des hommes se réunissent à nouveau à l'extérieur et de vives discussions reprennent. Certains vont, semble-t-il, faire route en direction de la ville de Phongsaly, la capitale de la province. Pour ma part, je ne m'attarde pas, je ne souhaite même pas attendre le repas, préférant m'assurer de largement les distancer sur le sentier. Je quémande simplement un peu de riz à emporter à ma famille d'accueil, désolée de me voir m'en aller ainsi sans manger, mais je tiens résolument et définitivement à ne plus résider une seule minute de plus dans ce village. Je serais d'ailleurs parti bien plus tôt si l'obscurité de la nuit ne m'en avait empêché. Il ne me reste alors qu'à effectuer à rebours le trajet d'hier, particulièrement rebutant, d'autant plus que c'est la toute première fois de ce séjour, que j'ai à revenir sur mes pas. La visite de ce village aura donc décidément été un échec total.

S'il ne faut pas que je tarde, c'est aussi parce que je veux m'accorder quelques chances de parvenir à la piste suffisamment tôt pour tenter d'intercepter l'unique songteaw quotidien qui devrait la parcourir dans la matinée, même si je n'ai aucune idée de quel pourra être son horaire de passage dans ce sens. J'ai en effet décidé d'essayer de l'emprunter une nouvelle fois pour regagner au plus tôt le bourg de Ou Neu, car dans le village Yao septentrional rapidement visité hier pour y remettre des photographies, les paysans m'ont assuré, contrairement à mes prédictions, qu'à ce niveau il ne se trouvait pas, à l'ouest, de "pays Yao" et que la zone concernée était sauvage et totalement vierge de populations. Selon eux il me fallait préalablement redescendre un peu au sud, et notamment repasser le bourg de Ou Neu, avant d'envisager de m'engager vers l'ouest. Parvenu à nouveau là, je tâcherai alors de glaner quelques nouvelles informations, puis de repartir immédiatement dans les montagnes.

Bien qu'ayant marché à une allure particulièrement vive, j'atteins la piste trop tardivement et le songteaw est très probablement déjà passé lors de mon arrivée. Je n'ai alors d'autres choix que de poursuivre à pied le long de cette piste pour parcourir les vingt ou vingt-cinq kilomètres qui me séparent encore du bourg de Ou Neu. Un trajet lui aussi rebutant, car situé en plaine et que j'ai déjà arpenté autrefois, mais alors volontairement puisque j'y effectuais à l'époque un repérage des départs de sentiers susceptibles de mener vers les hauteurs. Par chance toutefois, au bout d'environ une heure un paysan me dépasse avec son petit motoculteur et m'invite, gracieusement, à prendre place à l'arrière, même s'il se contente là de rejoindre son village, localisé à pas plus de trois kilomètres en aval. Parvenus à sa destination, je négocie néanmoins avec lui le trajet entier jusqu'à Ou Neu, ce qu'il accepte. Une tractation efficacement menée tant je deviens désormais un spécialiste de cet insolite mode de transport.

Arrivé à Ou Neu, il se fait trop tard pour tenter d'atteindre dès aujourd'hui un village de montagne, sans compter que je ne sais pas encore où se situent les départs de sentiers qui y mènent. Savoir comment et où quitter les pistes principales afin de gagner les villages isolés des hauteurs est régulièrement un de mes problèmes dans les plaines tant les étroites voies d'accès qui y conduisent se font généralement très discrètes. Elles se trouvent en effet toujours en dehors des bourgs, en rase campagne et où aucun signe tangible ne les indique. Pire, elles sont parfois même dissimulées au fond de parcelles de rizières, petits labyrinthes qu'il faut commencer par franchir.

Pour l'heure, une bonne nouvelle est que je vais retourner voir la joyeuse petite famille qui m'avait déjà accueilli une première fois deux jours plus tôt. Voilà qui tombe finalement à point nommé et devrait opportunément me permettre de me changer les idées, plutôt moribondes depuis le meurtre de la veille. Tout le monde se réjouit de ma réapparition, surtout aussi hâtive. Pour l'occasion, j'ai même acheté des gâteaux pour les enfants. Le seul inconvénient, s'il était toutefois nécessaire d'en dénicher un, est qu'il va à nouveau me falloir me contenter de poisson durant chacun des repas, c'est-à-dire ce soir, et à coup sûr encore une fois demain matin au réveil. Peu auparavant, alors que je venais d'arriver dans le village et en attendant de rejoindre "ma" famille, j'ai eu le souhait de mettre la main sur un peu de viande de cochon, ou une poule, que j'aurais pu acquérir auprès d'un foyer plus aisé, mais j'ai finalement renoncé, craignant, peut-être à tort, que cela puisse être mal interprété par mes hôtes qui, je le devinais, allaient se faire un réel honneur de me recevoir malgré leurs très faibles ressources et moyens.

Aujourd'hui a lieu une fête dans tout le village, probablement elle aussi en rapport avec la récolte du riz qui suit désormais partout son cours. On m'apprend que ces festivités ont débuté depuis hier déjà et qu'elles vont encore se poursuivre le temps de deux journées supplémentaires. En prévision de ce qui s'annonce être le point d'orgue de l'évènement, beaucoup de villageois se sont attelés à confectionner d'impressionnantes fusées en préparant préalablement, puis en tassant, durant des heures, de la poudre explosive dans d'énormes tubes de bambou aux épaisses parois. Cette poudre est un mélange de soufre, de charbon, de potasse - obtenue à partir de salpêtre - et de rebuts de fonte pilés, inlassablement martelés jusqu'à en recueillir une fine "cendre", presque farineuse. Deux hommes sont ensuite requis pour en emplir et en tasser chaque fusée, c'est-à-dire chaque cylindre de bambou, des portions de troncs parmi les plus gros disponibles dans la région, d'un diamètre atteignant vingt centimètres, voire plus. Pendant que l'un des individus y maintient enfoncé un pilon et fait pivoter l'ensemble d'un quart de tour entre chaque coup, afin de parfaitement en égaliser et homogénéiser le contenu, l'autre le frappe à l'aide d'une massette ou d'une simple bûche de bois. Un supplément de poudre est régulièrement versé dans le tube et le rythme des frappes reprend aussitôt. Tout le village résonne ainsi d'incessants martèlements continus.

L'élaboration d'une seule fusée requiert de répéter ces gestes monotones durant des heures et chacune d'elles doit bien contenir au total quatre à cinq kilos de poudre lorsqu'elles sont enfin achevées. De temps en temps, des voisins se présentent avec en main quelques grammes de poudre tout juste fabriquée, et je comprends rapidement que chaque "quartier" du bourg de Ou Neu façonne de la sorte sa propre fusée, à laquelle chaque villageois ou chaque famille prend ainsi directement part. Les personnes qui apportent des quantités trop faibles de poudre ou d'une qualité estimée insatisfaisante - par exemple si celle-ci n'a pas été pilée durant suffisamment longtemps et s'avère alors jugée trop grossière - se font plus ou moins gentiment rabrouer. Quant à celles qui s'approchent avec une cigarette à la bouche, elles se font littéralement huer !

J'ai déjà pu constater par le passé, ailleurs dans le pays, que des festivités similaires, là aussi avec fabrication et lancements de fusées, étaient organisées peu avant l'arrivée de la saison des pluies, vraisemblablement afin d'amorcer et d'encourager celles-ci de manière symbolique. Il semble toutefois, d'après ce que j'en comprends, que la fête d'aujourd'hui n'a pas de rapport avec cela, la saison des pluies étant d'ailleurs achevée depuis bientôt deux mois. Toujours est-il que nous irons ce soir assister au spectacle en famille, un divertissement qui fera un peu de bien, car je ne peux cacher que la vision de cauchemar du meurtre de la veille me hante, et je crains malheureusement qu'elle ne soit pas près de s'effacer. Pour l'heure, plusieurs petites fêtes plus privatives sont organisées à travers le village, entre voisins, avec déploiement de sonorisations criardes, force musiques, bruits et alcool. Elles se déroulent la plupart du temps sous des bâches qui ont été tendues dans les allées ou sur les petites aires dénudées qui font face aux maisons sur pilotis. Dès que je parviens à m'extirper de l'une d'elles, je suis presque instantanément invité à une autre.

Minuit. J'avais fait erreur au sujet de la nature des "fusées", qui en fait n'en étaient pas, ou disons plutôt qu'il s'agissait de fusées inversées en quelque sorte. Le clou du spectacle s'est déroulé dans les enceintes des deux petites pagodes du village, de charmantes mais très modestes constructions de briques et de tôles ondulées. Les "fusées", ces énormes tubes de bambou chargés de quantités impressionnantes de poudre longuement tassée, furent fichées dans le sol, successivement par séries de deux ou trois et de manière largement espacée, puis mises à feu. Cela provoquait instantanément de gigantesques et puissants geysers d'étincelles, projetant celles-ci à la verticale à peut-être dix ou quinze mètres de hauteur. Celles dont la poudre était d'une qualité particulièrement adéquate et qui avaient été les plus consciencieusement tassées furent les plus puissantes et celles dont la combustion dura le plus longtemps, en générant des déluges d'étincelles sous lesquels les hommes les plus téméraires dansèrent, torses nus et aux sons de gros tambours de peaux et de paires de cymbales percutés frénétiquement par cinq ou six musiciens. Tout cela se déroula au milieu de la foule, les séries de fusées allumées les unes après les autres. Le spectacle fut dantesque, volcanique et infernal. Je suis véritablement surpris qu'aucun accident sérieux n'ait eu lieu - tout juste quelques brûlures superficielles semblant être à déplorer - avec ces flots d'étincelles retombant régulièrement sur les têtes et les corps. Il y eut aussi des feux d'artifice plus conventionnels, cette fois lancés par les enfants, toujours au milieu de la foule et à l'aide de longs et fins tubes de bambou et d'un peu de poudre qu'ils étaient visiblement parvenus à soutirer aux adultes dans la journée.

20 octobre - Ban Thong Tay

La culture du riz de montagne

Ce matin, la fabrication de nouvelles "fusées" est relancée de plus belle. Dès l'aurore, la confection d'énormes quantités de poudre explosive reprend ardemment et nombreux sont ceux, à travers tout le village, qui s'attellent à broyer et réduire en poussière la fonte de vieux woks cassés et hors d'usage, en employant pour cela marteaux, massettes, enclumes de fortune - de larges et volumineuses douilles de bombes américaines datant du conflit indochinois et fichées dans le sol en font souvent office dans tout le pays - ou parfois également de simples grosses pierres rondes rapportées du lit de la rivière Nam Ou. Travaux de longue haleine, plusieurs heures de labeur sont requises pour en obtenir quelques grammes seulement. D'autres reviennent avec de nouveaux gros fûts de bambou vert qui seront plus tard eux aussi dûment chargés, puis soigneusement tassés, avec les mélanges d'ingrédients explosifs déjà listés plus haut. Comme hier, chaque "quartier" du village résonne alors à nouveau de martèlements continus et cadencés.

Hier, en soirée, des amis de ma petite famille d'accueil nous ont rendu visite. Certainement en raison des festivités en cours et peut-être aussi de ma présence, nous ne nous sommes cette fois pas contentés de manger uniquement du poisson puisque pas moins de quatre autres plats, tous excellents, furent également préparés et servis pour l'occasion, du cochon, du foie de buffle, du laap, cette salade de viande crue hachée et pimentée, ainsi que des algues prélevées la veille dans la rivière Nam Ou. Les ayant interrogés à ce sujet, ces visiteurs m'ont signalé une voie d'accès au pays Yao situé à l'ouest, objet de mes prochains désirs et projets "d'exploration". D'après eux, il me faut finalement à nouveau repartir vers le nord par la piste, mais durant quelques kilomètres seulement, jusqu'à un petit hameau dont ils m'ont noté le nom en caractères lao sur mon cahier. Peu après se trouvera le départ du sentier et les villageois devraient pouvoir m'en indiquer plus précisément la localisation. Il est hors de question que j'attende l'hypothétique passage du songteaw quotidien pour parcourir ces quelques kilomètres, et je me mets alors en route très tôt, impatient de regagner les hauteurs et les villages des minorités montagnardes, en l’occurrence les Yao.

À l'image d'autres minorités ethniques du pays, les Yao composent un peuple très démuni et qui, dans l'état actuel des choses, n'est pas près de s'extirper de sa misère sans compter que, comme pour les Akha, les Hmong, les ou encore les Lanten, les autorités finiront, c'est certain et dans un avenir proche maintenant, par leur interdire totalement la culture de l'opium, pour l'heure unique opportunité d'un minimum d'enrichissement monétaire. En dehors de celle-ci, pour les Yao comme pour la plupart des divers groupes montagnards, la riziculture est l'autre affaire d'importance, peut-être même encore plus directement vitale puisque constituant la principale source d'alimentation du quotidien. Sur les pentes que ces groupes occupent, seules les cultures dites de "friche sur abattis-brûlis" sont envisageables et mises en œuvre, par opposition à celles de plaine et notamment les rizières irriguées qui peuvent, pour leur part, aisément être aménagées là. Dernières arrivées dans ces régions septentrionales de la péninsule indochinoise, fuyant la Chine, le Tibet ou la Birmanie afin d'échapper aux brigandages, aux famines ou aux persécutions, ces populations ont été contraintes, une fois parvenues au Laos, de se contenter des seules terres encore disponibles. Les rares et très fertiles plaines étant déjà occupées depuis longtemps par d'autres groupes ethniques, il ne leur restait alors plus que les collines et les montagnes pour s'installer à leur tour et pour cultiver leur riz, sur des surfaces forestières parfois particulièrement escarpées. Pour mieux comprendre la pénibilité que représentent l'aménagement et le travail de ces rizières non irriguées de pente, ces cultures temporaires de friche sur abattis-brûlis, il peut être utile de rappeler les principaux avantages qu'offrent, a contrario, à cet égard, les rizières de vallée.

Le plus sérieux risque pour une rizière, de quelle que nature qu'elle soit, est d'être soudainement phagocytée, débordée, étouffée, par une profusion d'adventices, c'est-à-dire de "mauvaises" herbes, car la survenue de celles-ci, dont le développement entre alors en concurrence avec les épis de riz, provoque instantanément une chute des rendements de la céréale. Le premier des quatre principaux avantages qu'offre la culture de rizières planes irriguées est que, inondées durant la plus grande partie du temps de croissance des épis, elles empêchent ainsi totalement la levée des adventices envahissantes qui ne peuvent alors pas se développer puisqu'elles se retrouvent immédiatement asphyxiées par la nappe d'eau qui les submerge. Cette eau ne représente en revanche aucun danger pour les pousses de riz, car celles-ci ont préalablement été semées puis ont germé dans des pépinières annexes et n'ont été replantées, plus exactement repiquées, dans les rizières inondées que lorsqu'elles ont atteint un stade relativement mature et une hauteur leur permettant d'émerger des bassins. Le deuxième avantage d'importance qu'offrent les rizières irriguées est d'être constamment enrichies et amendées puisque l'eau qui y est continuellement apportée depuis un ruisseau proche, renouvelée en permanence et circulant d'un bassin à l'autre, y dépose alors sans cesse de nouvelles alluvions. Très fertilisantes, ces alluvions sont drainées par les pluies depuis l'ensemble des terres forestières situées en amont et qui sont abondamment chargées d'humus, de matières organiques et minérales. Le troisième avantage substantiel procuré par les rizières de plaines est la possibilité qu'elles offrent d'être labourées en faisant appel à la traction animale, c'est-à-dire à l'aide d'un araire tiré par un buffle, voire par mécanisation motorisée avec les petits motoculteurs mentionnés plus haut. Sur les pentes au contraire, inaccessibles à ces moyens, les labours s'effectueront à la seule force des bras, en recourant à de rudimentaires pioches et houes. Enfin, précisons que les rizières de plaine, grâce à leur irrigation artificielle, permettent de réaliser deux voire trois récoltes annuelles - même si cela n'est pas systématiquement mis en œuvre - alors que celles de pente, en dépendant entièrement de la saison des pluies, ne peuvent assurer qu'une seule moisson dont le rendement dépendra, de plus, entièrement de la variabilité de ces pluies.

La technique de culture de friche sur abattis-brûlis pratiquée sur les pentes par les montagnards ne peut donc bénéficier d'aucun de ces avantages. Elle exige alors de renouveler chaque année des séries de travaux colossaux qui sont entièrement exécutés à la force des bras, sans aucune aide extérieure, qu'elle soit animale ou mécanique. Elle oblige par ailleurs de respecter un calendrier précis, sans jamais prendre le moindre retard, afin de s'assurer d'une synchronisation adéquate avec l'arrivée de la saison des pluies qui sera indispensable, de par l'irrigation continue qu'elle permettra, à la levée et à la croissance des épis. Voici une description résumée de ces travaux.

Une surface de forêt est défrichée, à partir du mois de février, à l'aide de simples haches pour les plus grands arbres, puis de machettes pour tous les autres végétaux. Les gros bois exploitables, s'ils s'avèrent potentiellement utiles à différentes constructions en cours ou en projet, par exemple pour bâtir de nouvelles huttes, des abris de rizières, des ponts ou des passerelles, sont débardés sur les abords des futurs rays - c'est-à-dire les parcelles en devenir - d'autres sont éventuellement rapportés au village et stockés afin de pouvoir alimenter plus tard les feux domestiques de cuisson. Les plus volumineux branchages, les plus robustes et donc les plus lourds sont toutefois conservés sur place, car ils seront nécessaires ultérieurement pour solidement clôturer les rays et les protéger ainsi des plus gros animaux prédateurs, les phacochères et les cervidés notamment. Quelques semaines plus tard, lorsque les végétaux abattus laissés en place sont suffisamment secs, l'ensemble est mis à feu. Si les parcelles sont relativement proches des villages, il arrive que l'on effectue cette opération de brûlage de nuit, pour pouvoir plus facilement surveiller les flammèches volantes, les brindilles enflammées qui pourraient atteindre les habitats et entraîner des incendies dramatiques. Des enfants dûment équipés de récipients et de réserves d'eau se tiennent alors sur les toitures de chaume, prêts à éteindre à temps les départs de feux. Ces quelques journées de brûlage provoquent chaque fois d'immenses brouillards de fumées suffocantes à travers l'ensemble des régions concernées. Les cendres de ces brûlis des parcelles, qui seront enfouies plus tard à l'occasion des labours, participeront grandement à leur fertilisation. Les plus imposants troncs non complètement calcinés, les plus lourds et difficilement transportables, sont pour leur part définitivement laissés sur place. C'est alors à ce moment que l'on clôture les nouveaux rays ainsi obtenus, à l'aide des gros branchages qui avaient été mis de côté peu avant les brûlis et aussi des souches de taille moyenne qui sont parvenues à résister aux flammes. Il s'agit là d'efficacement protéger les parcelles contre les incursions animales sauvages, ou même domestiques - buffles, zébus et cochons - qui en cas contraire ne manqueraient pas, plus tard, de venir dévaster les récoltes. Ce travail de protection des parcelles exige de très pénibles et exténuants efforts, car ces clôtures se doivent d'être lourdes, robustes et infranchissables, y compris pour les plus grosses bêtes. Ce sont alors de véritables remparts, des fouillis inextricables de végétaux morts et rapidement colonisés par de nouvelles plantes et arbustes sauvages, qui sont ainsi élevés.

Les labours peuvent alors débuter. Celui de défonçage d'abord puisque ces terrains forestiers sont totalement encombrés des racines et souches de l'ensemble des arbres, arbustes et autres plantes précédemment abattus. Ces labours sont effectués à la seule force des bras et en recourant à de simples pioches, car les importantes inclinaisons de ces parcelles interdisent, contrairement à celles irriguées de plaine, l'emploi de l'araire tracté par un buffle. Ces pentes sont parfois tellement prononcées que les troncs et branchages calcinés les plus massifs laissés là y deviennent nécessaires pour pouvoir s'y agripper et ne pas tomber lorsque l'on y travaille ou s'y déplace. Il faut ensuite herser la terre, à l'aide de sommaires houes et de binettes, pour briser les plus grosses mottes, une tâche le plus souvent exécutée par les femmes, alors courbées toute la journée sur leurs outils. Le semis a enfin lieu, effectué lui aussi manuellement. Exigeant énormément de temps, mais devant impérativement être réalisé sur une durée très courte afin que tous les épis puissent croître plus tard simultanément, sans décalage temporel, ce travail nécessite alors beaucoup de main d'œuvre d'un seul coup. Cette phase de semis s'opère donc habituellement par entraide entre plusieurs familles, plusieurs dizaines de villageois se réunissant pour ensemencer un même ray. Binette à la main pour creuser les petits trous d'enfouissement, les graines y sont distribuées par poquets de dix à quinze afin de s'assurer qu'une quantité suffisante germe, parmi celles qui soit pourriront dès avant ce stade, soit qui seront attaquées par les rongeurs, les oiseaux et les insectes. La saison des pluies arrive, il faut maintenant espérer qu'elles seront abondantes, mais le plus gros du travail restera à accomplir, dès le début de la croissance des épis. Il s'agira d'effectuer les sarclages, seuls réels garants de bons rendements en riz des rays.

Le sarclage, combattre les adventices, les "mauvaises" herbes, à tout prix et à temps, est la principale préoccupation des villageois tout au long de la croissance des épis de riz cultivés sur les pentes. En cas contraire, ces herbes indésirables entreront en concurrence directe avec la céréale domestiquée et feront alors drastiquement et substantiellement chuter ses rendements. Car bien entendu, pas un seul centilitre d'herbicide ou de pesticide n'est disponible, le Roundup et les nombreux autres produits cancérigènes abondamment employés pour l'agriculture en Occident ne sont ici pas encore connus. Les parcelles entières doivent alors ainsi être binées, à la main, à l'aide de simples houes, de courtes binettes et parfois aussi de machettes pour s'assurer de bien déterrer les herbes parasites avec leurs racines. Le sarclage est exécuté à trois reprises durant la croissance du riz de montagne, mais on peut presque dire qu'il est réalisé continuellement puisque, la plupart du temps, lorsque la fin d'une parcelle est atteinte il est presque déjà temps de recommencer l'opération depuis le début. Le deuxième passage, réalisé vers le mois de juillet, est le plus pénible, car c'est à cet instant que la levée des adventices explose et c'est donc celui qui nécessite le plus de bras valides. L'ampleur de la tâche est tellement importante que la surface totale de rizière exploitée par une famille dépend moins du nombre de bouches à nourrir que du nombre de personnes qui seront valides et aptes au moment de ces travaux de sarclage. En d'autres termes, il est absolument inutile pour une famille de vouloir essayer de cultiver trop grand, d'ambitionner d'exploiter des surfaces trop étendues puisque, en cas contraire, elle risque fort de ne pas pouvoir venir à bout et de parvenir à combattre à temps les adventices envahissantes. En effet, dès que ces mauvaises herbes sont trop abondantes dans les rays, les rendements chutent immédiatement. Il est ainsi très fréquent, durant la saison des pluies, que des familles presque entières quittent les villages pour résider plusieurs journées d'affilée dans les abris éphémères de rizières afin d’économiser les temps de déplacements incompressibles nécessaires pour s'y rendre. C'est pourquoi à cette époque, de juin à août environ, il n'est pas rare de ne croiser dans les hameaux quasiment que des personnes âgées et de très jeunes enfants, les premiers étant chargés de garder les seconds.

La poussée des épis s'est ainsi effectuée durant la saison des pluies, et tant bien que mal en fonction des sarclages plus ou moins réussis et réalisés à temps. À partir de là le riz finira de mûrir et la moisson pourra ensuite avoir lieu. Ce sont alors encore d'énormes et pénibles tâches supplémentaires qui restent à accomplir, que l'on ne décrira pas en détail ici, mais qui sont, elles aussi, entièrement exécutées à l'unique force des bras. Fauchage à l'aide de faucilles légères, puis confection des gerbes, battage de celles-ci sur des aires dédiées pour détacher les grains des épis, vannage pour en chasser les déchets végétaux non comestibles, stockage du paddy - le paddy est le riz non décortiqué - dans les greniers de rizières ou transport immédiat vers les villages, à dos d'homme si l'on ne possède pas de petits chevaux, ce qui est le cas pour la majeure partie des montagnards, hormis les . Il faudra enfin réunir la paille abandonnée dans les rays, puis en stocker une part sous forme de meules et brûler le reste sur place. Travaux plus domestiques réalisés ensuite dans les hameaux, le riz devra encore plus tard, avant d'être cuit et consommé, au fur et à mesure des besoins, être quotidiennement pilonné pour le décortiquer, puis enfin vanné pour le débarrasser du son non comestible, ultimes étapes de traitement de la céréale que j'ai déjà exposées par ailleurs.

Enfin, pour en finir avec cette description de l'exténuante technique de culture de friche sur abattis-brûlis pratiquée sur les pentes par les montagnards, il ne faut pas omettre de préciser qu'un même ray ne sera jamais exploité durant deux années consécutives, car par manque de fertilisation supplémentaire faute d'une trop faible masse de nouveaux végétaux forestiers à brûler, les rendements chuteraient alors vertigineusement la deuxième année et surtout les adventices se feraient cette fois tellement abondantes que leur poussée serait quasiment impossible à combattre. C'est chaque année un autre pan de forêt qui sera alors défriché et l'ensemble des étapes décrites précédemment qui seront de nouveau mises en œuvre. Un ray, une parcelle qui vient d'être cultivée, est donc ensuite laissée en jachère durant plusieurs années consécutives, entre douze et vingt environ en fonction de ses caractéristiques et des conditions climatiques générales, avant de pouvoir être défrichée puis exploitée à nouveau, c'est-à-dire le temps que le sol se recharge en capital minéral, que la forêt se régénère et qu'elle compose une nouvelle biomasse à brûler suffisamment importante pour permettre d'augmenter significativement la fertilisation du terrain. Une rotation de longue durée des jachères est donc respectée, à des fréquences correspondant aux nombres d'années mentionnés ci-dessus, du moins si le village n'a pas été déplacé entre temps, quelques groupes ethniques ayant conservé jusqu'à ce jour une tradition de semi-nomadisme, semi-nomadisme qui est justement imposé par un trop rapide épuisement des sols alentour, lui-même engendré par une trop faible disponibilité de terres forestières exploitables. Il arrive aussi, dans certaines régions, que les populations ne disposent plus de suffisamment de surfaces arables, car par mesure écologique, on leur interdit désormais le défrichage de nouveaux pans de forêts. Les villageois sont alors obligés de réinvestir les jachères à des fréquences trop élevées et celles-ci, n'ayant ainsi pas le temps de suffisamment se régénérer, délivrent des rendements très médiocres et les populations ne parviennent plus à opérer la soudure alimentaire entre deux récoltes annuelles successives. Elles doivent alors tâcher de compenser ces manques par la cueillette en forêt de denrées bien moins riches, trop peu nutritives et surtout disponibles en quantité largement insuffisante. Cela peut en devenir dramatique, les problèmes d'alimentation sont d'ailleurs récurrents dans ces villages.

21 octobre - Ban Thong Neu

La récolte de l'opium

Désormais en chemin vers le pays Yao convoité, j'apprends malheureusement, alors que j'espérais pouvoir effectuer une boucle de plusieurs journées, à travers différents villages, et donc sans avoir à revenir sur mes pas, que je serais en fait engagé dans une impasse, une direction qui ne conduirait en tout et pour tout qu'à deux lieux habités, puis à la Chine, hors poste-frontière, via des hauteurs escarpées et des forêts à peine pénétrables. Il n'y aurait, une fois parvenu au second hameau, plus d'autres options que de rebrousser chemin, de reprendre le même sentier. C'est une déception, car j'étais convaincu, à la lecture certes un peu hasardeuse de mes vieilles cartes géographiques plus ou moins périmées, que des voies me permettraient ensuite de gagner, par les montagnes, en quelques jours et à travers de nombreux villages, le bourg de Utay, chef-lieu de district établi bien plus au sud.

Pour l'heure me voici parvenu à Ban Thong Neu, le dernier village Yao localisé à l'ouest de la province, donc à coup sûr le tout dernier hameau, toutes ethnies confondues, situé à l'extrémité nord-ouest du pays. Ban Thong Neu est implanté au bout d'une vallée, d'où un ultime escarpement le séparerait de la Chine, de là visiblement accessible en moins d'une heure de marche. C'est un très étroit sentier que j'ai dû longer pour aboutir ici, et je suis alors hautement surpris de constater que, sur la vingtaine de huttes de terre et de bois que totalise le village, pas plus de deux d'entre elles sont restées protégées par des toits traditionnels de chaume, toutes les autres ayant désormais définitivement adopté des tôles ondulées légères, et même, pour quelques-unes d'entre elles, des plaques de fibrociment. Questionnant les villageois à ce sujet, ils m’apprennent que si les feuilles de tôles ondulées ont bien été acheminées à dos d'homme depuis le bourg de Ou Neu distant de cinq heures de marche, les plaques de fibrociment en revanche ont pour leur part été transportées, elles aussi à la force des bras, en contrebande depuis un marché chinois.

Le cadre est magnifique, vert, sauvage, même s'il s'est remis un peu à pleuvoir depuis la veille et que, pour l'instant, le ciel se maintient bas, gris et bouché. Le contact avec les villageois est en revanche désespérant, ma présence intimidant très nettement. Je ne parviens par exemple absolument pas à approcher les enfants et les femmes. Hier déjà, traversant un premier village appartenant à la même ethnie, plusieurs personnes s'étaient littéralement calfeutrées chez elles dès qu'elles m'aperçurent. Je ne m'y étais alors pas attardé, la journée ne faisant par ailleurs que débuter. Ainsi, cela se produisant heureusement très rarement lorsque je me trouve en compagnie des minorités ethniques montagnardes, j'en arrive aujourd'hui néanmoins à passablement m'ennuyer.

Je n'avais jusqu'à ce jour constaté cela que parmi les Hmong, plus spécifiquement chez ceux de l'extrême est du pays, dans la province de Xam Neua, des jardins de pavot à opium sont installés à l'intérieur même du village, à proximité immédiate des huttes et parfois directement accolés contre elles. En cette saison, les plants ne sont encore qu'à l'état de "laitues", d'ailleurs comestibles, et la récolte de la drogue ne s'effectuera pas avant le premier trimestre de l'an prochain, durant le mois de février et possiblement jusqu'au tout début de celui de mars. Autrefois, alors que je résidais dans un village de l'ethnie Lanten de la province de Luang Nam Tha, les paysans m'avaient autorisé, un soir puis à nouveau le matin suivant, à les accompagner pour réaliser une récolte.

Le pavot, la plante de laquelle est issu l'opium, présente un aspect identique à celui du coquelicot de nos contrées occidentales, si ce n'est qu'il est beaucoup plus grand, qu'il offre une tige plus haute et surtout des efflorescences bien plus grosses. À maturité, il s'élève jusqu'à un mètre vingt environ au-dessus du sol et ses fleurs, au nombre de trois ou quatre par pied, peuvent être rouges, blanches ou mauves. Les "fruits", les capsules que ces fleurs laissent apparentes après qu'elles aient fané et que l'ensemble de leurs pétales se soient détachés, sont d'une dimension variant entre celle d'un œuf de pigeon et celle d'une noix. À l'époque de la récolte, qui a le plus souvent lieu en février, ces capsules, désormais bien gonflées, sont incisées à la main, l'après-midi ou le soir, à l'aide d'un petit outil en forme de griffe, muni de deux à quatre fines lames de bronze. Selon sa taille chacune de ses capsules reçoit, sur une moitié de sa périphérie ou au contraire de manière répartie tout autour de celle-ci, de deux à cinq "morsures" de l'instrument, habilement et soigneusement effectuées du bas vers le haut, dans des gestes experts. Une sorte de sève blanche - en fait un latex, mais un latex particulièrement chargé en codéine et en morphine - suinte immédiatement en gouttelettes fluides de l'intérieur des plaies ainsi tracées. La récolte proprement dite a lieu le matin suivant, après que ce latex se soit oxydé et qu'il ait eu le temps de coaguler en une résine brunâtre. Celle-ci est alors recueillie, méticuleusement et délicatement raclée, directement sur la surface des capsules, à l'aide d'une lame quelconque, d'une petite faucille à moissonner ou d'une courte spatule en acier dédiée à cette tâche. Une opération identique se répètera durant trois à quatre journées puis matinées - parfois plus - successives sur les mêmes capsules, jusqu'à les épuiser et les vider totalement de leur précieuse substance, avant de passer aux suivantes, au fur et à mesure qu'elles parviennent à maturité. Toutes ces opérations doivent être accomplies avec extrêmement de soins, car il ne faut en aucun cas abîmer ni la capsule ni la tige de la plante avant que la dernière matinée de récolte ait eu lieu. C'est un travail le plus souvent attribué aux femmes et aux jeunes filles, et c'est à ces occasions, lors de cette étape, que les récolteuses, insidieusement, se contaminent, s'intoxiquent, s'accoutument à la drogue via ce contact épidermique, par imprégnation de l'opium au travers des pores de la peau de leurs doigts.

L'opium brut ainsi obtenu est rapporté au village. Là, pour qu'il finisse d'oxyder et de perdre son humidité, il sera modelé en boules qui seront exposées en plein soleil durant deux pleines journées environ, disposées sur des vans à riz placés sur les toitures de chaume des huttes. Enfin, empaqueté dans des feuilles végétales ou du papier de bambou confectionné par les femmes de certaines ethnies productrices, il pourra être conservé longtemps sans risque de détérioration ou de pourrissement. La majeure partie sera consommée dans le village, le reste sera revendu, immédiatement ou alors plus tard si on désire le capitaliser en attendant une période de l'année plus avancée, lorsque la demande sera plus importante, et donc la valeur plus élevée. Il semble en effet que le prix du kilo de produit opiacé puisse ainsi fortement varier au cours d'une même année. Ici, dans la province de Phongsaly, les acheteurs seront le plus souvent des marchands lao, chinois ou vietnamiens, et chinois, thaï ou birmans dans les autres provinces situées plus à l'ouest. Tous ces marchands tiennent bien en main leurs territoires respectifs, mais il arrive que certains d'entre eux préfèrent, afin d'être bien certains de conserver ce contrôle et cette mainmise sur certains secteurs peut-être particulièrement rentables, résider presque en permanence au sein des hameaux les plus productifs en opium, un phénomène que j'ai pu constater autrefois à quelques reprises dans certains villages Yao.

Ici à Ban Thong Neu, les opiomanes semblent être singulièrement nombreux, car les effluves caractéristiques de la drogue sont régulièrement perceptibles simplement en frôlant les huttes. Comme il se doit communément, ils se montrent rarement à l'extérieur, uniquement lorsqu'un besoin physiologique naturel les y contraint. Ces apparitions au grand jour des fumeurs offrent alors parfois aux regards des scènes à caractère légèrement fantomatique avec ces silhouettes aux allures totalement dépenaillées, ces morphologies plus ou moins décharnées - voire des états véritablement cachectiques - enfin ces teints de peau à la fois cireux et grisâtres. Occasionnellement, j'interroge innocemment ceux-ci au sujet de leur penchant pour le stupéfiant, toujours de manière plus ou moins détournée, mais la plupart nient généralement les faits, avec une bonne dose de naïveté il faut bien l'avouer.

Le régime alimentaire quotidien des Yao du secteur est presque exclusivement végétarien. Les ingrédients les plus couramment consommés sont ainsi les pousses de bambou, les courges et les citrouilles, le tofu - le "fromage" de soja - les racines de manioc, les savoureuses mais trop peu fréquentes petites aubergines rondes, les jeunes plants de pavot, et nombre d'autres feuilles végétales d'origines parfois indéterminées et presque toujours servies en soupe. À tout cela, on y adjoint seulement quelques cuillérées de graisse de cochon, un peu de saindoux jaunâtre plus ou moins rance, pour "faire semblant". La consommation de viande est en effet rarissime. Pour profiter de l'abattage d'une bête, il faut attendre un évènement majeur ou une fête, par exemple le Nouvel An Yao, un mariage ou encore un décès. Reste le piégeage et la chasse de gibiers sauvages, la première activité pratiquée grâce à une large variété de dispositifs et la seconde à l'aide de longs fusils bricolés artisanalement, chargés de poudre et de balles confectionnées elles aussi par les chasseurs eux-mêmes. Nul doute que les hommes doivent prendre un certain plaisir à ces activités de traque, mais qui ne sont en aucun cas à considérer comme des loisirs. La quête de gibiers est en effet une nécessité, car elle permet aux familles de profiter d'un apport plus ou moins régulier en protéines animales, ce que l'élevage de volailles ou de bétail, largement trop insuffisant, n'autorise pas. On n'aperçoit toutefois pas ici, à l'intérieur des huttes, comme ce fut au contraire si souvent le cas chez les Akha et les du centre de la province par exemple, autant de reliques de gros gibiers abattus, peaux et fourrures, crânes et cornes, dents et griffes. Les Yao de la région semblent en effet plus aisément enclins à pouvoir se contenter de petites et modestes proies, oiseaux, rongeurs ou autres petits mammifères, tels les civettes ou encore ces sortes d'énormes écureuils à la silhouette comme fuselée, les faisant un peu ressembler à de très gros lapins, mais à longues queues, et par ailleurs autrement plus agiles, car arboricoles.

J'ai déjà pu le constater à maintes reprises, les Yao et les , tous deux groupes "chinoisants", sont des experts du maniement de la hache. Là où, par exemple, les Akha utiliseraient une scie, ou plus fréquemment encore une machette, la plupart des éléments de construction, planches et poutres, sont ici débités à l'aide de ce seul outil de frappe tranchant. Observer un homme Yao refendre une bûche ou équarrir un tronc de bois à la hache est un vrai spectacle, chaque coup porté l'étant très précisément, aucun n'étant inutile ou raté, et les pièces obtenues s'avérant toutes d'une découpe parfaitement régulière et ne présentant aucun éclat. Les haches, lourdes, sont forgées dans les villages, comme l'ensemble des autres outils tranchants indispensables au quotidien, principalement les machettes et les petites faucilles à moissonner.

J'espérais beaucoup de cette fin de périple en compagnie des Yao, j'en attendais de bons moments, comme nombre de ceux vécus autrefois à leur côté, lors de précédentes déambulations dans la province, mais l'extrême isolement de ces villages associé à la perte d'une partie de ma bonne humeur - pourtant habituellement permanente ici - à la suite du meurtre d'il y a quatre jours, font qu'il m'est dorénavant plus difficile d'en retirer des relations chaleureuses et gaies. Je ne sais alors désormais trop que faire de mes huit ou neuf jours qui me restent encore disponibles avant de devoir entamer le trajet de retour vers la capitale.

22 octobre - Ban Nanoy

Les femmes Yao

Hier soir, le père de ma famille d'accueil a souhaité "marquer le coup" de ma présence sous son toit. À nous deux nous avons alors vidé un plein bocal d'alcool de riz, mais fait suffisamment rare pour le noter, celui-ci non distillé localement, un breuvage chinois m'a-t-il assuré. Sa femme était par ailleurs parvenue à dénicher quelque part dans le village une pièce de viande boucanée de mou pha, de "cochon de forêt", qui a savoureusement accompagné une soupe de feuilles végétales. Tout au long de ce repas mon hôte m'a tenu de longs discours auxquels je n'ai strictement rien compris puis, fins ivres tous les deux, nous sommes finalement allés rendre visite au nay ban, au chef du village. Il ne se trouvait pas chez lui en cet instant, mais en place, quatre ou cinq autres hommes étaient réunis dans sa hutte. Ils se tenaient autour de deux individus supplémentaires, deux Chinois couchés à même le sol sur une simple natte étalée pour l'occasion sur la terre battue, fumant là l'opium avec un matériel de fortune, de rudimentaires cylindres de bambou percés pour les pipes et des bols retournés surmontés de quelques éclats de bougies pour les lampes. Je ne devine pas toujours ce que trament les Chinois dans les villages frontaliers, il est par exemple certain que ceux-là n'étaient ni marchands de quoi que ce soit ni acheteurs d'opium, si ce n'est peut-être une modeste quantité réservée à leur usage personnel. Je suppose qu'une plus grande facilité de se procurer le produit, également ici d'un coût moindre que partout ailleurs, et l'absence totale de risque que présentent ces lieux pour s'adonner à leur passion - les autorités faisant jusqu'à ce jour preuve d'une large tolérance à l'égard des villageois cultivateurs ou consommateurs de la drogue - constituaient les raisons de leur séjour.

J'ai élucidé l'énigme qui entourait la confection des élégantes coiffes féminines Yao, qui mettent de manière charmante en valeur leurs jolis minois. D'une allure un peu ecclésiastique, égyptienne aussi, leur forme rappelle en effet sensiblement celle de Néfertiti, même si elles se font bien sûr ici beaucoup moins volumineuses et imposantes. La femme de ma famille d'accueil se l'est apprêtée ce matin en public, sans pudeur, en ma présence. J'en fus réellement surpris, car non seulement il est extrêmement rare d'apercevoir une femme Yao ou Akha allant tête nue, mais il est encore plus inhabituel d'assister à une de leurs séances de coiffure.

Un chignon bien sphérique et particulièrement serré est d'abord façonné à l'arrière du crâne et sa rigidité et sa tension sont de surcroît renforcées par une longue cordelette soigneusement enroulée autour de sa base. Un fin et léger disque de métal d'une vingtaine de centimètres de diamètre est à ce moment fixé au sommet de ce chignon, maintenu en place, incliné vers l'arrière, à l'aide d'une grosse aiguille et de quelques épingles. Cette structure est alors prête à recevoir la coiffe proprement dite, un grand rectangle de tissu noir ou bleu indigo brodé de délicats liserés blanc et rose fuchsia, qu'elle viendra recouvrir en totalité, formant comme un cylindre, un cône inversé plus exactement, se prolongeant à l'arrière du crâne.

Ces coiffes, ainsi que les tuniques associées, sont entièrement confectionnées dans d'épaisses toiles de coton, un matériau végétal cultivé, travaillé, tissé puis coloré par les femmes elles-mêmes. Les teintes employées, bleu indigo, presque noir, sont naturelles, préparées après multiples phases de macération de grandes quantités de feuilles de l'arbre indigotier (Indigofera tinctoria), un processus également pratiqué par les femmes Akha, qui elles aussi le mettent en œuvre et dont j'avais déjà donné une description détaillée par le passé. Les parures féminines Yao comprennent, outre cette coiffe particulièrement emblématique, un pantalon classique et une longue tunique retombant presque à leurs pieds. Celle-ci est toutefois fendue sur les côtés, composant comme deux larges tabliers, antérieur et postérieur, dont les extrémités sont en permanence relevées et rattachées à la fine ceinture tissée, élargissant ainsi très coquettement le bassin. La tunique des fillettes est quant à elle bien moins longue et n'est pas relevée de la sorte, restant alors pendante. Autre élément très emblématique des parures Yao, une très large "cravate" composée de quelques centaines de fils de soie d'une couleur rose fuchsia presque fluorescent et contrastant donc fortement avec ce fond sombre, indigo, presque noir, de la tunique, est par ailleurs exhibée sur le buste. L'an passé, j'avais découvert, par pur hasard, que ces ornements, ces sortes de "cravates" donc, en plus de leur indéniable rôle décoratif, en possédaient un autre beaucoup plus fonctionnel, une fonction illustrant sublimement le subtil et très discret, cependant haut raffinement, des femmes Yao. Ce concept m'avait tellement plu que je souhaite recopier ici la courte description que j'en avais rédigée à l'époque :

« J'ai découvert que les espèces de larges "cravates" portées par les femmes et les jeunes filles Yao, ces attributs décoratifs composés de deux ou trois centaines de fils de soie tressés de couleur rose fuchsia quasi fluorescent qu'elles arborent sur leur buste avaient deux fonctions : les embellir encore bien sûr, mais aussi, lorsqu'elles se tiennent assises près d'une hutte pour broder, sous l'auvent formé par la toiture, composer une surface réfléchissante qui réverbère la lumière naturelle sur leur gorge, sur le dessous de leur menton, dans l'intérieur de leurs mains. Cette lumière provenant de l'extérieur se trouve de la sorte vivement "concentrée" sur le cœur de leurs travaux d'aiguille, les fines et délicates broderies remarquablement élaborées pour lesquelles une parfaite acuité visuelle est requise. Lorsque je m'en suis rendu compte, j'ai même d'abord cru que la jeune fille disposait d'une petite lampe placée entre les jambes. »

Au sein de chacun des groupes de populations de la région, les femmes arborent ainsi un costume universel caractéristique de leur ethnie - ce vêtement traditionnel est désormais beaucoup moins usité par les hommes. Hormis de légères variations, à peine perceptibles pour le profane, généralement singularisées par les broderies et qui permettent de distinguer et d'individualiser les divers clans ou sous-clans d'une ethnie, toutes les femmes de cette même ethnie porteront donc une parure rigoureusement identique et sans aucune autre spécificité ou ornement plus personnel. Il en va de même pour les bijoux, caractéristiques et universels à chaque groupe, et qui sont toujours exclusivement réalisés en argent massif, métal issu des petits lingots avec lesquels ces populations se sont pendant longtemps fait rémunérer la vente de l'opium brut, notamment durant les guerres d'Indochine, et jusqu'à aujourd'hui encore. J'ai déjà décrit plus haut les boucles d'oreilles traditionnelles des femmes . Celles des femmes Hmong se composent pour leur part d'un petit cône décoré dont la base est appliquée contre le devant du lobe de l'oreille et qui est retenu à l'arrière par une simple mais très élégante arabesque en fil d'argent. Quant à celles des femmes Yao, elles sont formées de trois petites spirales en fil très resserré, puis assemblées, dessinant ainsi chacune comme une triskèle, un large anneau permettant par ailleurs de suspendre ce motif aux lobes.

J'ai déjà relaté autrefois que c'est probablement dans les villages Yao qu'il m'est arrivé de faire face aux habitats les plus sordides, misérables huttes occupées généralement soit par des personnes âgées seules, des handicapés ou encore des célibataires ou des veufs. Cela se confirme à nouveau ici, dans ce village de Ban Thong Neu. Trois huttes, chacune d'une surface de pas plus d'une dizaine de mètres carrés, consistent véritablement en des amas de bûches de bois agglutinées et protégées par un amoncellement de débris et de végétaux secs de toutes sortes. On ne les croirait même pas être des abris pour les cochons.

De même que la veille au soir, j'ai ce matin à nouveau droit à du "cochon de forêt", d'excellents morceaux de couenne frits, un mode de cuisson assez peu couramment usité du fait qu'il engendre la perte d'une certaine quantité des précieuses graisses. Presque immédiatement après ce petit-déjeuner, le nay ban, le chef du village, qui était absent hier, est venu me rendre visite pour me convier à manger chez lui sur-le-champ. L'invitation d'un nay ban se refuse difficilement et je ne pouvais alors me faire prier, bien que déjà très largement repu, pour le suivre. Je dois toutefois avouer que nous avons surtout bu, beaucoup. Six autres hommes du village étaient également invités, en plus des deux opiomanes chinois rencontrés hier une première fois sous le même toit et que j'ai retrouvés là, toujours couchés sur leur paillasse qu'ils n'avaient pas dû quitter depuis la veille et toujours aussi sûrement attelés, dès ce tout début de matinée, à leur activité "opiomanique". Tous ont insisté pour que je reste dans le village pour la journée et à nouveau la nuit suivante, et ont usé de l'alcool pour tenter de parvenir à leurs fins. J'avais néanmoins déjà fermement arrêté la décision de m'en aller le jour même et avais donc repris le chemin un peu plus tard, en milieu de matinée. Sérieusement titubant, j'ai cuvé mon saoul en route et c'est peu dire que les premières heures furent épiques. Dans ces conditions, j'ai bien sûr réussi à m'égarer, par deux fois de surcroît et alors même que j'empruntais là à rebours des sentiers déjà parcourus la veille et l'avant-veille.

Une première fois hier, alors que je faisais chemin vers ce village de Ban Thong Neu, j'avais rencontré un groupe de chasseurs, chacun d'eux équipé d'un long fusil porté en bandoulière, une de ces rudimentaires pétoires artisanales qu'ils confectionnent eux-mêmes, construite autour d'un canon manufacturé acheté sur un marché de plaine. En plus de cinq ou six hommes, deux enfants les accompagnaient, dont l'un était également armé. Dès qu'il m'eut aperçu, ce dernier s'était immédiatement débarrassé de son fusil, l'avait prestement projeté dans les buissons, et je n'avais alors pas compris ce geste. J'ai aujourd'hui à nouveau fait une rencontre similaire, mais ce nouveau groupe de chasseurs, cette fois au nombre de trois seulement, était exclusivement composé d'enfants et d'adolescents, munis de deux fusils pour eux trois. Bien que d'assez loin, c'est moi qui les ai aperçus le premier, tout concentrés qu'ils étaient sur l'environnement forestier, mais dès qu'ils m'eurent repéré à leur tour ils se sont, comme terrorisés, jetés dans les épais fourrés adjacents, puis ont fui et disparu à travers la végétation. J'ai pensé qu'ils avaient craint que je ne sois un personnage "officiel" et me retrouve de la sorte témoin d'actes illégaux, peut-être la traque d'espèces animales protégées ou la possession non autorisée d'armes à feu. Ce ne sont toutefois là que des suppositions.

Puisque m'étant ici retrouvé engagé dans un cul-de-sac, sur un chemin ne menant pas plus loin que les deux villages Yao visités hier et aujourd'hui, j'ai pour l'heure décidé de rejoindre le bourg de Utay, le chef-lieu du district situé plus au sud, en espérant pouvoir l'atteindre dans la journée par la piste carrossable. Après quelques heures de marche dans un bel état d'ivresse, à nouveau en direction de la plaine, je suis finalement parvenu aux abords de ladite piste où, avec une chance assez inespérée, j'ai pu peu après intercepter le songteaw qui effectuait là son trajet quotidien. Persuadé que cela n'arriverait pas, je m'étais d'ailleurs depuis longtemps résolu à devoir tâcher de dénicher un conducteur de scooter ou, au pire, de motoculteur.

Dans un hameau Yao situé non loin du bourg de Utay, je retrouve une charmante famille rencontrée une première fois trois ans auparavant et à qui je rapporte, ainsi qu'à de nombreux autres villageois, une centaine de photographies réalisées un an plus tôt, à l'occasion d'une seconde visite que je leur avais alors rendue. Tous sont réjouis de ma réapparition, mes relations avec ces villageois s'avérant excellentes depuis le jour de notre première rencontre. Excellentes à tel point que, dès mon arrivée, les parents de cette famille étant absents, partis pour plusieurs jours sarcler les rizières les plus éloignées, les enfants n'ont pas hésité une seconde à m'accueillir pour la nuit sous leur toit, alors même qu'il ne se trouvait donc aucun adulte dans la maison, une situation véritablement exceptionnelle. En effet, même une femme qui se retrouverait seule avec des enfants n'hébergerait en aucun cas un homme, surtout pas un étranger, qu'il soit Occidental ou Lao. Les enfants sont réunis là au nombre de quatre, deux jeunes garçons de moins de huit ans et deux filles, dont l'aînée n'est pas âgée de plus de treize ans. Ces filles font preuve d'une responsabilité exemplaire en gérant tous les aspects domestiques durant l'absence de leurs parents. Repas, entretien de la maison, toilettes de leurs jeunes frères, préparation de la nourriture des cochons, etc. Cette situation fut pour moi presque déconcertante, aucun adulte voisin n'étant même venu une seule fois dans la soirée pour vérifier si tout se passait bien. Alors que je leur avais suggéré que, en l'absence de leurs parents, j'aurais mieux ma place dans la pièce annexe ou même chez des voisins, ces enfants ont insisté pour que je reste là pour la nuit, m'attribuant une paillasse disposée au sol dans un coin. Aucune peur de leur part, aucun soupçon, m'octroyant ainsi une confiance presque confondante. Nous avons même beaucoup ri en regardant les photos de l'an passé. Je n'ai alors pu résister de céder aux deux jeunes filles deux des quelques très modestes cadeaux que je tenais jusqu'ici en réserve tout spécialement pour les Yao, de petits sachets de perles de verre rose, la couleur emblématique et fétiche des Yao, et aux garçons de beaux sifflets en acier nickelé. Je bénéficiai ainsi là d'un nouvel accueil bien agréable, qui lui aussi me fit le plus grand bien après l'évènement meurtrier des derniers jours au village de Ban Khaofang, dont le souvenir continue de me poursuivre presque en permanence. Je comptais en revanche beaucoup sur des retrouvailles avec le père de ces enfants, notamment pour certains aspects pratiques relatifs à la suite de mon parcours, qu'il m'indique par exemple des voies d'accès à d'autres villages Yao. Je vais donc devoir me débrouiller sans lui.

23 octobre - Ban Tashiluang

Le tissage du coton

Tôt ce matin je suis retourné au bourg de Utay où j'ai un peu déambulé, tentant de glaner quelques informations au sujet de la géographie de la région. C'est l'ensemble de la zone située à l'ouest qui désormais m'intéresse, car ayant auparavant, depuis la France, pu dénicher quelques documents ethnographiques, certains datant de plusieurs décennies, qui montraient la répartition spatiale des différents groupes de populations de ces territoires, je sais depuis lors que les villages Yao ne peuvent être localisés que dans cette direction. Un vieil homme particulièrement volubile et que j'ai alors un peu assailli de questions m'a communiqué de précieux renseignements et m'a confirmé l'emplacement d'un chemin d'accès, dont à vrai dire je soupçonnais déjà l'existence. Pour l'atteindre, il me faut continuer à redescendre la piste vers le sud, durant quelques kilomètres, jusqu'à un col peu élevé et où est implanté un minuscule hameau de peut-être trois ou quatre baraques seulement. Je le connais ce hameau, l'ayant autrefois répertorié lors d'une reconnaissance de la totalité de cette piste, ayant à l'époque entièrement parcourue celle-ci à pied. Parvenu à ce hameau, les villageois me confirment la localisation du départ de sentier qui, lui aussi, à l'image de celui emprunté il y a trois jours, devrait conduire jusqu'en Chine, hors poste-frontière et préalablement via au moins un village Taï Lü, puis plusieurs autres Yao.

Malheureusement, dès le commencement et ensuite à plusieurs reprises, le sentier s'est dédoublé, et j'ai alors dû poursuivre intuitivement ma route, me fiant vaguement aux indications affichées par ma boussole. J'ai néanmoins fait quelques rencontres en chemin, des personnes pouvant ainsi m'aider un peu opportunément à repérer les lieux et à confirmer mes choix. Ce fut d'abord deux chasseurs Yao, puis des femmes Taï Lü croulant littéralement sous le poids de hottes emplies de végétaux comestibles de toutes sortes et qu'elles acheminaient à Utay afin de les vendre, plus loin un homme Yao souffrant d'un impressionnant et inquiétant furoncle sur la cuisse et qui, visiblement parvenu aux limites de ce qu'il pouvait endurer d'accablement, se résignait à rejoindre le petit dispensaire de Utay, et ce furent enfin quelques femmes Kheun, un groupe ethnique supplémentaire de la région, que je connais peu, qui cueillaient là en forêt des pousses de bambou et d'autres végétaux sauvages.

Tant de chemins, tant de possibilités. Je n'ai finalement pas aperçu le village Taï Lü que le vieil homme de Utay m'avait mentionné ce matin, j'ai dû rater une bifurcation. En contrepartie, au terme d'une abrupte montée de plus de deux heures, me voilà à nouveau en plein pays Yao. Je m'arrête à un village nommé Ban Tashiluang et y apprends que de là des sentiers mènent, dans de multiples directions, vers plusieurs autres lieux habités, de quoi sillonner là à pied durant de nombreuses journées. Un vieil homme qui m'a invité à manger dans sa hutte me propose ensuite rapidement d'y passer également la nuit. Pour l'instant, nous réchauffons une gamelle de pousses de bambou déjà cuites et entamées. Cet homme se trouve en ce moment seul chez lui, sa femme étant partie aux champs pour quelques jours et plus aucun de ses enfants ne semblant encore vivre sous son toit.

Le village de Ban Tashiluang est particulièrement sommaire. Il réunit une dizaine de huttes brinquebalantes dont l'une est même entièrement réalisée en bambou : de solides tiges pour l'ossature et la charpente, d'autres aplaties puis tressées en claies pour les parois, et enfin d'autres encore refendues en deux puis calibrées pour obtenir des tuiles composant une toiture. La hutte de mon grand-père s'affaisse dangereusement. Il l'a bien étayée du côté où elle finira inévitablement par s'écrouler, mais le sort semble en être jeté, ce n'est plus qu'une question de quelques semaines, tout au plus de quelques mois.

La plupart des femmes du village ont passé l'après-midi à apprêter de volumineuses liasses de fil de coton, des kilomètres de fibres qu'elles ont elles-mêmes auparavant filés à l'aide de rudimentaires rouets, des travaux ayant à eux seuls sans nul doute déjà nécessité d'innombrables heures de labeur. Elles en ont aujourd'hui confectionné une quantité impressionnante de petits fuseaux, de fins rouleaux précisément adaptés et calibrés aux dimensions des navettes des métiers à tisser que l'on peut apercevoir dans tout le village, accolés aux façades des huttes et abrités par les auvents de chaume. Certaines de ces femmes se sont ensuite attelées au tissage, à répéter inlassablement les mêmes gestes monotones durant de longues heures : faire glisser la navette d'une main à l'autre à travers les fils de chaîne, appuyer sur le pédalier pour entrecroiser ces fils après chaque passage de la navette puis, tous les trois ou quatre cycles, actionner le peigne séparateur, le frapper légèrement contre ces quelques fils de trame afin de parfaitement les resserrer et d'égaliser la densité de l'ensemble de la toile en formation. Les étoffes obtenues sont épaisses et lourdes, rustiques et rêches. Ce sont des pièces larges de seulement trente-cinq centimètres environ, mais dont la longueur finale peut atteindre douze à vingt mètres. Elles seront ensuite teintes, avant d'enfin pouvoir être utilisées pour la confection de nouvelles tuniques traditionnelles. Pour cela, elles seront plongées dans des bains dans lesquels des feuilles de l'arbre indigotier auront macéré avec de la chaux. Ces bains seront nombreux, répétés presque tous les jours durant près d'un mois, jusqu'à obtenir cette couleur bleu indigo emblématique, presque noire, avant que les lessivages successifs des tuniques plus tard achevées et portées au quotidien ne commencent à délayer cette teinte sombre, à l'éclaircir, la patiner. Pour en arriver là, il y aura eu de multiples autres étapes intermédiaires, que l'on ne décrira toutefois pas ici, depuis la culture du coton dans les champs jusqu'à son apprêtage avant de pouvoir être tissé. La confection des vêtements traditionnels par les populations qui continuent à faire pousser et à travailler le coton compose une tâche monumentale pour les femmes, un labeur de très longue haleine, peut-être encore plus pour les femmes Yao puisque ce groupe reste un des seuls dont beaucoup d'hommes portent toujours l'habit coutumier au quotidien, pantalon, veste et bonnet, eux aussi taillés dans cette même toile.

J'avais décrit plus haut, lors de la journée du 26 septembre, différentes techniques d'acheminement de l'eau que les montagnards mettent en œuvre pour la rapporter dans les huttes depuis les fontaines, les sources ou les ruisseaux. J'en observe encore une supplémentaire ici. Elle est en effet contenue dans de gros cylindres de bambou, similaires à ceux employés par les Akha qui en emplissent leurs hottes, mais qui sont cette fois transportés à la palanche, suspendus, seuls ou par paires, à chaque extrémité de cette flexible mais robuste tringle de bambou que l'on fait reposer sur l'épaule. Ici à Ban Tashiluang, le seul point d'eau proche et donc aisément accessible pour l'ensemble des villageois, ne consiste qu'en un mince filet qui coule en bas d'un ravin, au fond d'une combe que l'on atteint par un sentier abrupt, en permanence boueux et glissant en raison des inévitables quelques pertes du liquide qui se font sur le chemin du retour. Seuls en charge des corvées d'eau, des femmes et des enfants y descendent plusieurs fois par jour et accomplissent alors de petites prouesses d'équilibristes et de forçats pour en revenir sans chuter, lourdement chargés des palanches d'épaule qui se balancent à des rythmes auxquels il faut obligatoirement synchroniser ses pas. M'y rendant moi-même parfois, et bien que non lesté d'un si encombrant fardeau, il arrive que je doive m'aider de mes mains pour m'agripper au sol et m'assurer ainsi de ne pas glisser et choir dans ces passages délicats. Le grand-père qui m'accueille sous son toit m'a indiqué que la faible quantité d'eau disponible - si elle est abondante durant les trois ou quatre mois de mousson, elle manque cruellement le reste du temps - constituait un problème chronique, mais allant croissant avec les années, et dès lors de plus en plus préoccupant pour le village. Pour l'heure, nous ne sommes qu'en octobre, donc à la sortie de la saison des pluies, et je gage alors qu'entre décembre et avril, au cœur de la période sèche, le mince filet d'eau ne se réduise cette année à néant. Il est déjà arrivé que ce problème, grave, soit la cause du déménagement de hameaux entiers vers des territoires mieux pourvus.

Ici comme partout ailleurs, les bêtes sont libres de déambuler à travers le hameau, y répandant du même coup abondamment leurs déjections, ce qui ne retient nullement nombre de villageois, notamment la quasi totalité des plus jeunes enfants, à aller pieds nus. Je crois qu'il n'y a que dans certains villages que la présence du bétail ne soit parfois pas admise à proximité immédiate des huttes, empêché qu'il est d'atteindre les seuils par des parapets de pierre ou des palissades de bois ou de bambou qui, le plus souvent, clôturent individuellement ces habitats. Comme j'ai déjà pu l'observer ailleurs de temps en temps, pour nourrir ses cochons "mon" grand-père les fait pénétrer dans sa hutte, déversant directement sur le sol de terre battue des grains de maïs ou des végétaux hachés. Ces scènes sont impressionnantes, furieuses, violentes et combatives, tellement ces animaux sont en permanence affamés. Quant aux chiens, seuls ceux de nos plus proches voisins tolèrent passablement ma présence, mais je dois impérativement me munir d'un gros bâton et guetter du coin de l'œil leurs congénères lorsque je déambule dans le reste du village. Les volailles sont elles aussi admises dans la hutte et elles vont jusqu'à se percher sur la fragile mezzanine de bambou sur laquelle, a priori, je devrais passer la nuit. Enfin, comme souvent, un ou deux chats font quelques apparitions furtives, en charge de contrôler un tant soit peu la prolifération des rongeurs.

Un second hameau de cinq ou six maisonnées est situé à quelques centaines de mètres en amont. Cet après-midi, j'y ai accompagné mes voisins qui allaient là-bas livrer à une famille de pleins fagots de végétaux tout juste d'être récoltés, encore verts et dont je n'ai pas su déterminer la nature, supposant toutefois une variété de lin. Mes compagnons m'ont indiqué que ceux-ci étaient comestibles pour les cochons et que l'on pouvait aussi en confectionner du textile, en écrasant d'abord les tiges à la mailloche, puis en extrayant des fibres obtenues ainsi.

24 octobre - Ban Phatoum

Sans titre

Les rongeurs n'ont cessé cette nuit de crapahuter autour et au-dessus de ma paillasse, entre les sacs de riz et les épis de maïs répandus au sol ou sur ceux suspendus par grappes et en quantités impressionnantes à la charpente. Puis, tandis que le soleil n'était même pas encore levé et donc afin d'achever cette nuit en fanfare, deux coqs, qui avaient également passé tout ce temps à nos côtés ont, dès 4 heures 30, inauguré la première chorale aviaire de la matinée. De par cette expérience, je peux dès lors affirmer que ces bêtes-là ont "du coffre". Peu après, à notre réveil et pour la troisième fois depuis mon arrivée, sans compter des précédents quasiment certains, le grand-père a une fois de plus réchauffé le contenu de la même gamelle de pousses de bambou, dont nous nous sommes alors à nouveau rassasiés.

Départ matinal, pour ce qui se présente comme une agréable journée de marche. Ma vieille carte russe mentionne enfin un repère resté d'actualité puisqu'y figure clairement un village dont des hommes m'ont hier soir rapporté le nom, il se trouve plus loin, à proximité immédiate de la frontière avec la Chine. Le grand-père m'a un peu indiqué les directions que je pourrais désormais prendre, et j'ai ainsi une petite idée d'une belle boucle que je pourrais parcourir durant les quatre ou cinq derniers jours qui me restent disponibles, avant de devoir entamer le trajet de retour vers la capitale.

J'ai aujourd'hui traversé trois villages, de population Taï Lü pour le premier d'entre eux et Yao pour les deux suivants, avant de décider de faire étape dans un quatrième. Le chemin fut magnifique, longeant pendant longtemps, franchissant et refranchissant sans cesse un large torrent, jamais très profond, mais au courant néanmoins assez vif. Dans la forêt dense, sous des arbres immenses présents dès les abords immédiats du sentier, j'ai aperçu, surpris plutôt, un varan d'eau douce, une belle bête, un beau "lézard" d'une longueur dépassant aisément le mètre cinquante et qui, à ma vue, a instantanément plongé dans la rivière avant d'émerger peu après sur l'autre berge, puis de définitivement disparaître dans les épais fourrés. J'ai aussi fait quelques rencontres humaines sur le chemin, à nouveau des chasseurs, puis des cueilleurs que je n'ai chaque fois pas manqué d'opportunément interroger au sujet des directions à prendre. C'est dans le deuxième village Yao traversé que je me suis enquis de nourriture, une pause toutefois rapidement amèrement regrettée, car le seul plat que je suis parvenu à me faire servir fut véritablement infâme, du tofu fermenté et assaisonné à la sauce de poisson, elle aussi fermentée. Je suis très peu exigeant en matière alimentaire, étant capable de m'accommoder d'à peu près tout ce que je peux dénicher, mais cette préparation, d'où émanait une intense odeur pestilentielle de charogne, dépassait cette fois mon seuil de tolérance. Il m'a pourtant bien fallu faire contre mauvaise fortune bon cœur, et donc en absorber quelques bouchées, car la vieille femme, qui m'avait par ailleurs gentiment accueilli, s'est maintenue à mes côtés tout du long du repas, à m'observer, attentionnée, tentant de prévenir le moindre de mes besoins.

Cette longue journée me mène ce soir à pas plus d'une demi-heure de marche de la frontière avec la Chine, dans le beau village de Ban Phatoum qui domine toute une vallée et offre, ainsi positionné, de larges panoramas dans presque toutes les directions. Dans ces régions particulièrement isolées, ma présence intimide toujours autant les villageois, et je préfère pour l'heure m'abstenir de réaliser la moindre photographie. Pour cela, il faudrait d'abord idéalement que je puisse rester en leur compagnie deux ou trois journées d'affilée. Dans l'immédiat, je m'invite au sein de ce qui me semble être une des plus misérables maisonnées du village, composée d'un couple et de deux jeunes enfants. La hutte dont ils se contentent se résume à quelques mètres carrés de terre battue protégés par des parois en claies de bambou tressé et abrités d'un peu de chaume. Je ne dispose plus d'aucune de mes photographies personnelles à montrer à mes hôtes, car je les ai désormais toutes distribuées dans les villages concernés. Il me reste toutefois ma mappemonde, mon album d'images ethniques et mon bestiaire, des documents et des illustrations qui intéressent toujours autant et qui deviennent chaque fois rapidement prétextes à des discussions animées.

Des voisins, hommes et femmes, sont venus me rendre visite en soirée pour essayer de me convaincre que la misérable maisonnée sur laquelle j'avais jeté mon dévolu pour la nuit, l'était justement trop pour m'accueillir. Trop misérable, trop petite, trop inconfortable, sans doute indigne de mon statut d'étranger occidental, et ils m'ont alors vivement incité à déménager chez l'un d'eux, peut-être le chef du village un peu vexé de ne pas avoir eu l'honneur de m'héberger sous son toit. Cependant elle me convenait parfaitement cette petite hutte. De plus, ma présence avait déjà commencé à amuser les deux bambins, dont la timidité se dissipait peu à peu. Il était donc hors de question que je leur ôte une si rare distraction, et j'ai décliné ces invitations extérieures. Nous avons plus tard mangé, rien de plus que du riz et quelques herbes bouillies, puis un peu joué avec les mômes, avant que quelques autres voisins nous rendent à leur tour visite.

25 octobre - Ban Tchikhao

Les papillons

J'effectue un nouveau départ matinal, ne pouvant plus me permettre de trop flâner si je veux efficacement mettre à profit les quatre ultimes journées que je peux encore consacrer à ce périple. Le paysage évolue à nouveau. À l'image de ceux aperçus dix jours plus tôt autour du village de Ban Pakha Tay, à l'extrême nord-est de la province, une vaste zone forestière a été anéantie, probablement exagérément exploitée ces dernières années par des sociétés chinoises. À cette forêt disparue se sont désormais substituées d'entières collines recouvertes de savanes, envahies de ce que l'on nomme parfois "herbe à paillote", Imperata cylindrica, des herbes dépassant fréquemment une hauteur de deux mètres. Les secteurs boisés ne subsistent alors plus que dans les profonds talwegs, les combes difficilement accessibles et impropres aux cultures. Je retrouve néanmoins plus tard la forêt, puis à nouveau un torrent que je dois longer, voire y entrer lorsque les berges, trop encombrées de végétations ou trop escarpées, se font impraticables. Je progresse à proximité immédiate de la frontière chinoise, qui doit se situer sur la crête boisée qui me surplombe, une frontière cependant toute théorique, nullement matérialisée par quoi que ce soit, et encore moins surveillée par quiconque, dans cet environnement sauvage et difficile d'accès. Trois personnes rencontrées en chemin, dont deux Chinois aux intentions indéterminées, me demandent toutes, après s'être d'abord, comme toujours, bien assurées que je sois seul, si je suis en route pour le grand pays voisin.

Je parviens un peu plus loin à proximité de minuscules parcelles de rizières irriguées, de celles que les villageois qui se sont implantés près de rivières peuvent parfois aménager si le terrain s'y prête, c'est-à-dire s'il s'y trouve quelques surfaces aisées à aplanir. J'y remarque d'abord une femme seule, occupée à je ne sais quelle tâche, totalement terrorisée dès qu'elle m'aperçoit et qui ne sait alors quelle attitude adopter puisqu'il est malheureusement trop tard pour elle de fuir, ou même de simplement tenter d'échapper à mon regard. Lorsque ce genre de situation se présente je ne peux cependant me risquer à rien de plus qu'une petite salutation, un rapide geste de sympathie pour essayer de prouver mes intentions pacifiques, puis m'éloigner au plus tôt, poursuivre hâtivement ma route. Peu après, tandis que le sentier est cerné par de hautes herbes qui m'empêchent de voir à plus de quelques mètres de distance, je surprends un groupe de très jeunes enfants jouant au bord de l'eau. Cette fois, la situation se fait plus compliquée et délicate, car je suis déjà parvenu très proche d'eux lorsqu'ils m'aperçoivent et leurs réactions ne se font alors pas attendre. Je fais en effet immédiatement face à des peurs paniques, des cris et des pleurs hystériques, des fuites éperdues pour certains d'entre eux, puis quelques chutes dans la précipitation. Heureusement, les adultes se trouvent non loin de là, dans une petite parcelle camouflée derrière des buissons. À ces cris ils accourent rapidement, et me découvrent là, en position accroupie et les bras croisés, comme je suis parfois contraint de le faire pour bien montrer aux enfants, très vivement surpris malgré moi, que je n'ai aucune intention de m'approcher plus près d'eux, et encore moins de les poursuivre. L'apparition des adultes est un soulagement, car l'épisode prenait une tournure résolument éprouvante. D'abord subjugués de me voir là, je me présente aussitôt et leur explique la situation, qu'ils avaient rapidement comprise par eux-mêmes, puis tout rentre dans l'ordre en quelques instants. Le village se trouve à seulement quelques centaines de mètres et les paysans chargent un jeune homme de m'y conduire.

Ban Tchikhao est un village extrêmement isolé, probablement un des tout derniers hameaux Yao que je qualifie de "primitifs", la totalité des matériaux employés pour sa construction ayant été prélevés, sans aucune exception, dans l'environnement naturel proche. De la terre, du bois et du bambou, des herbes et des feuillages, pas une seule tôle ondulée n'est encore parvenue jusqu'ici. Magnifique, photogénique, ainsi uniquement la terre et le végétal entrent dans sa composition. L'homme qui a été chargé de m'accompagner jusque là me conduit à une hutte en particulier qui, je m'en étonne, s'avère être la seule du village à être élevée sur pilotis. À cette caractéristique, je peux alors immédiatement comprendre qu'il ne s'agit pas d'une demeure Yao. C'est en effet celle qui a été attribuée à l'instituteur, un jeune garçon de l'ethnie Phounoy, un groupe relativement bien intégré à la société lao, qui a été dépêché ici depuis la ville de Phongsaly, chef-lieu de la province, pour tâcher de dispenser un minimum d'éducation aux enfants. Il semble donc qu'il ait été acté que mon séjour s'effectuerait sous ce toit. Bien entendu, cela ne me convient absolument pas, tenant impérativement à cohabiter avec les locaux, en l'occurrence ici avec les villageois Yao, ce qui est le but même de mes pérégrinations dans ces régions. Alors, pendant que l'instituteur me prépare un repas, je pars en quête d'un nay ban, d'un chef du village, et sollicite envers lui l'hospitalité pour la nuit, ce qu'il accepte. Il me reste ensuite à retourner expliquer à l'instituteur que « je suis intéressé par les traditions et la culture Yao et que je souhaite pour cela les côtoyer au maximum ». Cela additionné de quelques excuses, il semble comprendre ma requête, mais ne peut cacher un léger sentiment de vexation. Tant pis, car pour ma part, je ne pouvais accepter ce "sacrifice". De plus, en restant en compagnie de cet homme de l'ethnie Phounoy, j'aurais incidemment instauré une sorte de barrière culturelle supplémentaire entre les villageois Yao et moi-même, ce qui m'aurait plus tard peu facilité tout contact avec eux. Afin de tâcher de ne pas trop lui faire perdre la face, je fais honneur à son repas avant de m'en aller, lui assurant que je reviendrai lui rendre d'autres visites.

La première femme aperçue alors que je m'approchais aujourd'hui du village était équipée d'une sorte d'épuisette, un objet sommairement bricolé, assemblage d'une longue et fine perche de bambou, d'un arceau du même matériau et d'un simple sachet en plastique. Je n'avais alors pas pu y prêter plus d'attention, encore moins d'essayer de l'interroger sur l'utilité de cet ustensile tellement mon apparition soudaine l'avait déconcertée, la meilleure chose me restant à faire en cet instant étant de m'éloigner au plus vite. Cet après-midi, alors que je suis retourné me promener aux abords de la rivière, j'y trouve cette fois plusieurs femmes et enfants équipés d'un accessoire identique et dont je cerne rapidement la fonction. On pourrait croire à un jeu puisqu'ils se livrent là à la capture de papillons, particulièrement abondants et d'espèces très diversifiées dans la région, observables surtout à proximité des zones humides. Dès qu'un spécimen est pris, il est immédiatement emballé, isolément, dans une petite enveloppe grossièrement confectionnée dans une page arrachée à un vieux cahier d'écolier usagé. Je ne suis pas parvenu à me faire expliquer la finalité de ces captures et c'est de retour au village que j'ai pu comprendre le but de ce manège.

Une femme chinoise de passage se tenait là, et après une rapide inspection de chacun de ces lépidoptères qu'on lui apportait, les achetait presque tous, au prix d'un à deux jiao l'unité - un jiao représente un dixième d'un yuan chinois, soit un peu moins d'un centime d'euro. Elle était pour cela pourvue d'une impressionnante liasse de billets en très petites coupures et presque tous dans des états lamentables, crasseux, usés, déchirés. Visiblement gênée et même troublée par mes questions, elle m'a toutefois indiqué qu'elle les revendait ensuite dans son pays. Je suppose alors qu'ils termineront épinglés sur des tableaux, pour la plupart d'entre eux probablement plus à destination de touristes locaux que de véritables collectionneurs. Il y en a de très beaux, de très colorés et de très grands, d'une taille approchant celle d'une main adulte pour les plus spectaculaires. Essayant d'interroger les villageois au sujet de la légalité d'une telle activité, certes peut-être de manière un peu maladroite, car ne disposant pas suffisamment de vocabulaire pour y parvenir, en simulant donc notamment le geste des poings liés, c'est-à-dire d'un individu prisonnier, la femme chinoise se trouva nettement embarrassée face à mes questions mimées, au point que j'ai ensuite regretté de les avoir formulées. Mais enfin, le plus affligeant à mes yeux étant ces rémunérations dérisoires offertes aux villageois pour le prix de leurs efforts.

Le village Yao de Ban Tchikhao n'est pas implanté sur les hauteurs comme c'est souvent le cas, mais au fond d'un petit vallon, à proximité d'une belle rivière sauvage. On n'y profite alors pas de larges paysages, mais en revanche la forêt dense est présente dès ses abords immédiats, cernant le hameau de murailles de verdure. Les huttes sont d'une conception typiquement Yao avec leurs murs de terre à mi-hauteur, puis les claies de bambou qui les surmontent jusqu'aux toitures de chaume, qui ici retombent très bas devant les façades, parfois à moins d'un mètre du sol, les masquant ainsi presque entièrement. Ces auvents composent alors des espaces où l'on peut se tenir à l'extérieur tout en étant efficacement abrité du soleil ou des intempéries.

Ce soir, avec le jeune nay ban qui m'accueille sous son toit, nous avons absorbé la totalité du contenu d'un flacon de lao-lao, un alcool de riz corrosif à souhait. Plus tard, lorsque nous avons enfin entamé le repas, tout était évidemment déjà froid depuis longtemps. Par chance il était aujourd'hui rentré au village avec un écureuil, que sa femme nous a alors préparé sur le champ. Comme tous les petits animaux fréquemment chassés, il a été rapidement pelé, vidé, puis découpé en morceaux, sans en laisser un seul de côté, depuis la tête jusqu'à l'extrémité de la queue en passant par les pattes, sans même en ôter les griffes, puis enfin cuit, bouilli. Entre les algues de rivière et le tofu fermenté nauséabond à nouveau servi ici, la bestiole a un peu sauvé mon repas. Plus tard j'avais deux possibilités, accompagner le chef chez des voisins, où je savais que nous recommencerions à boire, ou me joindre aux jeunes gens qui descendaient au bas du village se réunir sur une étroite prairie qui le sépare de la rivière. Là, au clair de lune, nous nous sommes amusés jusque tard d'un simple ballon de baudruche, à faire d'incessantes passes.


26 octobre - Ban Mosochang

Le premier falang depuis dix-huit ans

Je reprends ma route, vers le sud-est, sans regagner les hauteurs, poursuivant un cheminement le long de la rivière, sur un étroit sentier qui serpente ainsi continuellement en fond de vallée, puis franchit, ici de la forêt, là des espaces plus ouverts. Au cœur de ces derniers, je retrouve systématiquement les herbes géantes et envahissantes, des végétaux dont le sommet me dépasse fréquemment, encombrant les passages qu'il faut alors forcer à l'aide des bras. À nouveau, le sentier oblige à très régulièrement entrer dans le cours d'eau, à le traverser puis le retraverser sans cesse. Noyé au sein de nappes de brouillards matinaux, cet environnement est alors empreint d'allures tantôt oppressantes, tantôt enchanteresses. Quelques minuscules rizières irrigables sont disséminées aux abords de la rivière, je m'y arrête de temps en temps, à la grande surprise de quelques paysans qui y œuvrent paisiblement.

Le nombre très restreint de journées me restant disponibles implique que je ne me permette aucun incident majeur de parcours, qui alors me ralentirait dangereusement. Je m'étais ainsi aujourd'hui résolu à consacrer toute la durée du jour à marcher, mais le premier village atteint est un de ceux qui font bondir mon cœur puisqu'il s'agit d'un des plus beaux hameaux Yao que je n'ai jamais visités jusqu'ici. D'une dimension très honorable, il réunit une bonne soixantaine d'habitations qui s'étalent, d'une façon plus ou moins disparate, sur quelques mamelons de terre nue. C'est à nouveau un de ceux que je qualifie de "primitifs", absolument aucun matériau manufacturé n'ayant été employé pour bâtir ses huttes. Je ne peux alors, bien que la journée soit loin d'être achevée et en dépit de mes promesses antérieures et mes impératifs calendaires, résister au plaisir d'y faire halte pour une nuit.

Parvenu dans son enceinte, je me fais conduire jusqu'à la hutte du nay ban par le premier homme que je rencontre. Beaucoup de villageois sont absents, partis travailler dans les rizières, mais bientôt, beaucoup de ceux demeurés ici, rapidement informés de mon arrivée, s'agglutinent autour de moi, se tenant pour l'heure à une distance respectueuse de quelques mètres. Je me retrouve ainsi, alors que je me suis installé sur un tabouret bas que l'on m'a apporté devant la hutte, promptement cerné par une bonne cent cinquantaine de personnes, enfants, adultes et vieillards confondus, autant de paires d'yeux me scrutant avec insistance et surtout curiosité. L'homme qui m'a accompagné à travers le village est âgé de soixante-et-onze ans exactement. D'un tempérament particulièrement avenant, et même vif, voire un peu déluré, il semble singulièrement cultivé par rapport à la moyenne ayant cours ici, du moins pour ce que j'ai pu constater depuis le temps que je parcours à pied ce type de zones reculées du pays. Autour de ma belle mappemonde que je n'ai pas tardé à tirer de mon sac, il m'énumère un nombre impressionnant de références culturelles, historiques et géopolitiques, toutes exactes pour ce que je peux en juger. Mon album d'illustrations qui montre l'ensemble des tuniques traditionnelles des divers groupes ethniques de la région plaît lui aussi toujours autant et c'est, comme chaque fois, un vrai plaisir "d'écouter" les Yao le regarder, d'entendre leurs incessantes réactions de surprises, d'enthousiasmes ou d'étonnements à la vue des photos, et qui se traduisent, le plus souvent, comme je l'avais déjà mentionné précédemment, par de douces exclamations modulées, presque chantées, d'une manière très charmante.

Dix-huit personnes, toutes générations confondues, cohabitent dans la hutte du nay ban qui m'accueille. Ce soir, en l'honneur de ma présence, deux poules sont égorgées. Je ne me fais toutefois pas d'illusions sur la frugalité du repas qui en résultera pour chacun des nombreux mangeurs qui auront à se les partager, sans aucun doute tous autant affamés que moi. Dans l'après-midi, j'étais pourtant parvenu à m'enquérir d'un peu de nourriture dans une hutte voisine, mais elle n'a consisté qu'en un étonnant et surtout infâme mélange froid de pastèque insipide et de tofu fermenté, cette préparation déjà subie à deux reprises ces deux derniers jours et qui semble définitivement être une "spécialité" des Yao de la région. Un supplice que ces quelques bouchées que je n'ai eu d'autre choix que d'avaler, par politesse, à m'en donner véritablement la nausée.

Ce soir à nouveau, de nombreuses personnes, au fur et à mesure qu'elles rentrent au village, viennent me rendre visite ou, plus exactement, viennent observer l'étranger, et la hutte se retrouve alors rapidement pleine à craquer. Mon vieil homme cultivé m'explique cette curiosité exacerbée par le fait que je suis le tout premier falang, le tout premier Blanc occidental, que la plupart les enfants contemplent aujourd'hui puisque le précédent de mes congénères qui s'était également aventuré jusqu'ici le fit dix-huit ans auparavant. Ce fut lui aussi un Français, mais contrairement à moi, le tourisme n'était pas l'objet de sa visite étant donné que, pour sa part, il "travaillait" et était en outre légalement accompagné d'un guide officiel lao. D'après mon vieil homme je suis, sans aucun doute, le tout premier touriste à parvenir ici.

27 octobre - Ban Pamlang Maï

L'opiomanie (4)

Une belle journée, bien que d'un cheminement un peu laborieux. Je me suis en effet égaré une première fois peu après avoir quitté le hameau de Ban Mosochang et ai alors dû, après plusieurs essais infructueux qui me menèrent sans cesse dans des fourrés à peine pénétrables, rebrousser chemin, revenir au village afin de solliciter quelques indications complémentaires de la part de ses habitants. Le trajet se présenta ensuite durant un moment sans encombre avec une voie unique, sans bifurcations problématiques. Il fut surtout magnifique, longeant d'abord un nouveau cours d'eau, dans le lit duquel il fallut toutefois à nouveau passer autant de temps que sur ses berges, celles-ci envahies de papyrus et autres hautes plantes aquatiques. Presque tout du long, de profonds bassins d'eau translucide appelant à la baignade. La savane aux herbes géantes fit bientôt place à de la forêt particulièrement dense, presque sombre et que d'aucuns jugeraient peut-être un peu oppressante. De très grands arbres, des fougères arborescentes, des bosquets de bambou gigantesques, chaos de larges tiges entrecroisées. Comme souvent, sur les sentiers éloignés des villages, il fut parfois étroit et à peine tracé, car trop peu emprunté et foulé, la végétation reprenant partout continuellement ses droits. Quelques heures dans ce décor, un enchantement, un environnement sauvage dans lequel il est aisé d'imaginer, bien qu'invisible au marcheur peu suffisamment discret malgré lui, une vie animale prégnante, tant le milieu est vaste et inviolé.

Je l'ai appris hier grâce au nay ban du village de Ban Mosochang, je devrais théoriquement aujourd'hui effectuer un raccord avec le parcours d'une première balade réalisée un an plus tôt dans la région, une première belle boucle en pays Yao, alors que j'arrivais à l'époque de la direction opposée, c'est-à-dire du sud. Je pressens que, parvenu au terme de celle-ci, et donc des deux séjours additionnés, j'aurai désormais sillonné la totalité des villages Yao du secteur, à savoir ceux de cette région isolée située à l'ouest de la piste carrossable qui mène à l'extrême nord de la province, et qui par ailleurs scinde celle-ci en deux. Pour l'heure, je fais halte dans un premier village, le raccord avec le parcours de l'an passé devant avoir lieu dans le suivant, que je visiterai donc à cette occasion pour la seconde fois. À nouveau, les lieux sont quasiment déserts, presque l'ensemble des villageois, en tout cas ceux valides et aptes à ces travaux, étant partis œuvrer dans les rizières, ne résidant alors plus ici que quelques adultes, principalement des personnes âgées, ainsi que les plus jeunes enfants. Je suis interloqué par le fait que quelques gamins semblent me reconnaître. Un signe qui ne trompe pas, outre le constat que je leur parais résolument "familier" et que ma présence, cela n'est pas coutume, n'effraye presque aucun d'entre eux, ils me miment un jeu de jonglage, un petit divertissement que je connais bien puisque je l'offre parfois aux villageois, en recourant à de simples pierres, et qui les réjouissent généralement beaucoup. Cela me surprend énormément, car je sais, sans contestation possible, que je ne suis encore jamais parvenu jusqu'ici, ni l'an passé, ni auparavant. J'abrège ma visite, le temps d'engloutir un frugal repas, puis reprends ma route.

Il me faut désormais quitter cette vallée, regagner les hauteurs pour redescendre dans celle adjacente. Peu avant de débuter l'ascension, je rencontre quelques familles Yao, elles sont venues travailler durant quelques journées d'affilée dans leurs rizières les plus distantes de leur village. Durant tout ce temps, elles logent dans de petits abris de fortune, de ceux qui sont toujours construits dans ce type de rizières isolées. Bien que, contrairement aux Akha ou aux Taï Lü par exemple, les populations dites "chinoisantes" tels ces Yao ou encore les Hmong et les , ne construiront jamais leurs demeures sur pilotis, ces éphémères abris de rizières le seront pour leur part au contraire toujours. C'est en effet un impératif, car ici, à proximité immédiate de la forêt, il est indispensable de se protéger, de se tenir hors de portée, la nuit notamment, des bêtes "nuisibles", serpents et autres reptiles, rongeurs, sangsues, insectes et arachnides plus ou moins dangereux et qui, nombreux, hantent ces environnements.

Parvenu plus haut, je m'égare à nouveau et alors, par accident en quelque sorte, j'effectue finalement la jonction avec le parcours réalisé l'an dernier dans le même secteur. Cette jonction se produit dans le village de Ban Pamlang Khao, c'est-à-dire le village de Pamlang d'en haut. Je fais cependant là face à un spectacle de désolation puisque ce village a depuis lors été abandonné, a transmigré dans sa totalité, l'ensemble de ses habitants l'ayant désormais déserté. Plus une seule âme y réside et les huttes de bois, de bambou et de chaume se présentent dorénavant dans un état déjà avancé de délabrement. Certaines ne sont plus que des "carcasses" de demeures, d'autres ont commencé à s'effondrer, mais surtout, le plus spectaculaire consiste en ces "nappes" de végétations qui naissent ici ou là puis, inexorablement, se répandent sur les sols de terre auparavant continuellement maintenus dénudés par les incessants passages et foulements de pieds des hommes et des bêtes. Ainsi, la forêt n'a pas tardé à reprendre ses droits. Néanmoins, plus que l'aspect de dépérissement du village, je crois que le plus saisissant est le silence absolu dans lequel le lieu baigne désormais. Ceci est d'autant plus déroutant que je me remémore avec précision les moments passés là un an plus tôt, alors que l'endroit était toujours empli de vie domestique. J'effectue rapidement un cliché du lieu, du même emplacement, un peu surélevé, que j'avais déjà utilisé l'an passé pour le photographier une première fois, lorsque la place était encore habitée. La juxtaposition des deux images devrait être intéressante. Si ce village a transmigré, c'est possiblement encore une fois en raison d'une insuffisance d'eau disponible à proximité immédiate. J'avais en effet déjà remarqué, l'an dernier, le très faible débit de l'unique source proche du hameau. J'ai aujourd'hui voulu retourner vérifier son état, mais l'endroit était désormais totalement envahi par la végétation.

Voici alors ce qui explique pourquoi plusieurs enfants, dans le dernier village traversé, celui de Ban Mosochang, m'y avaient dûment reconnu. C'est parce qu'ils m'avaient aperçu une première fois ici, un an plus tôt, à l'occasion de mon précédent passage dans la région et avant que leurs familles ne décident d'abandonner ce village.

Je ne m'éternise pas dans cet endroit à l'atmosphère relativement désolante et redescends sans tarder vers le fond de la vallée pour tâcher de retrouver, aux abords du torrent, un sentier dont je n'aurais normalement jamais dû m'écarter. Je le rejoins assez facilement, et tout irait pour le mieux si ce n'était que, comme trop souvent à l'occasion de ces fins de périples, de profondes et douloureuses crevasses apparaissent à nouveau sur mes plantes de pieds et sur lesquelles il est vain d'essayer d'y appliquer des pansements quelconques puisque, sous l'action de l'eau et de la boue, ils ne tiennent pas en place durant plus de quelques instants. Cela m'oblige à ralentir mon allure et ma démarche, modifiée malgré moi en compensation de la douleur, en provoque d'autres aux articulations. Il me faudra alors peut-être un peu plus de temps que je ne l'espérais pour rejoindre la piste carrossable.

Venant donc désormais de faire la jonction avec un des itinéraires déjà parcourus l'an passé, je connais le prochain village qui m'attend, celui de Ban Pamlang Maï, c'est-à-dire "le village de Pamlang d'en bas", ainsi que probablement deux ou trois autres que je rejoindrai plus tard. Il n'était pas dans mes intentions de repasser par ici cette année, et je n'ai alors pas apporté de copies des photographies des villageois réalisées à l'époque. J'espère que ceux-ci ne m'en tiendront pas rigueur.

Alors que depuis deux jours je n'avais plus prêté attention à la présence d'opium dans les villages, voilà qu'il a distinctement réapparu aujourd'hui, en chemin en quelque sorte et à deux reprises, à travers la rencontre avec deux pauvres hères en route entre deux hameaux. Le premier, c'est en pleine activité que je l'ai surpris, dans un de ces minuscules abris de rizière dans lequel j'avais décidé de faire halte pour me reposer durant quelques instants. Ce n'est pas la première fois que je croise des opiomanes en chemin, opérant là où ils se trouvent, c'est-à-dire en pleine nature, ne pouvant visiblement patienter plus longtemps avant de s'administrer une nouvelle ration d'alcaloïdes. Par le passé, cela m'est même arrivé à quelques reprises en forêt, et j'ai notamment le souvenir d'une rencontre avec des cueilleurs de pousses de bambou, deux femmes et un homme, ce dernier s'étant alors improvisé une très rudimentaire couchette avec quelques feuilles sèches répandues sur le sol avant de s'atteler à sa tâche. Une autre fois, j'en surpris un, à peine dissimulé au milieu de broussailles bordant un chemin, qui passait lui-même à proximité d'une petite parcelle de rizière isolée. Je n'avais cette fois perçu la présence de l'individu, se tenant pour sa part seul et blotti au creux d'une légère dépression, qu'il avait tapissée de paille prélevée dans la rizière adjacente afin de se protéger de l'humidité du sol, que grâce aux effluves opiacés émanant de sa pipe.

Passé l'effet de surprise provoqué par mon apparition inattendue, l'homme rencontré aujourd'hui m'a gratifié d'interminables litanies de paroles d'abord absolument incompréhensibles. J'ai seulement commencé à en déceler quelques bribes lorsqu'il fut question de sa condition de pauvreté extrême et de ses problèmes de santé, descriptions qui ne m'étaient par ailleurs pas nécessaires tant son aspect extérieur suffisait à me prouver ses propos, visage étique et au teint cireux fiché sur un corps décharné. Le ton était donné, il espérait de la sorte faire appel à ma sensibilité, et donc me soutirer quelques milliers de kips, mais il n'était pas un mendiant et je lui ai alors au contraire proposé un échange, quelques billets froissés contre trois ou quatre pipes de son opium qu'il me préparerait. Nullement plus, car comme pour la plupart des non aficionados, disons plutôt des profanes, au delà de cette quantité cela procure peu de sensations supplémentaires si ce n'est, à l'occasion, une étrange nausée, voire des réactions vomitives. J'aime toutefois l'odeur si caractéristique du produit en combustion et surtout l'observation de la technicité particulière indispensable à ces opérations si emblématiques de fumerie. Le marché conclu, nous voici donc couchés tous deux en chien de fusil, à même le sol de bambou souple et mouvant du fragile abri élevé sur pilotis, nous faisant face, la petite lampe à huile dûment positionnée entre nous. De grosses sections de troncs du même matériau que le plancher étant utilisées en guise d'oreillers, le rituel, déjà maintes fois observé et décrit par le passé, notamment avec une certaine précision plus haut à l'occasion de la journée du 8 octobre, peut alors débuter.

Confection d'une boulette d'opium sur l'extrémité de la longue aiguille, "cuisson" de celle-ci sur la flamme de la petite lampe, sans jamais cesser de régulièrement la malaxer entre le pouce et l'index pour en évaluer continuellement la consistance et la mettre en forme, enfin insertion de l'aiguille dans le foyer de la pipe, puis rapide retrait afin que la boulette y reste bien accolée, et que cette aiguille laisse place à un indispensable orifice qui fera office de cheminée d'aspiration. La pipe est prête, son embouchure est alors orientée dans ma direction. Il suffit désormais d'approcher son foyer au-dessus de la lampe et de l'incliner de manière à ce que la boulette d'opium soit à peine léchée par la pointe de la petite flamme, puis d'aspirer les effluves produits. Tous ces gestes et ceux qui suivent, tout du long de la combustion du produit, nécessitent précision, adresse et dextérité, afin notamment de ne pas risquer de brûler la précieuse substance. C'est donc à l'homme, expérimenté, qu'ils incombent et qui reste en charge de continuellement repousser l'opium vers le centre du foyer, autour de la cheminée, toujours à l'aide de l'aiguille, au fur et à mesure de sa liquéfaction, de sa cuisson et de son évaporation finale. Une pipe d'opium se fume en une seule et très longue prise, une unique aspiration continue et qui peut durer d'environ trente secondes à une minute, sans pauses, l'expiration s'effectuant simultanément par le nez. L'opium boue désormais, il crépite, puis s'évapore. Le produit utilisé ici est pur, de toute première fumerie, il ne s'agit pas de dross, de ce résidu de drogue qui s'accumule à l'intérieur de la pipe et qui, une fois récupéré, peut être consommé une seconde fois.

Le deuxième opiomane rencontré aujourd'hui était en chemin, nous nous sommes croisés au milieu du torrent, dont il fallait sans cesse traverser le cours à gué. Je n'ai pas compris la majeure partie des propos dont il tenait visiblement à me faire part. De son petit et crasseux sac d'épaule dépassaient ostensiblement l'embouchure de sa pipe, ainsi que le manche d'une grosse cuillère en fer blanc dont il se sert pour collecter puis recuire le dross. Comme le précédent rencontré peu auparavant, celui-ci était jeune, âgé de moins de trente-cinq ans, et arborait le même "physique de l'emploi", exagérément reconnaissable, une physionomie générale asséchée, un teint cireux et grisâtre, des cheveux en bataille, des vêtements en charpie et cheminant par ailleurs pieds nus.

Le village de Ban Pamlang Maï que j'ai désormais atteint est situé en vallée, mais est implanté sur une légère surélévation du terrain, formant comme un promontoire surplombant le torrent. Sur la cinquantaine de huttes qu'il comptabilise au total, un bon tiers d'entre elles ont dorénavant, et sans aucun doute définitivement, adopté la tôle ondulée légère en remplacement des traditionnelles, mais beaucoup plus périssables, toitures de chaume ou d'herbes à paillote. Ce n'est donc plus réellement un village "primitif", comme j'aime parfois à qualifier ceux dont la totalité des matériaux mis en œuvre pour bâtir les huttes proviennent de la forêt, mais un de ses "quartiers", localisé sur la face ouest du promontoire l'est toutefois resté et il pourrait permettre de réaliser une belle photographie le matin, notamment s'il se maintenait en partie masqué par quelques nappes de brouillard. L'avantage aujourd'hui est que l'ensemble des villageois se souviennent très bien de moi, de mon précédent passage ici un an plus tôt et que les contacts se font immédiatement chaleureux et enjoués avec la plupart d'entre eux, visiblement heureux de me voir réapparaître.

28 octobre - Ban Soulane Noy

Sans titre

La nuit précédente fut abominablement peu reposante. Le raffut a débuté avec les rongeurs, très actifs autant sous ma paillasse, où ont été répandus nombre de courges et d'épis de maïs, que sur les poutres de la charpente, auxquelles sont suspendues différentes céréales, séchant là en d'innombrables gerbes. Puis, dès 2 heures du matin, une chorale de tous les coqs du village s'est mise en train. À 4 heures, c'est la mère de famille qui s'est levée pour s'atteler, à seulement quelques pas de moi, aux premières des nombreuses tâches et activités domestiques qui vont l'occuper toute la journée, pour l'heure à l'égrenage de maïs et à la préparation de la nourriture des cochons. Lorsque vers 5 heures elle s'est un peu apaisée, les coqs ont repris leurs refrains assourdissants et qui n'ont ensuite plus cessé jusqu'au lever du jour. Bref, j'ai trop peu dormi, ayant de plus régulièrement frissonné sous une unique et trop fine couverture, en outre trouée et passablement crasseuse.

Ce matin, ayant repris mon chemin, je me suis à nouveau égaré, à user d'un temps précieux pour, probablement en grande partie, tourner en rond durant plus de quatre heures, avec à la clé une bonne dose d'affolement, et même un petit début de panique. Le genre de moment où l'on se demande ce que l'on est venu faire dans un tel endroit et si cela en valait réellement la peine. Les villageois de Ban Pamlang Maï me l'avaient pourtant vigoureusement soutenu de la sorte : « C'est simple, tu longes le torrent pendant deux heures seulement et là tu trouveras le prochain village, celui de Ban Houaychoung. Tu n'as pas à monter dans les hauteurs de tout le parcours ». Cependant après deux heures trente de marche à relativement vive allure, toujours pas d'indice du village promis, et finalement parvenu à l'extrémité de la vallée, uniquement un cul-de-sac ne laissant d'autre choix que de regagner les hauteurs, mais cette fois via un sentier au tracé de plus en plus confus, comme un passage de bêtes au travers duquel il fallut sans cesse se courber et écarter des bras la végétation qui l'encombrait. À ce stade il ne me restait indéniablement plus qu'à retourner d'urgence et tant bien que mal au village de Ban Pamlang Maï, après au total plus de cinq heures de perdues, autant dire la journée entière. J'ai ensuite néanmoins compris mon erreur, ayant assez stupidement suivi un affluent du torrent au lieu de celui-ci. J'en fus d'autant plus surpris que la direction empruntée, régulièrement contrôlée à la boussole, me semblait pourtant adéquate, filant presque continuellement vers l'est. Revenu au village de Ban Pamlang Maï je me suis dit qu'en me dépêchant un peu, il ne me serait pas trop tard pour reprendre aujourd'hui même le chemin. Aussi, après m'être invité chez le nay ban à avaler une rapide collation, un peu de riz froid et un petit poisson fumé, j'ai recruté deux gamins pour me guider au moins sur le début du trajet, afin de m'assurer cette fois de ne pas repartir dans une direction erronée. Braves gars, de pas plus de dix et douze ans, qui n'ont pas craint une seconde d'accompagner un falang hors du village, sans aucun adulte. Durant la marche ils se sont même mis à me poser tout un tas de questions de nature sensiblement naïve du type : « Est-ce qu'il y a des rivières chez toi ? Et des montagnes ? Et des buffles ? Et des rizières ? etc. ».

À nouveau, il m'a fallu passer presque autant de temps dans le lit du cours d'eau que sur ses berges. Parvenu à Ban Houaychoung, un lieu déjà visité l'an dernier, tous les villageois rencontrés m'ont dûment reconnu et certains ont même insisté pour que j'y reste la nuit. Je me suis néanmoins contenté d'une très rapide traversée, d'une halte de pas plus de quinze minutes, le hameau suivant, celui de Ban Soulane Noy, n'étant distant que d'une seule heure de marche supplémentaire. J'ai en effet décidé de l'atteindre aujourd'hui, afin de tâcher de boucler demain la toute dernière étape, celle qui me ramènera à la piste carrossable. J'aimerais aussi avoir le temps d'y recruter dès ce soir un guide pour ne pas avoir à effectuer seul ce dernier tronçon. C'est ainsi que j'avais déjà procédé l'an dernier, sur les conseils des villageois, et ce fut une sage précaution tant cette étape s'avéra effectivement plutôt laborieuse. Pour l'instant, j'ai aujourd'hui cumulé près de huit heures de marche rapide et une certaine fatigue me gagne, sans compter les douleurs provoquées par mes plaies aux pieds.

Ce soir à Ban Soulane Noy, pour ce qui devrait être ma toute dernière nuit parmi les villageois montagnards, je me suis invité dans une hutte choisie un peu au hasard, en veillant simplement à ce qu'elle soit "primitive", c'est-à-dire faite uniquement de bois, de bambou et de chaume. Mauvais choix cependant, car quatre membres de la famille laissent paraître de sérieux symptômes de dégénérescence, atteints d'évidentes tares mentales. Et comme si cela ne suffisait pas, les deux femmes de la maison sont goitreuses, une pathologie que l'on observe assez fréquemment à travers tout le pays. Conséquence de ce handicap provoqué le plus souvent par une carence en iode, la gorge, plus exactement la glande thyroïde, gonfle exagérément, jusqu'à former une énorme protubérance saillant à l'avant du cou.

Dans le village on se souvient aisément de mon précédent passage ici, un an plus tôt, et pour cause, j'étais déjà à l'époque le premier falang, le premier Blanc occidental, aperçu dans les parages depuis fort longtemps et pas un seul autre n'a même depuis lors pointé le bout de son nez dans le coin. Je montre mon album d'images ethniques, désormais en piteux état après tant de semaines de manipulations par plusieurs centaines de paires de mains plus ou moins crasseuses, et les villageois font immédiatement allusion aux photographies que j'avais moi-même effectuées ici un an auparavant. N'ayant malheureusement initialement pas eu le projet de repasser par ce groupe de villages cette année, je n'ai pas apporté de copies de ces photographies-là. Alors, plutôt que de laborieuses explications qui risqueraient par ailleurs de sembler peu crédibles, je préfère inventer un petit mais expéditif mensonge et raconter que, tandis que je faisais étape quelques semaines plus tôt dans une pension chinoise de Phongsaly, je m'y suis fait voler un sac qui les contenait toutes.

29 octobre - Boun Neua

Dernière étape

That's all folks ! Ça y est, c'est terminé. Pour la première fois depuis trente-neuf jours, ma prochaine nuitée sera tarifée puisque je serai de retour "en ville", à nouveau hébergé dans une pension. Je quitte alors le village de Ban Soulane Noy très tôt ce matin et me mets en route dès l'aurore, car je veux m'accorder le maximum de chances de pouvoir intercepter le minibus quotidien qui devrait passer sur la piste carrossable, à l'endroit où je la rejoindrai, en fin de matinée. J'estime à environ six le nombre d'heures de marche qui vont m'être nécessaires pour y parvenir, non pris en compte un arrêt inévitable dans un dernier village et à condition que je ne musarde pas en chemin. Il s'agit d'un trajet en deux étapes, la traversée d'un ultime village Yao étant en effet au programme à mi-parcours. Le cheminement, en raison de mes blessures aux pieds qui se font de plus en plus douloureuses, devient pénible. Sur le coup, je vais jusqu'à me dire qu'il est cette fois temps que tout cela se termine, sachant toutefois pertinemment que pas plus tard que demain je regretterai cette pensée et que ces sentiers, ces montagnes, ces villages et leurs habitants me manqueront déjà. Hier soir à Ban Soulane Noy je suis parvenu à convaincre un homme de me guider durant la première moitié du parcours, jusqu'au village Yao de Ban Sakhane. Cela n'a pas été une mince affaire de le décider étant donné que nous sommes en pleine période de moisson et que la totalité des bras "valides" est alors nécessaire dans les rizières, mais aussi parce que, dans ces endroits reculés, la proximité d'un étranger continue parfois d'en intimider certains, lorsqu'il n'est pas carrément craint.

Deux itinéraires sont envisageables pour parcourir cette dernière étape. Une voie nord-est, la plus courte, nécessite de franchir une rivière majeure, la Nam Pakone, à gué comme c'est le cas pour tous les cours d'eau de la région, mais cette fois sur une section difficile, dans une zone où le courant se fait particulièrement turbulent, voire violent. Je m'y étais risqué une première fois l'an dernier et ce fut un échec, moi et les deux jeunes hommes qui m'accompagnaient ce jour-là ayant dû abandonner après deux ou trois tentatives avortées et une belle frayeur à la clé. Nous nous étions donc résignés à faire demi-tour, car les menaces d'être emportés étaient réelles et la journée fut perdue. Parvenu à Ban Sakhane, les villageois m'affirment que le niveau de l'eau n'est cette fois pas aussi élevé qu'il le fut certaines autres années et que la traversée s'effectue pour l'heure sans peine et sans présenter de danger. J'hésite alors, mais décide tout de même de renoncer, car ne pouvant désormais plus me risquer à gaspiller une seule journée. Il ne m'en reste en effet plus qu'une "en réserve", qu'il est préférable de conserver en cas de pépin qui surviendrait durant l'interminable trajet de trois jours qui me ramènera dès demain vers la capitale, Vientiane. J'opte donc pour la voie sud-est, qui est la plus longue, mais qui permet de franchir la rivière Pakone sans aucun danger, dans un secteur où le niveau de l'eau reste élevé, mais le courant calme.

Mon guide progresse à vive allure et ne m'adresse la parole qu'une seule fois en plus de deux heures, pour fièrement me désigner ses belles rizières que nous pouvons apercevoir au début du parcours, après seulement quelques dizaines de minutes de marche. Rendu à l'étape, au dernier village Yao, celui de Ban Sakhane, je ne parviens pas à le convaincre de poursuivre à mes côtés jusqu'à la piste et dois par ailleurs me "battre" pour ne pas avoir à accepter une invitation à manger, dans une hutte dans laquelle il m'a conduit. Je dois en outre rapidement persuader un homme du lieu de prendre le relais pour me guider dans ce qui va composer dorénavant, je m'en souviens très bien depuis l'an passé, un labyrinthe de voies sur cette fin du périple. L'individu que je recrute finalement est jeune, âgé d'environ vingt-cinq ans, et lui non plus ne m'adresse pas la parole. Il a emporté un fusil, une de ces longues pétoires artisanales, mais une seule occasion de l'utiliser se présente en chemin, en l'espèce d'un très gros écureuil sombre, du genre Ratufa, que j'ai repéré le premier, mais qui a rapidement fui dans les denses feuillages.

C'est la "fête des sangsues" durant presque la totalité des trois dernières heures du parcours. La plupart de celles qui "m'embrassent" rappliquent immédiatement vers le sang déjà servi en surface par mes plaies aux pieds et se logent rapidement à l'intérieur de celles-ci. Je dois alors régulièrement les en extirper, les arracher à l'aide de brindilles de bois.

Un village Akha est situé à l'endroit où le sentier fait jonction avec la piste carrossable. Y étant parvenu trop tardivement l'année précédente pour pouvoir intercepter le minibus, j'y avais alors passé une nuit. Nous surplombons et apercevons enfin ce hameau depuis le tout dernier col. Arrivés là, mon guide Yao m'annonce qu'il ne souhaite pas s'y rendre, mais au contraire rebrousser immédiatement chemin et nous nous séparons donc à ce moment. La piste carrossable, qui sillonne en creux de vallée, m'est bien visible, et sur une longue distance en amont, durant presque toute la descente qu'il me reste à parcourir. Soudain, je l'aperçois de très loin, le minibus, progressant à lente allure sur cette piste de terre défoncée, évitant tant bien que mal les nombreux nids-de-poule. Il ne me faut plus perdre une minute et je dois impérativement me mettre à courir, sac au dos et douleurs aux pieds, si je veux avoir une chance de l'intercepter, ce qui n'est pas du tout assuré. C'est long, je suis exténué. Enfin, il ne me reste plus qu'à franchir un cours d'eau, à gué, remonter vers le village, puis à le traverser, sous les regards ahuris de quelques Akha qui me voient ainsi débouler, seul, d'une improbable direction, celle de la montagne, celle des secteurs les plus reculés. Je suis toutefois persuadé que la plupart me reconnaissent, car il est quasiment assuré que pas le moindre autre touriste n'ait fait halte ici depuis mon précédent passage un an auparavant. De plus, je portais à l'époque les mêmes vêtements qu'aujourd'hui et le même parapluie géant, si emblématique et qui fait toujours sensation parmi les villageois, est à nouveau ficelé sur mon sac à dos d'où il dépasse largement.

Mes efforts sont récompensés, car je parviens à faire stopper le véhicule alors qu'il me reste encore un peu plus de deux-cents mètres à parcourir, gesticulant autant que je le peux pour être au plus tôt repéré du chauffeur ou d'un des passagers, mais c'est finalement un vieillard qui se tient au bord de la piste qui, m'ayant aperçu et deviné mes intentions, lui fait signe de s'arrêter. Haletant, ruisselant de sueur et à l'allure totalement débraillée, je bondis dans le minibus qui repart aussitôt. J'avais apporté quelques photographies réalisées ici l'an dernier, car j'étais assuré, de par l'emplacement privilégié de ce hameau, d'y repasser au moins une fois durant ce séjour, mais dans la rapidité de l'action, je n'ai même pas eu le réflexe d'abandonner aux villageois le petit paquet que j'avais pourtant préparé à leur attention. J'en suis bien déçu, j'espérais vivement avoir le temps de passer là ne seraient-ce que quelques instants en attendant ce transport.

Le parcours est inévitablement lent, cahoteux et poussiéreux sur une telle piste de terre, si sèche et abîmée, mais je suis enfin assis et mes pieds s'en félicitent. Ces robustes minibus, que l'on rencontre de plus en plus fréquemment dans le nord du pays depuis quelques années, où ils remplacent progressivement les archaïques songteaw et d'autres improbables véhicules de transports collectifs bricolés, ont été récemment gracieusement cédés, d'occasion bien sûr, par la Corée. Ils sont prévus pour accueillir vingt-sept voyageurs précisément, mais il n'est pas rare d'en emprunter qui en entassent pas loin du double. Par chance, celui-ci n'est pas bondé puisque nous sommes seulement une vingtaine de passagers au total à y prendre place. Sans trop de surprises pour la région, des villageois de cinq ou six ethnies différentes s'y trouvent, en plus des Lao Loum : un jeune couple et leur bébé, un homme, deux femmes et deux enfants Akha, une femme Taï Dam, un homme Yao reconnu à son typique sac d'épaule, quelques Taï Lü et il est certain que, parmi les personnes restantes, certaines soient Phounoy, une minorité fortement représentée autour de la petite ville de Phongsaly localisée un peu plus à l'est, mais que plus aucun signe distinctif, vestimentaire ou autre, ne permet désormais d'identifier. Celles-ci ne tardent pas à me questionner sur les raisons de mon apparition dans un tel endroit.

Nuit dans le petit bourg de Boun Neua, dans une des deux sordides mais si économiques pensions chinoises puisque la chambre, la case plutôt, voire le "placard à dormir", se loue pour dix-mille kips la nuit, soit environ quatre-vingts centimes d'euro. Comme souvent dans ce genre de bouge, il suffit de soulever le morceau de tissu ou de toile de nylon crasseuse et troué qui protège une minuscule table de bois pour y dénicher une longue aiguille d'acier, un des indispensables accessoires du fumeur d'opium puis, sur la surface de cette table, apercevoir différentes traces de brûlures infligées là par les toxicomanes.

30 octobre - Oudomxaï

Transports (4)

Cent soixante-dix kilomètres, neuf heures trente de trajet. Le bus, arrivant de Phongsaly, était inévitablement déjà bien empli, tant de passagers que de marchandises répandues en vrac çà et là, quand nous y prîmes place à notre tour. Nous avons donc continué de nous y entasser, et dans ces conditions, autant dire que la règle est celle du chacun pour soi, aucune préséance ayant cours à ce sujet. Je suis parvenu à m'attribuer un de ces tabourets d'enfant en plastique, à l'assise haute de moins de vingt centimètres, qui sont universellement utilisés dans les allées centrales de la plupart des bus "de campagne" du pays afin d'en optimiser le remplissage. Installé aujourd'hui en tête de cette allée, juste devant une première pile de sacs de riz qui l'encombre - et dont on se sert également comme assises - ceux-ci se déplacent vers l'avant, de manière presque imperceptible, mais inexorablement, à chacun des freinages sensiblement brusques du véhicule, nous poussant du même coup, moi et mon précieux tabouret, toujours un peu plus loin, et les trop faiblardes accélérations ne suffisant bien sûr jamais à inverser la tendance. Mes genoux se rapprochent ainsi peu à peu de mon menton tandis que ceux de mes nombreux compagnons d'infortune, qui pour leur part doivent tant bien que mal se maintenir debout, me cernent de toutes parts.

Bien qu'axe majeur du nord du pays, unique voie de circulation terrestre permettant d'atteindre la ville de Phongsaly, la capitale de la province du même nom, les deux tiers du cours de cette "route" qui rejoint Oudomxaï ne sont restés jusqu'à ce jour qu'une vétuste piste de terre, désormais exagérément abîmée et poussiéreuse, qui sillonne cette région montagneuse et alterne sans discontinuer les montées et les descentes, et surtout les virages. C'est un trajet réellement pénible, suffocant, durant lequel il faut sans cesse arbitrer entre l'ouverture des fenêtres pour obtenir une aération suffisante ou leur fermeture pour se protéger des nuages de poussière incessants. Dans ces conditions, les vomissements de passagers sont bien entendu fréquents et certains d'entre eux, peu coutumiers des transports, endurent de véritables supplices. À l'arrêt dédié au repas de mi-journée, dans un village situé sur l'une des trois seules intersections que comprend l'ensemble du parcours, quelques passagers nous quittent pour une correspondance, mais beaucoup plus nombreux sont ceux qui nous rejoignent. Par chance, je n'ai toutefois pas à abandonner mon précieux tabouret pour économiser de la place et ce surplus de voyageurs m'apporte finalement un relatif avantage puisque je n'ai même plus besoin de m'agripper là où je pouvais lors de chaque cahot et virage, étant désormais parfaitement maintenu en place, littéralement compressé au milieu d'une dizaine de compagnons.

31 octobre - Luang Prabang

Transports (5)

Aujourd'hui un programme substantiellement allégé avec environ deux-cents kilomètres pour un peu plus de six heures de trajet, sur une petite route de campagne toujours aussi sinueuse sur la majorité de son parcours, mais cette fois asphaltée, bien que par endroit criblée de nids-de-poule. Je me suis levé avant 6 heures et ai ainsi pu acquérir le tout premier ticket pour une place dans le tout premier bus de la journée reliant Luang Prabang. Conséquence, j'ai pu sélectionner le meilleur siège, tout à l'avant, près du chauffeur, et celui-ci s'amuse à me faire choisir les disques de molam à écouter, dont il m'est bien sûr impossible de déchiffrer le texte des pochettes.

1er novembre - Vientiane

Transports (6)

Hier soir à Luang Prabang, j'ai pu à nouveau converser avec des congénères occidentaux, après tout de même pas moins de quarante-deux jours d'abstinence. Nous sommes en effet ici très nombreux, nous autres touristes, à nous agglutiner dans le cœur historique de cette petite bourgade où se visitent quelques dizaines de pagodes bouddhistes que l'Unesco a eu la bonté d'inscrire à sa liste du "patrimoine mondial de l'humanité". Des familles entières et tutti quanti. On y mange des pizzas et des pancakes, on y joue au religieux laotien en prenant part au Tak Bat, la cérémonie d'aumône matinale des moines, on y achète des "Packs 3 days adventures" qui nous emmènent vers les forêts proches, pour y marcher trois pas, faire un peu de rafting, de radeau de bambou ou de balades à dos d'éléphant maltraité, pour traverser deux ou trois villages - toujours les mêmes, sélectionnés par les opérateurs - et y passer la nuit, mais en aucun cas chez l'habitant, trop blasé de ces visites qui se succèdent sans cesse, donc plutôt à l'écart dans une maison d'accueil construite et réservée spécifiquement à cet effet. Pour le coup, venant à peine de quitter une des régions les plus reculées et sauvages du pays, je dois reconnaître que l'immersion forcée dans cette foule m'offre une transition un peu brutale.

Réveil à nouveau très matinal aujourd'hui, toujours afin de m'assurer une place de choix dans le premier bus en partance vers Vientiane, pour ce qui constituera ma troisième et dernière étape de retour vers la capitale. Un trajet qui s'effectue en dix ou onze heures sur une route cette fois en bon état, mais éternellement sinueuse à travers les montagnes.

Je ne sais pas ce qu'il m'a pris, je suis monté dans un bus "VIP". Un bus VIP est un véhicule strictement identique aux autres, mais auquel de hideux courts et inamovibles rideaux plissés à flonflons ont été suspendus en haut des vitres, ainsi que devant le rayon à bagages, pour tâcher de le masquer. Résultat, si on n'est pas placé côté fenêtre, on ne peut rien observer des magnifiques paysages de montagne que nous traversons. Deuxième avantage du bus VIP, il promet l'air conditionné, mais dès 10 heures du matin, c'est-à-dire dès que les brumes nocturnes laissent place aux premiers rayons du soleil, qui viennent alors frapper continuellement la carrosserie, on se résigne à ouvrir les fenêtres pour libérer le trop-plein de chaleur. Troisième et dernier avantage du bus VIP, durant le trajet cinquante centilitres d'eau, ainsi qu'une pâtisserie industrielle chinoise, sont distribués à chaque passager, mais seuls nous autres touristes nous laissons berner par la promesse de ces avantageux mirages. Résultat, si jusqu'hier encore je me retrouvai seul occidental dans les quelques transports empruntés ces trois derniers jours, l'unique passager lao du bus et moi-même sommes aujourd'hui assis tout à l'arrière du véhicule, la plus inconfortable des places, celle où l'on subit le plus intensément les effets des cahots et des virages. J'en ai rapidement compris la raison, tous mes congénères occidentaux avaient réservé leur billet depuis au moins la veille, dans une agence touristique ou même directement par l'intermédiaire du personnel de leur guesthouse, moyennant une commission augmentant encore son coût déjà prohibitif. Bref, j'aurais dû prendre le temps de choisir un de ces bons vieux bus locaux, j'ai stupidement bondi dans le premier aperçu.

Mesure en vigueur depuis déjà plusieurs années afin de tenter de dissuader toute attaque des résistants Hmong survenant sporadiquement sur cet itinéraire, il arrive encore qu'un militaire armé, mais vêtu en civil, escorte les bus qui empruntent cette fameuse route numéro 13 reliant Luang Prabang à Vientiane. Sa kalachnikov, il la porte généralement ostensiblement en bandoulière pour bien annoncer, dès le départ de la gare de bus, sa présence dans le véhicule. Celui qui nous accompagne aujourd'hui a cependant eu une idée lumineuse en essayant cette fois, tandis qu'il parcourait l'allée centrale pour une première inspection de l'habitacle, de naïvement tenter de la camoufler sous son blouson. Opération impossible au regard de la dimension de l'engin, la crosse en dépassait ainsi au niveau de sa hanche. Une jeune touriste anglo-saxonne l'a immédiatement remarquée et s'en est aussitôt alarmée, déclenchant un début de mouvement de panique parmi les passagers. Le type a alors rapidement dû faire marche arrière et lancer à haute voix des « No ploblem ! No ploblem ! militaly ! militaly ! ».

2 novembre - Vientiane

Dim-sum et soupes de nouilles

Repos, et repas. J'ai déniché une petite gargote qui, comme tant d'autres petites gargotes, prépare des soupes de nouilles. Celle-ci cependant sert aussi des dim-sum, les "tapas chinoises", que l'on rencontre en quantités et diversités inouïes en Chine, et à Hong-Kong plus spécifiquement. Les dim-sum (prononcer "dime soume") se consomment à n'importe quel moment de la journée. Ce sont de petites portions enfermées dans des boîtes de bambou rondes, des paniers aux bases ajourées et empilés jusqu'à dix ou quinze au-dessus d'eau en ébullition. Le contenu de chacun d'eux cuit ainsi à la vapeur, qui se répand d'un panier à l'autre grâce à leurs bases ajourées. On effectue sa sélection à vue, en ouvrant soi-même le premier panier de chaque pile pour s'informer de ce qu'il contient. Ici, dans ma petite gargote, on ne retrouve pas les centaines de variétés proposées dans certaines autres de Hong-Kong, mais de la quinzaine de choix disponibles, tous sont excellents. Au fond de chaque panier est d'abord disposé soit un fragment de feuille végétale - de salade, de choux ou encore de bananier - afin que la préparation n'y accroche pas, soit une coupelle de porcelaine. Chaque panier contient le plus souvent trois ou quatre bouchées identiques : raviolis variés et autres pâtes farcies de crevettes, de bœuf, de poulet ou de porc, boulettes de viande diverses marinées, pinces de crabes, crustacés, viandes en sauce, œufs de caille, tofu, griffes de volailles, etc. Autant j'apprécie moyennement ces dernières lorsqu'elles sont grillées au barbecue et qu'il faut les ronger jusqu'aux os, autant là, cette fois complètement ramollies sous l'effet de la cuisson à la vapeur et baignant dans une sauce remarquablement épicée, avec la chair qui se détache alors naturellement des phalanges, c'est un vrai régal. Les dim-sum se mangent avec des baguettes, et avant de les engloutir on trempe la plupart de ces préparations dans une coupelle de sauce de soja pimentée. Les dim-sum ne sont donc pas une spécialité du Laos, mais dans les gargotes qui les servent et aussi dans tant d'autres, qui pour leur part s'y consacrent exclusivement, il y a les soupes de nouilles.

Dans les villages de plaine du nord du pays, s'il y a une gargote, il peut arriver que la soupe de nouilles soit le seul plat proposé, et la recette, unique. Préparée en moins de deux minutes, c'est un grand bol d'environ un litre et demi contenant soupe, nouilles de riz, et généralement, mais pas systématiquement dans les villages les plus démunis, quelques fines lamelles de viande de bœuf, de porc ou de poulet, qui auront cuit durant quelques secondes seulement dans l'eau bouillante juste versée. Une assiette de condiments et d'herbes est presque toujours servie en accompagnement et elle contiendra ce dont le gérant a pu se fournir le jour même. Cela variera alors entre pousses de soja, citron vert, menthe, coriandre, ail, cresson, salade, liseron d'eau, sortes de très longs haricots verts et encore d'autres végétaux dont je ne connais pas les dénominations. Une série d'assaisonnements est par ailleurs en permanence disponible sur les tables, rangés à côté des pots contenant baguettes et cuillères, et l'on s'en sert largement : sauce de soja, sauce de poisson et d'huître, vinaigre, piments en sauce, en purée ou séchés et pilés, sel, poivre, glutamate de sodium, sucre, gousses d'ail, arachides broyées, pâté de poisson fermenté, etc. Avec tout ceci à portée de main, chacun procède comme il le souhaite. Par exemple, les herbes peuvent être grossièrement déchirées à la main, puis mélangées à la soupe ou directement portées en bouche entre deux "baguettées" de nouilles. Alors, baguettes tenues d'une main et cuillère de l'autre, l'offensive peut débuter. Tous les effets d'aspirations et de déglutitions sont autorisés, même s'ils se font particulièrement sonores. Les éventuels éclats d'os restés fichés dans la viande sont ostensiblement et sans gêne recrachés au sol. Il est recommandé que les baguettes soient en bambou, celles en plastique ou, pire encore, en inox, étant proprement inadaptées, car les nouilles n'y adhèrent pas correctement. Si l'on a abusé du piment, pas toujours aisé à doser tant qu'on ne l'a pas testé, on se retrouve rapidement en nage et le flot au nez.

Ici à Vientiane, même si on est loin du vaste choix disponible dans la Thaïlande voisine, la variété des soupes de nouilles proposées est toutefois autrement plus conséquente que dans les campagnes. Les nouilles elles-mêmes sont d'ailleurs de natures et de formes plus diversifiées et parfois avantageusement remplacées ou complétées par des raviolis. Les viandes peuvent être du canard laqué ou d'autres préparées en boulettes ou finement découpées. La peau de volaille frite est également intéressante. Le phöe, la soupe de nouille, peut commencer à être consommée dès 5 heures du matin, constituant pour beaucoup, moi le premier, un petit-déjeuner de choix. Elle peut aussi bien entendu être servie tout au long de la journée, et jusque tard le soir. Certaines gargotes particulièrement réputées pour leur recette, qui est parfois unique, ne désemplissent pas.

Le flegme de la visite m'atteint une fois de plus. Pour parcourir les quelques temples de la ville, certains étant réellement charmants et tous encore en activité, il faut soit se lever tôt, soit accepter de le faire durant le reste de la journée, donc sous une accablante chaleur. Comme à Luang Prabang hier, la capitale historique qui en abrite de bien plus nombreux, autrement plus spectaculaires, flamboyants et anciens, ce n'est pas encore cette fois-ci, lors de ce énième passage dans ces endroits, que je découvrirai leurs trésors. Alors, au programme aujourd'hui, soupe de nouilles, visite des marchés touristiques et locaux, dim-sum, coupe de cheveux, dim-sum, internet, déambulation le long du Mékong, dim-sum. Mes villages du lointain Nord me manquent déjà.

3 novembre - Vientiane

Un temple

Hier soir, rencontre avec T., étudiant français, correcteur-stagiaire pour une année à la rédaction du journal Le Rénovateur, la médiocre, oserais-je dire pitoyable, publication francophone quotidienne de la capitale du Laos, que la France, probablement nostalgique de son ancienne colonie, persiste à subventionner alors que personne ne l'a jamais lu et ne le lira jamais. Je dis bien publication de la capitale puisqu'elle ne se déniche que dans sept ou huit points de vente de la ville et nulle part ailleurs dans le pays. La quantité d'exemplaires tirés n'excède pas cinq cents les meilleurs jours. Cet étudiant m'a ainsi un peu décrit la chose de l'intérieur. Les journalistes, au nombre de cinq à sept au total, et tous fonctionnaires du Ministère de l'Information, sont lao, un seul est français, lui aussi plutôt simple correcteur que journaliste. Beaucoup des articles sont copiés soit sur le canard anglophone concurrent, le Vientiane Times, pourvu d'un budget indéniablement plus conséquent, soit directement sur le web. Ces articles en langue anglaise sont alors ensuite passés à la "moulinette" de l'outil de traduction de Google, puis transférés dans un traitement de texte où les journalistes se chargent de les maquiller un peu. Il ne reste ainsi plus qu'à les transmettre aux deux Français qui finiront d'arranger tout cela. Seules quelques insipides brèves locales sont réellement rédigées par les fonctionnaires. On ne fait pas de politique dans Le Rénovateur, on se tient à carreau, on ne froisse surtout personne. Quelques faits-divers, de froids comptes-rendus d'évènements mineurs ou de cérémonies officielles, avec chaque fois d'incontournables et monotones énumérations des individus présents, dont l'opportunité de rappeler l'existence est là inespérée.

Dernières heures dans le pays puisque le décollage est planifié pour ce soir. Instants toujours un peu moroses et qui se termineront d'ailleurs de la même manière avec les ennuyeuses formalités et attentes aéroportuaires, puis les inconfortables et ô combien inintéressants trajets aériens. Pour ne pas trop penser à ces réjouissances annoncées, le programme de la journée comprendra, dans l'ordre, soupe de nouilles, visite d'un temple, dim-sum, puis départ en tuk-tuk vers l'aéroport. Après quarante journées passées dans mon Nord en compagnie de montagnards tous animistes, la visite d'un seul temple bouddhiste ne me permettra en aucun cas de rééquilibrer la parité, mais avant de quitter le pays, de côtoyer au moins une fois un lieu dédié au culte qui est pratiqué par un peu plus de la moitié de ses habitants.

Le Wat Sisaket, le temple visité, est plutôt joli. C'est le seul de la ville que j'avais déjà visité auparavant, ainsi au moins je ne courrais pas le risque de la déception. Comme souvent, l'accès au temple proprement dit est protégé par un haut mur, une palissade qui est ici abritée du côté intérieur par une petite toiture, composant alors comme une coursive. Sur toute la périphérie de celle-ci, ainsi que sur les parois internes du temple, s'alignent des milliers de représentations du Bouddha, des moulages de bronze principalement et qui le montrent dans diverses postures. Les plus grandes de ces représentations, d'une échelle d'un à deux tiers environ, sont déposées au sol ou sur des estrades tandis que les plus petites, de quelques centimètres de hauteur seulement, sont insérées dans des milliers de niches murales. Toutes sont anciennes et de belle facture. Les postures et les expressions des visages, arborant leurs fameux énigmatiques sourires, sont réellement gracieuses et exhalent la sérénité.

Lionel Buléon, 2007

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