Au cœur de la province de Phongsaly, trente-cinq jours d'itinérance

2006

Aux côtés des minorités ethniques montagnardes, les Akha, les Moutchi, les Poussang, les Khamu, les Hmong, les Yao et les Taï Lue

C'est en leur accordant notre attention que nous faisons apparaître des endroits merveilleux, et non en trouvant des endroits "vierges" qui nous émerveillent. »     D. G. Haskell

Lors de précédentes pérégrinations dans cette région du monde, après d'innombrables randonnées effectuées à la journée, j'entrepris finalement trois traversées un peu plus ambitieuses. D'abord un trajet d'une durée de cinq jours entre Vieng Phuka et Muang Long, un autre d'un peu plus d'une semaine entre Muang Long et Muang Sing - accédant à cette occasion à des villages des ethnies Khui, Akha et Hmong, via la montagne et à une époque où aucune piste ne reliait encore les deux premiers de ces bourgs de la province de Luang Nam Tha - puis un itinéraire en boucle de quatre ou cinq journées en amont de la ville de Phongsaly, dans la province du même nom, en direction des premiers groupes de villages Akha localisés dans le secteur.

J'égarai malheureusement assez rapidement les notes que je rapportai de ces premières expériences mais, au delà de ce regret, celles-ci confortèrent mon envie d'entreprendre désormais des périples plus engagés, tant au regard de leurs durées que des étendues de territoires parcourus. Le texte qui suit se présente donc, chronologiquement, comme le premier que je propose. Il résume un séjour de quarante-deux journées au Laos, dont trente-cinq de marche, seul, à pied et sans guide, au cœur des montagnes de la fascinante province septentrionale de Phongsaly, à la rencontre des innombrables minorités ethniques qui y résident, parmi lesquelles les divers groupes Akha - Nuqui, Nutchi, Eupa, Djepiah, Luma, Oma, Pouli Noy, etc. - ainsi que les Moutchi, les Poussang, les Khamu, les Hmong, les Yao et les Taï Lue. La totalité des nuits se déroulèrent en compagnie de ces villageois.

TABLE

  • 18 & 19 septembre - Vientiane : La capitale
  • 20 & 21 septembre - Luang Prabang & Oudomxaï : La route
  • 22 septembre - Ban Phanasa : Les tuniques
  • 23 septembre - Ban Khouansi : Les foyers
  • 24 septembre - Ban Loupha : Les sentiers
  • 25 septembre - Ban Shika : L'alcool
  • 26 septembre - Ban Kioukhan Khao : Les ethnies
  • 27 septembre - Ban Souphsoy Khao : La fête
  • 28 septembre - Ban Likna : L'étape
  • 29 septembre - Ban Silé : Le chamanisme
  • 30 septembre - Ban Xiang : La hutte
  • 1er octobre - Ban Sakhan : L'opiomanie (1)
  • 2 octobre - Ban Lahang : L'opiomanie (2)
  • 3 octobre - Ban Khaoso : Le ya-baa
  • 4 octobre - Ban Likna : La police
  • 5 octobre - Phongsaly : Le commerce
  • 6 octobre - Ban Mohan Taï : La nature
  • 7 octobre - Ban Vanaïkho : La boue
  • 8 octobre - Ban Sumpoy Neu : Le massage
  • 9 octobre - Ban Sumpoy Neu : Les animaux
  • 10 octobre - Ban Sumpoy Neu : Les trafiquants
  • 11 octobre - Ban Poutcha Khao : Les crétins
  • 12 octobre - Ban Poutcha Khao : L'intimité
  • 13 octobre - Ban Pamlan Khao : Les vautours
  • 14 octobre - Ban Ouychoun : Les aigrettes
  • 15 octobre - Ban Soulane Noy : La rivière
  • 16 octobre - Ban Poukhoua Khao : L'argent
  • 17 octobre - Ban Nanoy : Le retour
  • 18 octobre - Ban Nanoy : La cabane
  • 19 octobre - Ban Nongfeu : Les bêtes
  • 20 octobre - Ban Moukhang : L'eau
  • 21 octobre - Ban Moukhang : Le coton
  • 22 octobre - Ban Moukhang : L'habitat
  • 23 octobre - Ban Kioukho : La riziculture
  • 24 octobre - Ban Nangoy Kho : La veillée funèbre
  • 25 octobre - Boun Neua : Les obsèques
  • 26 octobre - Oudomxaï : Le bordel
  • 27 octobre - Luang Prabang : La mixité
  • 28 octobre - Vientiane : Le transport
  • 29 octobre - Vientiane : La fin




Au cœur de la province de Phongsaly, trente-cinq jours d'itinérance

2006

18 & 19 septembre - Vientiane

La capitale

Des cinq dernières années, je ne m'étais plus une seule fois donné la peine de transiter par Vientiane, la flegmatique capitale du Laos, l'évitant dès lors soigneusement, afin de pouvoir me rendre plus rapidement - et donc surtout d'y disposer de plus de temps - dans les arrière-pays lointains, au cœur des régions montagneuses et des épaisses forêts sauvages, en direction des villages les plus isolés, les plus préservés d'un point de vue traditionnel. Très peu de choses ont toutefois changé depuis lors, ici en ville, si ce n'est, comme partout ailleurs, que les inégalités sociales et économiques se creusent toujours davantage. Le trafic routier s'y montre par ailleurs sans doute désormais un peu plus dense, et on peut surtout y observer une circulation de véhicules 4x4 sans cesse grossissante, laissant voir passer des modèles particulièrement imposants, rutilants, auprès desquels ceux qui commencent à faire leur apparition au sein de nos agglomérations occidentales feraient presque pâle figure. Des téléphones portables dans beaucoup plus de poches également, évidemment, puis un nombre continuellement croissant de commerces et autres petites affaires, la plupart aspirant semble-t-il à des ambitions bien modestes, du moins s'agissant de ceux communément visibles aux yeux du touriste. À ce sujet, il est toujours aussi surprenant de constater, ici comme dans l'ensemble des bourgades de provinces, la multitude de détaillants proposant tous exactement les mêmes séries d'articles, les mêmes objets, les mêmes modèles.

Le Laos cependant se transforme, la mue progresse certes lentement, même très lentement, mais indéniablement. Petit à petit, bien que ce soit accordé avec parcimonie et circonspection, les autorités communistes "lâchent du lest". Il faut dire qu'elles disposent à portée de regard - juste sur l'autre rive du fleuve Mékong - de l'exemple de la Thaïlande voisine et de son développement récent fulgurant, sans doute d'ailleurs trop brusque, et donc des dommages qu'il a laissés dans son sillage. Ces despotes rouges souhaitent alors peut-être tâcher d'éviter de reproduire chez eux les mêmes erreurs, mais aussi de ne pas perdre le contrôle, leur contrôle, strict, autoritaire, inflexible, sur l'ensemble de la vie politique et économique du pays. En conséquence ils prennent leur temps et continuent, après maintenant plus de trois décennies d'un pouvoir exclusif, sans partage, à tenir fermement en main ce pays et sa population. Un de leurs outils, visibles de manière tangible pour le touriste, est incarné par le couvre-feu des lieux nocturnes. Imposé à 23 heures 30, à 23 heures 31 au plus tard, ceux-ci closent tous leurs portes.

Pour nous autres visiteurs de bref passage, à part quelques petites actions de bas étage, la corruption, pourtant omniprésente à tous les échelons de la société, reste relativement peu perceptible au quotidien. On n'atteint en effet pas ici le degré de décomplexion du Cambodge voisin. Là-bas par exemple, circulant sur les routes et les pistes, les conducteurs, qu'ils se trouvent aux volants de véhicules privés ou publics - voitures, camions, bus, simples scooters même parfois - se contentent à peine de ralentir lors du dépassement d'un poste de contrôle pour jeter, à travers leur fenêtre, les quelques billets exigés, froissés en boules, qui atterrissent alors plus ou moins loin des deux ou trois plantons se tenant là, sur le bas-côté, le plus souvent paresseusement avachis dans des hamacs tendus entre un arbre et leur guitoune. Mais, même si cela s'affiche donc ici, au Laos, d'une manière beaucoup moins perceptible pour un observateur étranger, il ne fait aucun doute que tout le monde s'avère cependant susceptible de payer à un moment ou à un autre, et que cela peut subvenir dans tous les contextes et à toutes les strates de la société. Pourront ainsi potentiellement y être confrontés aussi bien l'étudiant désireux d'assurer l'obtention de son diplôme, le citoyen lambda s’attelant à une démarche administrative quelconque, le petit ou le gros entrepreneur en demande d'autorisations spécifiques, le commerçant en attente de pouvoir faire circuler des marchandises, le restaurateur ambitionnant de maintenir son activité, etc. Parti unique, élections verrouillées, très rares médias - tous étatiques et outils d'une propagande éhontée - interdiction des manifestations, autocensure. Bref, la révolution n'aura ici pas lieu demain, ni même après-demain.

Ainsi, après pourtant cinq années d'absence, très peu d'évolutions et de changements sont finalement constatables et visibles de manière manifeste dans la nonchalante capitale du Laos, et surtout pas au sein des organisations ou administrations publiques. Le touriste par exemple, s'il souhaite faire proroger son visa, aura la joie de visiter les bureaux des services de l'immigration. Il s'agit là d'un très modeste - et définitivement vétuste - bâtiment de deux étages, avec sa salle d'accueil du public implantée au rez-de-chaussée, un local au charme suranné et emblématique de l'ensemble des administrations du pays : peintures usées, voire décapées, salissures irrécupérables sur les murs, mobiliers spartiates et érodés, armoires et casiers dégingandés dans lesquels s'amassent et d'où débordent même des piles de dossiers poussiéreux et des liasses de documents défraîchis et jaunis. Toujours pas la moindre trace d'un ordinateur à cet étage inférieur. En revanche des tampons disponibles en abondance, car tamponner constitue ici une tâche récurrente. Une table, deux chaises et un mobilier de rangement rare - mais suffisant toutefois pour autoriser une large accumulation de papiers - occupent chacun des boxs en bois qui s'alignent de part et d'autre de ce hall, et dans chacun desquels est disposé un guichet de réception du public, simple embrasure pratiquée dans une vitre par ailleurs le plus souvent fêlée. Dès l'ouverture le matin, la télévision, suspendue en hauteur dans un coin, est allumée, et un vieux billard bancal au tapis usé jusqu'à la corde occupe une partie de l'espace restant libre, entre les deux rangées de guichets. Si on s'y rend l'après-midi, il arrive qu'il faille réveiller le fonctionnaire tamponneur, effondré sur son siège, accablé de chaleur sous un ventilateur brassant laborieusement un air lourd.

Pas loin de là, le long de l'avenue longeant le Mékong, le palais présidentiel est gardé par deux ou trois bleusailles. Dès 10 heures du matin, il y en a au moins un d'endormi, si ce n'est dans sa guérite, alors à l'ombre d'un arbre, dans le petit parc au gazon décapé situé de l'autre côté de la chaussée, la kalachnikov négligemment déposée près de lui.

Des élections législatives ont eu lieu en mai dernier, la "nouvelle" chambre a une fois de plus approuvé le remaniement des mêmes représentants au pouvoir et la "nouvelle" assemblée a décidé de la composition du "nouveau" gouvernement. Ainsi en va-t-il de la vie politique au Laos depuis plus de trente ans.

À Vientiane, humble capitale du pays, des bâtiments tout juste neufs se font déjà vieux, d'autres n'ont pas d'âge. Quelques rues encore caillouteuses, et même certaines de terre, subsistent à ce jour en plein centre. Non loin, de petites friches urbaines, vertes et marécageuses. Des travaux publics modestes mais interminables ou inachevés et qui impliquent qu'il y a toujours, lorsque l'on s'y déplace à pied, un quelconque obstacle à contourner, un trou béant, un caniveau ouvert, un monticule de terre ou de pierres, une chaussée ou un trottoir éventré, quelques matériaux abandonnés çà et là. Un vaste marché central de produits frais, apocalyptique, est implanté juste derrière un bâtiment construit en dur, dans lequel nous autres touristes nous arrêtons la plupart du temps pour nos emplettes. Ce ne sont en revanche là-bas, étalés sur une superficie de peut-être un hectare au total et à travers un improbable dédale, une infinité d'étals posés à même le sol de terre, un capharnaüm abrité de mille bâches rafistolées, de tôles ondulées cabossées et même de vieilles nappes de nylon percées, suspendues parfois à peine plus d'un mètre cinquante du sol. Je me suis promis de m'y rendre un après-midi, durant le bref mais intense déluge que l'on essuie encore presque quotidiennement ici en cette fin de saison des pluies, simplement afin d'y prendre la mesure du désastre. Il est déjà aisé de deviner que les quelques briques ou planches de bois régulièrement jetées au sol doivent alors opportunément aider, en ces moments fatals, à franchir les plus importantes mares d'eau stagnante et de boue.

Voilà un petit peu de Vientiane, apathique, engourdie et paresseuse. Le touriste s'y ennuie rapidement, n'y dénichant pas grand-chose à y faire ou à visiter. Un charme rétrograde cependant, voire désuet. Quelques rares mais belles pagodes toutefois, avec leurs nuées de moines et moinillons en robes safran.

On s'y déplace en songteaws, camionnettes dont les bacs arrière ont été aménagés pour les transports collectifs, ou en tuk-tuk fumant et pétaradant, fameux tricycles à moteur exploités pour les transports privatifs, et dont les chauffeurs, qui stationnent à presque chaque angle de rue, ne manquent jamais de héler le falang de passage, l'étranger, le Blanc occidental, à condition qu'ils ne se soient pas assoupis un moment dans les minuscules hamacs qu'ils tendent tous à l'arrière de leurs engins. Il continue aussi d'y circuler un nombre honorable de samlors, les vélo-taxis à trois roues équipés d'un siège passager latéral ou arrière. Les conducteurs parviennent en effet encore, presque sans risque, à se faufiler parmi les engins motorisés, mais sans doute désormais pour plus très longtemps. Calme, très calme Vientiane.

20 & 21 septembre - Luang Prabang & Oudomxaï

La route

Doucement, on se remet des chocs temporel, alimentaire, climatique, et en définitive physiologique. Comme d'habitude, cela perturbe un peu l'organisme au début, mais tout s'améliore ensuite assez rapidement. En somme une simple question d'acclimatation générale, qu'il faut espérer pouvoir atteindre sans trop tarder. Départ, en direction désormais de l'extrême nord du pays. Trois journées de bus seront au total nécessaires pour parvenir à destination, avant de pouvoir enfin poursuivre à pied, dès lors durant plusieurs semaines consécutives. Pour couvrir les deux premières étapes motorisées de ce parcours, qui permettent de rejoindre la petite ville d'Oudomxaï, la route se présente dans un état acceptable, mais s'avère en revanche en permanence excessivement sinueuse. Aussi, malgré l'exaspérante lenteur de nos déplacements - il ne faut en effet pas espérer franchir une vitesse moyenne supérieure à trente-cinq kilomètres à l'heure - des enfants et des femmes lao, trop peu accoutumés aux longs trajets en transports routiers, sont au supplice, fréquemment pris de nausées, le spectacle des crises de vomissements des uns et des autres s'offrant alors à intervalles réguliers.

La veille, entre Vientiane et Luang Prabang, nous avons assisté à pas moins de deux accidents de véhicules, et entrevu à ces occasions deux macchabées. Le premier de ces accidents routiers consista en une banale collision frontale entre deux voitures 4x4. Les conducteurs, inexpérimentés, ne savent pas bien appréhender les virages. Plus loin, parvenus à hauteur du deuxième accrochage, nous n'avons pas pu distinguer un des véhicules impliqués puisqu'après une probable embardée, il avait plongé au fond du ravin adjacent. Une quarantaine d'hommes, tous de l'ethnie Hmong, se tenaient accroupis là, silencieux, à distance respectable d'un corps, déposé au bord de la chaussée et recouvert de chiffons maculés de sang. Visiblement un paysan d'un village proche qui ne devait rien faire de plus que marcher le long de la piste.

Une seule nuit à Luang Prabang, la capitale royale révolue du pays. S'y admirent des dizaines d'anciens temples bouddhistes exceptionnellement bien préservés, pour la plupart même toujours en activité à ce jour et, paraît-il, particulièrement pittoresques et séduisants mais que je n'ai tout de même encore jamais pris le temps de visiter - après pourtant un certain nombre de passages dans le secteur - perpétuellement avide de rejoindre le plus rapidement possible la ruralité, les montagnes, les forêts, les minorités ethniques de l'extrême nord. Luang Prabang, une modeste bourgade, néanmoins de loin la plus touristique du pays, et pour cause, promue par l'UNESCO - je veux dire inscrite au patrimoine mondial de l'humanité par ce dernier - et donc dès lors mise sous cloche, en voie de muséification forcée. À Oudomxaï en revanche, le soir suivant, nous ne sommes déjà plus que trois ou quatre touristes au total, et demain, lorsque je serai parvenu dans la province septentrionale de Phongsaly, il est fort probable que j'y serai cette fois le seul. C'est enfin de là que je pourrai débuter mes pérégrinations, que j'entamerai mon vrai départ.

22 septembre - Ban Phanasa

Les tuniques

Toujours en direction du nord, c'est à partir d'Oudomxaï que les choses deviennent véritablement intéressantes, tant le potentiel d'exploration de la région, à ce jour pourtant totalement inexploité, s'annonce vaste et foisonnant. Grâce à différents repérages géographiques assez méthodiquement effectués autrefois entre les bourgs d'Oudomxaï et de Phongsaly, il m'est désormais possible de tenter de pénétrer plus avant vers les arrière-pays de ces contrées, d'abord via des pistes marginales, puis surtout de vagues sentiers pédestres non cartographiés. Fascinante et mystérieuse province de Phongsaly, la plus septentrionale du Laos, nichée au bout du nord, enclave davantage tournée vers la Chine et le Vietnam voisins - entre lesquels elle s'insère comme un coin - que vers l'intérieur même du pays. Hier, entamant ma troisième journée de transport requise pour s'y rendre depuis Vientiane, la petite route de campagne s'est rapidement transformée en une simple piste de terre et de cailloux, chaussée chaotique, sèche, saturée de poussière, dont d'épais nuages soulevés par le passage de notre bus antédiluvien étaient continuellement recrachés dans l'habitacle, puisque sous la fournaise nous ne pouvions jamais supporter bien longtemps de voyager en conservant les fenêtres obstruées. Puis, bien que l'après-midi fût déjà nettement avancée, j'ai demandé au chauffeur de m'abandonner dans un endroit sans doute improbable, au milieu de nulle part, à la croisée d'une petite piste secondaire, dont j'avais autrefois précisément répertorié la position. Naturellement, il n'a pas même paru ne serait-ce que soupçonner ma démarche ni mes intentions. Mieux, il fut d'abord convaincu que je faisais erreur, insistant alors ardemment pour que je poursuive avec lui l'étape, au moins jusqu'au prochain bourg, pour laquelle j'avais d'ailleurs payé la totalité du coût, tant c'eut été peine perdue, ce matin au départ d'Oudomxaï, de tenter de lui indiquer le vague terminus dont je souhaitais bénéficier. Face à mon obstination il m'a néanmoins finalement déposé là, à la stupeur générale des autres passagers, nombreux à me questionner sur mes projets, et tâchant eux aussi de me retenir. Loyal, le chauffeur m'a même remis quelques milliers de kips, pour remboursement du prix de la partie du trajet que je n'allais donc pas effectuer.

Cette piste auxiliaire, qu'aucun transport régulier ne sillonne encore à ce jour, devrait, selon mes prévisions, rallier la rivière Nam Ou, un affluent du fleuve Mékong, cours d'eau par ailleurs majeur et emblématique du nord du pays, localisé à peut-être cinquante ou soixante kilomètres en direction de l'est. Mon idée est d'atteindre cette rivière, mais en m'écartant d'ici là autant que possible de la piste, afin de consacrer quelques journées à déambuler, désormais à pied exclusivement, dans les montagnes environnantes et visiter ainsi plusieurs des villages qui y sont sans nul doute dispersés.

La région honore rapidement ses promesses puisqu'après un peu plus de deux heures de marche et une douzaine de kilomètres seulement, je traverse déjà un premier village, appartenant à un groupe de l'ethnie Akha. En ayant pourtant visité un certain nombre par le passé, c'est néanmoins toujours empli d'une belle dose d'émotion que j'approche ce type de hameaux, résolument rustiques, primitifs, "hors du temps", sommaires et isolés, bâtis en ne recourant jusqu'à ce jour qu'à des matériaux naturels directement issus de la forêt, bois, bambou, herbes à paillotes, feuilles de latanier, etc., et dans lesquels beaucoup de villageois - toutes les femmes, nombre d'enfants, moins les hommes cependant - arborent encore les tuniques vestimentaires traditionnelles caractéristiques de leur ethnie. La plupart des individus qui se tiennent en cet instant à l'extérieur de leurs huttes me repèrent alors qu'il me reste encore plus de deux-cents mètres à parcourir avant de les rejoindre, et je me rends compte que mon arrivée effarouche déjà quelques-uns parmi eux. Ainsi, une troupe de sept ou huit gamins qui s'amusaient à l'entrée du hameau s'égaille rapidement dans toutes les directions, abandonnant même là, dans la précipitation, les grosses toupies de bois avec lesquels ils jouaient à combattre. Presque simultanément, une ou deux femmes qui effectuaient je ne sais quelles tâches domestiques devant leurs huttes s'y engouffrent prestement à mon approche, puis s'y cloîtrent. Toujours inévitablement un peu déroutants sur le coup, je suis tout de même désormais largement accoutumé à ce type d'accueils, et je sais depuis longtemps qu'il ne faut pas s'en formaliser car ils ne signifient en aucun cas que le visiteur ne soit pas le bienvenu. Les villageois, plus exactement les femmes et les enfants donc, surtout si aucun homme ne se tient à leurs côtés au même instant, restent en effet, au moins dans un premier temps, toujours extrêmement craintifs, à l'évidence également suspicieux, tant ils ne peuvent saisir les motifs d'une telle improbable apparition, et tant le concept de tourisme, chez eux, dans leur "misérable" village - qui ne peut sans doute à leurs yeux pas représenter le moindre intérêt pour un visiteur étranger - doit leur paraître insondable, incompréhensible, inaccessible.

Comme souvent, il m'a suffi d'apercevoir, durant une seule fraction de seconde, la tunique traditionnelle caractéristique portée par une des femmes du lieu pour pouvoir sans difficulté deviner à quel groupe ethnique se rattache l'ensemble des habitants du village, les attributs vestimentaires des uns et des autres de ces groupes composant en effet des marqueurs identitaires à la fois éloquents et déterminants - je disposerai ces prochains jours de maintes occasions de décrire plusieurs de ces attributs. Celui-ci appartient, ainsi que probablement quelques autres localisés dans les environs proches, aux Akha Djepiah. C'est la toute première fois que je rencontre cette population, et tout juste en ai-je découvert quelques représentations photographiques cette année dans une publication. Il est probable que ce groupe ethnique, particulièrement minoritaire dans le pays, se restreigne à une aire d'habitat pas plus étendue que quelques dizaines de kilomètres carrés.

Presque toujours trop hâtivement désignées et réunies sous cette unique appellation, les populations Akha implantées au Nord Laos composent en réalité une véritable "nébuleuse ethnique" de groupes nettement différenciés les uns des autres. D'ailleurs, bien que tous soient originellement issus d'une aire géographique à la fois commune et vaste - un très large territoire du monde tibéto-birman - ils ne se reconnaissent néanmoins eux-mêmes la plupart du temps ni faisceau culturel commun ni affinité filiale, et ont en effet préservé chacun des identités culturelles fortes et caractéristiques, se mêlant par exemple socialement très peu, et surtout pas matrimonialement. On compte ainsi parmi les nombreux Akha résidant dans la région, les Luma, les Nuqi, les Pouli Nyai, les Pouli Noy, les Nutchi, les Oma, les Pala, les Djepiah, les Kopien, les Botche, les Tchitcho, les Chapo, les Eupa, et d'autres encore.

Ce village, désormais implanté en bordure de piste, et donc bien plus aisément accessible que beaucoup d'autres - qui pour leur part s'atteignent via d'étroits sentiers forestiers de collines et de montagnes - est un hameau transmigré, c'est-à-dire qu'il a été déplacé, il y a de cela plus ou moins longtemps, sous les "encouragements" des autorités du pays. Conséquence d'une politique affichée d'intégration des minorités ethniques à la nation en vigueur depuis déjà plusieurs années, il s'agit aussi, de fait, en incitant de la sorte ces populations à se rapprocher des voies de communication et des plaines, de rendre les villages isolés mieux administrables, mieux contrôlables. Sous des prétextes accusatoires de destruction de la forêt avec leurs essarts, appelés ici rays - les emblématiques cultures de friche sur abattis-brûlis que je décrirai plus loin - ou encore de production de drogues opiacées, ces villageois déplacés ne peuvent ainsi définitivement plus agir "hors des radars" des autorités. Même si nombre de transmigrations se sont par le passé avérées constituer finalement des échecs notoires - ayant par exemple provoqué le mouvement vers les plaines de populations montagnardes pourvues d'organismes résolument inadaptés au climat saturé d'humidité qui y règne, ou encore ne sachant, faute de connaissance des techniques agraires requises, pratiquer la riziculture irriguée que ces terres requièrent - elles sont aussi indéniablement parfois à l'origine de quelques avantages.

Par exemple, alors que rares sont les villages montagnards bénéficiant de la présence d'une école - cependant, lorsqu'il en existe une, pas plus de vingt-cinq pour cent des enfants en profitent en moyenne, pour deux à trois heures de classe par jour et durant quelques semaines par an seulement - ce village Akha Djepiah de Ban Phansa est en voie "d'éducation". La première hutte que je dépasse, précaire cabanon de bois et de bambou ouvert à tous les vents et implanté légèrement à l'extérieur du hameau, fait office d'école. Une jeune institutrice Lao Loum - l'expression Lao Loum désigne les Lao des plaines, c'est-à-dire les "vrais" Lao - a été dépêchée jusqu'ici pour tâcher d'instruire les villageois, tout du moins tenter de leur inculquer quelques rudiments d'alphabétisation lao. Pour l'heure, elle dispense un cours de lecture à un groupe d'une trentaine d'adultes, composé pour la plupart de femmes, mais incluant également trois hommes, tous assis là, sur des bancs brinquebalants dont les piétements, simples tronçons de bois mal dégrossis, ont été directement plantés dans le sol de terre battue. Les hommes se rangent tous les trois, sans aucun doute possible à mes yeux, du côté des opiomanes. Cette caractéristique s'avère en effet toujours immédiatement détectable de par les allures et les accoutrements immuablement négligés que ces individus adoptent, mais surtout à la vue des physionomies générales, qui donnent l'impression de faire face à des personnes littéralement cachectiques. Le tableau offert par ce groupe de femmes Djepiah, toutes vêtues de la tunique traditionnelle emblématique de leur ethnie et se tenant à ces places habituellement dévolues aux enfants, détonne tout autant, et figure même presque de manière surréaliste. Sans conteste, il faut dire que ces tuniques se montrent à elles seules singulièrement surprenantes d'originalité - voire d'excentricité - pour un observateur occidental.

Taillées dans de la grosse toile de coton de couleur indigo - étoffes que ces femmes confectionnent elles-mêmes en intégralité, depuis la culture de la plante jusqu'à la teinture, en passant par nombre d'étapes de préparation des fibres et de tissage, un long et laborieux processus que je décrirai sans faute un jour prochain - ces tuniques se composent d'une jupe très courte tombant au-dessus des genoux, d'un "haut" ne recouvrant guère plus que la poitrine, puis d'une ample veste à manches longues, toujours portée ouverte. Ces deux dernières pièces vestimentaires sont largement décorées, sur le col et aux extrémités des manches pour la veste, et de manière presque exhaustive pour le "haut", de bandes de tissu industriel coloré, bleu, vert, rouge et blanc, cousues. Mais, plus que tout chez les Akha Djepiah, ce sont les coiffes féminines qui se montrent particulièrement singulières et originales. Sortes de bonnets coniques taillés dans la même toile de coton indigo que le reste de l'habillement, ceux-ci s'inclinent légèrement vers l'arrière de la tête et laissent ainsi apparaître un bandeau frontal indépendant orné de six à dix pièces de monnaie percées et solidement attachées là avec du fil. Autre détail, plutôt amusant cette fois, a trait aux longues chevelures de ces femmes, qui retombent sur les côtés mais dont les extrémités sont relevées et réinsérées sous les bonnets de toile, composant alors comme de drôles "d'oreilles" animales, pendantes, à l'allure un peu "canine". L'ensemble de ces tuniques est en outre agrémenté, notamment sur les coiffes mais également suspendus au cou et à la ceinture, d'une abondance de colliers de perles et de graines, de pompons et de floches de laines colorés, ainsi que de pièces de monnaie supplémentaires cousues çà et là, pour la plupart des anciennes piastres indochinoises françaises en argent, mais aussi des spécimens plus contemporains et plus locaux - en tout cas moins exotiques - des monnaies birmanes, thaïes, chinoises pour les plus fréquentes. Comme pour ajouter encore un peu d'originalité à leur apparence physique générale, nombre de ces femmes mâchent de la noix d'arec, ce qui a pour effet de provoquer une coloration permanente de leurs cavités buccales et dentitions d'une teinte sombre et dense oscillant entre le noir et l'orangé, en passant par toutes sortes de nuances proches du rouge, leur conférant alors d'étranges sourires. Enfin, presque toutes ces femmes se déplacent continuellement pieds nus et plusieurs d'entre elles, communément celles qui allaitent un enfant, vont et viennent, vaquent à leurs occupations, avec un ou les deux seins laissés dévoilés.

J'échange quelques mots avec l'institutrice lao mais ne m'attarde pas là trop longtemps car, malgré leur nombre, je perçois nettement que j'intimide ces femmes, qui paraissent devant moi comme des bêtes apeurées, se tenant pour la plupart tête baissée, osant à peine me jeter quelques coups d'œil furtifs. Du côté des hommes, représentés ici en minorité mais surtout apathiques, ils s'avèrent définitivement inaptes à prendre en main la situation. C'est bien là la toute première fois, en pourtant maintenant plusieurs mois cumulés passés au Laos, que j'observe des adultes prendre une part active à un cours d'éducation scolaire. À ce sujet il faut noter que, au sein des minorités ethniques montagnardes, il est fréquent que les femmes aient pu, de toute leur existence, n'acquérir que quelques rares mots de langue lao - des paroles que de plus elles prononcent avec des accents et des élocutions résolument improbables - un vocabulaire extrêmement restreint leur permettant tout juste d'aller vendre quelques produits de cultures ou de cueillettes aux habitants du bourg de plaine le plus proche, tout du moins pour celles dont le village ne s'en trouve pas trop distant. Lorsqu'on les aperçoit là-bas, généralement tôt le matin, elles ne sont que des silhouettes furtives, presque fantomatiques, l'air souvent désemparé, semblant toujours désirer plus que tout de regagner au plus tôt leurs hauteurs.

Je quitte donc cette école, aussi rurale que rustique, et m'engage dans le village. Mon laïus de présentation est depuis longtemps parfaitement rodé, le plus urgent consistant à rapidement rassurer les villageois sur le fait que j'arrive bien seul. Si je ne m'y attache pas tout de suite, ce sera en effet toujours immanquablement la toute première question qui me sera adressée par les montagnards, quel que soit leur groupe d'appartenance ethnique, et généralement d'une manière lapidaire, simplifiée, comme pour s'assurer que je comprenne bien et promptement ce qui m'est demandé. « Paï pou dio bô ? », Vas-tu seul ?, voire uniquement « Pou dio ? », Seul ?, interrogations presque toujours accompagnées du signe de l'index levé pour bien appuyer le propos. Il s'agit d'ailleurs là d'une question qui me sera assurément posée à plusieurs reprises dans un même village, en réalité par presque chacun de mes interlocuteurs, comme si l'éventualité que plusieurs étrangers puissent surgir simultanément et inopinément à ma suite dans un hameau pouvait plus que tout inquiéter les villageois. Deux ans auparavant, alors que je venais tout juste de parvenir dans un village de l'ethnie particulièrement isolé, j'avais eu la très mauvaise idée de vouloir commettre une plaisanterie à ce sujet, et de répondre cette fois-là à cette sempiternelle question par un « Bô, bô, siip ha khûn paï ! », Non, non, quinze personnes arrivent ! Une blague que je me suis promis de ne plus jamais renouveler par la suite, tant elle avait fortement dérouté et même troublé mes hôtes.

Il est par ailleurs à ce stade inconvenant, et à vrai dire tout à fait inapproprié, que je m'adresse directement et en premier lieu à une femme, tant ma survenue inattendue en ces endroits peut ainsi les décontenancer. Il est du reste fréquent que je les aperçoive s'éloigner - voire partir s'enfermer dans leurs huttes - à ma simple apparition, comme si elles souhaitaient de la sorte s'assurer suffisamment tôt de prévenir toute éventualité de confrontation avec ma personne. Si en certaines occasions je dois pourtant de mon côté me risquer à les solliciter, et que d'aventure aucun homme ne semble présent à cet instant dans les parages, c'est entouré de maintes précautions que je m'y prends, en les interpellant tout en veillant par exemple à maintenir une large distance physique entre nous. Il arrive même parfois que, bien que trois ou quatre d'entre elles soient réunies près d'une hutte, je sens que je ne peux pourtant pas, là non plus, m'aventurer à effectuer un seul pas dans leur direction si aucune présence masculine ne se montre à leurs côtés, au risque alors plus que probable de les effaroucher. Quant aux enfants, la plupart fuient presque toujours se cacher je ne sais où tandis que j'ai à peine pénétré dans les enceintes des villages. Leur curiosité l'emportant, ils réapparaissent cependant généralement sans tarder, notamment dès que j'ai finalement approché un ou plusieurs adultes et que nous avons entamé un dialogue. À ces derniers, une fois qu'ils se soient assurés que je suis bien seul, je peux commencer par exposer rapidement mes intentions, c'est-à-dire expliquer d'où je viens et où je projette de me rendre par la suite, du moins s'ils ne me l'ont pas déjà demandé. En effet cette autre question, « Paï saï ? », Où vas-tu ?, compose elle aussi une grande incontournable, faisant souvent même office de salutation, avec une supplémentaire qui est « Kin khao bô ? », As-tu mangé ? Parvenu à ce stade, si j'ai décidé de faire halte là pour la nuit, soit je sollicite directement mes interlocuteurs pour qu'ils m'hébergent - et ils me désignent alors le plus souvent la hutte du nay ban, c'est-à-dire du chef du village - soit je n'annonce rien et entame nonchalamment une déambulation à travers le hameau afin de repérer une famille qui m'apparaîtrait particulièrement amène et accueillante.

23 septembre - Ban Khouansi

Les foyers

Mal dormi, sur une de ces étroites couchettes d'invité, close, dans un réduit de la dimension d'un placard, grossièrement confectionné en claies de bambou et au sol simplement recouvert d'une natte de vannerie qui entièrement l'occupait. Pas de paillasse, rien de plus que quelques planches de bois en guise d'amortisseurs. Si je ne m'y recroquevillais pas, c'est au choix ma tête ou mes pieds qui venaient buter contre les parois. De plus, j'ai eu sensiblement froid en fin de nuit, alors contraint de me blottir sous l'unique et fine couverture dont je disposais. Le repas de la veille s'était en outre présenté extrêmement frugal - se résumant à des pousses de bambou bouillies, quelques herbes et du piment pilés pour accompagner le riz. Le contact avec mes hôtes fut en revanche aisé et très heureux, tout au long de la soirée. Les gamins ont même finalement presque dominé leurs appréhensions - j'ai ce matin pu obtenir de deux fillettes qu'elles posent pour une photo - et les adultes, comme à l'accoutumée, ont laissé libre cours à leur habituelle dévorante curiosité mêlée d'une distanciation respectueuse. Il est indéniable cependant, et j'en ai fait le constat depuis bien longtemps déjà, que plus on a le désir de côtoyer intimement des populations étrangères, plus on se rend compte alors de l'absolue nécessité de maîtriser un minimum de leurs langages pour pouvoir en retirer quelque chose de constructif et de rassasiant, mes trop faibles connaissances du vocabulaire lao ne suffisant malheureusement pas, loin s'en faut, à assouvir ces appétences intellectuelles. De plus, c'est sans compter le fait que lorsque les minorités ethniques font elles-mêmes usage de cette langue lao officiellement en vigueur dans le pays - étant acquis qu'au quotidien elles emploient exclusivement leurs dialectes propres - c'est toujours en usant de prononciations et d'accents improbables, ce qui désavantage encore substantiellement la compréhension pour une oreille peu exercée.

Départ pour Ban Khouansi - le mot ban (prononcer "banne") désigne le village - autre hameau aperçu hier depuis la piste, agrippé au loin sur un flanc de montagne, celle-ci par ailleurs entièrement ensevelie, comme toutes celles de la région, sous une épaisse couverture forestière. Il me faut dorénavant quitter le cours de cette piste pour m'engager dès lors sur un sentier, dont je me suis fait indiquer la localisation précise par mes hôtes la nuit précédente. Lorsqu'on a, comme ici - bien que cela se présente en réalité assez rarement au cœur de tels environnements forestiers - la possibilité d'apercevoir très tôt le village de destination, l'accès en paraît le plus souvent a priori extrêmement aisé et simple, et semble lui-même pouvoir s'atteindre en un temps relativement restreint. Descendre, remonter, descendre à nouveau puis remonter une dernière fois, non, cela semble définitivement ne présenter aucune difficulté majeure, un délai d'une heure devant tout au plus suffire pour le rallier. Généralement il en faudra pourtant au bas mot le double, ou plus encore, cela dépendant notamment du nombre d'erreurs de parcours que l'on pourra commettre, inévitables dans de tels dédales de sentes et de traces qui s'avèrent en réalité devoir contourner, ici un monticule, là un ravin, que, vus de loin et de la hauteur d'où on les surplombait initialement, l'on avait négligés ou, plus souvent encore, même pas soupçonné la présence. Là, dans ce fouillis végétal, ce sont des passages dont l'étroitesse permet parfois à peine d'y maintenir les deux pieds côte à côte, et qui se faufilent tantôt entre de hautes herbes ou au milieu de fourrés denses, tantôt au travers de bosquets de bambou géant, enchevêtrements plus ou moins effondrés, ailleurs encore dans des zones boueuses ou sur des traces quelquefois si équivoques que l'on doute alors d'être demeuré sur le sentier adéquat ou de s'être inopportunément engagé dans une voie quelconque, vaguement ouverte par le bétail divaguant. Il arrive aussi qu'il faille traverser l'étendue d'une de ces minuscules rizières irriguées, assez communément implantées au fond des combes, là où la configuration du terrain a autorisé leur aménagement - la plupart des cultures étant toutefois situées sur les pentes - et il faut alors plus loin dénicher le passage plus ou moins obstrué qui permet de poursuivre le cheminement. La veille déjà, ressentant une certaine dose de gêne éprouvée par les villageois de Ban Phanasa face à ma survenue parmi eux, j'avais tenté une première fois de rejoindre ce second hameau, mais la journée étant bien entamée et le tracé des sentiers s'annonçant trop confus, j'avais finalement jugé plus prudent de rapidement faire demi-tour.

De même que la veille à celui de Ban Phanasa, Ban Khouansi est lui aussi un village de l'ethnie Akha Djepiah. Dans certaines des plus grandes huttes Akha, on peut disposer jusqu'à trois foyers de cuisson, parfois isolés les uns des autres - pas systématiquement cependant - par des demi cloisons de bois ou de bambou. Au sein des familles les plus démunies et des huttes les plus précaires, on ne peut toutefois le plus souvent apercevoir qu'un seul de ces foyers. Dans tous ces habitats, élevés sur pilotis et intégralement bâtis à l'aide de matériaux naturels issus de la forêt - bois, bambou et chaume principalement - il est primordial de se protéger des dangers que peuvent représenter les feux domestiques. Ainsi, ces foyers de cuisson ne sont bien entendu jamais posés à même les planchers, inflammables, mais contenus sur des sortes de caissons de bois emplis de terre tassée. Ces caissons sont généralement intégrés de manière à ce qu'ils affleurent avec le niveau du sol, ou sont disposés légèrement en surplomb, mais alors de jamais plus d'une vingtaine de centimètres environ. Le poids conséquent que composent ces structures, dont les côtés peuvent atteindre une longueur d'un mètre cinquante à plus de deux mètres, est compensé à ces endroits par un renfort des poutres porteuses, et éventuellement par l'adjonction d'un ou de deux pilotis supplémentaires positionnés sous la hutte. Les feux sont allumés directement à la surface de ces sortes de casiers chargés de terre damée - terre qui finit elle-même par cuire sous l'action répétée de la chaleur émise - et des trépieds métalliques ou de simples grosses pierres disposées là supportent le poids des woks et autres marmites en fonte ou en aluminium. Chacun de ces foyers est presque toujours surmonté d'une petite plateforme horizontale suspendue à la charpente, confectionnée avec des tiges de bois et de bambou et constituée même parfois de deux ou trois niveaux qui se superposent alors. On y dépose toutes sortes d'objets et ingrédients, d'origine végétale ou animale, comestibles ou non, que l'on souhaite fumer ou sécher. Il n'est pas toujours aisé de déceler ce qui s'y trouve tant tout cela se retrouve rapidement recouvert d'une épaisse pellicule de suie noire et opaque. Plus accessoirement, il semble aussi que ces plateformes visent à contenir les panaches d'étincelles qui, très régulièrement, fusent et s'échappent des flammes et qui donc, en venant buter là, présentent ainsi moins de risques de s'élever jusqu'au chaume des toitures. Toutefois, malgré ces quelques précautions, les menaces d'incendies accidentels demeurent naturellement importantes à l'intérieur de tels habitats et je reste étonné qu'il ne se produise pas plus d'incidents, n'ayant encore jamais aperçu de restes de huttes calcinées dans un village. C'est pourtant pour cette raison, et pour prévenir le risque de propagation d'un feu accidentel à l'ensemble d'un hameau, qu'il est fréquent que la totalité des greniers à riz, sortes de minuscules mais robustes cabanes elles-aussi élevées sur pilotis, soient regroupés un peu à l'écart des villages, généralement éloignés de quelques dizaines de mètres.

Lorsqu'une hutte dispose de plusieurs foyers de cuisson, il semble presque toujours que l'un d'entre eux soit plus spécifiquement dévolu aux usages des hommes, même s'il pourra être indifféremment utilisé par quiconque en cas de besoin. Les hommes n'étant en charge que de la préparation des viandes - celles-ci se faisant toutefois fort rares au quotidien - ils ne s'attelleront aux tâches culinaires qu'à ces occasions. Le plus souvent - mais je sais que cela se produit uniquement en raison de ma présence et je le regrette - nous mangeons séparément, les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre, ou alternativement, les hommes en premier lieu, puis les femmes et les enfants ensuite, qui prennent alors nos places et récupèrent les plats que nous avons à ce stade déjà largement entamés.

Un des foyers de la hutte dans laquelle je me suis ce soir invité affiche des proportions particulièrement imposantes. Il supporte un large wok de fonte dont le diamètre doit bien dépasser quatre-vingts centimètres. S'il peut occasionnellement être employé pour préparer l'alimentation des hommes - par exemple lors d'assemblées à caractère festif réunissant de nombreux convives - son usage au quotidien est plus spécifiquement dédié à la cuisson de la nourriture des cochons, et on le charge alors presque continuellement de toutes sortes de déchets récupérés et de végétaux, notamment de troncs de bananiers sauvages qui sont fréquemment rapportés de la forêt et que l'on hache préalablement.

24 septembre - Ban Loupha

Les sentiers

Mal dormi, à nouveau dans un "placard". La couverture que l'on m'avait cédée présentait cette fois une épaisseur honorable, mais force est de constater que reposer sur des planches disjointes demeure toujours autant inconfortable, ayant par ailleurs dû me contenter de mon sac en guise d'oreiller. Il est peu fréquent que je voie ce genre de recoin vaguement cloisonné prévu pour l'invité. Ailleurs, par le passé, le plus souvent et notamment parmi les groupes Akha, j'étais généralement accueilli sur le bat-flanc de repos commun des hommes, dont nous reparlerons ultérieurement.

Hier soir, un de nos voisins a abattu une chèvre, je ne suis cependant pas parvenu à en connaître le motif, entendu que ce type d'événement, en aucun cas anodin, ne peut être impromptu. À ma demande, l'on a bien tenté de me l'expliquer mais je n'y ai strictement rien saisi, mon pauvre vocabulaire n'y suffisant malheureusement pas. Le père de ma famille hôte et moi-même fûmes invités pour le festin qui s'ensuivit. Nous nous y sommes ainsi régalés des abats bouillis de la bête, de purée de pousses de bambou, d'arachides grillées, de riz et de piments. Je ne dois toutefois pas me leurrer, la plupart des repas dont je profiterai les prochaines semaines seront, c'est certain, nettement plus frugaux.

Il ne fait aucun doute que les villageois ne saisissent pas pleinement les motivations qui me mènent ainsi à eux, avec mes incessantes pérégrinations d'un hameau à l'autre, et qui s'annoncent cette fois a priori pour une durée de plusieurs semaines d'affilée. Si ma présence ici ne va pas jusqu'à inquiéter les hommes, je suis persuadé qu'elle leur pose en revanche nombre de questions tant, je l'ai dit plus haut, l'idée et le concept de tourisme dans ces endroits peuvent difficilement leur apparaître intelligibles, voire cohérents. Une certaine dose de suspicion doit aussi, à coup sûr, effleurer les esprits, étant par ailleurs peu enclin à penser que les maigres explications que je tente parfois de leur exposer - notamment concernant le fait que je suis vivement intéressé par leurs cultures, par l'observation de leurs modes de vie et de leurs traditions - puissent les convaincre de quoi que ce soit. Pour tâcher d'y remédier un tant soit peu, je prends désormais systématiquement la peine d'informer rapidement mes hôtes, ainsi que la plupart des autres interlocuteurs que je rencontre à travers les villages, que je ne suis que de bref passage parmi eux, et que mon intention est de me remettre en route dès le lendemain, gageant que cela suffise à les apaiser et les assurer au moins de mes dispositions entièrement pacifiques, et surtout désintéressées.

Il me fut hier passablement laborieux de parvenir à amuser les gamins de ma famille d'accueil, une seule soirée ne suffisant pas toujours à briser la glace. C'est pourtant assez fréquemment par leur intermédiaire, me servant d'eux en quelque sorte, que je démontre rapidement et aisément aux adultes ma parfaite inoffensivité, et que ceux-ci finissent par "m'adopter", tout du moins par baisser la garde. Je suis néanmoins cette fois relativement surpris de cette attitude générale, plus ou moins distante, des villageois à mon égard, des conduites oscillants entre crainte respectueuse et bienveillance suspicieuse, si on peut s'exprimer ainsi. De temps à autre, le soir, alors que je suis occupé ici ou là, il m'arrive de capter des fragments de conversations furtives qui, à n'en pas douter - cela s'avérant notamment perceptible aux tons employés - ont trait aux motifs de ma présence en ces lieux.

Au départ de Ban Khouansi ce matin, les villageois avaient tâché de me faire comprendre qu'il serait peut-être problématique pour moi d'atteindre seul ma destination suivante - le hameau de Ban Loupha - sans risquer de m'égarer. J'avais toutefois jugé qu'ils exagéraient la difficulté, et que ce n'était qu'en raison de la description que je leur avais livrée de mon parcours de la veille qu'ils doutaient désormais de mes capacités. J'avais donc tout de même décidé de reprendre le chemin sans l'aide d'autrui, sachant qu'en tout état de cause il me restait toujours la possibilité de faire demi-tour si je devais faire face à un quelconque embarras. Finalement j'eus la chance qu'un homme, accompagné de son gamin, s'en aille au même moment vers ses rays - les rays sont des parcelles défrichées, incendiées puis cultivées temporairement en forêt, j'en reparlerai plus précisément ultérieurement - qui étaient visiblement localisés quelque part dans les environs de mon propre itinéraire. Nous avons donc quitté le village simultanément, et j'ai ainsi pu opportunément profiter de leur compagnie à tous deux, et bénéficier notamment des larges connaissances de l'homme concernant la géographie de la région. Plus tard, alors que nous étions parvenus à une bifurcation où nous devions nous séparer, mon guide improvisé fut d'accord, après quelques palabres et négociations, pour continuer à m'accompagner jusqu'au prochain village. Je me doutais toutefois bien que le gamin, âgé de pas plus de cinq ans, bien que jusque là il gambadait courageusement et même très énergiquement, pieds nus sur les sentiers escarpés, transportant pendant tout ce temps lui-même, et avec fierté, une petite houe proportionnée à sa taille, n'irait pas beaucoup plus loin, en tout cas pas jusqu'à ma destination, annoncée à quelques heures de marche supplémentaires. Alors, à ma grande stupéfaction, son père l'a passagèrement "abandonné" non loin du chemin, l'a littéralement caché au cœur d'un épais fourré, dans lequel il a dégagé puis recouvert de branches et de feuillages une petite aire. Là, après lui avoir dicté quelques consignes, il l'a laissé à lui-même, puis nous avons tous deux repris notre route. J'ai bien tenté d'émettre quelques objections, mais l'homme les a rapidement balayées. J'ai calculé qu'il se sera ainsi absenté durant au minimum quatre heures au total, charge au gamin de s'occuper seul pendant tout ce temps, isolé en pleine forêt, derrière quelques mètres de hautes herbes et de broussailles humides. L'homme a également abandonné là, maintenus aussi bien camouflés que son enfant, sa hotte, sa machette, le riz de la journée, et même son fusil, une de ces pétoires à crosse courte que les montagnards fabriquent eux-mêmes autour de canons manufacturés d'un autre âge. Autant dire que j'ai largement culpabilisé d'avoir œuvré à cette situation, car si nous avons marché si vite par la suite, allant jusqu'à trotter parfois lorsque la configuration du terrain le permettait, c'était bien entendu parce que mon accompagnateur se faisait un sang d'encre pour son enfant. Plus loin, je lui ai même notifié que nous devrions faire demi-tour, que je pouvais remettre mon trajet au lendemain, mais cela était pour lui hors de question, insistant pour continuer.

Fort et courageux gamin, il ne parut même pas inquiété par notre départ et sur son sort. Je l'ai alors imaginé, se tenant coi durant tout ce temps, silencieux et bien dissimulé dans ce sinistre environnement, tout de même proie facile pour certains prédateurs, ne seraient-ce que les nombreuses et vivaces sangsues qui l'auront peut-être visité, surtout s'il s'est assoupi. En effet sur ces sentiers, maintenus en permanence humides dès qu'ils sont ombragés, ces bêtes pullulent et il faut absolument s'abstenir de stationner plus de quelques secondes de suite à la même place si l'on veut éviter qu'elles rappliquent aussitôt, alertées de notre approche par les vibrations du sol et la chaleur émise. Une inspection méticuleuse des pieds - mieux, de l'ensemble du bas du corps - est d'ailleurs régulièrement de rigueur, et il faut à chaque fois prendre le temps de les ôter une à une, ce qui provoque immanquablement de minuscules hémorragies, totalement indolores mais relativement importantes au regard de la taille ridicule des morsures, laissant alors des filets de sang coagulant avec peine. En définitive, je dois bien admettre que, sans l'aide de cet homme - guide improvisé - j'eus certainement tôt fait demi-tour, tant les sentiers se sont plusieurs fois dédoublés, certaines de ces bifurcations devant à coup sûr aller se perdre je ne sais où, au fond de combes et de ravins escarpés. Nous avons ainsi alterné les montées et les descentes, parfois abruptes, souvent glissantes, puis les traversées de ruisseaux, de hauts et denses fourrés, et, tout du long, n'avons croisé aucune âme qui vive, pas une seule. Mon compagnon s'en est retourné avant que nous atteignions ma destination, me rassurant sur la suite en me précisant que la fin du parcours ne poserait dorénavant plus aucun problème. Une demi-heure plus tard, je parvenais au village de Ban Loupha.

Après m'être débarbouillé tant bien que mal dans le cours d'un ruisseau aux abords boueux coulant au fond d'une combe, m'être invité au sein d'une famille et un peu sustenté en leur compagnie, je m'attelle à quelques pages d'écriture. Il ne faut alors pas bien longtemps pour qu'une dizaine d'hommes, piqués par la curiosité, ainsi qu'une ribambelle de gamins, rassurés par la présence de leurs aînés, m'entourent et me cernent de près, tous vivement amusés par ma vélocité de rédaction - cependant objectivement bien peu soignée. Les femmes, pour leur part, se tiennent comme toujours un peu à l'écart, à une distance autant respectueuse que timide.

Ce sont désormais les Akha Pouli Noy qui m'accueillent. Si les tuniques traditionnelles féminines rappellent fortement celles des Akha Djepiah à travers certains éléments significatifs - par exemple l'ample veste à manches longues, le "haut" masquant tout juste les poitrines, ou encore les jambières - on y distingue aussi des spécificités notables, notamment du côté de la jupe, qui ici tombe un peu plus bas, juste en dessous des genoux. Ce sont cependant une fois de plus les coiffes qui portent l'empreinte le plus caractéristique de l'ethnie. Il s'agit cette fois, pour les femmes mariées, d'une sorte de bonnet de toile épaisse lourdement chargé de colliers de perles et de graines, de cupules d'argent, de pièces de monnaie du même métal, de floches de laines et de broderies. On serait alors presque tenté de parler de "casque" tant ces coiffes sont ainsi caparaçonnés d'une abondance de ces objets décoratifs, pour la plupart en matières solides. À l'arrière de ces coiffes, placé comme en porte-à-faux incliné, est fixé un disque - très probablement une structure en bambou - recouvert de la même toile sombre que le reste de la tunique, et lui aussi décoré de nombre de cupules métalliques et de perles, agencées de manière à figurer des motifs triangulaires emblématiques. Enfin, les chevelures ne sont plus comiquement coiffées en "oreilles canines", comme nous le décrivions plus haut pour les femmes Akha Djepiah, mais très élégamment étirées de part et d'autre du visage, l'encadrant ainsi étroitement en dessinant un V inversé. Les coiffes des jeunes filles sont similaires à celles des épouses, si ce n'est qu'elles sont dépourvues de ces disques postérieurs. Du côté des hommes, si beaucoup d'entre eux ont définitivement abandonné les vêtements traditionnels Akha, ils sont encore quelques-uns à le porter au quotidien, en l’occurrence de très amples vestes et de tout aussi larges pantalons, courts, laissant généreusement apparaître les chevilles, tous deux taillés dans les mêmes étoffes de coton bleu indigo que les femmes tissent pour élaborer leurs propres tuniques. Il est par ailleurs assez fréquent d'observer des jeunes hommes exhibant fièrement de lourds torques en argent massif, et plusieurs d'entre eux arborent ces casquettes vertes dites "à la Mao" qu'ils dénichent sur les marchés de plaine, des couvre-chefs d'origine chinoise qui leur confèrent des allures légèrement canailles.

25 septembre - Ban Shika

L'alcool

Hier soir, en compagnie de mes hôtes Akha Pouli Noy, notre veillée, qui réunissait une quinzaine d'hommes au total, s'est prolongée jusque fort tard. Sans aucun doute du fait de ma présence, le lao-lao a été à cette occasion servi avec bien peu de modération. Cet alcool de riz, le tord-boyaux distillé localement et artisanalement dans les villages à travers tout le pays, constitue un breuvage brut et épouvantablement fort. Ma famille d'accueil s'était d'ailleurs attelée hier à un de ces chantiers de distillation et, en fin d'après-midi, peu après mon arrivée, j'ai pu observer l'alambic d'un peu plus près. Il s'agit d'un dispositif éphémère très rudimentaire que l'on installe à l'extérieur, à l'air libre, à proximité immédiate de la hutte. Un gros fût de bois évidé, désormais noirci par les fumées et dans lequel on déverse un certain volume de paddy - le paddy désigne le riz encore non décortiqué - est placé verticalement dans le plus grand wok dont on dispose, un vaste récipient concave en fonte souvent de près d'un mètre de diamètre, que l'on emplit d'eau et fait reposer sur un foyer improvisé. Ce fût de bois est transpercé, environ aux deux tiers de sa hauteur, par un fin tube de bambou qui en dépasse largement tout en s'inclinant vers le bas, un chiffon en guise de filtre étant par ailleurs noué à sa terminaison. Enfin un deuxième wok, voire une simple bassine en aluminium, d'une dimension nettement plus réduite que le premier, est déposé en haut de l'édifice, jointant là hermétiquement avec l'ouverture supérieure dont est pourvu le fût de bois. Rempli d'une eau fraîche périodiquement renouvelée - c'est généralement une personne âgée qui est chargée de cette tâche, qui certes ne nécessite pas d'efforts physiques importants mais exige une attention constante - ce récipient a pour fonction de favoriser, grâce à la différence de température ainsi entretenue entre les extrémités haute et basse du contenant, la condensation interne des vapeurs alcoolisées, qui s'écoulent alors lentement, en un très mince filet via le tube de bambou dans un jerrican disposé là. Je gage qu'à sa sortie l'alcool obtenu frôle allègrement les quatre-vingts degrés et il suffit, pour s'en convaincre, de porter à ses lèvres le contenu du fond d'un petit bouchon pour constater que peut-être la moitié du liquide s'est déjà évaporée, le seul temps d'accomplir le geste. Les chantiers de distillation du riz ne sont pas mis en œuvre bien fréquemment, par ailleurs seules les années fastes autorisent de produire des quantités significatives de ce redoutable alcool. Il est à noter que le lao-lao se déniche aisément sur tous les marchés du pays, même sur les plus modestes d'entre eux, dans les campagnes profondes, et qu'il se négocie, présenté là dans des jerricans en plastique, à des tarifs environ deux fois inférieurs à ceux de la bière - que ce soit celle produite localement, la Beer Lao nationale, ou une à deux autres marques d'importation chinoise que l'on trouve parfois - alors qu'il affiche un degré l'alcoolisation dix fois supérieur à celles-ci. Il arrive que certains groupes de population aromatisent leur lao-lao en recourant à diverses écorces ou herbes naturelles qu'ils y font macérer, ce qui lui confère de la sorte une légère teinte pouvant varier du brunâtre au verdâtre. Il semble cependant que les cas d'alcoolisme se fassent extrêmement rares parmi les montagnards, et je crois avoir à ce jour personnellement rencontré un seul individu entaché de ce type d'intempérance, depuis le temps que je sillonne ces régions. Ainsi, s'il m'arrive ici pourtant assez fréquemment de mentionner le lao-lao, c'est uniquement parce que c'est justement du fait de ma présence qu'il est régulièrement proposé en introduction des repas. Enfin, au sujet de la bière que je mentionnais plus haut, est-il utile de préciser qu'on n'en trouve jamais la moindre trace dans les villages dont il est question ici. En effet, outre qu'il serait bien trop laborieux d'en convoyer jusque là, aucun habitant de ces lieux n'aurait surtout la capacité financière d'en acquérir

Réveil aux alentours de 5 heures 30 ce matin et, rapidement, avant même de déjeuner, nous nous resservons quelques rasades de ce lao-lao. Le rituel de consommation de cet alcool emblématique du pays est rigoureusement identique à travers toutes les provinces, et quel que soit le groupe ethnique au sein duquel l'on est accueilli. Un homme prend d'une main la bouteille ou le flacon qui le contient, et de l'autre un verre, idéalement de la taille de ceux communément désignés "shooter" en Occident, ou d'un format plus standard si c'est le seul dont on dispose - notons à ce sujet que l'on n'utilise ici jamais de verres lorsque l'on déjeune, tout au plus peut-on se verser de l'eau bouillie dans son bol à riz en fin des repas pour se désaltérer, et d'autres fois c'est un unique vieux bocal qui fait office de récipient à boire commun à tous. L'homme se sert alors une lampée de lao-lao, s'excuse rituellement auprès de son voisin de droite de consommer de la sorte avant lui en lui adressant un « Dum khon deu' ! », Homme, je bois avant toi ! - mais fréquemment aussi rien de plus qu'un rapide et vague geste destiné à lui présenter le verre d'alcool - puis l'avale d'un trait juste avant, le plus souvent, d'émettre un râle de gorge bien sonore pour démontrer à tous que le fort degré d'alcool du breuvage est incontestable. Une fois remis de son saisissement, il remplit alors à nouveau le verre puis le tend à ce même voisin qui se tient à sa droite, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ait servi, à tour de rôle, la totalité des hôtes réunis là, le verre vide lui étant à chaque fois renvoyé. Lorsqu'il a ainsi parachevé le tour de l'assemblée, il remet le flacon et le verre à l'homme qui le jouxte - là aussi toujours celui situé à sa droite - qui se charge alors à son tour de la même opération, c'est-à-dire de servir, l'un après l'autre, chacun des convives, et ainsi de suite. Il est par ailleurs presque à chaque fois de bon ton, tandis qu'un nouveau verre est tendu à untel, que celui-ci proteste - recourant pour cela à quelques simagrées - du fait que celui-ci soit trop rempli. C'est certes parfois effectivement le cas et il peut alors obtenir - mais uniquement après d'âpres négociations - que quelques millilitres en soient reversés dans le flacon.

Pendant tout ce temps nous sommes invités à picorer, en guise d'apéritif et du bout des baguettes, ou à l'aide d'une cuillère pour les bouillons, dans les plats qui ont déjà été déposés devant nous, à l'exception formelle du riz. Il est en effet tabou d'entamer celui-ci tant que nous n'avons pas cessé de boire de l'alcool. L'inconvénient est que ces bacchanales s'éternisent souvent longuement, et d'autant plus que les assemblées réunissent un nombre important de convives. Au contraire les enfants, qui bien entendu ne boivent pas, sont donc pour leur part, durant tout le temps que se prolonge ce manège, autorisés à se servir dans l'ensemble des plats, riz inclus, ce qu'ils ne se privent pas d'accomplir très allègrement. Aussi lorsqu'enfin nous autres, adultes, cessons de boire et pouvons alors cette fois sérieusement nous sustenter à notre tour, ces plats, outre qu'ils sont désormais résolument refroidis, ont surtout été remués et "souillés" par de nombreuses menottes plus ou moins crasseuses, toujours terreuses. Il faut alors avouer que, parvenus à ce stade, seuls nos esprits embrumés et notre faim vorace nous permettent de surmonter nos potentiels sentiments de répugnance. Ce matin toutefois, le père de la famille qui m'accueille, un de ses fils et moi-même, distribuons chacun une seule tournée de lao-lao, puis entamons donc assez rapidement le repas, quelques poignées de feuilles et herbes variées crues déposées à même la petite table basse de rotin, dont nous nous servons pour accompagner une soupe, quelques pousses de bambou bouillies et du riz.

Il est regrettable que les mœurs locales, mais peut-être aussi et surtout les nombreuses tâches qui leur incombent, tiennent les femmes à distance des assemblées et des réunions qui se produisent régulièrement autour de moi.

J'ai ce matin, à l'image de la veille, opportunément pu quitter le hameau de Ban Loupha accompagné d'un villageois sur une partie du parcours. Je suis résolu à tâcher désormais de procéder de la sorte chaque fois que cela me sera possible tant le risque de s'égarer peut s'avérer manifeste lorsque je me trouve en chemin entre deux villages passablement isolés. Plus loin, alors que mon compagnon m'a abandonné depuis moins d'une heure, je retrouve la piste que j'avais quittée trois jours plus tôt et qui continue à serpenter dans la vallée. Voilà ainsi d'ores et déjà trois journées dépensées à sillonner l'arrière-pays, à effectuer une honorable boucle m'ayant permis de visiter quatre beaux villages, sur peut-être une quarantaine de kilomètres au total seulement. Quatre villages, et déjà deux ethnies côtoyées, tandis que ce soir je suis accueilli au sein d'une troisième, puisque me voici désormais parmi les Moutchi. Quelle fabuleuse mosaïque culturelle offre cette région du monde si particulière.

Les Moutchi ont ici conçu un habitat original, résolument différent de celui des Akha par exemple - dont nous aurons d'autres occasions de parler - avec lesquels ils entretiennent pourtant un certain degré de "cousinage", étant donné que ces deux ethnies se rattachent à la même famille ethnolinguistique, celle dite tibéto-birmane, et qu'en outre par ailleurs des éléments des parures traditionnelles des uns vont jusqu'à sensiblement rappeler ceux des autres. Les huttes des Moutchi ne sont en revanche pas - ou ne sont plus - bâties en bois et bambou, du moins leurs murs, puisque ceux-ci se présentent en dur. Il s'agit en effet de petites constructions en pisé, c'est-à-dire dont les "maçonneries" sont constituées d'un mélange tassé de terre et de paille, et dont le cœur est par ailleurs armé de tiges de bois et de claies de bambous. Dans ces conditions, elles ne sont donc bien entendu pas élevées sur pilotis et de la simple terre à peine battue fait office de sols intérieurs, ceux-ci présentant en outre inévitablement une planéité plus que douteuse avec nombre de creux et de bosses. D'autre part les façades sont fréquemment badigeonnées d'un lait de chaux sobrement coloré au bleu indigo naturel, et affichent ainsi des teintes passées, délavées et originales. Enfin, les toitures sont tantôt recouvertes de chaume, tantôt de tôles ondulées légères, parfois aussi d'une juxtaposition de ces deux matériaux - l'ancien et le contemporain - au fur et à mesure que les familles se trouvent en capacité d'investir dans quelques plaques de ce dernier. Je présume toutefois que c'est la proximité avec la piste qui a favorisé l'émergence récente de ces habitats "en dur", et que ces populations, traditionnellement et à l'instar de nombreuses autres ethnies de la région, se contentaient antérieurement, et jusque depuis peu encore, exclusivement de bois et de bambou.

Des tuniques traditionnelles des femmes Moutchi, il ne subsiste guère plus, qui soient encore régulièrement portées au quotidien par celles-ci, que les coiffes, parfois également ici ou là une veste ou des jambières brodées. Affichant des teintes un peu passées chez ceux arborés par les femmes qui sont mariées, l'ensemble de ces éléments restent au contraire vivement colorés du côté des jeunes filles. Pour elles les coiffes consistent en une longue bande de toile de coton blanc écru, richement enjolivée de motifs variés, plusieurs fois enroulée autour de la tête et dont la dernière extrémité, chargée de fines perles, de pompons et de floches de laine, parfois aussi de quelques pièces de monnaie cousues, pend élégamment sur le côté. Celles des femmes mariées apparaît donc plus terne puisqu'il s'agit d'un simple carré de toile teint à l'indigo sombre, presque noir, emprisonnant la chevelure, puis ceint d'un étroit bandeau qui maintient en place l'ensemble. Singulièrement caractéristiques et originales sont les boucles d'oreilles de ces dernières, de petits disques d'argent transperçant les lobes, auxquelles pendent quelques minuscules pompons et qui sont reliées l'une à l'autre par des fils de laines ou des colliers de fines perles qui passent alors par dessous la gorge. Je n'ai aperçu que deux ou trois vieilles femmes qui arboraient des vestes traditionnelles, désormais ternies et usées jusqu'à la corde par les années. Ces vestes, portées en permanence ouvertes, sont taillées dans de la grosse toile de coton noire, à l'exception des manches qui se décomposent en une succession de larges pièces colorées, rouges et bleues, et de quelques étroits motifs brodés. Quant aux hommes, ils ont ici tous abandonné les vêtements traditionnels, dorénavant définitivement remplacés - sauf probablement à l'occasion d'événements festifs ou cérémoniels durant lesquels ils sont ressortis au grand jour - par de classiques shorts, pantalons et ticheurtes de très mauvaise fabrication chinoise. Ils les acquièrent sur les marchés de plaine et, dans ces environnements âpres, ceux-ci ne tardent pas à devoir être rafistolés ici ou là, et prennent alors inéluctablement et rapidement l'aspect de frusques plus ou moins encrassées.

26 septembre - Ban Kioukhan Khao

Les ethnies

Alors qu'un peu plus tôt je venais de mentionner le fait que les cas d'alcoolisme se faisaient extrêmement rares au sein des populations montagnardes, hier le patriarche de la famille qui m'accueillait chez les Moutchi en constituait cependant un représentant notoire. Ma visite s'avérant ainsi une fabuleuse occasion pour s'adonner une fois de plus à ce travers, lui et son gendre m'ont, lorsque l'état recherché fut dûment atteint et durant une bonne part de la soirée, hurlé et postillonné au visage des flots de paroles rigoureusement incompréhensibles. C'est presque heureusement l'alcool lui-même qui m'a alors permis, de mon côté, de supporter cet épisode particulièrement exaspérant, et même franchement désagréable. Et, comme si cela ne fut pas encore suffisant, la bacchanale a repris ce matin, dès le réveil, et j'ai dû cette fois m'arracher à leurs haleines éthérées, invoquant opportunément le prétexte d'un long chemin à parcourir dans la journée. Tandis que j'ai le plus souvent de la difficulté à quitter les villages, regrettant presque toujours d'y résider durant trop peu de temps, je n'ai au contraire aujourd'hui pas demandé mon reste, avalé quelques poignées de riz, puis repris ma route.

Je regagne rapidement la piste qui, a priori, parcoure en totalité ce secteur sud de la province de Phongsaly, sur une ligne d'orientation approximativement latitudinale. L'étendue de cette piste s'avérerait sensiblement supérieure à ce que j'avais initialement estimé. Les villageois de Ban Shika me l'ont évaluée à soixante-dix kilomètres au total, avant qu'elle ne s'interrompe face aux berges de la rivière Nam Ou, le principal cours d'eau qui irrigue la province et la traverse dans toute sa longueur, composant ainsi lui-même une voie de communication majeure et éminemment privilégiée par beaucoup de résidents de la région. Je fais étape dans un village dont les habitants m'informent appartenir eux aussi à l'ethnie Moutchi, même si je perçois immédiatement de notables différences dans les attributs vestimentaires traditionnels visibles, principalement dans les coiffes. La région présente ainsi, sur un territoire pourtant pas plus vaste que l'équivalent d'environ trois départements français réunis, une diversité culturelle inouïe, puisque pas moins de vingt à vingt-cinq ethnies y sont recensées, sans même compter les sous-groupes et les clans. On ne peut alors que supposer que c'est notamment au fil de leurs longues pérégrinations migratoires, aux époques où ces multiples groupes ont quitté, il y a de cela plusieurs dizaines de décennies - un à deux siècles parfois - leurs régions natives des fins fonds septentrionaux du Myanmar, des marges des provinces chinoises montagneuses et reculées du Yunnan ou du Sichuan, ou encore de quelques recoins des hauts plateaux tibétains, chassés de là-bas par les persécutions, les conflits ou les famines, que la plupart d'entre eux se sont atomisés en d'innombrables branches. Celles-ci ont alors ensuite chacune, et indépendamment des autres, développé des caractéristiques culturelles propres, vestimentaires donc, mais aussi linguistiques, tant cette partie du monde est également réputée pour la diversité des dialectes qui y sont encore de nos jours pratiqués.

Pas plus de neuf clichés réalisés durant ces cinq premières journées occupées à sillonner les montagnes de la région. Et pour cause, ce sont les femmes, dans leurs surprenantes parures, qui se montrent les plus photogéniques, mais aussi malheureusement les plus difficiles à approcher, et donc à photographier. L'équivalent d'une demi-journée et une nuit passées dans la plupart des hameaux ne suffit en effet pas toujours à emporter leur confiance ni à émousser leurs réticences. Peut-être cela est-il à mettre sur le compte d'une certaine dose de coquetterie, mais sans doute souvent aussi d'une réelle crainte, voire de la persistance de tabous sous-jacents. D'un autre côté, je me suis toujours rigoureusement refusé à "voler" la moindre photo, je veux dire par là à les réaliser à l'insu des personnes. Quand bien même je souhaiterais m'y risquer que je n'y parviendrais pas tant mon rudimentaire petit appareil à film - cette caractéristique participant par ailleurs d'un choix volontaire puisque je n'ai généralement aucun accès à une source d'électricité, nécessaire à une recharge de batteries, durant plusieurs semaines d'affilée - ne possède pas de zoom, ni même quel qu'autre réglage que ce soit. De plus cela est sans compter que la quête d'images n'a jamais constitué pour moi une priorité lors de mes périples.

Balade, depuis cinq jours donc, aux environs d'une piste qui doit me mener jusqu'à la rivière Nam Ou. L'itinéraire longe une vallée, sans jamais y descendre complètement. Les hameaux sont implantés plus haut, sur les crêtes, ou au contraire à quelques dizaines ou centaines de mètres en aval. Seuls certains d'entre eux, généralement ceux situés à proximité immédiate de la piste, bénéficient d'une fontaine, en fait un simple pilier de ciment élevé sur une dalle de même nature et d'où jailli continuellement, via un morceau de tuyau métallique placé en saillie, le flux d'une source captée en profondeur. Ailleurs, pour pouvoir s'approvisionner en ce précieux liquide, il faut le plus souvent descendre au fond d'une combe aux escarpements plus ou moins aisément praticables, pour atteindre une résurgence, parfois simplement un maigre ruisseau. Si le passage se présente trop abrupt, quelques grossières marches peuvent être taillées dans la pente de terre, qui par ailleurs est maintenue presque constamment humide, et donc dangereusement glissante, en raison des quelques pertes d'eau qui se produisent presque toujours sur les délicats trajets de retour. Ce sont les femmes et les jeunes filles, occasionnellement des enfants qui, plusieurs fois par jour, sont en charge de ces corvées de ravitaillement et qui, pour les mener à bien, emportent cinq à sept tubes de bambou qu'elles calent verticalement dans des hottes dorsales, de très volumineux cylindres aux parois amincies et d'un diamètre pouvant couramment atteindre quinze à vingt centimètres. Les fontaines de village offrent alors bien sûr un réel avantage par rapport aux ruisseaux et participent à l'élévation du confort de tous, à titre personnel également, je veux dire par là à l'occasion de mes toilettes quotidiennes, même si dans ces conditions il m'est du coup impossible de m'isoler, ou de me faire un tant soit peu discret, puisque ces aménagements sont toujours situés au centre des hameaux. Il n'est ainsi assurément pas rare, alors que je me tiens en sous-vêtement sous le jet glacial d'une de ces installations, où juste à côté à me savonner, que je me retrouve cerné par plusieurs dizaines de villageois qui n'ont pu contenir leur curiosité et sont venus scruter mon étrange corps, probablement bien pâle à leurs yeux. Il n'y aura cependant jamais la moindre moquerie de prononcée, pas non plus d'échanges de commentaires équivoques ou quelconques, ni même de simples sourires. En définitive rien de plus qu'une passive observation, ce qui, les premières fois, s'avère tout de même légèrement confondant.

27 septembre - Ban Souphsoy Khao

La fête

Après les Akha Djepiah, les Akha Pouli Noy puis les Moutchi, me voici parvenu en territoire Poussang. À l'instar de celles des Moutchi, les demeures des Poussang ne sont pas élevées sur pilotis, et ce sont cette fois de sommaires habitats de bois directement posés sur des sols de terre battue qui se présentent au visiteur. De même, le port des vêtements traditionnels se trouve parmi cette population en voie d'abandon, même si quelques femmes continuent d'arborer des vestes très caractéristiques teintes au bleu indigo naturel et des jambières blanches écru. Les vestes des jeunes filles sont ici à nouveau beaucoup plus colorées que celles des adultes, rappelant là encore fortement celles des Moutchi, avec qui il est manifeste que ce groupe ethnique entretient quelques liens de parenté. La coutume du port des coiffes est en revanche, une fois de plus, bien préservée et celles-ci seront à coup sûr, ici comme ailleurs, les derniers emblèmes identitaires qui subsisteront encore quelque temps lorsque tous les autres auront été définitivement sacrifiés à la modernité. Ces coiffes consistent en un très volumineux chignon aplati disposé à l'avant du crâne, chignon d'une largeur telle qu'il va jusqu'à presque masquer en totalité le front de la personne. Une bande de toile de coton blanc écru positionnée verticalement maintient en place ce chignon, s'enroule une fois autour et au-dessus de la tête, puis l'ensemble est ceint d'un bandeau chamarré de motifs cousus en patchwork. Enfin, une généreuse grappe de petits pompons et de floches de laine colorés, à dominante rouge vif, est fixée sur le flanc droit de ce chignon frontal - quelques autres identiques sont par ailleurs parfois suspendus sur l'extrémité haute des jambières. Autre caractéristique culturelle notable, les femmes Poussang se laquent curieusement en noir leurs deux incisives supérieures - et elles seules - ce qui surprend singulièrement l'observateur la première fois qu'il leur fait face et qu'elles lui adressent un sourire. Pour finir avec les jambières, un attribut vestimentaire également adopté par quelques autres groupes ethniques de la région - les Phou Noï du centre de la province par exemple - elles sont bien entendu empreintes d'un rôle décoratif mais, en enserrant de la sorte les tibias et les mollets, visent surtout, lors des déplacements en forêt, à stopper paraît-il efficacement la progression des sangsues vers le haut du corps.

Une fête se prépare au sein de la famille qui m'accueille - à ce sujet précisons d'emblée qu'au cœur de ces contrées, une fête peut tout aussi bien concerner et être organisée à l'occasion d'un événement heureux, le Nouvel An, un mariage ou une naissance, que lors de la survenue d'une catastrophe ou d'une tragédie, par exemple une maladie ou un décès. Une fois de plus, je ne saisis pas quel en est l'objet, si ce n'est qu'elle impliquerait très directement une jeune adolescente du foyer, âgée de treize années et dont on va de la sorte, je suppose, célébrer une étape emblématique de la vie sociétale. Je m'enquiers de savoir si celle-ci pourrait présenter un quelconque rapport avec le projet d'une future union maritale, de fiançailles par exemple, mais il ne semble pas qu'il s'agisse de cela. Je présage toutefois que le motif tient d'une certaine importance puisque pour la circonstance un cochon est abattu. Comme toujours en pareille circonstance, après l'avoir d'abord immobilisé puis entravé à l'extérieur, via un solide ligotage de ses pattes, il est ensuite porté dans la hutte, alors qu'il ne cesse un seul instant de hurler abominablement, puis déposé à même le sol de terre battue. Là, il est enfin égorgé, non sans que quatre hommes aient dû préalablement à nouveau le maintenir fermement immobile, nécessitant pour cela d'avoir autant recours à leurs genoux qu'à leurs pieds, en plus de leurs mains, tandis qu'une bassine ait été placée devant la gorge de l'animal afin de recueillir le flot de sang qui en jaillit instantanément et abondamment, requérant par ailleurs un temps non négligeable avant qu'il ne tarisse. L'atelier de boucherie peut alors débuter, presque la totalité des hommes s'y attelant, chacun d'eux armé d'une machette et après que de larges feuilles de bananiers sauvages aient été répandues sur le sol. Une poule est, un peu plus tard, également abattue.

En début d'après-midi, de nombreux villageois sont venus festoyer sous notre toit, boire du lao-lao et manger du cochon bouilli, certains s'en étant ensuite retournés vers leurs huttes les bras encombrés de quelques morceaux de chair sanguinolente grossièrement empaquetés dans des fragments de feuilles de bananier. Nous récidivons ce soir, cette fois en compagnie d'une assemblée légèrement plus réduite, mais qui réunit tout de même cinquante à soixante convives, exclusivement des hommes, excepté la jeune fille mentionnée plus haut et en l'honneur de qui tout ceci est donc organisé. Durant ce temps les femmes se tiennent pour leur part discrètement à l'écart, regroupées par petits comités palabrant calmement à proximité des foyers. Une cérémonie du bacì est alors initiée. Il s'agit là d'un ancien rituel animiste, par ailleurs désormais également récupéré par le bouddhisme, et dont la tradition s'est propagée parmi nombre de groupes ethniques du pays. Il consiste, si on souhaite le résumer en très peu de mots, à nouer autour des poignets de la personne concernée des fils de coton blancs préalablement consacrés afin de lui "attacher les bons esprits".

Les anciens ont alors commencé par réciter je ne sais quelles prières, de longs monologues comme psalmodiés et auxquels personne ne semble prêter la moindre attention, les conversations et les activités des uns et des autres se poursuivant en effet comme si de rien n'était durant tout ce temps. Ces anciens ont récidivé de la sorte à trois reprises, déclamant une première fois leurs mystérieuses incantations en se tenant face à la réserve de fils de coton blancs déposés sur la table, puis face à la jeune fille, et enfin devant un peu de nourriture également présentée là. Chacun des convives, à tour de rôle et je fus invité à procéder de même, prend ensuite directement et activement part au rite. Il s'agit de prélever un ou deux de ces fils blanc immaculé - et donc a priori désormais consacrés - puis de les nouer aux poignets de la jeune personne, tout en prononçant quelques paroles - des vœux je suppose. À la fin de ce manège, l'adolescente se retrouve avec chacun de ses poignets engoncés dans une énorme "pelote" composée d'une quantité innombrables de ces fils blancs, véritables paquets de coton qu'elle devra conserver en place au minimum durant trois jours, tout du moins si elle veut s'assurer de l'efficacité de leurs "effets" promis.

Durant tout ce temps, quatre foyers de cuisson sont restés continuellement activés et alimentés en bois de combustion, afin de pourvoir au ravitaillement constant de tant d'invités. Par ailleurs, de nombreux bangs, les fameuses volumineuses pipes à eau, circulent incessamment de l'un à l'autre, l'ensemble entretenant un épais brouillard de fumée à l'intérieur de la hutte - précisons à ce sujet que les habitats ne sont jamais dotés d'ouvertures autres que celles que composent les portes. C'est rapidement insoutenable et, en ce qui me concerne, j'en ai bientôt des larmes aux yeux.

L'alcool aidant, les paroles fusent et je peux alors quelquefois assister à de surprenants échanges entre les uns et les autres, comme j'en ai déjà très souvent été le témoin par le passé, parmi les populations montagnardes et à l'occasion de réunions festives équivalentes. Des hommes "dialoguent" mais il arrive que les tirades se prolongent durant tellement longtemps qu'elles se transforment presque en monologues. Par exemple l'un d'eux prend ici la parole, pendant qu'un peu plus loin d'autres continuent, de leur côté, de palabrer, ou plus trivialement de s'occuper à fumer. Son laïus, sa harangue, va parfois durer cinq, six minutes d'affilée, ou même plus. Fréquemment, au bout d'un moment, plus personne ne semble l'entendre, ses interlocuteurs initiaux, comme lassés ou désormais interpellés par une autre conversation proche, l'abandonnant alors à lui-même et à sa péroraison. Un autre s'élance à son tour, puis un autre. Les premiers ne sont donc plus du tout écoutés mais cela ne les décourage en rien, et ils poursuivent leurs soliloques sans défaillir le moins du monde, comme pour eux seuls. Cela rappelle certaines joutes verbales, mais pour lesquelles il n'y aurait pas le moindre enjeu, ni même la recherche ostensible d'un duelliste ou d'une quelconque audience - ce qui rend d'ailleurs le terme "joute" finalement assez peu approprié à la circonstance. Les récits, particulièrement emportés, semblent pourtant littéralement vécus, affublant les protagonistes de mimiques faciales éminemment marquées et expressives, tantôt exaltées voire hallucinées, tantôt furibondes ou outrées. À ces occasions les uns et les autres peuvent parfois aller jusqu'à donner l'impression de s'affronter, et même de s'invectiver, tout ceci paraissant encore exacerbé, pour une oreille étrangère, par les dialectes aux surprenantes sonorités.

Je donnerais beaucoup pour pouvoir saisir en détail ce qu'il se dit ici. De plus ce n'est pas, loin de là, uniquement lors de ce type d'assemblée un peu exceptionnelle et réunissant de nombreux convives que les hommes se montrent aussi prolixes et volubiles, puisque c'est également très couramment le cas à l'occasion de certaines veillées plus quotidiennes et d'où l'alcool est absent. Or, il s'avère que la plupart de ces hommes quittent rarement les parages proches de leurs villages, parfois pas à une seule reprise durant plusieurs semaines d'affilée. Ainsi, de tout ce temps ils ne côtoient continuellement que les mêmes personnes, c'est-à-dire leurs familles et leurs co-villageois - de temps en temps aussi, mais finalement assez peu fréquemment, les voisins d'un autre hameau du secteur. Ils évoluent par ailleurs invariablement dans le même environnement naturel, visitant constamment les mêmes forêts, les mêmes collines, les mêmes cours d'eau, les mêmes rays. N'étant dès lors en aucun cas, de quelle que manière que ce soit, journellement connectés avec l'extérieur, ils n'en reçoivent donc strictement aucune nouvelle information régulière. Alors voilà pourquoi je me pose tant la question de savoir ce qu'ils peuvent bien trouver à relater lors de ces longs et fréquents développements oratoires.

Et puis soudain, quasiment d'un coup net, sans transition, une large part de l'assemblée se tait, et tous ces hommes se tournent vers moi. L'un d'eux m'interpelle, un seul mot, je ne saisis pas. Il mime alors le geste d'ouverture d'un livre, joignant puis écartant alternativement les paumes de ses mains. Je comprends. Mon passeport, il veut le voir. Je devine dès lors que cela faisait quelques instants déjà qu'une conversation avait trait aux motifs supposés de ma présence ici. Méfiance, incompréhension, paranoïa. Il était jusqu'à aujourd'hui assez rare que je fasse l'objet de contrôles administratifs dans le pays, bien que cela se soit néanmoins produit à plusieurs reprises par le passé, notamment dans des endroits sensiblement moins isolés qu'ici, en tout cas plus facilement accessibles, par exemple dans ou aux abords de villages ou de bourgs de plaine restés encore largement à l'écart des circuits touristiques. À trois reprises je fus même escorté jusqu'à des petites casernes militaires de campagne pour y être dûment interrogé, à une première occasion alors que je me promenais seul dans une région de l'est du pays fortement productrice de pavot à opium, les fois suivantes parce que je m'étais pris à réaliser de modestes croquis dans des hameaux pittoresques, activité visiblement hautement suspecte dans ces endroits. Ce n'est cependant que la deuxième ou troisième fois, depuis maintenant quelque temps que je passe à les côtoyer, que des montagnards eux-mêmes exigent de contrôler mon passeport. Je remets donc le document à un des hommes, après m'être néanmoins assuré qu'il soit bien le nay ban, le chef du village - car en cas contraire je sais qu'il circulerait interminablement de main en main. Ce nay ban s'attelle alors à longuement et méthodiquement scruter l'objet, parcourant chacune de ses pages sans en omettre une seule. Au bout de quelques minutes de tentatives de déchiffrement que je devine vaines, je le rejoins pour lui désigner les visas et autres tampons en cours sur lesquels il devrait concentrer son attention, ainsi que sur les dates de validité qu'ils affichent, s'il souhaite s'assurer que je me trouve en règle. Je ne me fais cependant pas d'illusions à ce sujet tant il est acquis que la plupart des hommes présents n'ont encore jamais eu l'occasion d'avoir entre les mains un document de cette nature, et que les informations qui y sont portées doivent demeurer pour eux relativement absconses.

Inévitablement, cet intermède a passablement dégrisé l'ambiance, au moins de mon point de vue. Je ne suis toutefois pas excessivement surpris par cet acte. Déjà en parvenant ici, à la mi-journée, je ne m'étais pas senti autant à mon aise que dans d'autres villages. Les hommes n'avaient par exemple pas tardé à me titiller avec des histoires d'argent, me sondant, certes naïvement, pour tâcher d'évaluer le montant de la "fortune" que je transporte. Cela arrive de temps à autre, mais le plus souvent sous la forme d'un jeu, mes hôtes n'étant bien entendu jamais dupes de ma relative aisance financière, qui m'a notamment permis d'accomplir ce déplacement jusque dans cette région du monde. Toujours au cours de l'après-midi, ces taquineries avaient redoublé alors que je venais de rémunérer une femme, que j'avais juste auparavant sollicitée pour un petit travail de couture, en l'occurrence le rapiéçage de mon short - en effet, tandis que je l'avais laissé sécher dehors pour la nuit au village de Ban Shika, les poules avaient dû le faire chuter au sol et un zébu s'en était alors chargé à son tour, le mâchant sans doute longuement, l'engluant par ailleurs du même coup d'un large flot de salive épaisse et visqueuse. Bref, ces facéties de l'après-midi autour du thème de l'argent - donc plus précisément de celui qui supposément m'accompagne - en devenaient légèrement exaspérantes, et encourager mes interlocuteurs à regagner leurs pénates ne suffisait visiblement pas à m'en débarrasser.

Dans mon sac je transporte cinq-cents euros, soixante dollars américains et environ un-million-cinq-cent-mille kips, chacune de ces trois devises se présentant sous la forme liquide, puis une carte bancaire - rigoureusement inutilisable ailleurs qu'à Vientiane, la capitale du pays - et enfin un passeport et un billet d'avion de retour, soit en définitive l'équivalent d'une assez coquette somme au total. Je maintiens ce pactole plus ou moins bien dissimulé à l'intérieur de mon sac et de la petite besace que je porte presque continuellement en bandoulière, dont j'ai organisé les rangements d'une manière adaptée aux circonstances somme toute assez spécifiques du mode de tourisme que je pratique. Cela me permet par exemple d'en extirper mon passeport en un tournemain, sans même que des spectateurs se tenant là ne puissent deviner de quel recoin ou poche intérieure il provient. Le reste, ils ne le verront jamais, sous aucun prétexte, si ce n'est quelques coupures, leurres destinés à laisser croire que ce sont les seules qui m'accompagnent. Lorsque je manipule mon sac, j'use par ailleurs de gestes fermes visant à bien faire comprendre aux observateurs alentours qu'il s'agit là d'une chasse formellement gardée. Je devine que ce "cérémonial" lui confère une sorte d'aura tenant naturellement à distance d'éventuels fureteurs.

J'ai toutefois une entière confiance en les villageois montagnards, que je ressens comme foncièrement respectueux des biens d'autrui, et en aucun cas voleurs ou chapardeurs. De plus, dans ces environnements à caractère microcosmique, où tout se voit et tout se sait très rapidement, le moindre larcin commis par untel serait presque immédiatement mis au jour par l'ensemble de la communauté, tant il est ici impossible de dissimiler quoi que ce soit durant bien longtemps. Je sais aussi que, dès l'instant où je suis accueilli au sein d'une famille, celle-ci devient de fait sur-le-champ responsable et garante de la protection de mes biens. Ainsi, je pourrais abandonner pendant une journée entière mon sac dans une hutte, celui-ci même non scellé et empli de la totalité de son contenu, incluant la majeure partie de ma "fortune" - dont par ailleurs personne ne soupçonne l'existence - m'éloigner par exemple pendant tout ce temps dans la montagne, et être assuré que personne ne toucherait à ce qu'il renferme. Au contraire, lorsque j'aurai délaissé mon paquetage par terre dans un coin avant de m'absenter, je le retrouverai à mon retour chaque fois dûment rangé près de ma couchette, presque toujours surélevé sur un support quelconque permettant de le maintenir à distance du sol, un tabouret par exemple, tant certains objets ne peuvent en aucun cas, dans cette culture, demeurer sur ce sol, surface considérée comme impure par excellence. Une seule fois par le passé, je surpris une personne - un vieillard en l'occurrence - qui, ne pouvant contenir sa curiosité, avait tenté d'ouvrir la poche sommitale de mon bon vieux sac à dos.

Je laisse - ou du moins propose - toujours une petite somme d'argent à mes hôtes avant mon départ, ne serait-ce qu'en dédommagement de la nourriture consommée parmi eux, même si cette participation financière est assez régulièrement refusée. Ce matin au réveil, nouvelle surprise, ceux-ci ont eux-mêmes sollicité cette contribution. Outre que je sais pertinemment que cet acte est ici particulièrement déplacé, c'est bien la première fois que je fais face à cette situation. J'extirpe donc quelques billets froissés de ma poche, les dépose rapidement près de ma paillasse, attrape mon sac et mes sandales puis m'en vais, sans même manger, à regret mais de manière à très clairement signifier mon mécontentement et mon irritation.

28 septembre - Ban Likna

L'étape

Au programme de la matinée, arpenter le dernier tronçon de la piste sur laquelle je me suis engagé six jours plus tôt, et qui doit me mener sur les berges de la rivière Nam Ou. Après pas plus de deux heures de marche je traverse, sans m'y attarder bien longtemps, un village Khamu, autre groupe ethnique assez largement implanté - pour sa part en des sortes d'îlots démographiques relativement disparates - dans tout le Nord-Laos. Je reparlerai à une prochaine occasion de cette population. Peu après avoir laissé derrière moi ce hameau je rejoins trois hommes qui, pour l'heure, se dirigent dans la même direction. Nous cheminons alors de concert durant quelques kilomètres puis, s'apprêtant finalement tous trois à quitter la piste pour s'engager sur un sentier annexe, ils m'invitent à les accompagner, me convainquant rapidement que ce serait là la meilleure option qui se présente - il s'avéra plus tard qu'il s'agissait effectivement d'un raccourci, mais qui nous fit cependant rallier le cours de la rivière Nam Ou nettement en amont de la zone que j'avais pour ma part envisagée d'atteindre. À partir de là, de cette bifurcation, la suite de l'étape ne se présente alors plus qu'en une longue descente, sans cesse zigzagante, serpentant sur un étroit sentier excessivement glissant puisque maintenu continuellement humide, là, à l'ombre de l'épaisse frondaison des arbres qui l'encadrent. Nombre de ces derniers déploient des dimensions considérables et, de fait, c'est logiquement le plus souvent dans ce type de secteurs particulièrement escarpés que l'on peut faire ce constat puisque, d'accès incommodes, l'exploitation du bois par les villageois y exige de tels efforts de débardage que ceux-ci en deviennent décourageants voire résolument rédhibitoires. Les arbres peuvent ainsi s'y développer et croître à leur aise. En forêt il arrive pourtant parfois, mais alors dans des zones nettement plus accessibles, que l'on tombe sur un chantier d'extraction de bois, aux ambitions toujours bien modestes toutefois puisque, dans ces contrées, il ne s'agit jamais plus, après avoir abattu un ou deux de ces monstres, que d'y façonner les quelques pièces de bois d’œuvre nécessaires à la construction d'une nouvelle hutte dans le village. Les tableaux que ces éphémères exploitations sylvestres offrent alors n'en sont pas moins saisissants, et on ne peut que demeurer admiratif devant les efforts produits à ces occasions puisque, dotés uniquement d'outils manuels très rudimentaires, les travailleurs parviennent, via des dispositifs ancestraux de sciage de long et à la seule force des bras, au prix donc de pénibles et exténuants efforts, à en extraire des planches en nombre et des poutres massives. Celles-ci seront ensuite rapportées dans les hameaux sur les épaules des hommes ou débardées à la traîne d'un buffle, exploité pour cette occasion en animal de bât.

Je suis toujours autant admiratif de l'agilité des villageois qui, immuablement chaussés de simples tongs en plastique ou de mauvais godillots en toile de fabrication chinoise, évoluent comme des cabris sur ces terrains scabreux alors que, de mon côté et malgré toutes les précautions dont je m'entoure, je doive me résigner à chuter parfois, en profitant au passage presque à chaque occasion pour me souiller assez largement de terre ou de boue. Enfin parvenus sur les rives du cours d'eau, mais en un lieu pour moi indéterminé, "au milieu de nulle part" pourrait-on dire - même si j'ai toujours jugé le sens de cette expression singulièrement déplacé, quel que soit le contexte géographique dans lequel on se trouve - mes acolytes m'indiquent qu'il ne nous reste désormais rien de plus à faire que de patienter, et de souhaiter qu'une pirogue, que nous hélerons alors, veuille bien faire son apparition à l'horizon, plus exactement au détour des premiers méandres que la rivière laisse entrevoir dans chaque direction. Majestueuse Nam Ou, j'ai toujours eu un faible pour ce cours d'eau, voie historique de migration et de pénétration dans la région de plusieurs des groupes ethniques qui la peuplent actuellement et dont l'amont, un large tronçon qui irrigue le septentrion de cette province de Phongsaly, est resté jusqu'à ce jour excessivement sauvage, à coup sûr très rarement navigué par les hommes. Là-bas, encaissée, indomptée, turbulente et capricieuse, elle serpente à travers des territoires naturels demeurés admirablement préservés, entre montagnes et collines toujours verdoyantes.

Ainsi s'achève comme une première étape, le premier acte de ces quelques vagabondages pédestres débutés sept jours plus tôt. Je peux sans conteste souligner que son bilan culturel est remarquable avec ce constat que, sur une distance de pas plus de soixante-dix ou quatre-vingts kilomètres - sans prendre en compte la boucle hors-piste de deux journées effectuée précédemment entre les villages de Ban Khouansi et de Ban Shika - cohabitent au bas mot cinq groupes ethniques culturellement étrangers l'un à l'autre. Cinq groupes qui présentent donc chacun, d'un village au suivant, des coutumes et des règles de vie, des styles vestimentaires et des pratiques dialectales, des croyances et des rituels propres. Je sais en outre que, de nos jours encore et malgré la relative exiguïté des territoires concernés, très peu de relations économiques et sociales sont entretenues entre ces différents groupes, qui tout juste perpétuent traditionnellement quelques échanges de produits, sans doute d'un peu de riz lorsqu'une pénurie se présente chez les uns ou chez les autres, de semences parfois, ou encore d'un peu de bétail ou d'animaux de basse-cour afin de tâcher de diversifier le patrimoine génétique de leurs cheptels respectifs.

À ma demande, l'homme en pirogue qui nous a finalement récupérés là, sur la berge - nous ne fumes pas trop de quatre pour hurler et agiter suffisamment les bras afin qu'il puisse repérer notre présence dans l'ombre des frondaisons - me dépose au village de Ban Likna, hameau localisé en aval et sur la rive opposée, avant de poursuivre sa navigation vers le sud. Ban Likna est un modeste bourg qui agglomère une quarantaine de bicoques de bois, quelques habitants ayant toutefois pu se faire bâtir des demeures en ciment grâce à la proximité immédiate du cours d'eau qui facilite avantageusement le transport de matériaux de construction jusqu'ici. On y trouve aussi un petit dispensaire, ainsi qu'une seule minuscule échoppe, un cabanon de planches dans lequel sont entassés pêle-mêle quelques produits de première nécessité et désormais bien poussiéreux. Plus loin, en direction de l'est, subsiste une vaste région, que je présume particulièrement sauvage, avant d'atteindre, à peut-être soixante-dix ou quatre-vingts kilomètres à vol d'oiseau, la ligne de crête de la Cordillère Annamitique, qui compose là-bas une frontière tant géographique que physique avec le Vietnam voisin. Je gage qu'il n'existe, dans cette direction et sur l'ensemble du territoire de cette rive gauche du cours d'eau, pas la moindre piste menant vers ces confins. À partir d'ici, il faut donc à nouveau se contenter des étroits sentiers piétonniers. On ne compte d'ailleurs à ce jour toujours aucun pont qui franchisse cette rivière majeure du nord du Laos - qui affiche une longueur de près de cinq-cents kilomètres au total - à l'exception d'un seul, localisé à une grosse journée de pirogue en aval, une situation exacerbant de fait encore l'isolement de ce secteur, à l'image de tant d'autres tout aussi désavantagés à travers le pays. Une de mes idées pour la suite de ces errances pédestres dans la région est de me diriger désormais vers ce grand est si mal connu, au sujet duquel je ne dispose en outre d'aucune véritable information - ce sont uniquement sa position excentrée et l'absence de mention de piste carrossable qui m'y ont attiré - et d'y déambuler durant quatre ou cinq journées peut-être, ne sachant d'autre part pas non plus, pour l'heure, quelles populations j'y rencontrerai. Cette journée étant toutefois trop avancée pour envisager un départ sur-le-champ, je consacre alors la fin de l'après-midi à tâcher de repérer les amorces de sentiers. Sans surprise, les habitants de ce village situé en fond de vallée me sont d'un bien maigre secours tant, comme souvent, l'existence des montagnards - et donc la localisation de leurs hameaux - les intéresse peu. Ces montagnards se montrent en outre très peu fréquemment dans ces endroits, ne s'y aventurant qu'en de rares occasions, en réalité uniquement en cas d'absolue nécessité. Pour huit mille kips, soit un peu moins de soixante-dix centimes d'euros, je loue une sorte de "placard" de planches dans l'unique pension du lieu, et dans laquelle je me retrouve le seul client. Il s'agit d'un abominable réduit dont le lit, d'une longueur trop courte pour ma taille - qui s'avère pourtant moyenne selon les standards européens - occupe les deux tiers de la surface. Une fois mon sac déposé au sol, je peux très exactement me permettre d'y exécuter un seul pas.

J'avais espéré cependant pouvoir repartir dès aujourd'hui en direction des hauteurs, tant mes expériences antérieures m'ont démontré que l'ennui, le désœuvrement et l'oisiveté étaient les seules activités que pouvait proposer ce type de village de vallée. Je me console néanmoins en me convainquant qu'une nuit passée seul, et non plus "en familles", comme ce fut continuellement le cas durant la semaine écoulée, me permettra de me reposer un peu plus efficacement. En soirée, une femme dispose son petit étalage dans l'unique allée du village, une table pliante brinquebalante en tôle d'acier, quatre tabourets d'enfants en plastique, et une marmite dont elle maintient chaud le contenu sur un de ces foyers de cuisson portatifs - sortes de récipients coniques en terre alimentés au charbon de bois et qui sont communément employés à travers tout le pays. Elle propose alors aux rares chalands des bols de soupe de nouilles, malheureusement dépourvus de la moindre trace de garniture de viande. Après en avoir tout de même englouti deux grands bols, je m'enquiers de la possibilité d'acquérir auprès d'elle, le lendemain matin, un peu de riz cuit assorti d'un accompagnement quelconque et, gentiment, elle me promet de m'apporter elle-même ce ravitaillement dans ma pension, aux alentours de 6 heures. Le nécessaire est donc assuré.

J'apprends finalement qu'en me dirigeant vers l'est, je traverserai en premier lieu un village Khamu puis, plus loin, un ou plusieurs villages Hmong. Si au contraire je repartais d'ici vers l'ouest, donc en refranchissant préalablement la rivière Nam Ou, un chemin m'entraînerait visiblement à nouveau vers de nombreux hameaux Akha, mais dont j'ignore les groupes d'appartenance. Enfin, une troisième solution que j'ai envisagée est de rejoindre, dans un premier temps, le village de Ban Maï, implanté lui aussi sur les berges de la Nam Ou, à trois heures de pirogue en amont. Là, dans un ou deux jours, se tiendra théoriquement un petit marché, en réalité rien de plus que deux ou trois négociants qui se rendent périodiquement jusqu'à cet endroit improbable et reculé pour acquérir quelques produits forestiers que des villageois des montagnes environnantes veulent bien venir leur présenter parfois. Ce petit marché, aux dires des habitants du lieu lors de mon précédent passage dans la région il y a deux ans, se produirait tout de même à une fréquence régulière, sur un cycle bimensuel. J'avais alors imaginé qu'avec le petit monde descendu là pour l'occasion, je pourrais peut-être assez facilement partager le coût d'un trajet en pirogue, afin de remonter encore plus loin vers l'amont, jusqu'au village de Ban Natchang Tay, que j'ambitionne d'atteindre un jour. Hameau localisé tout là-haut, dans l'extrême nord, il est en effet à mes yeux resté auréolé d'un certain mystère depuis que je l'ai aperçu sur une carte, positionné à l'intérieur même des limites de l'immense, sauvage et très méconnue réserve naturelle de Phou Den Din. Mais le piroguier qui m'a déposé ici aujourd'hui m'a exposé deux arguments me dissuadant de porter trop d'espoir à ce sujet. Tout d'abord, selon lui, je ne trouverai pas de pirogue pour Ban Natchang Tay, et ceci même dans l'hypothèse de la tenue effective du petit marché de négociants mentionné précédemment. Ensuite il est possible que, par là-bas, en certains endroits, le débit des eaux se présente actuellement trop faible pour permettre le passage de l'embarcation. Resterait alors l'éventualité de tenter malgré tout d'affréter seul une pirogue légère, pour un coût cependant sensiblement décourageant. Que d'hésitations, que de directions s'offrent à moi, toutes plus attirantes et prometteuses les unes que les autres ! Quoi qu'il en soit, l'excitation demeure vive car, que la prochaine étape se fasse en direction de l'est, de l'ouest ou du nord, je suis assuré d'y retrouver rapidement les montagnes, la forêt, les villages isolés. Je prendrai demain matin ma décision à ce sujet.

29 septembre - Ban Silé

Le chamanisme

En route vers l'est, vers les terres Hmong. Sollicitant ce matin à nouveau les villageois de Ban Likna, l'un d'eux m'a accompagné sur un à deux kilomètres, pour m'indiquer l'emplacement d'un départ de sentier, puis une vague direction qu'il me faudrait observer par la suite. Il s'agit, dans un premier temps, durant quelques dizaines de minutes, de remonter le cours d'un torrent, affluent de la rivière Nam Ou. Je rencontre rapidement un paysan, occupé à désencombrer les étroits canaux permettant l'irrigation de quelques minuscules casiers de rizières aménagés en terrasses ; il en profite pour recueillir, puis enfouir dans un panier en osier porté en bandoulière, quelques crabes d'eau douce qu'il surprend tout en menant à bien sa tâche. Le questionnant lui aussi - il est tellement rare de faire des rencontres en chemin, entre les villages, qu'il faut profiter de la moindre opportunité - il me suggère de filer tout droit, à travers des rays partiellement visibles d'où nous nous tenons, jusqu'à atteindre la crête. Là-bas, je retrouverai un sentier, et il me faudra alors m'en aller vers la droite, en direction du nord-est, puis marcher durant environ quatre heures.

Plus haut, je longe quelques parcelles de sorgho, une céréale relativement peu cultivée dans le pays. Elle pousse ici sur des pentes extraordinairement inclinées, à un point tel que deux femmes occupées là à sarcler les plants sont parfois contraintes, pour ne pas risquer de chuter, de s'agripper aux souches carbonisées laissées sur place, en début d'année, après que la parcelle de forêt qui se trouvait initialement là ait été défrichée puis incendiée. Elles m'affirment pour leur part que, lorsque j'aurai atteint la crête, c'est vers la gauche que je devrai me diriger. Je ne peux blâmer personne pour ces apparentes imprécisions, qui sont finalement de mon seul fait, ne sachant pas moi-même exactement je désire me rendre, si ce n'est rejoindre des villages de l'ethnie Hmong. En effet, dépourvu de la moindre ressource cartographique réellement exploitable, je n'ai pas la plus petite idée de l'emplacement des hameaux, improvisant et naviguant alors à vue, comme à mon habitude, d'après les renseignements obtenus çà et là. Il est donc présumable que, quelle que soit la destination vers laquelle je m'oriente une fois parvenu là-haut, je finirai effectivement par rejoindre des villages. Souhaitant cependant, comme toujours, me rendre vers les marges de la région, les secteurs les plus isolés, c'est la direction communiquée par le paysan rencontré précédemment que je décide de suivre. Pour l'instant, j'accède à la crête en une heure, sur un sentier filant tout droit dans la pente, sans jamais effectuer le moindre lacet, comme il est d'usage dans cette région du monde. Là-haut, un joli panorama s'offre à moi, sur une vaste étendue de la vallée de la Nam Ou. Mis à part un large tronçon du cours d'eau qui me reste encore visible, brun, opaque, lourd de limons, le paysage ne dévoile qu'une immense nappe forestière et, clairsemant de temps en temps celle-ci, se découpant alors par petites formes géométriques sur ces pentes densément boisées, se détachent les rays, les cultures temporaires gagnées sur la végétation sauvage.

Cinq heures de marche, quelques courtes pauses non prises en considération, m'auront aujourd'hui été nécessaires pour atteindre le premier village du secteur. Cela aura tout de même représenté un dénivelé cumulé en rien négligeable puisque j'ai dû replonger à trois reprises dans des vallons avant de remonter à chaque fois dans les hauteurs. La seule rencontre de la journée, hormis celles du tout début du parcours, eut lieu au bout de deux heures environ, avec deux jeunes hommes Hmong qui pour leur part descendaient au village de Ban Likna pour tenter de négocier un gibier fraîchement abattu. Il s'agissait cette fois-là d'un chat marbré - ou peut-être d'un chat léopard, je n'ai à vrai dire pas bien su faire la distinction - ainsi que quelques oiseaux qu'ils n'ont daignés me dévoiler qu'après un peu d'insistance de ma part - et réticences de la leur - alors que j'avais parfaitement perçu le gonflement significatif de leurs musettes.

De ce que j'ai pu constater jusqu'à ce jour, les montagnards, toutes ethnies confondues, ne consomment que très rarement de la viande. Du côté du bétail domestique, volailles, porcs, buffles ou chèvres - ces dernières étant tout de même élevées beaucoup moins fréquemment que les autres animaux - il n'en sera abattu un spécimen qu'en des occasions bien particulières, lors de certaines fêtes ou événements familiaux emblématiques. J'ai cependant régulièrement droit à de la volaille, qui est assez communément sacrifiée en l'honneur de ma visite, même s'il faut alors le plus souvent se partager la carcasse d'un seul de ces maigres volatiles entre les nombreux membres des familles, à chaque fois tous autant affamés que moi. La viande de porc apparaît nettement plus rarement, pour cela il est nécessaire d'attendre que se produise un mariage, un décès, une cérémonie chamanique d'importance. On en conserve néanmoins parfois pendant longtemps quelques morceaux de chair boucanée, ou des lambeaux de gras, desquels émanent alors des relents plus ou moins prononcés de charogne, et dont l'aspect extérieur, prenant au fil du temps des teintes oscillant entre le brun et le noir, ferait fuir plus d'une personne non accoutumée - ou pas suffisamment famélique ! - mais qui, une fois cuisinés, s'avèrent toujours savoureux. Enfin, la viande de buffle se présente à des occasions tout à fait exceptionnelles, n'en ayant personnellement bénéficié que lors de mariages au sein de familles aisées, de décès de dignitaires, ou encore durant des fêtes de Nouvel An. Quant aux gibiers, les animaux sauvages prélevés en forêt, disons pour simplifier que l'on cherchera à vendre à l'extérieur, dans la mesure du possible et via des circuits plus ou moins obscurs, tout ce qui se présente d'une taille environ supérieure à celle de l'écureuil : les félins, les pangolins, les serows, les muntjacs et autres cervidés, les tortues, les faisans, les civettes, les singes, les varans, les porcs-épics, etc. Ceci n'est toutefois bien sûr pas systématique puisque, pour que ce commerce informel devienne possible, il est nécessaire que les chasseurs disposent de débouchés facilement accessibles, ce qui n'est pas le cas, loin s'en faut, pour nombre de hameaux parmi les plus isolés, se trouvant bien trop éloignés du premier bourg de plaine. Il n'est ainsi par rare, dans les régions montagneuses du nord du pays, alors que l'on est en route pour un long trajet en bus entre deux capitales de province, que l'on aperçoive, en rase campagne, quelques-uns de ces chasseurs descendus en bord de route ou de piste pour tenter de négocier leurs prises avec les très rares voyageurs de passage - sur certains axes routiers, il n'est en effet pas exceptionnel qu'un ou deux bus composent les seuls véhicules visibles de toute une journée. Les chasseurs exhibent alors là leurs proies, ostensiblement suspendues aux extrémités de perches de bambou fichées en terre, sur les bas-côtés. Les quelques fois où les chauffeurs, à la demande insistante d'un ou de plusieurs passagers du véhicule, aient daigné s'arrêter, j'ai toujours été sidéré de la férocité avec laquelle ceux-ci négocièrent leurs achats, ne laissant aux montagnards qu'une dérisoire rémunération en échange de gibiers parfois particulièrement rares et fort prisés. Enfin, pour en revenir au sujet de la viande d'animaux sauvages consommée dans les villages, seules de bien plus modestes proies apparaissent régulièrement aux menus, le plus souvent des écureuils, des rats de bambou, de petits oiseaux, des chauves-souris.

Parfois, alors que l'on est en chemin, à pied et à une distance encore considérable du hameau le plus proche, on peut apercevoir, en bordure du sentier ou d'un ray, les traces d'un petit foyer rapidement improvisé, deux ou trois pierres encadrant quelques restes de bois carbonisés, et plus loin quelques plumes arrachées à un ou plusieurs oiseaux. Il s'agit ici de ce que des hommes, venus chasser dans les parages, ont abandonné sur place, ayant ainsi consommé là une part de leurs prises. Occasionnellement un abri sommaire, parvenu dans un état de dégradation plus ou moins prononcé lorsqu'on le découvre, subsiste à proximité de ces vestiges. On devine alors que les chasseurs y ont même passé la nuit, dans cette hutte primitive et éphémère promptement bâtie avec quelques troncs de bambou, pour composer une étroite plateforme élevée à une trentaine de centimètres du sol, ouverte de tous les côtés et simplement surmontée d'une toiture légère en feuilles de bananiers sauvages. Des villageois m'ont en effet déjà raconté, toujours avec un vif enthousiasme, qu'ils s'aventuraient parfois en forêt par groupes de deux à trois individus, et pour autant de journées et de nuits d'affilée, aimant je suppose à ces occasions notamment profiter de l'obscurité pour traquer certaines espèces. Dans un registre similaire, il y a de cela quelques années, dans la province de Luang Nam Tha, j'avais un jour surpris les membres d'une famille de l'ethnie Khui - qui s'en étaient allés cueillir en forêt des pousses de bambou - lors de leur pause et tandis qu'ils faisaient griller une brochette de cinq ou six campagnols.

En définitive, ces quelques développements simplement pour illustrer le fait que les protéines n'abondent pas dans l'alimentation quotidienne des populations montagnardes. Les œufs, ils ne les consomment strictement jamais, ceux-ci étant toujours systématiquement laissés à couver pour la reproduction, même si, de temps en temps, un ou deux exemplaires sont prélevés, par certains groupes ethniques, pour opérer d'obscurs offices chamaniques. Je gage par ailleurs que l'œuf soit empreint d'une valeur symbolique toute particulière puisqu'il m'est arrivé, à quelques reprises par le passé, alors que je quittais mes familles d'accueil au petit matin, que les mères me remettent cérémonieusement un œuf cru à l'heure de mon départ. La nourriture quotidienne est donc essentiellement d'origine végétale et, pour accompagner le riz, on rencontre le plus souvent des pousses de bambou, de la citrouille et de la courge, de petites aubergines rondes, des herbes et des feuilles - que je n'identifie pas toujours et qui sont consommées crues ou cuites - des racines de manioc, du maïs, des arachides, du piment. Généralement un seul plat d'accompagnement est proposé, en plus du riz et de l'incontournable mélange de piments pilés et de sel, et c'est sans aucun doute uniquement en l'honneur de ma présence que les familles s'échinent souvent à préparer deux ou trois plats. Lorsque, toujours en raison de ma présence, une poule est tuée, alors je crois pouvoir affirmer qu'il ne s'agit définitivement pas de journées tout à fait comme les autres. Cela m'est d'ailleurs arrivé quelques jours plus tôt, tandis que je résidais parmi les Moutchi. Le patriarche de ma famille d'accueil, au début du repas, alors qu'il venait de prélever dans le plat commun les deux pattes bouillies du volatile - je veux dire les pieds, c'est-à-dire les tarses et les phalanges - s'est attelé à réciter je ne sais quelles "incantations", tout en scrutant studieusement les tendons qu'il venait d'en arracher à l'aide de ses seuls doigts. Lorsque ce cérémonial fut achevé il me présenta ces pattes de poule, qu'il avait ainsi lui-même commencé à déchiqueter, mais je parvins à décliner l'offre, n'étant pas particulièrement friand de ces morceaux peu ragoûtants, dont il faut en effet ronger jusqu'aux os l'épaisse peau écailleuse. Il s'agit pourtant là de parts de choix, notamment très prisées par les enfants, et on en trouve par ailleurs fréquemment, présentées grillées ou bouillies, sur les étals des marchés de plaines.

Puis, au détour d'une combe, le village. Celui-là, j'en suis convaincu, peu d'autres touristes l'ont vu avant moi, plus probablement même aucun. Il me suffit d'un simple coup d'œil pour instantanément l'identifier comme appartenant à l'ethnie Hmong, tant cet habitat, bien que présentant une conception extrêmement sommaire - je le décrirai plus tard - est tout à fait caractéristique et ne ressemble à celui d'aucun autre groupe de population de cette région du monde. Seuls des matériaux directement issus de la forêt ont été employés pour bâtir les huttes, et pas la moindre tôle ondulée n'est encore parvenue jusqu'ici. Du bois, du bambou et du chaume pour toutes fournitures. Les jours derniers encore, même dans les villages visités les plus isolés, quelques-unes de ces tôles ondulées emblématiques, feuilles de métal légères qui petit à petit gagnent les arrière-pays, se montraient désormais visibles çà et là. Il s'agit donc d'un village Hmong mais, étonnamment, les femmes sont toutes coiffées d'une manière que je n'avais encore jamais observée ailleurs auparavant, ayant pourtant côtoyé assez régulièrement ce groupe ethnique par le passé, notamment dans la province de Xieng Khouang ou celle de Hua Phan. Il faut noter que, à l'instar des Akha, l'ethnie Hmong, même si elle ne forme pas une nébuleuse de sous-groupes aussi vaste que celle de ces derniers, comprend néanmoins plusieurs groupes nettement différenciés. On compte ainsi les Hmong Dam, les Hmong Khao, les Hmong Lay, et d'autres encore. D'un point de vue démographique, les Hmong composent la plus importante des ethnies minoritaires du pays, et même la principale à l'intérieur de la branche dite des Lao Soung, les "Lao d'en haut". Éternels nomades, sans aucun doute depuis des millénaires, immuablement chassés des régions à travers lesquelles ils ont transité, les Hmong figurent parmi les toutes dernières populations arrivées dans le pays, depuis le sud de la Chine. Ici ils ont alors dû se contenter des ultimes territoires disponibles, sur les crêtes.

C'est toujours pour moi particulièrement gratifiant, et surtout un réel enchantement, de pouvoir atteindre ce type de lieu isolé, resté véritablement jusqu'à ce jour à l'écart du monde moderne, mais, en contrepartie et je l'ai déjà dit précédemment, dans ces endroits le contact avec les villageois s'avère généralement plus délicat qu'ailleurs, et je dois alors très méthodiquement me présenter, moi et mes intentions. Les premiers temps, ma présence effraye toujours autant les femmes et les enfants, et certains de ces derniers restent craintifs même tout au long de mon séjour. J'ai sélectionné la demeure la plus vaste pour m'accueillir, une longue bâtisse de bois posée directement sur un sol de terre battue, comme il est de coutume chez l'ensemble les groupes Hmong. On n'aperçoit plus beaucoup de plastique par ici, tout juste quelques bidons et jerricans, et peu encore. La maisonnée abrite sept ou huit adultes, deux adolescentes et huit enfants.

L'ancien est le chaman. Ce soir il a officié une cérémonie à laquelle je n'avais jusqu'alors été confronté qu'une seule fois par le passé, six ans auparavant, dans la province de Xieng Khouang, dans une famille Hmong avec laquelle j'avais noué un excellent contact. Dans sa parure noire, cette tunique étonnamment ample que portent traditionnellement les hommes Hmong, le chaman, déjà vieil homme, est assis sur un petit banc et fait face à son autel, caisson de bois suspendu à la paroi de la hutte et dans lequel s'accumule tout un bric-à-brac hétéroclite. On y distingue de gros bâtons d'encens intacts ou consumés et fichés dans des paniers de vannerie de bambou, quelques bols et coupelles contenant des offrandes, riz et alcool notamment, du papier de bambou rituel à brûler, deux pattes de poulet et de multiples autres reliques animales, dents, cornes, griffes, mâchoires en nombre et encore bien des objets. Ceux-ci sont malheureusement difficilement identifiables pour la plupart d'entre eux puisque le profane n'a pas le droit de les toucher, et donc de les manipuler. Quelques plumes sont par ailleurs accolées aux parois de l'autel à l'aide de sang coagulé. Une cagoule noire renversée sur le visage et lui obstruant ainsi entièrement la vue, des grelots de bronze dans chaque main qu'il agite sans cesse frénétiquement de haut en bas, les jambes suivant également en mouvement la même cadence, les pieds frappant continuellement le sol, il psalmodie et récite à une allure tout aussi effrénée des prières ou des récits, qu'il entrecoupe fréquemment d'onomatopées, notamment des séries de « Brrr ! brrr ! brrr ! ». Tout ceci est difficilement compréhensible car peu articulé, sa voix étant de plus partiellement couverte par le son d'un gong, frappé à la même cadence par un jeune homme de la maison qui se tient derrière lui, accroupi sur le sol. Notre chaman semble chevaucher à toute allure une monture, parti en transe en direction de je ne sais quelle contrée mystique peuplée d'esprits. À un moment, un troisième homme a placé un porcelet tout juste égorgé sur un van à riz, large plateau circulaire en vannerie de bambou, puis l'a déposé au sol derrière le chaman. Chronomètre en main, tout ceci a duré exactement deux heures et vingt minutes et le rythme n'a absolument jamais faibli de tout ce temps. Pour finir, et juste avant qu'il n'ôte sa cagoule, l'homme au gong et celui au porcelet sont venus entourer le chaman, le soutenir par les épaules, comme s'ils craignaient, et à juste titre on peut le penser, que ce vieil homme soit pris de vertiges en se levant. J'ai seulement pu apprendre que la cérémonie avait déjà eu lieu hier mais qu'elle ne se reproduirait pas le lendemain.

Hier, à Ban Likna, les quelques personnes que j'avais interrogées à ce sujet m'avaient toutes affirmé qu'il ne se trouvait qu'un seul village dans cette direction. Je me doutais que cela était peu probable, tant le territoire reste vaste avant de toucher à la frontière avec le Vietnam, mais n'en fus pas étonné outre mesure tant je suis habitué de constater que le sort des montagnards intéresse si peu les gens des vallées que ceux-ci ne se préoccupent en aucun cas de leur existence et de leurs territoires, dans lesquels ils ne se rendent par ailleurs bien entendu strictement jamais. Ainsi, effectivement, déjà ici on m'annonce au moins deux autres villages situés plus loin, à deux heures puis à quatre heures de marche supplémentaires. Je suis même convaincu qu'il est possible de se rendre officieusement jusqu'au pays voisin, par de discrets sentiers et hors poste-frontière bien sûr - ceux-ci se faisant d'ailleurs totalement inexistants à des lieues à la ronde - ce dont ne doivent pas se priver nombre de villageois de la région, tant il en est toujours ainsi dans les marges de ce pays. Il faut en outre préciser que, au sein de ces territoires excentrés, les populations sont souvent plus tournées - même culturellement - vers les pays voisins que vers le leur, ceux-ci leur permettant notamment généralement de s'approvisionner plus facilement en denrées de première nécessité, les marchés qui s'y trouvent étant en définitive bien plus accessibles que ceux situés sur le sol national.

La langue Hmong présente des consonances toutes particulières et ne ressemble à aucun des pourtant nombreux autres idiomes pratiqués dans le pays. Harmonieuse, agréable à l'oreille, elle rappelle foncièrement certains dialectes entendus en Chine du Sud, parmi les Miaos de la province du Quizhou par exemple. Les conversations sont ainsi ponctuées d'innombrables sons en « ch » ou « sch », prononcés comme soufflés en maintenant la langue à peine appliquée contre le palais. J'ai par ailleurs toujours trouvé, parmi le nombre considérable de groupes ethniques résidant au Laos, ceux que je qualifie, un peu rapidement il est vrai, de "chinoisants" - notamment les , les Yao, les Lanten, et donc les Hmong - d'un tempérament et d'une compagnie éminemment engageants et avenants.

30 septembre - Ban Xiang

La hutte

Poursuite du cheminement en direction de l'est. Il se fait plus aisé que la veille, je suis notamment contraint à moins de dénivelés puisqu'une large portion du parcours consiste à longer une crête, à peine quelques dizaines de mètres en contrebas de celle-ci, à flanc de la pente, puis à replonger périodiquement au fond de petites combes, dans lesquelles s'écoule presque invariablement un ruisseau, a minima un filet d'eau. La forêt alterne avec quelques rays - les cultures de friche sur abattis-brûlis, que je décrirai à une occasion ultérieure - ces surfaces gagnées sur cette même forêt au prix de rudes efforts, et dont l'extrême déclivité des pentes ne laisse parfois pas d'étonner l'observateur qui les découvre. Là domine bien sûr principalement le riz, des épis qui en cette saison achèvent leur mûrissement, mais aussi, en marge ou au cœur de ces parcelles largement majoritaires, de minuscules lopins où pousse du manioc, du maïs, des arachides. On y aperçoit également des plants de courges, de melons d'eau, ainsi que de nombreux végétaux supplémentaires dont je ne connais toutefois pas la nature, et qui se trouvent la plupart du temps disséminés d'une manière paraissant comme aléatoire au beau milieu des autres cultures. Et puis, dans un renfoncement, sur une étendue de quelques dizaines de mètres-carrés bien moins inclinée que les alentours, et sur laquelle les eaux pluviales s'écoulent donc sans nul doute plus lentement, je fais finalement face à une plantation sauvage de peut-être une cinquantaine d'arbustes, volumineux et touffus, déjà hauts de deux à deux mètres cinquante. Aucune hésitation quant à la détermination de l'espèce, très aisément identifiable, puisqu'il s'agit de pieds de cannabis. Et si un doute subsistait au sujet de leur nature, il suffit d'en écraser un bourgeon entre les doigts pour en reconnaître immédiatement l'odeur caractéristique. Un homme, que je croise peu après, quelques instants avant d'atteindre ma destination de la journée - un autre village Hmong - et que j'essaye d'interroger à ce sujet en brandissant devant ses yeux un rameau de la plante que j'ai prélevé, me certifie que les villageois du cru ne le fument en aucun cas, et semble vouloir le qualifier de "mauvaise herbe". Je sais que les Hmong ont, par le passé, abondamment employé la fibre de chanvre pour confectionner leurs tuniques traditionnelles, dans des proportions même nettement plus importantes que celle du coton par exemple, mais que cette pratique a désormais presque totalement périclité, au profit de toiles industrielles chinoises de médiocre qualité qu'ils acquièrent sur les marchés de plaine. Je présume alors que les arbrisseaux observés aujourd'hui ne composent que des reliquats, ne sont que des repousses sauvages de plantations dorénavant abandonnées.

Ce matin, en compagnie de ma famille Hmong de Ban Silé, à 5 heures 30 nous étions tous levés. Moins d'une heure plus tard, après avoir absorbé quelques verres de lao-lao, nous déjeunions d'une poule bouillie, prestement engloutie, chair, abats et peau avalés, os et pieds rongés, tête croquée. Je me mis en route aux alentours de 9 heures, après avoir rendu quelques dernières visites à des maisonnées voisines. Au bout de seulement deux heures trente de marche j'atteignais ce hameau de Ban Xiang, appartenant lui aussi aux Hmong. Ceux-ci m'informent que le sentier va prochainement se scinder, la voie de gauche menant vers de nouveaux villages Hmong, celle de droite vers des villages des ethnies Khamu, Akha et Taï Dam. Il me faudra alors opérer un choix, cela se fera selon mes envies du moment. Un point positif est que, pour l'heure, dans ce secteur et depuis avoir quitté les rives de la rivière Nam Ou, je ne suis confronté à aucune difficulté de parcours majeure, la sente ne s'étant dédoublée que peu de fois, et ayant par ailleurs toujours assez aisément su discerner les voies qui étaient à suivre, les autres menant probablement uniquement aux rays.

La matinée est à peine achevée que l'homme qui me reçoit sous son toit entreprend d'abattre une poule pour célébrer ma visite. Bien que je ne puisse me permettre de protester - la moindre objection de ma part serait en effet totalement vaine - ce type d'accueil débordant de largesses me met toujours dans un certain embarras car chaque famille ne possédant pas beaucoup plus, en tout et pour tout, qu'une dizaine de ces volatiles, je comprends que le sacrifice de l'un d'eux ne représente pas un acte anodin, puisqu'il entame alors nettement le cheptel. Pour une nuit passée au sein d'une famille, avec donc deux repas consommés en leur compagnie, j'ai pour habitude de remettre à mes hôtes, au matin en les quittant, une somme de trente à cinquante-mille kips environ, ce qui équivaut approximativement à deux euros cinquante à cinq euros, un montant objectivement honorable au regard du très faible niveau de vie ayant cours dans la région. Je sais aussi que, la plupart du temps, rien n'est attendu de ma part, et je dois d'ailleurs parfois insister pour que cette somme soit empochée.

Les huttes Hmong présentent une conception résolument rudimentaire, élaborées qu'elles sont en recourant entièrement et exclusivement à des matériaux naturels d'origine végétale, du bois, du bambou et du chaume pour les principaux d'entre eux. Elles ne sont jamais élevées sur pilotis, mais au contraire directement posées sur des sols de terre battue. Les parois extérieures sont le plus souvent composées de planches de bois débitées à la main - parfois de simples claies de troncs de bambou fendus et aplatis pour les plus sommaires habitats - disposées verticalement et aux jointures plus ou moins alignées, laissant tout loisir, dans l'obscurité des soirées et des nuits, d'épier l'intérieur depuis l'extérieur. Il n'y a jamais de fenêtres, ni d'autres ouvertures d'aucune sorte, en dehors d'une seule porte pour les plus petites huttes, d'une issue secondaire offrant un accès direct à un espace dédié à la cuisine pour celles d'une surface plus importante, parfois d'une troisième pour les plus vastes habitats, cette dernière ouverture étant alors cependant très peu fréquemment employée. Les toitures sont communément élaborées à partir de chaume, plus exactement d'herbes à paillotes - dites aussi "herbes à éléphants", Imperata cylindrica - qui poussent abondamment sur les anciennes friches abandonnées. Ces toitures se terminent rarement en pignons droits, les extrémités étant le plus souvent façonnées en formes arrondies débordant de l'emprise au sol des huttes, ou alors se trouvent dotées d'auvents rapportés, offrant dans les deux cas des abris extérieurs sous lesquels l'on peut opportunément se protéger du soleil ou des intempéries. Ce sont là des espaces privilégiés pour s'adonner à des occupations ou des travaux légers, lieux notamment convoités par les femmes et les jeunes filles, qui s'y réunissent fréquemment pour de longues séances communes - et bavardes - de broderies, également par les vieillards lorsqu'ils décident de consacrer une journée à la confection d'ouvrages en vannerie de bambou.

À l'intérieur des huttes, qui baignent dans des semi obscurités permanentes, et qui ne sont pas plus équipées de cheminées d'évacuation que de fenêtres, les fumées s'échappent à peine à travers de très étroites ouvertures aménagées aux extrémités supérieures des pignons, fumées qui noircissent alors rapidement et largement les soupentes et les charpentes - les innombrables toiles d'araignée également - d'épaisses couches de suie vernissée. Il n'existe aucun cloisonnement ou séparation intérieurs, tout au plus une paroi de planche ou une claie de bambou isole occasionnellement une surface dédiée à la cuisine et située à l'extrémité arrière de l'habitat. Tout le reste, c'est-à-dire presque la totalité du volume de la hutte, s'organise alors en un espace unique, lieu à tout faire, à vivre, à travailler et à dormir. Même si un recoin consacré à la préparation des repas en est donc parfois séparé, cet espace principal comprend généralement un ou plusieurs - selon la taille de la hutte - autres foyers de cuisson, disposés çà et là à même le sol de terre battue.

Chez certaines ethnies, notamment les Akha, il est fréquent que la plupart des hommes dorment côte à côte sur un bat-flanc commun, ou de la même manière sur des paillasses alignées sur un plancher. Chez les Hmong au contraire, les sols de terre battue obligent à toujours systématiquement surélever ces paillasses, qui peuvent alors parfois là aussi être disposées sur une estrade commune, mais sont le plus souvent indépendantes les unes des autres, composant comme de sommaires lits de bois placés ici ou là. Ceux-ci, notamment ceux des femmes et des vieillards, sont couramment isolés, enfermés dans ce que je nomme des "placards à dormir", que l'on ne peut en effet en aucun cas qualifier de "pièces" puisque ce ne sont jamais que quelques planches ou claies de bambou cernant lesdits lits, pour former des sortes de boxs dont les surfaces n'excèdent pas celle des couchettes elles-mêmes. En ce qui me concerne, presque toutes les fois où j'ai été accueilli parmi les Hmong, je fus invité à dormir sur de simples lits - je dirais même "plateformes" tant le terme lits me paraît inapproprié pour désigner ces grossiers assemblages de quelques planches de bois - des lits disposés à la vue de tous, dans la grande pièce commune.

Tout un bric-à-brac d'objets et de denrées stockées en vrac ou en sacs est constamment visible dans ces intérieurs, autant répandu au sol que suspendu çà et là aux parois ou aux charpentes de bois, d'où pendent également d'un peu partout de vieilles et vastes toiles d'araignées lourdes de poussières et de suie, que personne ne se donne jamais la peine d'ôter. Cependant, en observant plus attentivement autant les objets que les individus, on devine que presque à chaque chose est attribuée une place bien définie et que les espaces sont relativement organisés, ceux pour travailler, ceux pour se reposer, ceux pour stocker, ceux pour cuisiner, et même ceux pour s'adresser aux esprits et les accueillir. Les jours précédents j'avais décrit les foyers de cuisson des Akha, et avais mentionné les plateformes de bambou qui les surmontaient presque toujours, ces dispositifs suspendus aux charpentes et qui servent à sécher ou à fumer différents objets et ingrédients que l'on y dépose continuellement - et que l'on y oublie même parfois. Les Hmong, et d'ailleurs presque la totalité des groupes ethniques du pays, mettent en œuvre des procédés similaires, et j'aime particulièrement aller observer ce que contiennent ces "édifices", tant ils peuvent permettre d'en apprendre un peu sur ce qui a été chassé ou capturé précédemment, ou encore ce qui a été fabriqué puisque l'on y dépose également couramment de petits ouvrages de vannerie de bambou afin qu'ils acquièrent de la sorte, au bout de quelque temps de ce traitement enfumé, de jolis aspects sombres et lustrés, comme "laqués". Il peut cependant parfois s'avérer singulièrement difficile de déterminer la nature de la totalité des éléments qui s'y trouvent, tant l'ensemble peut se confondre sous une couche de suie grasse. On y distingue toutefois ordinairement des herbes, quelques épis de maïs, des lambeaux de chair animale, de petits rongeurs entiers mais écorchés et dépouillés, des peaux de serpents, des batraciens, des paquets de lamelles de bambou très soigneusement et régulièrement façonnées destinées à la confection de prochains travaux de vannerie, et donc aussi des ouvrages achevés, tels des boîtes et des coffrets, des étuis de machettes, etc.

Au-dessus de nos têtes est presque toujours aménagé un semblant de mezzanine, d'une surface plus ou moins importante, en fait simplement quelques planches de bois posées sur les entraits de la charpente et auxquelles on accède soit à l'aide d'un poteau taillé d'encoches à grimper, soit d'une courte échelle de bambou amovible. Ces étroits espaces ne sont destinés qu'au stockage de matériels et de denrées, même s'il m'est arrivé à quelques reprises par le passé d'y être moi-même relégué pour y dormir une ou plusieurs nuits, faute de suffisamment de place disponible au niveau inférieur. On y trouve là aussi tout un fatras d'objets hétéroclites, d'immenses nattes de bambou - utilisées pour battre les gerbes de riz durant les moissons puis pour finir de sécher le paddy au soleil - des pièges à gibiers et des nasses de pêche, quelques outils agraires, des sacs de graines, des épis de maïs, de vieux woks en fonte brisés, des armes antédiluviennes, des chiffons mangés par les rats, des hottes, des paniers et des coffres en bois, et certainement bien d'autres objets encore. Les nuits on y entend très fréquemment courir des rongeurs.

Pour achever là cette description somme toute très sommaire de l'intérieur des huttes Hmong, il reste à évoquer l'autel aux esprits - ou les autels, car ils sont périodiquement reconstruits tout en conservant intacts les anciens à leur place, même si ces derniers ne sont désormais définitivement plus employés. Il s'agit là de caissons de bois suspendus à une des parois de planches et qui accumulent de manière fascinante tout un tas d'objets rituels plus mystérieux les uns que les autres, composant ainsi comme de véritables et étranges cabinets de curiosité miniatures, mais auxquels les profanes dont je fais partie n'ont malheureusement pas le droit de toucher et donc d'explorer. Je prendrai un jour le temps de décrire en détail ces étonnants et emblématiques arrangements que l'on peut observer dans la plupart des habitats Hmong. Enfin, également objets d'une certaine fascination de ma part, un mot pour mentionner les multiples reliques animales qui sont fréquemment conservées par les chasseurs, même si elles ne peuvent le plus souvent offrir aucune fonction utilitaire, tout au plus décorative ou évocatrice de souvenirs de pistages, battues et traques antérieurs. Peaux et fourrures, crânes et cornes, dents et griffes, plumes et écailles, on les retrouve, à force d'observation, abandonnés ici ou là, posés ou ficelés sur une poutre de la charpente, fichés dans le chaume, coincés entre deux planches, cloués sur celles-ci. Les plus récurrentes de ces reliques sont incontestablement les crânes de muntjacs, plus exactement les sommets de crânes, dont les bois deviennent crochets de suspension pour tout un tas d'objets, les vêtements bien sûr, mais aussi les filets de pêche, les musettes, les fusils, les paquets de pièges à rongeurs.

Après un peu d'hésitation, je décide de ne pas passer la nuit à Ban Xiang mais de reprendre la route, disposant encore en effet d'une large part de l'après-midi pour marcher. À ma demande, le père de la famille qui m'a invité à manger sous son toit m'accompagne durant une petite demi-heure, jusqu'à une bifurcation que je ne dois en aucun cas manquer, puis je poursuis seul. Deux heures plus tard je parviens à un torrent, qu'il me faut franchir. Je crains presque autant les torrents que les intersections de sentiers car, lorsqu'on les atteint, il n'est pas rare de devoir, non pas simplement les traverser, mais marcher dans leur lit durant un temps plus ou moins prolongé. Il peut alors devenir problématique, quand on ne connaît pas la région, d'abord de déterminer la direction à prendre - vers l'amont ou vers l'aval - puis de repérer plus tard l'endroit sur la berge où se réamorce le cours du sentier. Je suis aujourd'hui confronté à cette difficulté et, après un long essai infructueux dans chaque direction et un peu de tergiversation, je décide de faire prudemment demi-tour pour ne pas risquer de parvenir au village suivant après la tombée de la nuit, ayant quitté Ban Xiang un peu tardivement, en début d'après-midi.

Le cheminement de la journée fut donc relativement bref, mais largement accompli en compagnie des sangsues, sur un sentier qui ne doit par ailleurs pas être fréquemment emprunté puisque, à maints endroits, certains buissons l'envahissaient si allègrement qu'il me fallut même parfois me frayer le passage à l'aide des bras. Ce sont là des postes d'affût privilégiés pour les sangsues. Elles s'y tiennent tapies à l'ombre, dans ces zones qui restent presque continuellement humides, à l'abri sous les feuilles mortes ou enfouies au milieu des herbes adjacentes. Aptes à promptement desceller l'approche du prochain marcheur de passage, elles se mettant alors instantanément en branle, en position verticale, alertes et comme dansant sur place, prêtes à embrasser un pied ou une jambe qui passerait à leur portée. L'une est parvenue à atteindre sa cible, à s'agripper au vêtement ou à la peau et s'élance immédiatement vers une surface de l'épiderme plus propice à sa longue morsure. On se baisse, on l'arrache, mais ce bref laps de temps a suffi à trois ou quatre autres de ses semblables pour rappliquer à leur tour. Il n'y a donc pour l'instant rien à faire, et il ne faut en effet surtout pas stationner sur place dans ces endroits, même durant quelques secondes seulement. Il est au contraire nécessaire d'attendre pour cela d'accéder à la prochaine zone plus ou moins sèche et dégagée, si possible située au soleil, afin d'entreprendre une inspection générale et systématique - mais tout de même rapide - de tout le bas du corps. Même en accélérant le pas, voire en trottinant quelque peu, certaines d'entre elles parviennent à leur but, à atteindre puis étreindre une surface de peau. Il m'est ainsi arrivé de devoir en ôter jusqu'à une douzaine de bêtes férocement "soudées" sur un seul pied. Autant dire que, dans ces situations, on ne se donne pas la peine ni le temps de s'entourer de rigoureuses précautions sanitaires pour s'en débarrasser. Un raclement de l'ongle puis une rapide éjection aussi loin que possible et rien de plus, nous hâtant surtout de les expulser avant qu'elles n'aient le temps de prendre cette fois pour cible un doigt de la main.

Revenu au village de Ban Xiang, je suis allé solliciter l'hébergement au sein de la famille qui m'avait, plus tôt dans la journée, invité à manger - et qui avait à cette occasion sacrifié une poule. Pas de nouvelle volaille ce soir au menu mais deux petits oiseaux, dont la taille n'est pas supérieure à celle de merles et que deux adolescents avaient rapportés dans l'après-midi. Ceux-ci avaient également capturé trois ou quatre chauves-souris, que je n'ai cependant pas vues réapparaître dans les plats. Elles seront alors probablement servies demain matin, au réveil.

Il est rare que je voie les montagnards employer les zébus, les "vaches à bosse", pour porter des charges, ce qu'ils sont pourtant réduits à accomplir lorsqu'ils ne disposent d'aucun autre animal plus propice à l'exécution de ces travaux, notamment des buffles ou, mieux encore, les petits chevaux de races rustiques que certaines familles possèdent parfois. Un couple est ainsi ce soir revenu d'une cueillette en forêt accompagné d'un de ces bovins flanqué de chaque côté de deux troncs de bananiers sauvages, une pauvre et peu nutritive nourriture qui permettra toutefois de rassasier les cochons durant quelques journées. Je doute néanmoins qu'il soit possible de faire entreprendre à ces zébus des trajets plus conséquents, par exemple jusqu'à atteindre un bourg de plaine, tant ces bêtes parviendraient probablement difficilement à franchir certaines pentes parfois particulièrement raides.

1er octobre - Ban Sakhan

L'opiomanie (1)

Hier soir, à mon retour au village de Ban Xiang, quatre femmes et un jeune homme étaient réunis dans la hutte dans laquelle je suis revenu solliciter l'hébergement pour la nuit. L'une d'elles, à l'aide de la traditionnelle petite balance à suspension en bois et bronze que chaque famille possède, était occupée à peser une belle portion d'opium, un petit bloc de matière brune et pâteuse d'environ deux-cents grammes, qu'une des trois autres femmes présentes là était venue se procurer. Je ne suis pas parvenu à m'informer de la valeur du kilogramme en cours, ici et en ce moment, un taux qui, je le sais, peut substantiellement varier en fonction de ces deux facteurs - le lieu où l'on se trouve et la période de l'année - la récolte se produisant de février à mars et les stocks commençant dès lors à être consommés, et donc à s'amoindrir progressivement au fil des mois.

Autre anecdote relative à l'opium, l'avant-veille, au village de Ban Silé, alors que je pénétrais dans la hutte dans laquelle je m'étais fait inviter pour la nuit, deux vieillards étaient couchés sur le bat-flanc de repos des hommes, dans les positions caractéristiques des fumeurs d'opium, c'est-à-dire en chien de fusil, et s'adonnaient là assidûment à leur passion. Très peu de temps après, un troisième comparse, sans nul doute prévenu depuis peu de mon arrivée, et donc guidé jusque là par la curiosité, les rejoignait à son tour, faisant son entrée en tenant précautionneusement à la main une assiette en acier émaillé. Celle-ci contenait l'ensemble de son attirail, c'est-à-dire sa pipe, sa lampe à huile, sa longue aiguille, une fine spatule en métal, enfin un petit bol et un pilon, tous noircis et encrassés de résidus opiacés, cuits et recuits cent fois. Ce genre de tableau se présente très souvent à moi, puisqu'il est presque rare qu'il n'y ait pas au moins un opiomane au sein de chacune des familles qui m'accueillent, et tant la fumerie de l'opium compose ici un acte tout à fait banal et commun du quotidien, en aucun cas doté d'un caractère tabou, et ceci même en présence de l'étranger.

Il y a deux catégories d'opiomanes dans les villages de montagne. D'abord ceux entièrement et définitivement dépendants et addictifs, qui en sont ainsi réduits à consacrer la totalité de leurs journées à la drogue. Trop affaiblis par les effets cumulés d'une consommation excessive, ils s'avèrent alors incapables de s'atteler au moindre travail de quelque importance - par exemple ceux des champs ou de défrichage en forêt. Il y a ensuite ceux qui ont pris le parti, et y parviennent, de s'adonner à cette occupation uniquement durant leurs soirées et leurs nuits. Parmi les premiers, on trouve des hommes - plus rarement mais parfois aussi des femmes - de tous âges. Lorsque ceux-ci sont parvenus dans la fleur de l'âge, c'est-à-dire en théorie aptes à la prise en charge de travaux d'envergure, mais donc désormais dans l'incapacité totale de les entreprendre en raison des effets apathiques consécutifs à cette consommation exacerbée de la drogue, il peut en résulter des situations résolument dramatiques, qui iront fréquemment jusqu'à entraîner les foyers concernés dans de dangereuses précarités économiques et alimentaires. La seconde catégorie d'opiomanes - ceux qui font usage de la drogue uniquement en fin de journée et la nuit - implique des adultes dont l'âge tend à se rapprocher doucement de celui de la vieillesse, et pour qui cette activité est alors largement tolérée, et même fortement ancrée culturellement, puisqu'elle peut les aider à soulager et affronter des troubles et affres relatifs à ce grand âge, dans ces environnements passablement frustes et résolument sous-développés, où les médicaments se font rares. Au sujet de la première catégorie de fumeurs, les opiomanes irrémédiablement dépendants et addictifs, il faut préciser, à leur décharge, que c'est souvent un accident ou une maladie qui est à l'origine de cette accoutumance, l'opium s'étant avéré, lors de cejtte mauvaise passe, d'une véritable aide thérapeutique en raison de sa contenance substantielle en morphine et donc des propriétés antalgiques dont il bénéficie. C'est malheureusement trop fréquemment à la suite de ce type d'usage, à caractère médicinal donc, qu'une addiction définitive s'impose aux organismes. Ces fumeurs-là sont alors immédiatement reconnaissables, de par leurs morphologies desséchées, leurs physionomies cachectiques, leurs teints cireux oscillant entre le gris et le verdâtre, enfin leurs allures toujours abominablement négligées, cheveux en bataille et vêtements en charpie.

Dans chacun des hameaux traversés depuis avoir laissé derrière moi les berges de la rivière Nam Ou, j'ai pu observer quelques ruches, en fait de simples fûts de bois évidés et aux extrémités obstruées. Ces ruches rudimentaires, que l'on positionne directement accolées aux parois arrière des huttes ou des greniers à riz, ne sont toutefois pas destinées à élever des abeilles, mais des frelons, dont les villageois se montrent friands des grasses larves et chrysalides que ceux-ci génèrent. Ces belles et volumineuses larves blanches sont consommées crues par certains individus, sinon rapidement cuites ou grillées, alors grossièrement enveloppées dans un fragment de feuille fraîche de bananier que l'on dépose durant quelques secondes seulement sur les braises rougeoyantes d'un foyer. C'est le même mode de cuisson qui est employé pour préparer d'autres larves, sauvages celles-là, notamment celles dites de bambou - ou vers de bambou - d'une taille plus modeste et que l'on déniche à l'intérieur des tiges que produit la graminée géante.

Concernant l'opportunité d'observer des costumes traditionnels Hmong, je suis ici sensiblement déçu. Certes les femmes, les jeunes filles et certains enfants les arborent encore au quotidien, mais quasiment tous les hommes les ont désormais abandonnés. Ne subsistent en effet chez eux que quelques accessoires - les sacs d'épaule par exemple - ainsi que le court et très ample pantalon si emblématique de cette ethnie, quelques torques d'argent également. On pouvait pourtant en espérer plus de territoires si foncièrement isolés, et c'est finalement dans des fiefs Hmong nettement plus accessibles que j'ai pu constater la meilleure préservation de cette tradition vestimentaire, notamment dans la province de Xieng Khouang située plus au sud, une région à laquelle j'avais consacré plusieurs semaines les années précédentes.

Deuxième tentative, ce matin, de quitter le hameau de Ban Xiang, après mon échec de la veille. Je ne prends cependant cette fois pas la route seul puisque quatre hommes et un enfant vont m'accompagner jusqu'au fameux torrent. Le gamin ne doit pas être âgé de plus de six ou sept années, et c'est avec fierté qu'il ouvre la marche. Bien qu'allant pieds nus, il progresse à vive allure. Prenant de mon côté les quelques habituelles précautions pour ne pas chuter sur certaines pentes glissantes, je peine alors presque à suivre la cadence dans ces endroits. Il est pourtant important, comme ce fut déjà le cas la veille, de ne pas s'attarder en chemin car les sangsues se présentent à nouveau en nombre. Je suis de plus cette fois, en fermant ainsi la marche, défavorisé face à leur agressivité puisque, à l'instant de mon passage, elles ont eu largement le temps de s'éveiller et de se mettre en position d'attaque, prévenues par l'approche de mes prédécesseurs. Environ à mi-chemin, nous nous autorisons une halte près de quelques-uns de ces bosquets de bambou géants que l'on rencontre fréquemment dans cette région du monde, de volumineuses tiges - il vaudrait peut-être mieux parler de troncs - qui atteignent régulièrement des hauteurs spectaculaires et qui se déploient en immenses panaches au-dessus de nos têtes. Les hommes entreprennent immédiatement d'entamer à la machette certaines de ces tiges, non pas de les sectionner, mais simplement d'opérer une ouverture à la base de certains de leurs tronçons internodaux, à la recherche des fameux vers de bambous - en fait les chenilles d'une variété de papillons nocturnes - que je mentionnais déjà un peu plus haut. Nous en dénichons rapidement l'équivalent d'une ou deux petites poignées, des larves blanches, grouillantes, d'une longueur de trois à quatre centimètres que l'on stocke dans de fins tubes de bambou promptement débités sur place, et dont on obstrue les ouvertures à l'aide de morceaux de feuilles végétales froissées. Il s'agit là d'un mets de choix, d'ailleurs très prisé dans l'ensemble du pays.

Environ deux heures trente après avoir quitté le village, nous parvenons sur les berges du torrent. Les hommes profitent de cette sortie pour s'adonner à une partie de pêche. À cette fin, ils ont apporté un filet épervier - c'est-à-dire un large filet circulaire lesté de plombs en périphérie - ainsi que deux arbalètes à tendeur et un antique masque de plongée dix fois rafistolé, et obtenu je ne sais où. D'après quelques explications de mes compagnons, que je ne déchiffre certes pas en totalité, je comprends que le torrent marque comme une délimitation géographique naturelle de leur territoire, et qu'ils semblent alors rarement s'aventurer au delà. Il est encore tôt dans la journée, aussi je ne me presse pas à me remettre aussitôt en chemin - que je parcourrai seul à partir d'ici - mais prends part activement à cette amusante partie de pêche. Le masque de plongée est utilisé pour scruter les fonds avant, parfois, de tenter un tir d'arbalète, tandis que le filet épervier est, à fréquence régulière, savamment et élégamment lancé au-dessus du cours d'eau, se déployant alors de toute son envergure dans les airs, avant de s'étaler à sa surface puis d'immédiatement s'immerger. Il suffit ensuite de le ramener doucement à soi à l'aide d'une ficelle restée attachée en son centre. Il se referme alors simultanément et progressivement, emprisonnant par la même occasion d'éventuelles proies qui n'auraient pas eu le temps de s'échapper avant qu'il ne s'abatte au-dessus de leurs têtes. Enfin, troisième procédé de pêche, auquel je m'attelle également - avec d'abord un peu d'appréhension mais surtout sans résultat probant en ce qui me concerne - nous fouillons les berges à mains nues, à tâtons, de manière à débusquer les poissons qui s'y sont réfugiés. C'est finalement cette technique qui remporte le plus de succès auprès de mes acolytes. Nous remontons ainsi le cours du torrent de place en place, nous retrouvant tantôt avec de l'eau pas plus haut que le niveau des genoux, tantôt à l'abdomen voire à la poitrine. Je me résous en fin de compte - mais à regret - à abandonner mes compagnons puis poursuis seul, après qu'ils m'aient communiqué quelques consignes sur la direction à suivre.

Plus tard, au plus profond d'un vallon, je longe quelques pittoresques petites rizières aménagées en terrasse, en fait de minuscules surfaces parfois pas plus étendues que quelques dizaines de mètres carrés pour les plus étroites, et qui se dévoilent, l'une après l'autre, séparées par de denses taillis et des bosquets de bambou géant. À une si faible altitude et à proximité d'un cours d'eau de l'importance de celui qui coule là, je devine que ces cultures ne peuvent appartenir ni aux Hmong, ni aux Akha. De chaque côté, où que l'on porte le regard, les pentes qui me surplombent débordent littéralement d'une végétation dense et luxuriante, formant des parois vertes presque intimidantes. Je ne regagne plus les hauteurs de toute l'après-midi. La configuration du terrain et les incessantes circonvolutions de la belle rivière, dont je ne m'éloigne désormais plus, obligent à régulièrement traverser puis retraverser son cours, toujours à gué, qui s'avère relativement calme, dont la largeur n'excède jamais une quinzaine de mètres et au milieu duquel le niveau de l'eau, en cette saison, atteint rarement celui de ma ceinture. Je passe deux villages de l'ethnie Khamu et un village Taï Dam, dans lesquels je ne m'autorise que de brèves haltes, puis à nouveau un hameau Khamu, où je décide finalement de faire étape pour la nuit. Ban Sakhan - c'est le nom de ce village - bénéficie d'un cadre privilégié et quelque peu enchanteur, implanté qu'il est à la confluence de la rivière qui m'a guidé cet après-midi et d'une autre plus importante qu'elle rejoint ici, la Nam Poumi. J'apprends que cette dernière est navigable en aval et jusqu'ici - deux ou trois pirogues sont d'ailleurs accostées aux berges - et il semble possible d'atteindre de la sorte le cours de la grande rivière Nam Ou, celle que j'ai abandonnée il y a trois jours. Les hommes me préviennent néanmoins qu'en cette saison, et peut-être aussi plus spécifiquement cette année, ce trajet s'avère sensiblement problématique à parcourir en raison d'un trop faible niveau d'eau dans certains secteurs, obligeant alors à descendre puis à tirer ou pousser les embarcations afin de ne pas risquer d’endommager les hélices et les moteurs. Cela ne m'inquiète pas outre mesure puisqu'il ne s'agissait pas là de mon projet, d'autant moins que j'apprends également qu'il me serait possible de regagner les hauteurs pour rejoindre plusieurs villages Akha. Voilà un programme qui me plaît beaucoup mieux.

Ban Sakhan, ultime hameau accessible par voie d'eau, compose de la sorte comme une porte d'entrée de l'arrière-pays. Il est aussi, grâce aux facilités qu'offre la rivière, assez aisément approvisionnable en denrées et marchandises élémentaires, qui n'ont alors pas à être laborieusement transportées à dos d'homme - de cheval parfois - sur les sentiers escarpés, comme c'est si souvent le cas dans maints autres lieux reculés de la région. Deux familles ont ainsi créé leur petit et très modeste commerce, en fait deux minuscules et étriqués cabanons de bois d'une surface n'excédant pas cinq ou six mètres carrés chacun. Dans ceux-ci s'entasse pêle-mêle tout un bric-à-brac au milieu duquel on distingue quelques-uns des articles habituels et incontournables dans ce genre d'endroits. Il y a là des cigarettes, des piles, des briquets, des bobines de fil de nylon à tresser les filets de pêche, des hélices de pirogue, de l'huile à lampe, des sachets de soufre - qui entre dans la composition de la poudre à fusil - des bougies, des paquets de glutamate de sodium, des crayons, des nouilles déshydratées, quelques bonbons, etc. Il faut préciser que tous ces produits sont plus destinés aux habitants des environs que ceux de la place, qui s'épargnent ainsi un trop long et coûteux trajet jusqu'aux villages, certes mieux achalandés, des berges de la rivière Nam Ou. Ban Sakhan affiche alors de la sorte un air embryonnaire de comptoir de bout du monde. Je n'ai en revanche aperçu aucune marchandise du type vêtements ou ustensiles de cuisine, gamelles en aluminium ou objets en plastique par exemple. Ils feront toutefois leur apparition ici de temps en temps, sur le dos ou les épaules de colporteurs itinérants, plus fréquemment vietnamiens dans ces parages, chinois ailleurs, tous "spécialisés" dans ces objets et qui sillonnent périodiquement à pied ces contrées, définitivement situées à l'écart des voies de circulation.

Une famille Khamu m'accueille en m'offrant, pour commencer et comme c'est très souvent le cas au sein des maisonnées dans lesquelles je réalise une simple pause en journée ou une étape pour la nuit, quelques portions de cette espèce de melon-pastèque, à la chair blanche, à peine jaunâtre, sans goût, même pas sucrée, mais abondamment juteuse et qui s'apprécie néanmoins après quelques heures de marche sous la chaleur. Le premier de mes objets qui interpelle chaque jour systématiquement mes hôtes est mon parapluie géant, que je transporte en permanence, bien en évidence, sanglé verticalement sur le flanc de mon sac à dos. Quotidiennement donc, et parfois à plusieurs reprises dans une même journée, je ne peux échapper à une rapide démonstration de son ouverture, que je m'attelle à effectuer moi-même si je ne veux pas le voir passer interminablement de main en main, incessamment manipulé, auquel cas je ne doute pas qu'il tomberait prématurément en morceaux. Puis nous buvons du lao-lao, un cru excessivement fort et qui affiche ici une belle coloration légèrement verdâtre, ayant sans aucun doute été aromatisé avec une herbe quelconque. Tous, moi inclus, nous ne pouvons retenir d'exprimer une grimace de mortification après chaque lampée absorbée, que nous nous empressons d'oublier en picorant une bouchée dans le premier plat disposé à portée de main.

2 octobre - Ban Lahang

L'opiomanie (2)

Les Khamu résidant systématiquement à des altitudes inférieures à 1500 mètres, et ces populations aimant par ailleurs implanter leurs villages aux abords de rivières présentant un débit conséquent, l'eau est toujours largement abondante à proximité immédiate des habitats. La confluence formée par la Nam Poumi et un torrent offre ici de vastes bassins d'eau calme dans lesquels il fait bon se baigner. Est-il alors utile de préciser que le poisson entre inéluctablement aux menus de chacun des trois repas quotidiens ? Séchés, bouillis ou frits, ils accompagnent ainsi les pousses de bambou et le riz, pour composer ces menus quasiment universels, sans cesse répétés à l'identique, jour après jour, et même plusieurs fois chaque jour, dans chaque maisonnée. Ce poisson n'est cependant peut-être pas aussi abondant que souhaité puisqu'il faut parfois se satisfaire de seulement deux ou trois spécimens d'entre eux - qui plus est aux tailles bien modestes - lors d'un repas, et que l'ensemble des membres de la famille doit alors se partager. En conséquence, on se contente d'en picorer presque des miettes pour nous rabattre avidement sur de généreuses parts de riz gluant. De celui-ci on se sert, poignée après poignée, dans les paniers communs, avant d'en rapidement modeler des boulettes que l'on malaxe, puis trempe dans le piment salé.

Les Khamu sont établis dans l'ensemble du Nord-Laos, parfois au cœur de cadres moins enchanteurs que celui-ci, lorsque leurs hameaux sont par exemple implantés sur des plateaux plus ou moins secs et arides, ou encore le long de pistes ou de routes. J'ai par le passé assez fréquemment côtoyé les Khamu, là aussi dans la province de Xieng Khouang que je mentionnais plus haut au sujet des Hmong, et je peux affirmer que ce village de Ban Sakhan est représentatif de ceux restés relativement traditionnels, car maintenus encore sensiblement isolés, à l'écart, et alors configurés de cette manière si caractéristique, au fond d'un vallon encaissé. Les habitats Khamu sont toujours construits sur pilotis, du moins ceux des familles qui n'ont pas transmigré vers des bourgs de plaine ou autres secteurs plus accessibles et qui, de par le processus d'acculturation qui s'ensuit, adoptent irrémédiablement peu à peu les usages et les techniques de leurs nouveaux voisins. Au contraire des villages des "vrais" montagnards, ceux des Akha et des Hmong par exemple, l'air circule inévitablement assez peu dans ces endroits enclavés et cernés par une généreuse végétation, obligeant même à devoir supporter des chaleurs étouffantes en certaines périodes de l'année. De plus, du fait de la proximité et de l'abondance d'eau, les moustiques s'y montrent généralement présents en grand nombre. Aussi, malgré les environnements pourtant esthétiques dont on y profite souvent, je n'ai jamais énormément apprécié résider aux côtés de l'ethnie Khamu, un groupe par ailleurs un peu mieux intégré à la société lao que d'autres, une intégration parfois accomplie, précisons-le, à marche plus ou moins forcée par les autorités, accélérant par là même un processus de déculturation inévitable. Très anciennement implantés dans le pays - avant les Lao eux-mêmes, mais qui les ont ensuite repoussés, au fur et à mesure de leur arrivée et de leur progression, vers les vallées secondaires bien moins attrayantes - les Khamu pratiquent une langue qui appartient au groupe linguistique dit des Austroasiatiques, les distinguant définitivement de leurs voisins géographiques des hauteurs, par exemple les Akha ou les (groupe linguistique des Sino-Tibétains), ou encore des Hmong et des Yao (groupe des Miao-Yaos). Enfin, les Khamu arborent une couleur de peau nettement plus sombre et brune que celle des groupes précédemment mentionnés.

Ce matin, alors que je m'apprêtais à prendre congé de ma famille d'accueil et à quitter le village, j'eus la surprise de découvrir, déposé sur mon sac, un monceau de riz cuit soigneusement empaqueté dans un fragment de feuille de bananier, et qui renfermait en outre également deux minuscules poissons séchés ainsi qu'une petite poignée du mélange de piment et de sel. Cela devait bien représenter au total près d'un kilo et demi de riz gluant. Ce n'est pas la première fois que l'on me remet comme ici de la nourriture dûment emballée en prévision de mes pérégrinations de la journée à venir. Il est même parfois arrivé que je n'y trouve que du riz, sans aucun accompagnement si ce n'est le piment, me laissant supposer que mes hôtes escomptaient à ces occasions que je déniche moi-même, en chemin, dans la forêt et à leur manière, un complément nutritif naturel quelconque, pousses de bambou, champignons, que sais-je encore.

Sur les quelques indications délivrées par mes hôtes Khamu, je regagne les hauteurs puis longe des crêtes, replongeant à deux ou trois reprises dans des vallons avant de devoir presque immédiatement grimper de nouveau. Je me dirige désormais résolument vers le sud, et devrais traverser des villages Akha, dont j'ignore toutefois pour l'heure l'identité du sous-groupe. Je n'ai plus rencontré de Akha depuis plus de quatre jours, et je me réjouis par avance de ces "retrouvailles".

Cinq heures de marche m'auront été nécessaires pour rejoindre le premier village annoncé. Évoluant la plupart du temps sur un sentier de crête bien sec, à l'abri de l'humidité qui règne habituellement dans les fonds de vallons, le parcours fut donc cette fois presque totalement exempt de sangsues. Ce chemin s'est en revanche dédoublé à plusieurs reprises, mais je n'ai jamais rencontré de difficulté à opérer les choix adéquats concernant les directions à prendre, m'étant trompé une unique fois et ayant en outre réalisé mon erreur au bout de quinze minutes seulement. Je n'ai à nouveau pas quitté le couvert de la forêt un seul instant mais je pus cependant, depuis certaines hauteurs, profiter de quelques panoramas exceptionnels sur de vastes étendues de la région, sur cet océan de verdure qui nappe ici la totalité des reliefs. En dehors de deux hameaux à peine distingués au loin, dans des horizons emplis de brume de chaleur, je n'ai aperçu aucun indice supplémentaire de présence humaine de tout le parcours, si ce n'est quelques minuscules taches brunes ou de diverses autres nuances que composent les rays - les petites parcelles cultivées - qui se détachent comme des confettis sur ce vert forestier uniforme. Je n'ai pas non plus pu profiter de la moindre rencontre humaine en chemin. Ainsi, cette fois encore, comme souvent, ce n'est que parvenu à une distance d'environ cent ou deux-cents mètres de l'entrée du hameau que j'ai surpris les premiers villageois. Si, comme ce fut le cas aujourd'hui, ces personnes sont des enfants ou des jeunes filles, ils détalent alors immédiatement dès qu'ils me repèrent, littéralement terrorisés, en direction des fourrés adjacents ou du village. Lorsqu'ils ont atteint les buissons et qu'ils s'y maintiennent immobiles et parfaitement dissimulés, sans aucun doute également anxieux à souhait, je ne perçois généralement plus un seul bruit lorsque je passe à leur niveau. Je me mets alors habituellement à doucement siffler un air quelconque pour bien leur démontrer que je m'éloigne rapidement.

Je fais halte quelques instants dans ce premier village et, après avoir appris que le suivant en est éloigné de moins d'une heure de marche, je reprends la route, décidé à passer la nuit là-bas. Tous deux sont habités par les Akha Loma.

Bien que tout à fait cordial et amical, le contact avec les villageois ne se présente pas aussi chaleureusement que je l'espérais. L'objet de ma visite pose à nouveau question, et on semble vouloir conserver à mon égard ce que j'ai envie de qualifier de "méfiance respectueuse". En outre ma présence effraye considérablement les enfants, d'une manière que j'avais encore rarement observée jusqu'ici. Même à l'intérieur de la hutte ils continuent de me dévisager, à distance, telle une bête curieuse, les regards fixes dirigés sur ma personne durant de longs instants, comme fascinés par le moindre de mes gestes ou chacune de mes paroles. L'homme qui m'accueille sous son toit est père de onze enfants, presque exclusivement des garçons. Opiomane addictif et forcené, il utilise ce que j'appelle une "pipe du pauvre", un simple tube de bambou - muni d'un orifice percé aux deux tiers de sa longueur en guise de cheminée d'aspiration - sur laquelle il dispose des boulettes de drogue d'une grosseur ahurissante, comparable à celle d'une belle noix de muscade, soit l'équivalent d'environ quatre à cinq doses que certains autres fumeurs, plus modérés, façonnent pour leur part. Je le suspecte d'être encore un peu débutant et "autodidacte" en la matière car ses gestes et sa technique me paraissent quelque peu grossiers, moyennement élaborés, presque incertains.

3 octobre - Ban Khaoso

Le ya-baa

Les tuniques traditionnelles des femmes Akha Loma, à l'instar de celles visibles chez l'ensemble des groupes Akha, sont proprement spectaculaires. Pour les élaborer, ces femmes confectionnent elles aussi le même matériel textile de base que leurs "cousines ethniques" - une épaisse étoffe de coton qu'elles teignent à l'indigo sombre - et emploient pareillement une profusion d'éléments décoratifs, d'anciennes pièces de monnaie et des cupules en argent, des colliers de perles et des floches de laine, des patchworks de tissus industriels colorés et d'autres encore. La première caractéristique de ces vêtements, qui les différencie notablement de ceux, par exemple, portés par les femmes Akha Djepiah ou Akha Pouli Noy que nous avons précédemment décrits, réside dans la longueur de la pièce principale, la tunique proprement dite, qui tombe ici plus bas, presque jusqu'aux chevilles. Cette tunique est en outre indissociable d'un étroit tablier de la même longueur, pour sa part orné en périphérie de motifs colorés. Le nombre de pièces de monnaie décoratives employées, cousues çà et là, principalement sur la poitrine et le long des pans de la veste, peut s'avérer parfois remarquablement important - cela dépendant toutefois de l'âge de ces femmes, chacune d'elles cédant petit à petit, au fil des années, ces précieux éléments décoratifs à la génération suivante. Mais ce sont une fois de plus les coiffes qui caractérisent ce groupe de la manière la plus emblématique.

En premier lieu, les cheveux sont presque entièrement dissimulés sous une pièce d'étoffe de coton indigo qui ceint au plus près la tête, formant comme un bonnet étriqué qui enserre et maintient par la même occasion en place une sorte de chignon sommital à l'allure à peu près cylindrique, en tout cas aux proportions bien plus hautes que larges, et qui pointe alors ainsi au-dessus du crâne. Ce "chignon" est décoré de broderies et de cupules d'argent, bien qu'il soit en grande partie - mais pas totalement - dissimulé sous un dernier élément, une longue bande d'étoffe d'une douzaine de centimètres de largeur et pour sa part entièrement recouverte, à vrai dire littéralement surchargée, d'un patchwork de pièces de tissus vivement colorés et d'une profusion de pièces de monnaie en argent. Ce lourd élément, qui domine visuellement le reste et que l'on pourrait par conséquent presque considérer comme la coiffe proprement dite, est enroulé une fois autour du fameux "chignon", qui le retient par la même occasion. Cet enroulement unique est cependant agencé d'une manière sensiblement lâche, qui fait alors retomber cette étroite bande d'étoffe de façon inclinée sur le côté - toujours le côté droit - et jusque sous l'oreille, disposition qui pourrait au premier abord paraître quelque peu indolente, mais en réalité bien évidemment parfaitement réfléchie. Si les jeunes filles non mariées ne confectionnent pour leur part pas ce chignon sommital - tout laissant à penser que les cheveux sont coupés très courts sous les "bonnets", que je ne les vois par ailleurs jamais quitter - elles enroulent cependant elles aussi un bandeau ouvragé de ce type autour de leur tête. Il s'agit là toutefois d'une pièce plus étroite et portée d'une manière moins élaborée, disons plus conventionnelle que celle des adultes, puisque ce bandeau ne retombe ici pas sur le côté mais est arrangé à l'horizontale. Enfin les unes et les autres emploient, pour maintenir et ajuster ce lourd élément décoratif solidaire du chignon ou du "bonnet", une très longue épingle à cheveux en argent, épingle n'étant définitivement pas le mot approprié pour qualifier cet accessoire tant il s'agit là d'un véritable "clou", une massive aiguille à la tige de section carrée et dont la longueur doit bien approcher les vingt centimètres au total. Ultime coquetterie, la tête de cette "épingle" consiste en une pièce de monnaie supplémentaire soudée à cet emplacement, et l'extrémité de ce bijou, d'où pendent par ailleurs deux ou trois floches de laine, est raccordée au reste de la coiffe par l'intermédiaire de plusieurs colliers de fines perles colorées.

Hier, chez mes hôtes Akha, la soirée fut empreinte d'un climat un peu trouble, disons étrange, et en définitive pas particulièrement convivial. Nous avons bu beaucoup de lao-lao, mais au sein d'une atmosphère finalement peu joyeuse, avant que mon hôte, ce père d'une famille nombreuse, ne s'adonne de nouveau à son vice, à ses pipes d'opium, pour le coup à chaque fois outrageusement chargées de doses impressionnantes de produit. Devant mon indifférence face à la drogue - je dois reconnaître que j'en suis presque blasé, depuis le temps en effet que j'observe et constate sa large consommation dans cette région du monde - il a ensuite été question d'autres choses, d'autres substances, de ya-baa, une méthamphétamine, sorte "d'ecstasy du pauvre", et même de ya-maa, l'héroïne dite de "grade 3", un stupéfiant bien moins élaboré et raffiné que la blanche, dite de "grade 4", et lui aussi destiné aux populations les plus indigentes. Ces deux produits, et quelques autres qui en sont dérivés, provoquent d'abominables ravages dans l'ensemble de l'Asie du Sud-Est, et même au delà bien entendu, depuis déjà quelques années. Un des jeunes hommes de la maisonnée me proposa ainsi de l'accompagner dans une hutte voisine pour s'amuser à tout cela. J'aurais souhaité le suivre, ma curiosité l'emportant sur le reste, mais j'ai avant tout craint le regard qu'auraient alors sans aucun doute porté sur moi les autres villageois, et j'ai donc décliné.

Je devrais manifestement dès demain achever cette boucle pédestre de cinq journées consacrées à sillonner cet arrière-pays, en rive gauche de la rivière Nam Ou, et rejoindre alors à nouveau les berges de celles-ci, avant de repartir ensuite et sans tarder vers une autre direction - n'ayant pour l'heure pas encore la moindre idée de laquelle il s'agira. Je devrais ainsi théoriquement pouvoir regagner le village de Ban Likna en à peine cinq heures, semble-t-il. Je me promets de revenir un jour dans cette zone et de "l'explorer" plus en profondeur, tant son potentiel s'annonce séduisant, nombre de villages supplémentaires devant sans aucun doute se présenter avant de toucher à la frontière, ici toute sauvage, avec le Vietnam voisin.

Je fais à nouveau étape dans un village Akha Loma, qu'il ne m'a fallu que quatre heures pour rejoindre, de plus très aisément, la traversée de plusieurs autres hameaux m'ayant régulièrement permis de me renseigner sur les chemins et les directions à suivre. Ce soir, au sein de la famille qui m'accueille, le couple des grands-parents, deux vieillards forts âgés, fume l'opium. Depuis l'instant de mon arrivée, au milieu de l'après-midi et jusqu'à la nuit, je ne les ai pas vus se lever une seule fois des bat-flancs à dormir, sur lesquels ils semblent vissés et d'où ils nous abreuvent continuellement de douces vapeurs opiacées. Ce soir, toujours couchés là, dans les positions caractéristiques des fumeurs, en chien de fusil, de faibles halos lumineux irradient de leurs lampes à huile, qu'ils entourent de gestes à la fois agiles, précautionneux et experts. L'un ou l'autre, de temps en temps, tente d'intervenir dans les conversations à travers de brèves réflexions, mais auxquelles personne ne semble prêter attention.

4 octobre - Ban Likna

La police

Retour au village de Ban Likna, sur les berges de la rivière Nam Ou, où j'ai retrouvé mon "placard à dormir", celui déjà loué une première fois il y a six jours. Rien n'y a changé, même le cadavre d'un cafard géant que j'avais repéré dans un coin n'a pas été déplacé. Hier au soir, trois policiers sont venus me rendre une petite visite, très certainement interpellés par une ou plusieurs personnes suspicieuses de m'apercevoir à nouveau dans les parages, après ma première apparition ici une courte semaine plus tôt. Petites paranoïas latentes et désormais viscérales d'une ruralité sous l'emprise d'un régime communiste ancré dans le pays depuis déjà plus de trente ans, où tout est observé, où beaucoup s'improvisent indics, à tel point qu'il arrive qu'un regard étranger comme le mien peine à opérer une distinction entre certaines milices villageoises informelles et des policiers fonctionnaires. Ce n'est pas la première fois, loin de là, que l'on "m'honore" de ce genre de visite, qui se produit toujours à l'occasion d'un de mes brefs passages dans des petits bourgs de l'arrière-pays. Si au tout début, quelques années plus tôt, ces séances pouvaient passablement m'intimider, autant dire que ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui, à tel point que le rapport de force s'est même désormais parfois diamétralement inversé. Je ne me prive en effet dorénavant plus, lors de certains de ces interrogatoires, de me jouer du trouble que ces confrontations peuvent de temps en temps provoquer chez mes interlocuteurs, si peu habitués à avoir affaire à un falang, se montrant en outre parfois drôlement maladroits avec un emploi de quelques mots d'anglais qu'ils maîtrisent généralement à peine. Aujourd'hui toutefois, ni pénibles ni zélés pour un sou, s'étant rapidement rendus compte de ma totale inoffensivité après un bref échange, ils n'ont même pas exigé de contrôler mon passeport. Au contraire, enthousiastes de la rencontre, ils m'ont proposé de descendre boire de la Beer-Lao près de la rivière, dans une sorte de bouge, un réduit, en vérité un simple cabanon de bois nonchalamment tenu par un couple âgé et qui y sert, au choix, de la bière ou du lao-lao. Je crois pouvoir dire que nous avons largement entamé leur petit stock et j'ai terminé la nuit, totalement éméché, allongé au creux d'une des trois ou quatre pirogues amarrées juste là, tirées sur un vaste banc de sable. Aux aurores, vers 5 heures, un type m'a réveillé, hilare. Ce n'est qu'à ce moment que je me suis rendu compte que les moustiques avaient eux aussi très allègrement festoyé durant la nuit, à mes dépens bien entendu. Je suis alors allé récupérer mon sac près du défunt cafard, puis en quête de riz et d'un peu de poisson fumé, avant de redescendre sur les berges.

Ce n'est finalement que ce matin, après avoir tergiversé quelques instants, que j'ai ébauché la suite de mon parcours. Je vais pour l'instant tâcher de remonter le cours de la rivière Nam Ou, jusqu'au village de Hatsa, et de là, rejoindre par la piste la petite ville de Phongsaly, la capitale de la province du même nom. De Phongsaly, je rallierai Boun Neua, un modeste bourg poussiéreux situé à l'intersection de deux pistes de terre, puis irai me promener le long de celle, ancestrale, qui se dirige vers le nord, jusqu'à atteindre la frontière avec la Chine, à la pointe septentrionale de la province. Deux ans plus tôt, j'avais parcouru à pied l'intégralité de cette piste - qui s'étend sur un peu moins de cent cinquante kilomètres - avec pour principal objectif d'effectuer une reconnaissance passablement rigoureuse des lieux, d'y prendre des repères, dans la perspective de pérégrinations ultérieures, qui s'accompliraient alors cette fois "hors-piste", en tout cas résolument à l'écart de celle-ci. J'abandonne ainsi pour cette fois un autre projet que j'avais également un peu envisagé, et qui consistait à remonter bien plus haut le cours de la rivière Nam Ou, vers son amont donc, jusqu'à atteindre le village de Ban Natchang Tay, que j'ai déjà mentionné précédemment, et qui se situe à l'intérieur des limites de la sauvage et méconnue réserve naturelle de Phou Den Din. Je crains en effet trop sérieusement de ne pouvoir y trouver une pirogue collective qui s'y rendrait, ayant appris, lors d'une précédente visite dans la région, que cela survenait à de très rares occasions, qui de plus ne sont jamais réellement planifiées par avance, cela dépendant uniquement du nombre de passagers qui se présentent le jour même. Une autre solution, pour parvenir à mes fins, consisterait à chartériser à moi seul une embarcation, mais pour un coût alors très dispendieux, cette partie du trajet devant a priori nécessiter à elle seule une entière journée de navigation. Voilà donc un projet supplémentaire que je mets de côté, non sans me promettre qu'il n'est que partie remise.

Mais pour l'heure, afin de pouvoir quitter mon petit village de Ban Likna, je n'ai pas d'autre choix que d'attendre que suffisamment de passagers, eux aussi intéressés par le trajet que je convoite, se présentent sur les berges, où je ronge actuellement mon frein. Une pirogue classique pouvant accueillir jusqu'à une douzaine de personnes, on m'informe que nous partirions sans doute même si nous n'en étions que sept ou huit au total, car le conducteur parierait alors sur la probabilité d'embarquer d'autres voyageurs ou marchandises en chemin. Hier soir, mes compagnons de beuverie m'avaient fait entrevoir la possibilité d'un départ aux alentours de 8 heures, mais maintenant qu'il est presque 10 heures, je demeure le seul candidat, et autant dire qu'à une heure désormais aussi avancée, je ne dois plus me faire trop d'illusions de ce côté, mais espérer plutôt le passage ici d'une embarcation qui proviendrait de l'aval, et dans laquelle il subsisterait au moins une place. Durant cette attente passablement ennuyeuse, j'eus l'occasion à deux reprises de voir brièvement réapparaître mes "amis" policiers, redescendus là à chaque fois aux moments précis où ils perçurent le bruit des moteurs de deux embarcations arrivant de l'amont, et qui s'autorisaient ici de courtes étapes. Après de rapides et très superficiels simulacres "d'inspections" des chargements de chacune d'entre elles, ils se sont à peine dissimulés pour recueillir, plus ou moins discrètement donc, une "taxe" de la part des bateliers, à chaque fois quelques billets froissés hâtivement empochés, et qui passeront peut-être pas beaucoup plus tard dans de nouvelles mains, par exemple celles du vieux couple tenancier de la gargote qui nous surplombe.

Je suis finalement parvenu au bourg de Hatsa, certes après un départ bien tardif, cependant au terme d'un trajet exceptionnellement rapide, et c'est le moins que l'on puisse dire. À 11 heures, aucune embarcation faisant route vers le nord n'était encore apparue en aval de Ban Likna, au détour du premier coude de la rivière que l'on apercevait au loin. Mais peu après, alors que je commençais à sérieusement désespérer, un vrombissement sourd parvenait à mes oreilles, s'amplifiant très rapidement. J'ai immédiatement reconnu le bruit caractéristique - et assourdissant - non pas du moteur des pirogues conventionnelles mais de celui de ces petites embarcations que les Lao eux-mêmes nomment tout simplement "speed-boat", et qui, comme leur appellation l'indique, consistent en de véritables bolides flottants. D'abord apparus en Thaïlande voisine, puis depuis quelques années à peine au Laos, il s'agit de frêles barcasses, ne pouvant chacune pas accueillir plus de huit passagers environ au total, mais équipées de moteurs tout bonnement surpuissants. Les vitesses qu'elles peuvent atteindre sont tellement impressionnantes qu'un casque - une de ces coques en plastique bien dérisoire, parfois utilisées dans le pays par les conducteurs de scooters, et qui doivent protéger de bien peu de chose en cas d'accident et de choc un peu rude - est remis à chaque passager. Pour rendre ces embarcations suffisamment maniables et réactives, au regard des très grandes vitesses auxquelles on les pousse, leur hélice est déportée à l'extrémité d'un long axe d'acier d'environ deux mètres, que l'on peut orienter à loisir.

Au delà du fait qu'ils matérialisent à mes yeux l'antithèse de la flânerie et de la découverte, et qu'ils n'autorisent donc pas la moindre contemplation en chemin, je m'étais jusqu'à ce jour toujours interdit d'emprunter ces détestables engins, notamment parce que je suis nettement conscient du danger qu'ils représentent - les accidents ne se font d'ailleurs pas rares - qui plus est sur une rivière aussi sauvage, impétueuse et turbulente que la Nam Ou, au cours en outre singulièrement encombré de rochers et parsemé de zones de rapides. Le trajet ne présenta effectivement pas un moment particulièrement agréable, la vitesse inconsidérée et le stress qu'elle engendre, même s'il finit par s'émousser au fil des minutes, ne permettant absolument pas d'observer à loisir l'environnement et les paysages. Cela file à très vive allure, ça glisse sur l'eau, ça bondit sur les rapides, ça tangue, ça frôle les rochers émergents, et ça casse les oreilles. Pour tout dire, dès les premiers instants, j'avais même failli demander à faire demi-tour, à me faire redéposer à Ban Likna, quitte à devoir attendre jusqu'au lendemain de pouvoir en repartir, mais l'impatience de pouvoir reprendre au plus tôt mes promenades l'a finalement emportée sur ma crainte. En fait, c'est même dès la veille que j'aurais pu quitter Ban Likna puisqu'un premier speed-boat était alors déjà passé par là en toute fin d'après-midi. Un homme, averti de mes intentions - comme l'était sans doute presque tout le village à cette heure-là - était accouru pour me chercher, mais j'avais décliné dès que j'avais aperçu la nature de l'abominable embarcation.

Parvenu tant bien que mal au petit bourg de Hatsa par la rivière, il m'a à nouveau fallu patienter, pour la même raison que précédemment, c'est-à-dire qu'un nombre suffisant de passagers se présentent pour pouvoir remplir cette fois le minibus qui, dans ces conditions seulement, allait décider le chauffeur à entreprendre le trajet jusqu'à Phongsaly-ville. Durant une partie des trois nouvelles heures d'attente qui furent nécessaires pour en arriver là, ce sont à nouveau des policiers que j'ai un peu côtoyés, dans la seule gargote du lieu, éphémère cabanon de bambou accroché à la pente de la berge. Ils étaient dans un état d'ébriété déjà légèrement avancé quand je les ai rejoints. Peu auparavant, alors que nous venions tout juste d'accoster, ils avaient entrepris d'inspecter le contenu de deux ou trois sacs de marchandises qu'une femme, passagère à mes côtés, avait transporté jusqu'ici. Je n'ai pas pu me rendre compte par moi-même de l'objet du délit, mais il devait être d'un certain intérêt car, revenus sous cette tonnelle de bambou, les condés avaient finalement déployé un cahier d'écolier, pour y retranscrire ce qui semblait correspondre aux chefs d'accusation. Les palabres ont considérablement duré, avec même quelques haussements de voix - ce qui est rare dans cette région du monde, où il ne faut en aucun cas perdre la face, ni surtout la faire perdre à autrui. Une paire de menottes fut même momentanément exhibée, en signe tangible de menace. Pour finir, les sacs furent confisqués et une belle liasse de peut-être deux centaines de billets changea de mains, comptée et recomptée à pas moins de trois reprises par les fonctionnaires. Je ne suis pas parvenu à aller observer le contenu des sacs, ceux-ci ayant été refermés avant d'être emmenés dans la cahute, et ne peux donc que présumer de ce qu'ils cachaient. Je parierais néanmoins pour des gibiers sauvages protégés, pour la simple et bonne raison que, depuis le temps que je parcours les routes du Nord-Laos c'est, à la suite de quelques contrôles des véhicules, l'infraction que j'ai pu observer le plus souvent.

5 octobre - Phongsaly

Le commerce

Près de deux heures auront été nécessaires pour couvrir en minibus les vingt-et-un kilomètres qui séparent le bourg de Hatsa de Phongsaly. Au début, on se dit « Tiens, c'est étonnant, seulement les places assises sont occupées, et nous partons tout de même ? ». Mais, très rapidement, nous nous retrouvons littéralement submergés par nombre de passagers supplémentaires glanés, çà et là, au fil des premiers kilomètres parcourus. Par chance - mais aussi par expérience des transports dans le pays - je fus un des premiers montés et installés dans le véhicule, et ai donc pu m'accaparer une bonne place assise, à l'avant, là où les cahots de la route se font un peu moins ressentir qu'ailleurs. Cette piste est la seule de la région dont un tronçon - celui menant d'ici à Phongsaly puis qui se prolonge jusqu'au bourg suivant, celui de Boun Neua, une portion cumulant une distance de soixante kilomètres environ - fut un jour asphalté. C'est là un bitumage cependant certainement très peu qualitatif puisque la chaussée, à l'image de celles en nombre d'autres endroits du pays, se ravine un peu plus lors de chaque nouvelle saison des pluies, la constellant désormais d'innombrables nids-de-poule qui rendent les trajets presque aussi pénibles que ceux accomplis sur les pistes de terre, les nuages de poussière toutefois en moins. Nous opérons de fréquentes haltes, embarquant à chaque occasion toujours plus de passagers, qui dorénavant s'entassent comme ils peuvent, debout dans la travée centrale. Des femmes vomissent et je dois pour ma part m'accommoder d'un seau débordant de poissons que l'on m'a calé entre les genoux. La vallée est verdoyante et le paysage magnifique, d'autant plus qu'il s'est remis à légèrement pleuvoir et que, entre deux ondées, de belles lumières le baignent.

Une jeune fille embarque, chargée de deux sacs de produits qu'elle s'en va très probablement vendre au marché de Phongsaly. Une passagère, typée rombière, se prend d'ouvrir et d’ausculter le contenu d'un des sacs, en extrait un légume, puis c'est la ruée. Des hommes, quelques femmes - celles qui ne vomissent pas - se mettent à se les arracher, littéralement. Il s'agit d'une espèce d'oignon blanc longiforme, je ne sais trop, n'en ayant encore jamais aperçu de cette sorte, lié par petites bottes de cinq ou six pièces. Le succès est entier. Il est vrai qu'ils sont beaux ces légumes, mais tout de même, quelle hystérie. Dans la mêlée, des bottes sont défaites, d'autres tombent au sol. On se demande comment la jeune maraîchère va ensuite pouvoir régler ses comptes, dans cette cohue tout autant exaltée que compressée, dans ce minibus bondé et en marche. En très peu de temps tout est achevé, les deux sacs se retrouvent littéralement vidés de leurs contenus, et la situation s'apaise enfin. Quelques billets crasseux circulent, pour l'équivalent d'environ huit centimes d'euro la belle botte d'oignons.

Avec toutes ces histoires, et l'accumulation de retards qui en découlent, je finis par craindre de n'atteindre Phongsaly qu'après l'heure de fermeture de la banque, horaire qui de plus est peut-être avancé en ce vendredi, puisqu'il s'agit du dernier jour ouvré de la semaine. Il faut pourtant en effet obligatoirement que je parvienne à y changer quelques devises, même s'il me reste en théorie encore largement assez de kips lao pour suffire à la poursuite de mes pérégrinations dans les montagnes. Mais, étant à peu près certain de ne plus avoir accès à une seule banque durant les vingt prochaines journées, je préfère rester prudent et m'assurer de disposer du nécessaire en cas de "coup dur", si par exemple j'en arrivais à être contraint de devoir affréter à moi seul un transport quelconque. Mais, pour comble de malchance, à peine sommes-nous parvenus à destination que j'apprends que c'est « boun » aujourd'hui, c'est-à-dire un jour férié, et donc chômé pour les administrations. Faute de banque, il ne me reste plus qu'à aller trouver les antipathiques quincailliers chinois, potentiels changeurs "au black" de devises, et surtout rudes négociateurs, mais dont par le passé et à deux ou trois reprises, je fus bien aise de profiter des services, pour la même raison qui se présente malencontreusement à moi aujourd'hui. Deux ou trois d'entre eux sont disposés à me changer mes quelques dizaines de dollars américains, mais via une transaction chargée d'une honteuse commission de pas moins de dix pour cent. Quels profiteurs ! Quant à mes devises en euros, ils n'en veulent en aucun cas, les regardant même avec un certain dédain. Je fais finalement affaire avec un jeune homme, mais ne parviens pas à faire chuter sa commission de moins de six pour cent.

Dès aujourd'hui, après cette rapide opération de change monétaire puis quelques tout aussi hâtives emplettes sur le marché - et avant qu'il ne fasse nuit - je suis allé me promener au nord du bourg, pour tâcher de dénicher un départ de sentier qui me permettrait peut-être, dès demain matin, de repartir d'ici directement à pied. Mais rien, le néant, ce que m'ont d'ailleurs à mon retour confirmé quelques quidams que j’ai interrogés à ce sujet. À vrai dire je m'en doutais un peu, et n'en fus pas surpris outre mesure, les rares ébauches de cartographie de la région que j'ai pu auparavant consulter m'ayant déjà laissé présager que les sentiers se situaient vraisemblablement plus loin vers l'ouest, qu'ils s'amorçaient quelque part sur la route menant à Boun Neua, ne sachant cependant pas précisément dans quels secteurs. Je vais alors, demain matin, grimper dans le premier transport qui partira dans cette direction, puis tenterai de me faire "parachuter" à mi-parcours, dans un endroit qui, à vue d’œil me semblera prometteur.

Je me retrouve ce soir unique touriste présent à Phongsaly. Il arrive pourtant de temps en temps que quelques voyageurs prennent le temps - et la peine - de parvenir jusqu'ici, pour ensuite cependant, pour presque la totalité d'entre eux, se contenter de rejoindre Hatsa, puis de redescendre illico vers le sud via la belle rivière Nam Ou, ce parcours fluvial qui compose étonnamment, pour la majeure partie d'entre eux, l'unique prétexte du long et pénible déplacement pourtant requis pour atteindre cette fabuleuse région. Mais aujourd'hui, aucun de mes congénères ne se montre dans les parages, je suis même allé le vérifier dans la seconde pension du lieu. Je le regrette, car j'aurais apprécié discuter un peu, normalement, c'est-à-dire ne pas avoir à me contenter une fois de plus des trop superficielles conversations que je suis malheureusement seulement capable d'entretenir avec les Lao. Il n'y a de plus absolument rien d'intéressant à faire ou à visiter à Phongsaly-ville pour un touriste, les quelques ruelles - même pas pittoresques - étant parcourues à pied en pas plus de dix ou quinze minutes. Pour ne rien arranger, il se met finalement à pleuvoir des trombes d'eau. Demain, les sentiers seront donc inéluctablement redevenus boueux et glissants.

6 octobre - Ban Mohan Taï

La nature

Bienvenue chez les Yao, parmi lesquels je suis accueilli ce soir. Il s'agit du premier village Yao que je visite durant ce périple, et pour cause, alors que certains groupes ethniques sont disséminés dans presque toute la région, le territoire Yao se restreint à un périmètre bien précis - et par ailleurs presque exclusif - localisé à l'ouest de la piste qui traverse en totalité la pointe nord de la province de Phongsaly. Ce territoire, se trouvant comme engoncé dans cette sorte d'étroit corridor, entravé entre la piste et le sud profond de la province chinoise du Yunnan voisin, la région dite du Xishuangbanna, forme ainsi une longue bande géographique d'environ quatre-vingts kilomètres de longueur, pour un peu plus de vingt dans sa plus grande largeur. Ce matin je me suis rendu en bus jusqu'au bourg de Boun Neua, là où la route asphaltée s'interrompt brutalement, pour laisser place à une antique piste de terre. Je n'ai en effet finalement pas été inspiré par un quelconque secteur où j'aurais pu descendre à mi-chemin, conformément à mon projet initial de la veille, afin de reprendre mes promenades pédestres en direction du nord. Effectivement, malgré une observation scrupuleuse des lieux, je n'ai pu repérer de tout le parcours le moindre départ de sentier suffisamment prometteur. De plus, attentivement scrutées depuis le bus, les premières vallées, profondes, encaissées et intimidantes, me semblaient hasardeuses à franchir. Bref, je ne l'ai pas "senti".

Au départ de Boun Neua, petit bourg chétif et poussiéreux posé au croisement des deux seules pistes qui sillonnent la contrée, si l'on est décidé à affronter celle qui se dirige vers le nord, il faut emprunter un songteaw, une camionnette tout-terrain dont le bac arrière a été équipé de deux bancs latéraux, puis abrité par une petite toiture de tôle soudée sur une solide armature de tubes d'acier. Véhicule ainsi ouvert à tous les vents - des ridelles en bâche de nylon sont déployées uniquement lorsqu'il pleut abondamment - on y suffoque à maintes reprises dans des nuages de poussière, continuellement soulevés sous l'effet de notre passage, et qui nous rattrapent dès les moindres décélérations, sans cesse inéluctables si l'on veut éviter les ornières et les ravinements, si l'on souhaite également s'épargner des chocs trop violents lors de chaque confrontation annoncée avec un nid-de-poule. Il ne faut par ailleurs surtout pas manquer le départ matinal de ce transport si l'on désire s'engager sur cette route de l'extrême nord, puisque c'est le seul qui réalise le parcours dans la journée, un trajet cependant peu sollicité par les villageois et qui est disponible dans l'autre sens le lendemain.

Nous avons fait face à un contrôle policier dès peu après notre départ, à la sortie immédiate du bourg, sur un simili check-point matérialisé par un simple fil de raphia synthétique rose tendu au travers de la piste et arborant, attaché au milieu de sa longueur, un sac en plastique destiné à bien le visualiser. Les condés ont contrôlé la totalité des passagers, moi inclus, ce qui est rare car les falangs sont la plupart du temps négligés lors de ce type d'inspection. Parmi les autres voyageurs, trois d'entre eux, des montagnards, ne se trouvaient semble-t-il pas tout à fait en règle puisque les fonctionnaires sont parvenus, après quelques discussions, à soutirer trois-milliers kips à chacun d'eux.

Je décide de faire halte à Ban Sone Taï, un village de l'ethnie Taï Lue dûment repéré il y a deux ans, lors d'une première reconnaissance que je fis des lieux. De là, un large sentier s'éloigne vers les confins ouest de la province, en direction, paraît-il, de nombreux villages Akha et . Ces territoires de l'ouest composèrent initialement un des principaux objectifs de ce séjour, mais j'apprends ici qu'en continuant de remonter la piste sur quelques kilomètres, jusqu'à dépasser de peu le prochain hameau, celui de Ban Souchane, un autre chemin s'éloigne dans la direction opposée, vers les limites nord-est de la région, où se trouverait tout un groupe de villages Yao. C'est finalement dans cette direction que j'ai ce matin décidé de m'en aller. Deux ans auparavant j'avais pour la première fois côtoyé quelques Yao, mais dans des villages parmi les moins isolés, et ce groupe en particulier, les Yao Khao, que l'on ne rencontre dans aucune autre région du pays - sachant qu'au Laos résident aussi les Yao Mien dans la province de Luang Nam Tha, et les Yao Pom May dans celle de Huaphan - n'a depuis lors cessé à la fois de m'intriguer et de me fasciner.

De Ban Sone Taï je poursuis donc la remontée, dorénavant à nouveau à pied, du cours de la piste, qui elle-même longe une rivière dénommée Ngeun Li. Parvenu au hameau de Ban Souchane, je glane quelques renseignements complémentaires, visant notamment à me permettre de localiser de manière sûre le départ du sentier convoité. Celui-ci se trouverait à seulement quelques centaines de mètres après la sortie du village. Je ne le repère cependant pas, et suis donc contraint de revenir sur mes pas pour tâcher de persuader un paysan de m'accompagner sur cette courte distance, afin qu'il me le montre de visu. Il vient alors me désigner un étroit passage, presque enfoui dans les hautes herbes et s'inclinant en ligne droite vers la rivière Ngeun Li, cours d'eau qu'il me faut commencer par traverser, à gué, le niveau de l'eau m'atteignant ici presque à la taille. J'en profite pour me faire à nouveau confirmer par cet homme l'existence de villages Yao dans cette direction, tant cette voie d'accès, sans aucun doute très peu souvent empruntée, ne le laisse en rien présager. Il me faut ensuite longer et retraverser à de nombreuses reprises un petit affluent de la rivière Ngeun Li puis, plus loin, bien que demeurant toujours aussi étroit, le chemin se présente néanmoins finalement plus distinctement, mieux tracé, me permettant d’annihiler mes derniers doutes.

L'environnement, la nature, se dévoilent ici une fois de plus de manière somptueuse. La végétation, dense, est désormais gorgée de toute l'eau de pluie tombée cette nuit et, entre les incessantes traversées de la rivière et les inévitables frottements de tout mon corps contre les hautes herbes et les buissons, il ne faut pas longtemps pour que je me retrouve trempé de la tête aux pieds. Le long du vallon, parmi tant d'autres espèces, je passe sous quelques-uns de ces arbres que l'on qualifie parfois de "fromagers", dont les bases des troncs sont comme renforcées de spectaculaires proéminences, tels des contreforts végétaux, également quelques fougères arborescentes qui déploient de larges frondes, puis les immuables et toujours aussi grandioses bosquets de bambou, qui lancent haut des panaches dont les feuilles sommitales retombent telles de courtes guirlandes. J'évolue ainsi durant à peine plus de deux heures, les multiples traversées à gué du torrent et les éliminations des sangsues me ralentissant quelque peu. La Chine ne doit se situer qu'à quelques kilomètres, peut-être pas plus d'une douzaine à vol d'oiseau, juste derrière une frontière ici toute théorique, enfouie dans la forêt, vaguement caractérisée par une ligne de crête parmi d'autres.

J'ai relaté plus haut que, chaque fois que je m'approchais d'un nouveau village, il me suffisait d'apercevoir, même durant une seule fraction de seconde, la tunique traditionnelle portée par une des femmes pour pouvoir deviner tout de suite et presque à coup sûr à quel groupe ethnique se rattachait l'ensemble du hameau. Avec les Yao cet exercice est encore simplifié car, même si leurs vêtements arborent eux aussi des teintes à large dominance bleu indigo, quelques éléments décoratifs, très emblématiques de cette ethnie - et dont nous reparlerons ultérieurement - sont d'une couleur rose fuchsia vif, presque lumineux, ainsi facilement et immédiatement discernable, même depuis une grande distance.

J'ai un faible pour les Yao. Avec les Lanten - parfois aussi dénommés Yao Moun - résidant dans les provinces de Luang Nam Tha et de Bokéo, et avec qui il ne fait aucun doute qu'ils entretiennent un proche "cousinage ethnique", ils sont, selon moi et sans vouloir m'avancer dans des généralités trop hâtives, un des groupes les plus agréables à côtoyer, d'un tempérament résolument calme et doux, qui transparaît continuellement dans leurs gestes, dans leurs attitudes, dans leurs intonations de voix, dans leurs paroles mêmes. Ce petit divertissement m'ayant désormais démontré qu'il pouvait s'avérer un excellent moyen d'aisément et rapidement rompre la glace, dès peu après mon arrivée je montre aux villageois qui m'entourent en nombre quelques-unes des deux centaines de photographies que j'ai effectuées deux années plus tôt dans d'autres villages Yao de la région, situés plus loin dans le nord, aux alentours du bourg de Utay et dans lesquels je les remettrai d'ici quelques jours aux habitants. Le succès est immédiatement au rendez-vous et, de mon côté, je m'amuse autant à chaque fois d'entendre les exclamations de surprise et les rires des uns et des autres, même si je dois toutefois prendre de rigoureuses précautions pour m'assurer que ces fragiles images, qui circulent de main en main, me reviennent en bon état.

Peu après, réunis avec une dizaine d'hommes devant une hutte, sur des tabourets bas en rotin que des enfants ont été enjoints de nous apporter là, il ne me faut grâce à eux pas beaucoup plus de cinq minutes pour élaborer sur papier une ébauche de carte de la région, parvenant même à y positionner plusieurs autres villages Yao ainsi qu'un ou deux villages Akha. Les hameaux les plus distants que nous y annotons le sont d'environ huit heures de marche.

7 octobre - Ban Vanaïkho

La boue

Longue veillée hier soir, dans la pénombre. Il m'a fallu remontrer les photos trois fois, au fur et à mesure que de nouveaux voisins nous rendaient visite. Un des aspects me concernant qui surprend le plus les villageois est le fait que je parcoure seul et sans crainte la région, sans me soucier ou redouter outre mesure différents dangers qui - ils tentent du moins de m'en persuader - l'habiteraient. Les plus jeunes hommes me miment alors, certes avec un certain amusement, des situations de brigandage, de chutes dans un ravin, de jambes cassées ou je ne sais quels autres accidents ou attaques d'animaux sauvages, ce qui au final nous fait tout de même tous bien rire. J'avais hier soir choisi, pour m'abriter pour la nuit, une des huttes les plus modestes du lieu, affreuse cabane de pas même une trentaine de mètres carrés de surface posée sur un sol de terre battue, construite de murs bas de pisé désormais largement craquelés et rehaussés de grossières planches de bois jusqu'à la toiture, une épaisse couche de feuilles végétales. Il n'y avait toutefois pas suffisamment de place pour que je reste dormir là. J'ai donc mangé en compagnie de mes hôtes, ai veillé avec eux, puis des voisins m'ont conduit sous leur toit.

Levé dès 4 heures, réveillé par une femme qui s'est attelée à cuire la soupe des cochons, un amas de divers résidus végétaux et de troncs de bananiers hachés qui s'accumulaient, probablement depuis plusieurs jours déjà, dans un énorme wok de fonte disposé à demeure sur le plus gros foyer, à deux ou trois mètres duquel ma paillasse provisoire fut installée la veille. Plus tard, nous autres humains nous contentons d'une soupe de pousses de bambou et de riz additionné de piment.

Il a à nouveau abondamment plu cette nuit, des trombes d'eau se sont abattues presque sans discontinuer. Aussi ce matin il est à peine possible de s'éloigner du village, en fait même des abords immédiats de la hutte, tant l'eau ruisselle de partout et la couche de boue se fait épaisse et grasse, plus particulièrement à l'intérieur même du hameau. Là, ce n'est plus en effet qu'un sol de terre dénudée, sur lequel se diluent alors généreusement les excréments de l'ensemble des animaux, volailles, chiens, cochons, zébus et buffles, qui y errent en totale liberté. Je suis tout de même allé vérifier le niveau du torrent qui, bien sûr, s'est élevé, et dont l'eau se maintient chargée de limons et reste marron, opaque, ne permettant absolument pas de voir où l'on pose les pieds lorsqu'on le franchit. À mon retour de cette courte sortie, je rapportais une lourde masse de terre gluante dûment accrochée sous chacune des semelles de mes sandales, ainsi que quelques sangsues vissées à mes pieds, la plupart comme toujours lâchement enfouies entre les orteils. La quasi totalité des enfants vont pieds nus, et même certains adultes, puisque cela semble visiblement pour eux plus pratique et aisé de se déplacer dans ces conditions toutes particulières.

Matinée oisive, les ondées se succèdent. Je profite des rares accalmies pour effectuer deux ou trois sorties, armé de mon parapluie géant, afin de me dégourdir les jambes, avec prudence toutefois pour ne pas risquer de glisser et de chuter au sol. Le reste du temps je vaque d'une hutte à l'autre, où nous nous installons sous les étroits auvents formés pas les ravancements des toitures de chaume, près des rudimentaires métiers à tisser que l'on abrite traditionnellement à ces endroits. De petites assemblées d'importance variable et fluctuante se forment alors presque immédiatement à chaque fois autour de moi. On m'observe écrire sur mes cahiers, nous plaisantons de choses et d'autres, on me demande de remontrer encore et encore les photos qui, pour certaines d'entre elles, commencent déjà à largement s'écorner. Et puis chacun aime à pouvoir manipuler sans cesse mon parapluie géant et quelques autres de mes rares objets, ma lampe miniature, ma boussole, un cadenas à code, des objets rudimentaires mais de belle fabrication. Pouvoir inspecter quelques petites coupures d'euros et de dollars américains plaît tout particulièrement à mes compagnons.

Comme toujours, lorsqu'on a besoin de s'éloigner et de s'isoler quelques instants dans les buissons, qui composent ici les toilettes naturelles, je prends pour ma part la précaution de m'armer d'un bâton, moins pour les frapper que pour menacer et tenir à distance les cochons - parfois aussi quelques chiens - qui accompagnent systématiquement chaque individu qui, par la force des choses, doit agir quotidiennement de la sorte. Habitués depuis la nuit des temps à ces rituels qui se renouvellent inévitablement chaque jour, ces bêtes semblent être capables de reconnaître, parmi les personnes qui s'éloignent du hameau, celles qu'il faille suivre dans ces courtes "expéditions". On a beau s'isoler à l'abri des regards humains, ces animaux se tiendront là, à quelques mètres de distance seulement, prêts à intervenir, et il s'agit de les tenir en respect le temps que durera l'action. Ils sont généralement deux, trois ou quatre, et entre eux la concurrence est alors féroce, c'est à qui s'emparera du gros lot. À l'instant où l'on se défroque, ils se montrent encore plus excités et la situation devient toujours un peu plus délicate, puisqu'à ce moment ils s'approchent parfois à moins de deux ou trois mètres. Tout juste rhabillé, si le bâton n'est pas conservé brandi dans leur direction, ils se jettent sur l'objet convoité, et en quelques secondes à peine, la place est nettoyée. Ce sont les éboueurs de village, plus exactement les vidangeurs. Cela choque les premières fois, puis l'on s'y habitue finalement, n'ayant de toute manière aucune possibilité d'y échapper, sauf à s'éloigner bien plus loin des hameaux pour accomplir l'acte défécatoire. Le premier jour où je fus témoin de la chose, cela constitua pour moi une petite révélation, tant je m'étais auparavant un nombre incalculable de fois étonné de n'avoir jamais aperçu la moindre trace de souillures de ce type aux alentours des villages, qui auraient en outre inévitablement été source de dangereux vecteurs d'insalubrité et de contaminations.

Un prochain village, Akha, se trouverait distant de seulement une heure d'ici puis, à partir de là, deux directions seraient envisageables : une à l'ouest, menant à la Chine avec la présence d'au moins un dernier hameau sur le territoire du Laos avant de dépasser la frontière, puis une autre poursuivant en direction du nord et qui permettrait de rejoindre de nombreux villages supplémentaires, appartenant désormais exclusivement à l'ethnie Yao. Pour l'heure, je me montre tout à fait paresseux et me dis que si je me décide à repartir aujourd'hui, je n'irai pas plus loin que le village Akha annoncé. Aussi je ne me presse pas, étant sensiblement réfractaire à devoir marcher dans cette atmosphère et ces conditions exagérément humides.

Si, au sein de nombreuses ethnies de la région, le port de l'habit traditionnel a désormais souvent été presque totalement abandonné par les hommes, il n'en va pas de même parmi les Yao, chez qui il reste très largement visible au quotidien. Qu'elles soient portées par de tout jeunes enfants ou par des vieillards, il s'agit de tuniques toutes identiques et d'une conception extrêmement simple, réduite à l'essentiel. Ces vêtements, encore une fois découpés et confectionnés dans d'épaisses toiles de coton préalablement tissées et teintes à l'indigo naturel par les femmes, se composent d'un très ample pantalon et d'une tout aussi large veste sans col, qui se ferme par rabat d'un pan par dessus l'autre, deux ou trois petites billes d'argent faisant office de boutons. L'ensemble revêt ainsi un peu l'allure d'un confortable "pyjama" de jour. Le dernier élément, le bonnet, est pour sa part à la fois discret et remarquablement élaboré dans ses détails. D'une conception somme toute rudimentaire, puisqu'il s'agit d'un simple calot lui aussi taillé dans de la toile de coton bleu indigo, il est surtout agrémenté d'un bandeau périphérique de quatre ou cinq centimètres de hauteur, décomposé à son tour en deux étroites bandes de toile blanche et nombre de très fins liserés brodés avec un remarquable soin, à l'aide de fil de couleur rose fuchsia. Toutefois, le détail le plus "spectaculaire", du moins lorsqu'on l'a enfin discerné, concerne la bande centrale indigo, sur laquelle les femmes ont eu l'audace de broder des caractères chinois anciens en recourant à du fil d'une teinte rigoureusement identique à celui employé pour tisser le support. Le résultat est que l'œuvre ne peut se percevoir distinctement qu'à une très courte distance, donc uniquement si on a l'occasion de pouvoir la contempler de suffisamment près, ce qui est rarement le cas puisque cela oblige à s'approcher à seulement quelques dizaines de centimètres de celui qui la porte. Le contraste entre d'un côté ces environnements et ces modes de vie particulièrement rudes, et de l'autre ce genre de détails affichant une finesse et un raffinement inouïs ne peut que toucher l'observateur étranger car, sous des dehors austères, il matérialise, parmi encore bien d'autres aspects, un haut degré de sophistication et de sensibilité de ces populations. Je décrirai ultérieurement un autre de ces subtils et délicats détails, qui se rattache lui aussi aux tuniques traditionnelles des Yao, mais cette fois à celles des femmes.

Lors d'une journée de ce type, durant laquelle les intempéries laissent peu de possibilités pour entreprendre des travaux à l'extérieur, des femmes se tiennent elles aussi, se regroupant par deux ou trois, assises sous les auvents, pour broder et converser, profiter de la lumière du jour indispensable à ces fins travaux d'aiguille. Avec les jeunes hommes, nous saisissons ces occasions pour les taquiner un peu, les faire pouffer de rire avec quelques blagues plus ou moins drôles. À une femme qui disposait, dans son petit panier à ouvrage, d'un de cesdits bandeaux décoratifs déjà achevés, je lui ai commandé l'objet complet, donc un bonnet fini, en insistant pour qu'il soit lui aussi, à l'instar de tous ceux portés par les hommes, couronné en son sommet d'une ancienne pièce de monnaie cousue à cet emplacement. Malheureusement, embarras passager, le bandeau s'avère d'une longueur légèrement trop courte pour pouvoir cerner ma tête en totalité, d'une grosseur certes un peu supérieure à la moyenne de celles des hommes du lieu. Elle pense cependant pouvoir y remédier. À l'origine, j'avais eu l'idée d'acquérir le bandeau seul et fus stupéfait lorsqu'elle m’annonça le premier prix, c'est-à-dire avant une traditionnelle négociation, obligatoire en ces contrées : vingt-mille kips, soit à peine un euro et soixante-dix centimes. Il est toujours déconcertant de constater que des minorités ethniques, ici ou ailleurs, n'ont pas la possibilité d'évaluer leurs productions à leur juste coût, à leur juste valeur devrais-je plutôt dire. Il aurait effectivement selon moi fallu, autour d'un objet de cette qualité, que la tractation s'entame à un tarif, au bas mot et en tenant compte du niveau de vie local, de peut-être cinquante-mille kips. La réalisation de ce bandeau lui a en effet probablement nécessité au minimum dix ou douze heures de travail au total, je ne sais trop, voire plus puisqu'il faudrait aussi considérer et donc prendre en compte l'ensemble du processus de fabrication, c'est-à-dire y inclure les phases de production des matières elles-mêmes, les fils, la toile, la teinture, en remontant jusqu'aux étapes de la culture du coton. Je n'ai alors pas eu le courage de lui demander combien me coûtera l'objet complet et fini, nous aviserons plus tard à ce sujet.

Avec des villageois, il arrive que certains échanges, certaines conversations, en viennent à des questions d'argent, et se fassent alors plus ou moins ambivalents. De temps en temps, subrepticement et plus ou moins naïvement, c'est en me demandant de révéler la valeur d'un des objets que je transporte, ou d'un service dont j'ai usé - par exemple le coût du vol aérien dont il m'a fallu m'acquitter pour me rendre jusqu'ici depuis la France - ou encore le montant de mon salaire, qu'ils essayeront d'évaluer ma "fortune". Les premiers temps, il m'arrivait de demeurer sincère dans mes réponses, mais m'étant rapidement rendu compte que l'énoncé de certains chiffres pouvait de temps à autre troubler, choquer, voire sidérer mes interlocuteurs, et ne parvenant pour ma part bien entendu pas à tenter de les justifier, en les mettant notamment en comparaison avec le coût de la vie incomparablement plus élevé en Occident, je tâche désormais de faire preuve d'un peu plus de prudence à ce sujet. J'en arrive alors, selon les circonstances, soit à mentir - mais en prenant le risque de m'emmêler moi-même les pinceaux et de perdre en cohérence, soit, le plus souvent, d'éluder d'une manière ou d'une autre ces thèmes de discussion. J'ai déjà expliqué plus haut comment je m'organisais au quotidien afin de ne rien laisser entrevoir à mes hôtes de la plus grande part du "pactole" que je transporte en permanence. Si je procède ainsi, c'est moins pour des questions de sécurité - car je reste convaincu que je ne risque pas grand-chose de ce côté-là, que ce soit concernant des vols ou des agressions - qu'en raison du fait que je ne souhaite pas heurter ou ébranler quiconque avec des montants monétaires hors de propos dans ce contexte. Ainsi, de mon argent, je n'en laisse paraître qu'une quantité très modérée, et principalement destinée à détourner les attentions des uns et des autres du reste du "magot".

Alors que dans la plupart des villages on observe généralement une relative homogénéité des habitats, je suis ici surpris de la diversité de conception des huttes. Je n'en compte pas moins de quatre types. La plupart sont, comme il est de tradition chez les Yao, directement posées sur un sol de terre battue et, parmi elles, certaines, les plus rudimentaires, sont construites en recourant exclusivement à des troncs et des claies de bambou, d'autres sont bâties en pisé - associé ou non à du bambou ou à des planches de bois - d'autres enfin mettent en œuvre uniquement du bois. Les toitures sont composées de chaume, de tuiles de bambou ou de tôles ondulées légères. Le quatrième type de demeures - ici représentées au nombre de deux ou trois exemplaires - sont des bâtisses plus élaborées puisqu'élevées sur pilotis et par ailleurs bien plus solidement conçues, en bois assez soigneusement ouvragé. Les Yao n'ont pas pour coutume d'user de pilotis et c'est sans conteste la proximité géographique avec d'autres ethnies, ici les Taï Lue, et une élévation du niveau de vie des familles concernées, qui ont favorisé cette évolution, à la fois pratique et culturelle.

Une des familles vivant dans une maison sur pilotis possède un écran de télévision et un lecteur de DVD, ce sont les seuls existants dans le village. Avec une ou deux ampoules électriques, ils sont alimentés, alternativement et quelques heures durant la journée, grâce à une petite turbine génératrice de courant immergée dans le torrent qui coule en contrebas du hameau, et dans lequel on a canalisé et concentré une partie du cours afin d'en augmenter la puissance. Ces petites turbines, qui s'acquièrent auprès des quincailliers chinois de Phongsaly, composent des dispositifs sommaires, des objets en acier pesant une dizaine de kilogrammes et équipés d'une dynamo et d'une hélice fixées chacune à l'extrémité d'un axe de rotation. Les fils d'alimentation reliant la turbine hydraulique à la maison sont suspendus en haut de perches de bambou plantées à intervalles plus ou moins réguliers dans le sol, et une batterie, du type de celles communément utilisées dans les voitures, permet de stocker un peu d'énergie et de l'accumuler en prévision des moments les plus sombres de la journée. Nulle possibilité ici de capter la moindre chaîne de télévision, l'écran se montrant exploitable uniquement pour visionner des DVD, exclusivement des programmes de karaoké et quelques films chinois ou thaïlandais de série B. Généralement, lorsque comme ici une ou deux familles possèdent un téléviseur, elles proposent en soirée des séances tarifées. En l'échange d'un billet froissé de très faible valeur, les uns et les autres voisins viennent profiter là de quelques heures de divertissement, tous s'asseyant à même le plancher, comme pour un spectacle. Les villageois me confirment que l'ensemble de ces objets manufacturés - les tôles ondulées, ce dispositif électrique et quelques autres - ont été transportés jusqu'ici à dos d'homme et à pied.

Dans l'après-midi nous bénéficions enfin d'une accalmie météorologique, la pluie cessant momentanément de s'abattre. Je me décide alors à surmonter ma paresse de ce jour et à rejoindre le village Akha de Ban Vanaïkho, que l'on m'a annoncé à seulement une heure de marche. Il me faut toutefois commencer par franchir le torrent, dont le niveau s'est sensiblement élevé depuis la veille, sans compter qu'il m'est nécessaire d'y aller à tâtons puisque l'eau est désormais totalement opaque, ne laissant rigoureusement rien entrevoir des fonds. Bien que j'aie pris soin pour cela de m'équiper d'un solide bâton d'appui, mes deux tentatives échouent, craignant à chaque fois sérieusement de perdre l'équilibre, les sept ou huit kilos du sac ne le favorisant pas. Je m'en retourne alors au village Yao où un homme, corpulent et surtout aguerri à cette opération, non seulement me montre la meilleure trajectoire à emprunter mais me permet de prendre appui sur son bras lors de la traversée, que nous accomplissons ainsi sans encombre. Le sentier est détrempé, boueux, de l'eau me dégouline sur tout le corps dès que je frôle de trop près ou que je doive écarter les branches d'un buisson qui encombre le passage. Je dois en outre parfois me contraindre à piétiner, dans les descentes, pour ne pas risquer de glisser et de chuter. Deux traversées supplémentaires du torrent sont requises avant que je parvienne à destination, mais ne me posent pour leur part pas de problèmes, le lit se faisant plus large et donc le cours moins agité et profond.

Ban Vanaïkho est un village Akha Nuqui, ethnie qu'il m'est déjà arrivé de rencontrer à quelques reprises lors de mon précédent passage dans la région, deux ans plus tôt. La situation géographique de ce village m'interpelle du fait qu'il soit implanté à une si faible altitude, les Akha aimant généralement plus que tout, quels que soient les groupes auxquels ils se rattachent, résider à proximité des crêtes, loin des vallons humides et encaissés où l'air circule moins aisément. Peut-être est-ce là un de ces villages que les autorités ont encouragés à transmigrer, comme elles ne se privent jamais de le faire lorsqu'elles estiment qu'ils se trouvent trop isolés.

8 octobre - Ban Sumpoy Neu

Le massage

La soirée fut festive, arrosée, et à l'ambiance même un peu survoltée à vrai dire. Visiblement ravis de ma visite, mes hôtes - qui par ailleurs m'ont déclaré que j'étais le premier falang, le premier Blanc occidental, à faire halte dans le village - ont souhaité marquer l'événement en tuant un chien, dont nous nous sommes régalés de la chair. Après leur avoir montré mes nombreuses photos des Yao, deux ou trois femmes de ma famille d'accueil n'ont opposé aucune difficulté à se laisser tirer le portrait à leur tour. Plus tard, alors que nous avions désormais tous deux atteint un degré d'ivresse respectable, le chef de famille a encouragé les femmes et jeunes filles de la maison à me procurer un massage, le massage Akha, une rare aubaine mais surtout un honneur fait au visiteur, d'autant plus si celui-ci est étranger je présume. Il m'était jusqu'à aujourd'hui arrivé une seule fois de bénéficier de ce privilège parmi les Akha. Je suis alors invité à m'allonger sur le bat-flanc de repos à dormir, et pas moins de six femmes et adolescentes s'alignent de part et d'autre de moi, s'agenouillant là, et ces six paires de mains s'attellent immédiatement et simultanément à presser, compresser, triturer, mes bras, mes jambes, mes mains et mes pieds, puis mon dos. Faut-il préciser qu'il n'y a strictement rien d’ambivalent ou d'équivoque dans cet acte, aucun vêtement n'étant bien sûr ôté et il s'accomplit tout du long sous les regards - amusés pour le coup - de presque la totalité de l'assemblée présente à cet instant. Les pressions exercées par les femmes adultes se font puissantes, voire de temps en temps presque douloureuses. Inéluctablement, la situation s'avérant parfaitement inhabituelle pour mes hôtes, les éclats de rire fusent rapidement, dégénérant même pour certains en véritables crises de fous rires. L'aspect relatif à ces massages qui, finalement, me surprend le plus, réside dans l'aisance et l'absence de gêne avec laquelle les jeunes filles s'y adonnent sur ma personne puisque, le reste du temps, pudeur oblige dans ces endroits et au sein de ces sociétés traditionnelles extrêmement conservatrices, il est quasiment inenvisageable que j'aie le moindre contact physique, même accidentel, avec un quelconque individu de sexe féminin.

Les parures des femmes Akha Nuqui sont réellement spectaculaires, et me fascinent toujours autant à chaque fois que j'ai l'opportunité de pouvoir les contempler - je les décrirai sans faute à une autre occasion. Même si j'ai bien sympathisé avec ma famille d'accueil, il me reste en revanche très délicat de photographier les personnes des huttes voisines. Aussi, flânant ce matin dans le village, errant de l'une à l'autre de ces huttes, je transporte mon petit appareil photographique, tantôt volontairement ostensiblement suspendu autour du cou afin de ne surprendre personne quant à mes éventuelles intentions, tantôt enfoui au fond de ma poche lorsque je crains qu'il intimide ou effarouche les villageois que je rencontre. Je prends ces quelques précautions élémentaires puisque je sais d'expérience que, appareil photographique visible ou pas, ma simple approche dans leur direction peut parfois faire littéralement fuir certaines femmes ou jeunes filles. Plus tôt, alors que je tentais, il est vrai trop furtivement - ce qui n'est néanmoins pas dans mon habitude - de la photographier, l'une d'elles a exécuté le geste de me décocher une de ses tongs ; elle est sans doute allée légèrement trop loin, même si je dois bien admettre que je l'avais un peu cherché. Alors, que de clichés manqués dans ces endroits exceptionnels, qui offrent continuellement aux regards des "tableaux" à la fois si inhabituels et si captivants pour un observateur occidental, ne seraient-ce que ces femmes déambulant dans le village parées de leurs surprenantes tuniques, vaquant sans cesse d'une tâche à l'autre, le plus souvent devant des décors de végétation luxuriante. C'est dans ce genre de circonstances que je regrette parfois un peu de n'être pas plus sérieusement équipé en matériel photographique, mais surtout davantage pourvu en connaissances et compétences techniques relatives à ce sujet, n'ayant jusque là jamais pris la peine de faire mieux que de me contenter d'un appareil si insignifiant et peu sophistiqué.

J'ai ce matin effectué un rapide trajet aller et retour vers le village Yao de Ban Mohan Taï, afin de récupérer le bonnet que j'y avais commandé la veille à une des femmes. Cette fois non encombré du poids de mon sac, et ayant précisément repéré le jour précédent à quel endroit il était préférable de s'engager dans le torrent, je le franchis dorénavant seul sans grosse difficulté. Le couvre-chef qui m'est remis à Ban Mohan Taï est finalement adapté de justesse à mon tour de tête, mais la pièce de monnaie chinoise cousue au sommet se montre malheureusement passablement défraîchie, exagérément polie, sa frappe disparaissant même désormais presque totalement à force de frottements répétés contre d'innombrables éléments textiles, ayant déjà dû transiter à maintes reprises sur d'autres bonnets similaires, qui furent eux-mêmes, à tour de rôle, tous usés jusqu'à la corde par leurs propriétaires respectifs. J'ai un peu négocié le prix de l'objet, juste pour le principe, parce qu'il le faut, puis ai en fin de compte, tout en vantant les hautes qualités de l'ouvrage puis ses propres compétences à elle en la matière, remis à ma couturière-artiste un pourboire significatif, qui je crois lui a fait extrêmement plaisir.

Revenu à Ban Vanaïkho, malgré la pluie qui continue de tomber par intermittence, je décide de ne plus m'y attarder, et donc de récupérer mon sac puis de reprendre la route, non sans avoir été invité par ma famille d'accueil à me restaurer à ses côtés une dernière fois. Dès hier soir, les hommes m'avaient fait comprendre qu'à partir d'ici ils doutaient que je parvienne à reconnaître seul le chemin, et je n'avais alors pas rencontré trop de difficultés à convaincre un jeune gars, opiomane âgé de vingt-six ans et au comportement un peu "déluré", de m'accompagner. Tout juste étions-nous partis que j'ai rapidement pu me rendre compte que les villageois disaient vrai lorsqu'ils me prévenaient des complications potentielles que pouvait présenter ce parcours, et que ce fut une heureuse initiative de recruter ce guide improvisé. Même s'il ne nous a fallu à peine plus de trois heures pour rallier le village de Sumpoy Neu, nous déplaçant cependant à relativement vive allure, nous avons dû traverser et retraverser la rivière un nombre incalculable de fois, plusieurs dizaines, sept ou huit au bas mot. Certains franchissements impliquant d'emprunter des troncs simplement jetés au-dessus de son cours, et me refusant pour ma part à les utiliser du fait que la fine épaisseur de lichen ou de mousse qui les recouvre, gorgée de l'humidité qui ne cesse de tomber depuis au moins deux jours, les rend excessivement glissants, je suis contraint de me mettre à chaque fois à l'eau, dans ces endroits où sa profondeur est généralement plus importante qu'ailleurs, ce qui ralentit notre cheminement. Même si cette eau, toujours aussi marron et opaque, dépasse rarement le niveau de ma ceinture, la puissance du courant se montre variable selon les secteurs et je dois, de plus, constamment veiller à ce que le fond de mon sac ne soit jamais immergé.

Sur le sentier, c'est la "fête des sangsues" et j'ai une fois compté jusqu'à près de vingt spécimens agressivement accolés sur un seul de mes pieds. Pullulant à maints endroits, nous avons cependant peu d'opportunités de nous en préoccuper plus avant, aucune zone sèche et dégagée ne nous autorisant à profiter d'une pause qui nous permettrait de nous atteler à une inspection un tant soit peu minutieuse des parties inférieures de nos corps. Au contraire, il faut marcher vite tant elles se montrent réactives dès notre approche. Cinq ou six d'entre elles s'agglutinent parfois sous le vieux pansement liquéfié qui protégeait la dernière irritation provoquée les jours précédents par le frottement des courroies de mes sandales contre ma peau.

Les traversées répétées de la rivière alternent ainsi avec le cours de l'étroit sentier, tantôt glissant, tantôt boueux, franchissant régulièrement des zones semi marécageuses, de denses fourrés, et finalement de petites rizières isolées. La forêt s'affiche à la fois superbe et oppressante, bien que dans ces conditions d'extrême humidité il est difficile de pouvoir profiter pleinement de ses charmes indéniables. Mon jeune guide Akha évolue en tongs, même pieds nus à travers les passages les plus débordants de boue, puis rapidement en simple slip, puisque cela semble effectivement plus commode de la sorte de se mettre à l'eau. Pour tenter de se protéger des intempéries il n'a emporté qu'un minuscule parapluie, un modèle d'enfant désormais tout crasseux, dont je doute de la réelle utilité, ainsi qu'une tout aussi chétive besace, qui ne doit guère pouvoir contenir autre chose que son attirail d'opiomane. Nous passons finalement à proximité d'une de ces éphémères et fragiles cahutes de rizière dressées sur pilotis, et ne nous faisons pas prier pour nous y abriter quelques instants, le temps de souffler un peu, d'échapper à l'eau qui ne cesse de ruisseler de toutes parts, et de nous débarrasser enfin de nos passagères clandestines, nos ennemies les sangsues. Mon compagnon en profite pour fumer un peu de tabac dans un bang, une pipe à eau abandonnée là, puis pour finir, ne pouvant décidément y résister davantage, également une pipe d'opium rapidement apprêtée.

Puis le voici enfin, le village Yao de Ban Sumpoy Neu, littéralement noyé au cœur de la forêt, un de ces hameaux, parmi tous ceux que je visite, dont l'aspect est le plus "primitif", et dans lesquels je pénètre à chaque fois avec une réelle émotion, pouvant sans peine m'imaginer que ces décors pourraient être exactement les mêmes si j'avais été projeté dans une autre époque, plusieurs siècles en arrière.

9 octobre - Ban Sumpoy Neu

Les animaux

Hier, alors que nous approchions du village Yao de Ban Sumpoy Neu, la totalité des chiens sont venus à notre rencontre pour nous haranguer, autant moi que mon compagnon Akha, s'acharnant violemment sur nous, nous empêchant de progresser plus avant. Ils se montrent toujours extrêmement impressionnants lorsqu'ils apparaissent amassés de la sorte en meute, les babines retroussées et les crocs exhibés. Des bâtons brandis dans leur direction ne suffisant pas à les décourager, nous avons dû nous résigner à leur projeter des pierres et des mottes de terre pour les maintenir à distance respectueuse, le temps que les villageois, d'abord peu visibles en raison de la pluie, ne daignent les rappeler à l'ordre. Apparaissant les uns après les autres, rapidement attirés à l'extérieur au bruit des féroces grondements et aboiements de leurs chiens, c'est avec des yeux écarquillés qu'ils nous ont durant un instant observés, littéralement interloqués, et même ahuris de nous apercevoir là, les parties inférieures de nos corps maculées de boue et l'ensemble dégoulinant d'eau.

Le hameau, d'une configuration presque circulaire et disposé sur une pente de terre rouge dénudée, réunit une petite quinzaine de bicoques. De dimensions très réduites, celles-ci sont toutes bâties sur un schéma rigoureusement identique et en recourant à un seul et unique matériau, le bois, employé autant pour élever les murs, à l'aide de planches mal jointées alignées verticalement, que pour composer les toitures, recouvertes de lauzes fendues à la hache. Le village est en outre clôturé par une palissade de piquets, espacés les uns des autres de pas plus de quelques centimètres, empêchant ainsi la plupart des animaux domestiques, cochons, zébus et buffles, d'en sortir ou d'y pénétrer si les deux entrées sont maintenues closes. L'aspect exagérément rudimentaire des huttes associé à cette barrière de protection extérieure confère au hameau une allure résolument "moyenâgeuse". La frontière avec la Chine serait par ailleurs localisée à seulement une heure de marche.

Cette nuit, les cochons, qui en situation d'intempéries ont l'habitude de venir s'agglutiner contre les parois des huttes, cherchant à s'abriter là, sous les étroits espaces protégés par les ravancements des toitures, n'ont cessé de se quereller, parvenant parfois aux limites de la bataille, les chiens se tenant à proximité se mettant de temps en temps de la partie. Ça grognait, ça criait, ça hurlait même de temps à autre, tout ce grabuge se produisant à seulement quelques centimètres de nous autres dormeurs, assoupis juste du côté opposé des parois en planches de bois disjointes. En journée, lorsqu'une porte de hutte est laissée ouverte et sans surveillance, il n'est pas rare qu'un ou deux de ces cochons noirs et trapus tentent une incursion à l'intérieur, arrivant occasionnellement à leurs fins et tâchant alors de grappiller en toute hâte quelques déchets végétaux abandonnés au sol.

Levé à 5 heures. Ce matin, il continue de pleuvoir, presque sans discontinuer. Même si ce ne sont désormais plus les trombes d'eau des jours précédents, cela suffit néanmoins à entretenir en l'état, à travers tout le village, une épaisse couche de gadoue collante, qui s'accumule très rapidement en lourdes masses sous les semelles. Je suis hier soir parvenu à convaincre mon compagnon Akha de me guider une nouvelle fois aujourd'hui sur les sentiers. Il faudrait alors que l'on reprenne le chemin au plus tard en fin de matinée, qu'il puisse ainsi avoir le temps, avant la tombée de la nuit, de m'accompagner jusqu'au prochain village, puis d'accomplir son trajet de retour. Cependant, comme la veille, la pluie me décourage à nouveau - mais je dois avouer qu'elle compose aussi un prétexte assez bienvenu pour finir de me convaincre de résider ici une soirée supplémentaire. Étant donné l’exiguïté des habitats, mon guide a passé la nuit dans une hutte voisine de celle de la famille qui m'a accueilli et, ne le voyant pas réapparaître au grand jour ce matin, sous surprise toutefois, je suis allé à sa rencontre. Il ne s'était pas encore levé de la fine natte de nylon qu'on lui avait octroyée et étendue à même le sol de terre battue, et s'était déjà attelé à fumer là ses premières pipes d'opium de la journée. J'ai cependant observé que, manifestement, en tant que Akha, il ne semblait pas des plus à l'aise, ici dans ce village Yao. Je lui ai alors remis la rémunération que nous avions convenue, puis l'ai "libéré" de toutes charges supplémentaires à mon encontre, jugeant qu'en cas de nécessité, et en fonction de ce que me conseilleraient plus tard les villageois, j'aurais d'ici demain le temps d'en recruter un autre. Peu après il repartait sous la pluie, son pathétique et désopilant petit parapluie d'enfant maintenu au-dessus de sa tête.

Ce fut une excellente idée d'acquérir le bonnet Yao l'avant-veille, couvre-chef dont je me pare bien sûr désormais en permanence, et avec ostentation encore. Je suis convaincu que les villageois sont sensibles à ce geste, et même sans doute fiers pour certains d'entre eux de constater qu'un étranger puisse montrer un intérêt aussi tangible à une de leur marque culturelle emblématique. C'est notamment grâce à cet objet que j'ai rapidement sympathisé avec le père de la famille qui m'accueille. Lorsqu'il a inspecté de près la disposition et l'agencement des différents liserés brodés qui le décorent, il n'a cessé d'opiner de la tête, l'air satisfait, m'indiquant de plus qu'il devinait sans peine quelle femme l'avait réalisé, une personne avec qui il entretenait en outre un degré de parenté, m'a-t-il assuré. Il me montre alors un de ses propres bonnets, dont le bandeau est très similaire au mien. Sa fierté ainsi comme augmentée, à deux ou trois reprises dans la journée, à des voisins qui nous rendent visite, il me demande de les laisser pouvoir observer de près mon bonnet. Je n'ai donc bien sûr aucune peine à me faire accepter sous son toit pour une seconde nuit.

En approchant hier du village, j'avais remarqué le fin câble électrique qui court, du sommet d'une perche de bambou à l'autre, depuis une des huttes jusqu'au creux du vallon, où s'écoule le torrent. Je me montrais toutefois fortement sceptique quant à la possibilité d'apercevoir ici aussi un écran de télévision et, effectivement, la petite turbine hydraulique semble pour l'heure employée uniquement pour alimenter une batterie qui, à son tour, permet de bénéficier d'un faible éclairage à l'intérieur de la hutte concernée, et également de recharger un téléphone portable, et un autre fixe. La présence de ces objets, que je commence cette année à rencontrer de temps à autre même dans ce type d'endroit profondément reculé, contraste de manière notable avec ces environnements et ces modes de vie restés par ailleurs résolument "archaïques". Le téléphone portable ici en question fonctionne sur un réseau chinois, mais on m'informe qu'il est nécessaire de s'éloigner à une demi-heure de marche du village, et de grimper je suppose sur une proéminence du terrain, pour pouvoir capter le signal avec suffisamment d'efficacité. Quant au téléphone fixe, il est connecté à une antenne fichée au sommet d'une haute perche de bambou plantée en terre à l'extérieur de la hutte, et semble pour sa part ne pouvoir fonctionner que "de temps en temps" m'apprend-on.

Ajoutée au fait que la culture Yao est d'essence "chinoisante", la proximité géographique avec le grand pays voisin imprègne l'existence des Yao de l'influence directe de ce dernier. Bien que la plupart d'entre eux soient analphabètes du langage lao, quelques-uns en revanche sont un tant soit peu capables de déchiffrer les idéogrammes chinois. Un trait de leur culture s'avère à ce sujet relativement inattendu, mais surtout symptomatique de cet ancrage traditionnel dans le monde chinois. Les Yao qui résident actuellement au Laos, fuyant les persécutions et les famines, ont quitté la Chine - certains groupes s'y étant toutefois maintenus - il y a de cela entre cent et deux-cents ans environ. Comme la plupart des autres minorités présentes au Laos, les Yao sont résolument animistes et, à l'instar des Lanten de la province de Luang Nam Tha, avec qui, on le disait déjà plus haut, ils entretiennent un proche "cousinage ethnique", leurs chamans ont pour tradition de copier - et recopier sans cesse - leurs textes sacrés dans des cahiers en papier de bambou que confectionnent les femmes. Précisons que ces incessants recopiages des textes d'un support à l'autre sont rendus nécessaires en raison de la très faible durée de vie de ce matériau végétal qui, s'il ne s'est pas désagrégé de lui-même sous l'épreuve du temps, se retrouve tôt ou tard entamé par les insectes ou les rongeurs. Or j'ai constaté que les textes que ces chamans Yao s'évertuent à recopier, afin de s'assurer de les perpétuer, sont composés avec d'anciens idéogrammes chinois, désormais totalement obsolètes. Cela signifie qu'ils emploient et ne connaissent que les idéogrammes qui étaient en usage à l'époque où ils se maintenaient encore en Chine, il y a donc de cela de nombreuses décennies, un à deux siècles environ. Quelques années auparavant, alors que je passais en Chine du Sud après un séjour au Nord-Laos, durant lequel j'avais assez longuement côtoyé les Lanten et pu acquérir auprès d'eux un ou deux de ces fragiles cahiers, les Chinois des provinces du Yunnan et du Quizhou à qui j'avais ensuite montré ces documents s'avérèrent effectivement incapables de les déchiffrer, et me confirmèrent qu'il s'agissait là de très vieux textes.

Pour compléter plus prosaïquement ce propos sur l'influence et l'imprégnation de la culture chinoise au sein des populations Yao, notons que lorsque l'on réside en leur compagnie, on utilise presque exclusivement en guise de couverts des baguettes pour se restaurer, ou encore que les quelques rares billets monétaires que l'on observe parfois passer de main à main sont très majoritairement des yuans chinois, que les pipes à eau en bambou rappellent très fortement celles que l'on trouve fréquemment dans le sud profond du grand pays voisin tout proche, également que le dialecte Yao se montre foncièrement empreint de consonances cantonaises. Pour finir on peut aussi préciser que, comme dans toutes les zones frontalières de la province de Phongsali, ces villageois se rendent plus souvent s'approvisionner dans un bourg chinois que lao, les premiers se faisant presque toujours plus aisément accessibles.

Déjà trois repas avalés ici, en compagnie de mes hôtes ou de voisins, et tous furent exclusivement composés de ces trois seuls ingrédients, riz, pousses de bambou et piment. Je n'ai ainsi pas encore aperçu le moindre gramme de viande dans tout le village, sous quelque forme que ce soit, fraîche ou boucanée. Alors, pour "faire semblant", on frit parfois dans de la graisse de porc quelques pousses de bambou qui ont été au préalable longuement séchées au soleil - ce qui les durcit quelque peu - puis découpées en lanières. Ce n'est pas déplaisant mais on imagine sans peine quelle lassitude cela doit provoquer dans le long terme. La plupart des hommes engloutissent deux bols de riz pendant que j'ai le temps de venir à bout d'un seul. L'eau que nous buvons, et dont nous nous servons dans ces mêmes bols à la fin des repas, est préalablement bouillie et infusée avec je ne sais quelles écorces ou herbes. D'une famille à l'autre, elle offre toujours un goût nouveau.

Chacune de la petite quinzaine de maisonnées qui composent le village possède approximativement cinq à dix cochons - porcelets inclus - dix à quinze poules, parfois quelques canards, et peut-être trois à six ou sept chiens. Quant aux bovidés, zébus et buffles, je ne peux pour l'heure les dénombrer puisqu'aucun d'eux ne se montre actuellement dans les environs, tous s'en étant allés divaguer en forêt. Je peux toutefois me permettre d'imaginer, sans risquer de trop me tromper et en m'autorisant une comparaison avec ce que j'ai déjà pu observer dans d'autres endroits similaires, que chaque famille en détient, au mieux, un ou deux spécimens. Il n'est pas rare que ces placides animaux à cornes s'absentent durant de nombreuses journées - voire semaines - d'affilée, et il m'est très souvent arrivé de me faire surprendre par leur soudain remue-ménage dans des buissons adjacents aux sentiers lors de mes randonnées d'un village à l'autre, rencontres parfois opérées à plusieurs heures de marche du tout premier lieu habité. Il est vrai que ces imposants animaux n'ont à craindre aucun prédateur en forêt, et il semble que c'est presque uniquement grâce à une accoutumance à la pierre à sel que les paysans parviennent à les faire revenir de temps en temps aux villages. Ce n'est pas le cas des volailles qui, pour les protéger des attaques de bêtes sauvages nocturnes, sont enfermées chaque soir dans les poulaillers, en fait de simples caissons de bois élevés sur pilotis, ni des cochons qui, s'ils ont la possibilité de divaguer continuellement à proximité du hameau - afin de dénicher eux-mêmes une part substantielle de leur nourriture - reviennent eux aussi quotidiennement aux abords des huttes dès le soir venu. En journée, on aperçoit souvent certains d'entre eux, peut-être les plus téméraires et "aventuriers", affublés chacun d'un carcan de bois de forme triangulaire passé autour de leur cou, et qui leur interdit de pénétrer dans les buissons les plus épais, ou du moins offre l'avantage de largement ralentir leur progression si on doit aller les y récupérer.

Il est toujours amusant - et même à vrai dire agréable - en fin de journée dans les hameaux, d'entendre les cris de ralliement harmonieusement lancés par les femmes à destination de leurs basse-cours - auxquelles il faut inclure les cochons - et qui ont pour effet immédiat de faire rappliquer vers elles chacune de leur bête, qui reconnaissent, visiblement sans jamais aucune erreur de destination, l'appel spécifique de leur maîtresse. Il n'est pas difficile de deviner que les glanages journaliers dont ces bêtes profitent aux alentours des hameaux constituent une véritable nécessité lorsqu'on constate la frugalité des rations quotidiennes qui leur sont accordées. Quelques grains de maïs jetés pêle-mêle au sol pour les poules, et qui disparaissent en quelques minutes dans leurs gosiers, quelques végétaux sommairement cuits pour les cochons, soupes que ces bêtes de race primitive, aux toisons sombres et aux groins allongés, gloutonnent avidement dans les auges, des troncs de bois évidés qui traînent en permanence au sol devant chaque hutte.

Il y a de cela environ deux semaines, alors que je marchais entre deux villages Akha Pouli Noy, j'avais assisté à une scène peu coutumière, deux hommes qui rapportaient au village, le transportant à la palanche, un bufflon mort qui avait chuté dans un ravin, et qu'ils avaient visiblement été contraints d'achever, ce que laissait du moins supposer une entaille pratiquée à la gorge de la bête. Poursuivant ma route, c'est cette fois a priori la mère du jeune animal que j’aperçus un peu plus loin. À peine l'avais-je dépassée qu'elle entreprit de faire demi-tour, sans aucun doute et à raison contrariée par ce qu'elle venait de subir, s'attachant alors désormais à suivre mes pas avec obstination, se contentant de marcher lorsque je lui faisais face, mais se mettant presque à trotter, comme hésitant à me charger, dès que je lui tournais le dos. J'eus pour le coup réellement peur durant quelques instants car ces imposants bestiaux, si en temps normal ils peuvent faire preuve d'une impassibilité confondante, impressionnent tout de même de par leurs dimensions écrasantes et les spectaculaires et monumentales paires de cornes qu'ils arborent. De plus, en cet instant, je n'apercevais pas le moindre espace qui aurait pu me permettre de me replier à l'abri, un flanc du chemin bordant le ravin et l'autre une pente abrupte, tous deux donc formellement inabordables en cet endroit. Parapluie fermé brandi en direction du monstre, je me suis alors mis à lui parler pour tenter de l'apaiser, tout en marchant à reculons sur deux ou trois centaines de mètres, jusqu'à atteindre un passage finalement praticable vers la pente. Parvenu là, les jambes en coton, j'ai enfin pu souffler en attendant qu'il se décide à s'éloigner. Le soir, mimant plus que racontant cet épisode aux villageois, ils avaient un peu ri, mais m'avaient aussi adressé le signe du pouce levé.

10 octobre - Ban Sumpoy Neu

Les trafiquants

Que d'eau, que d'eau ! Il pleut quasiment sans discontinuer depuis bientôt quarante-huit heures, des trombes la nuit, moins abondamment en journée, mais de manière tout de même presque incessante. Je passe la matinée assis sous l'auvent de telle ou telle hutte, allant de l'une à l'autre, rédigeant là mes notes, discutant et plaisantant en compagnie d'hommes et d'enfants, qui composent en permanence autour de moi des assemblées de tailles variables. Durant tout ce temps le spectacle qui s'offre à nous n'est que ce perpétuel rideau d'eau qui s'abat continuellement et de toute celle qui s'écoule au sol, sur la pente de terre, formant des ruissellements qui la ravinent sans cesse. Oisifs, mes compagnons d'infortune ne se lassent pas de fumer, dans les énormes bangs, les pipes à eau, cet étrange tabac d'une teinte jaune vif et d'un aspect finement filandreux, presque comme de la ouate, expirant après chaque bouffée de volumineux panaches, de véritables nuages de fumée blanche. J'accomplis un rapide aller et retour obligé vers les buissons afin d'assouvir un besoin naturel, armé de mon parapluie et d'un bâton - puisqu'escorté de trois ou quatre cochons intéressés que, dans ces situations, il est rigoureusement impossible de chasser. Mon retour au village peu après s'opère cette fois accompagné de quelques sangsues, qu'il ne faut en aucun cas se contenter d'éjecter d'une pichenette si on ne veut pas s'attirer la réprobation de ses compagnons du moment, mais brûler sans pitié. En définitive, seules ces répugnantes bestioles et les cochons semblent satisfaits de ce contexte pour le moins humide.

Depuis mon arrivée dans le village l'avant-veille, je n'ai eu l'occasion de déjeuner qu'une unique fois en compagnie de ma famille hôte, sous le toit de laquelle je ne fais alors presque que passer la nuit, invité ou m'invitant à chaque repas dans une hutte différente. J'ai ce matin, chez des voisins, enfin pu profiter d'un peu plus de diversité culinaire puisqu'un plat du tofu s'ajoutait aux incontournables pousses de bambou bouillies pour accompagner le riz. Patiemment obtenu après une longue séance de broyage des graines de soja entre des meules circulaires de pierre actionnées à la main, puis une cuisson en règle, il ne s'agit pas du tofu que l'on a l'habitude d'observer en Occident, celui qui se maintient en blocs homogènes d'aspect plus ou moins gélatineux, mais plutôt d'une sorte de purée - ou épaisse bouillie - dont on peine à prélever, dans le plat commun et à l'aide des seules baguettes, des bouchées bien volumineuses. Je laisse généralement quelques milliers de kips aux familles qui me nourrissent, mais depuis mon arrivée ici je suis parvenu à les faire accepter à une seule d'entre elles.

La journée s'écoule alors de manière semblable à celle de la veille, oisive, paresseuse, et même un peu désœuvrée à vrai dire. Grâce à tout ce temps libre et à cette réclusion forcée à l'intérieur du hameau durant les plus grandes parties de ces journées, je familiarise plus aisément avec mes compagnons que dans certains autres endroits, où je me trouve généralement de plus bref passage - mais probablement aussi que le tempérament doux et la nature foncièrement attachante des Yao y contribuent pour une large part. Les enfants ont passé outre leur timidité, et s'amusent désormais de ma présence, mon apparition dans leur village démarquant à coup sûr à leurs yeux ces journées de la majeure partie de celles de leur quotidien. Leur petite bande me suit maintenant dans presque tous mes déplacements, d'une hutte à l'autre, et certains d'entre eux s'attachent à relater je ne sais quelles anecdotes me concernant dans chacune des nouvelles maisonnées auxquelles nous rendons visite. D'avoir pu parcourir le paquet de photographies que je transporte - que je vais distribuer les prochains jours et qui montrent en grande partie d'autres Yao - quelques femmes se sont complaisamment laissées photographier, ce qui n'est pas le cas des adolescentes et des plus jeunes filles, que ma présence effarouche encore largement. Toujours, partout, ici ou ailleurs, je croise des visages magnifiques, parfois également de véritables "tronches" ou "gueules", des faciès qui en ont vu, et dont les corps ont surtout travaillé très dur pour survivre jusqu'à maintenant. Hier soir, alors que je faisais part de l'engourdissement du mien après une journée aussi dépourvue du moindre effort physique, le grand-père de ma famille d'accueil s'est proposé de me masser. Je ne me suis pas fait prier et, durant près d'une heure, il s'y est attelé, tout en discutant avec un vieux camarade à lui, qui nous avait rejoints pour fumer l'opium à nos côtés, et qu'il a ensuite accompagné dans cette occupation.

L'eau, la pluie incessante, ravine le sol pentu du village. Au fil du temps, deux crevasses majeures sont apparues sur ses flancs, l'encadrant de près de part et d'autre, et y drainant sans interruption une eau opaque et boueuse. Là et partout ailleurs, les déjections animales se diluent à mesure qu'elles sont déposées. Là-dessus, les enfants gambadent et courent pieds nus, de vrais cabris qui glissent et chutent rarement, là où pour ma part je dois veiller à prendre mille précautions pour ne pas me retrouver étalé au sol. Hommes et femmes, lorsque cela est nécessaire, ne se privent pas de se racler la gorge et de cracher, bruyamment et abondamment, ou encore de se moucher dans leurs doigts, avant de les essuyer contre la paroi d'une hutte, ou plus opportunément sur le dos d'un cochon de passage.

Je visite ainsi plusieurs familles, essayant parfois de me rapprocher plus particulièrement des femmes, autant afin de pouvoir profiter de leur agréable compagnie que de les observer à certaines tâches. Je parviens cependant difficilement à m'affranchir de la promiscuité d'un noyau dur de jeunes hommes, presque des adolescents en vérité qui, victimes de leur désœuvrement, aiment eux aussi m'accompagner dans mes déplacements et qui, avec leurs blagues peut-être pas toujours très drôles, finissent malheureusement par faire s'éloigner la gent féminine. Nous tuons ainsi le temps à nous tenir assis, tantôt à l'extérieur sous les étroits auvents de chaume, à deux pas de quelques cochons qui ont eux aussi momentanément fui l'humidité ambiante, tantôt à l'intérieur, autour d'un foyer, sur des tabourets de rotin ou de bois, alors de simples blocs mal équarris, les uns et les autres rarement plus hauts que d'une dizaine de centimètres, nous obligeant à rapprocher nos genoux jamais bien loin de nos mentons.

Chacun de mes objets, ceux qui restent le plus souvent visibles, ma boussole, mon sifflet de secours, ma gourde en aluminium ou mon cadenas à code par exemple, tous de belle fabrication occidentale, attisent sans cesse la curiosité des villageois, qui se les passent alors continuellement de main en main. Il suffit par ailleurs que je me mette à fouiller durant quelques instants dans la sacoche que je porte en permanence en bandoulière, pour que la majorité des regards alentours se concentrent sur elle, dans l'attente de découvrir ce qui va en sortir. Alors, maintenant que je suis bloqué ici depuis près de trois jours, est venu un moment où il m'a fallu me résoudre à extirper des entrailles de mon sac principal - lui-même déjà suffisamment auréolé de mystères comme ça - la boîte en plastique à fermeture hermétique dans laquelle je conserve à l'abri mille trésors, des pellicules photographiques, des médicaments, des piles de rechange et divers accessoires supplémentaires, parmi lesquels quelques petits cadeaux, des papiers, etc. Généralement je m'arrange pour parvenir à effectuer cette opération - comme celle de l'accès à mon "magot" - de manière très discrète, m'y penchant le plus souvent en dehors des villages, aux moments où je me trouve en chemin entre l'un et l'autre de ceux-ci, et toujours dans des endroits où je ne risque en aucun cas d'être surpris ou aperçu par autrui. Lorsque je m'y suis cet après-midi attelé, à l'intérieur même de la hutte, le silence s'est imposé d'un seul coup, au moment où la grosse boîte blanche apparaissait. Ne souhaitant bien entendu pas laisser mes hôtes dans l'expectative à son sujet, je leur ai rapidement montré et décrit son contenu, sous leurs regards attentifs.

À la différence de celui-ci, il semblerait que le prochain village, nommé Ban Poutcha Maï et qui est également habité par les Yao, soit d'une dimension particulièrement conséquente, comme un des plus imposants de la région. Le grand-père opiomane-masseur s'est proposé de m'y guider. J'aurais voulu m'y rendre dès aujourd'hui mais l'homme "au bonnet", mon hôte et qui n'est autre que son propre fils, a insisté pour que je reste là une troisième nuit, m'encourageant à reporter mon départ au lendemain, lorsque la pluie aura peut-être cessé. J'ai abdiqué, bien qu'il faille que je commence à surveiller d'un peu plus près le défilement des jours sur le calendrier.

Trois étrangers chinois qui étaient apparus dans le village au lendemain de mon arrivée l'ont finalement quitté ce matin, malgré la pluie et pour, m'ont-ils affirmé, "quatre heures de marche" jusque quelque part en Chine voisine. M'enquérant après d'eux pour savoir s'il existait véritablement un chemin pour s'y rendre, ils m'ont assuré que ce n'était pas le cas. Il est bien entendu qu'ils allaient emprunter un sentier, mais sans doute ne faudrait-il pas s'attendre à autre chose qu'une vague trace, à peine dégagée car trop peu souvent foulée par des pieds d'hommes. Ce qui ne fait en revanche aucun doute, c'est que, dans ces zones situées à l'écart de tout, ces franchissements transfrontaliers se réalisent en totale illégalité, la ligne de démarcation délimitant les deux pays voisins se présentant ici d'une manière tout à fait informelle - c'est-à-dire inexistante - et donc en aucun cas surveillée par qui que ce soit. En tout état de cause cela représenterait en effet, sur tant de dizaines de kilomètres linéaires de territoires forestiers denses et escarpés, une tâche dont il serait définitivement impossible de venir à bout. Un quatrième Chinois réside, pour sa part, à demeure dans le village, aux côtés d'une femme Yao qu'il a vraisemblablement épousée. Tous deux occupent une très modeste cabane de bambou - alors que toutes les autres sont bâties en bois - implantée à une quinzaine de mètres en dehors de la palissade qui cerne en totalité le hameau. Elle compose de la sorte le seul habitat du village qui est disposé de cette façon inhabituelle. Peut-être l'homme est-il lui-même un Yao de Chine, mais son allure générale et vestimentaire le distingue cependant immédiatement de l'ensemble des autres villageois. Il porte ainsi la tenue caractéristique de la majeure partie des paysans du sud profond de la Chine voisine, pantalon et veste "de ville" mais de qualité exécrable et très mal taillés. C'est aussi l'unique personne du village que j'ai aperçue en possession de cigarettes industrielles. En trois jours, je ne l'ai pas vu une seule fois visiter une des autres huttes du hameau, et c'est sous son toit, dont la porte reste close en permanence, que ses trois compatriotes partis ce matin ont effectué leur court séjour. Il ne fait aucun doute que ces quatre-là sont négociants en opium. En effet, si la majeure partie des trafiquants, qui tiennent généralement bien en main leurs territoires de production respectifs, ont plutôt pour habitude de périodiquement les sillonner afin de pouvoir continuellement sonder les vendeurs potentiels qui s'y trouvent, il arrive que quelques-uns d'entre eux décident de stationner, comme ici, presque à demeure dans les hameaux des zones probablement les plus productives et rentables. Ils assurent ainsi un rôle de guet permanent sur les opportunités d'achat qui se présentent régulièrement parmi les villageois. Ces derniers ont en effet pour coutume, du moins lorsque cela semble envisageable, notamment s'ils en ont engrangé des quantités suffisantes, de capitaliser une partie de leur récolte opiacée de l'année. Ils se réservent ainsi la possibilité de pouvoir s'en défaire à d'autres périodes plus tardives, à des moments où les prix auront évolué à la hausse, ou lorsqu'un besoin crucial d'argent se fera sentir, quand par exemple il devient nécessaire d'acquérir du riz à l'extérieur, aux instants critiques où on réalise qu'on ne parviendra pas à opérer la soudure alimentaire entre deux moissons annuelles successives.

J'ai décrit plus haut les vêtements traditionnels masculins Yao, et ceux des femmes dans un autre texte. Aussi je ne reviendrai pas à ces derniers, sauf pour faire part d'un détail inattendu dont je viens de me rendre compte. J'ai ainsi découvert que les espèces de larges "cravates" portées par les femmes et les jeunes filles Yao, ces attributs décoratifs composés de deux ou trois centaines de fils de soie tressés de couleur rose fuchsia quasi fluorescent qu'elles arborent sur leur buste avaient deux fonctions : les embellir encore bien sûr, mais aussi, lorsqu'elles se tiennent assises près d'une hutte pour broder, sous l'auvent formé par la toiture, composer une surface réfléchissante qui réverbère la lumière naturelle sur leur gorge, sur le dessous de leur menton, dans l'intérieur de leurs mains. Cette lumière provenant de l'extérieur se trouve de la sorte vivement "concentrée" sur le cœur de leurs travaux d'aiguille, les fines et subtiles broderies remarquablement élaborées pour lesquelles une parfaite acuité visuelle est requise. Lorsque je m'en suis rendu compte, j'ai même d'abord cru que la jeune fille disposait d'une petite lampe placée entre les jambes. Ceci est aussi emblématique que les caractères chinois brodés sur les bonnets, et illustre tout autant sublimement le subtil et discret raffinement des femmes Yao. Je suis passablement fier de ma découverte car intimement convaincu que peu d'autres en avaient connaissance jusque là.

Quel dénuement auquel je suis ici confronté. Les enfants, pour ceux parmi les plus jeunes qui ne vont plus nus, sont vêtus de véritables loques. Ou encore, bien que ce ne soient là que quelques exemples tout à fait symboliques, mais finalement révélateurs du degré de pauvreté ambiant, je note que les villageois n'utilisent ici même plus de briquets pour allumer leurs pipes à eau, et se contentent de tisons qu'ils prélèvent dans les foyers. Ils ne se déplacent plus, la nuit d'une hutte à l'autre, équipés d'une mauvaise torche électrique de fabrication chinoise, mais d'une simple poignée de fuseaux de bois qui sont enflammés les uns après les autres, au fur et à mesure de leur combustion. Dans certaines familles on ne mange plus sur les petites tables basses de rotin, mais sur un van à riz posé directement sur le sol de terre. Le lao-lao, l'alcool de riz, n'abonde plus car la céréale est préservée pour la nourriture. Même la poudre à fusil et les plombs de chasse sont confectionnés artisanalement sur place.

Il ne fait désormais plus de doute que le discret et mystérieux homme chinois qui réside dans le village est un acheteur d'opium. On a fini, après quelques insistances de ma part, par me l'avouer. Cet après-midi, j'ai rôdé un instant à proximité de sa cabane, en me mettant même ostensiblement à tousser pour bien lui signifier ma présence, et donc essayer de le rencontrer, mais il n'en est jamais sorti. Dans une hutte voisine, située pour sa part à l'intérieur du hameau, mais tout de même un peu à l'écart des autres, et que je n'avais jusqu'alors pas visitée une seule fois depuis mon arrivée - ayant observé que cette porte là aussi restait close en permanence - j'ai fini aujourd'hui par m'y rendre et y ai rencontré deux gars que je n'avais pas encore aperçus de tout mon séjour. Opiomanes addictifs, ils fumaient là, dans un dénuement presque total, vêtus de loques et laissant apparaître des physionomies d'un aspect presque inquiétant, rachitiques, semblant comme dénutris. Une vieillarde vaguement dégénérescente se tenait également là, assise dans un coin, occupée à très lentement égrener à la main des épis de maïs, détachant laborieusement un à un chaque grain.

11 octobre - Ban Poutcha Khao

Les crétins

Je suis enfin parvenu à m'extirper du village de Ban Sumpoy Neu, après y avoir tout de même passé trois journées consécutives, occupées à pas grand-chose de plus qu'y tuer le temps. Mon guide-masseur-opiomane fut de la partie, pour parcourir le bout de chemin qui allait nous conduire au village de Poutcha Khao. Amusant, et même en définitive particulièrement sympathique, durant notre marche il a pris soin de me montrer des choses et d'autres dans la forêt, ici une plante, là une colline, là je ne sais quoi, en accompagnant chacune de ces désignations de quelques commentaires, auxquels je ne comprenais malheureusement rien du tout. Finalement, il s'est mis à chanter, se prenant d'un petit rire communicatif entre chaque strophe. J'ai néanmoins encore une fois pu me rendre compte de visu et en sa compagnie que l'opium constitue résolument, et même par excellence, la drogue de la lenteur. Il faut dire que mon camarade avait prestement clos la dernière de ses séances de fumerie - mais peut-on vraiment parler de séances au pluriel lorsque cette pratique est devenue un mode de vie à part entière ? - quelques minutes seulement avant notre départ, le temps qu'il lui fallait pour enfourner sa pipe et ses indispensables accessoires dans une minuscule besace toute rapiécée, accessoires complétés de rien de plus qu'un misérable morceau de bâche de nylon censé le protéger de la pluie le cas échéant. Au bout de pas plus d'une demi-heure de cheminement, il nous a déjà fallu nous arrêter au bord du torrent, afin qu'il lave le bout de chiffon qui lui servait de chemise, opération qui lui a bien nécessité vingt minutes. Plus loin, il s'est pris d'une envie de cueillette de je ne sais quelles herbes, dont il a patiemment réuni une belle poignée, ensuite enfouie dans son sac. Ce fut pourtant là une fois de plus, dans ces parages chargés d'humidité, un royaume de sangsues, le genre d'endroit où je n'aime pas du tout devoir stationner. Aussi, un peu contrarié par cet engourdissement des gestes et cette lente nonchalance, je l'ai congédié dès le premier village traversé. C'était cette fois-là un très gros village Yao, d'une taille contrastant alors exagérément avec le minuscule hameau dans lequel je venais de passer trois nuits, puisqu'on devait bien y compter jusqu'à une centaine d'habitats, un nombre peu commun au regard d'un lieu si excentré des principales voies de communication de la province.

Mon guide et moi nous y sommes tous deux autorisés une halte, et lui m'a immédiatement entraîné dans une hutte dans laquelle une famille célébrait, visiblement depuis déjà trois ou quatre jours, la naissance d'un enfant. Aubaine inespérée, nous avons alors pu y profiter de viandes en quantité, de la poule et même du cochon, rien de moins que les tout premiers morceaux carnés que j’apercevais dans un village Yao, et ceci depuis maintenant quatre ou cinq jours. Jugeant cependant l'atmosphère de ce village un peu trop agitée, j'avais à cet instant déjà pris la décision de ne pas y faire de halte pour la nuit. J'ai alors dû m'entourer de mille précautions pour ne pas me faire déborder par les innombrables tournées de lao-lao qui se sont mises à défiler devant mes yeux, ni me laisser entraîner par des invitations un peu hâtivement et "ivrement" adressées par quantité de villageois aux haleines éthérées. Plus tard, commençant malgré tout à passablement ressentir les effets de l'alcool, je repartais, seul. Je ne le fus cependant pas très longtemps, puisque peu après un homme me rattrapait, alors qu'il se dirigeait pour l'heure dans la même direction que moi.

Ce nouveau camarade de route porte en bandoulière, d'un côté une petite besace, de l'autre un fusil, une de ces sommaires et rustiques pétoires de fabrication artisanale que l'on peut fréquemment apercevoir aux mains des montagnards. Lui aussi profite de ce déplacement pour effectuer quelques cueillettes aux abords du sentier, se concentrant pour sa part sur de minuscules baies rouges qui poussent le long des tiges d'une sorte de liane, qui tantôt rampe au sol, tantôt s'accroche aux troncs de certains arbres. Je m'enquiers de savoir si elles sont comestibles et, après une réponse affirmative, m'y essaye, avant de me rendre compte qu'elles n'offrent qu'un goût poivré et acide au possible. J'ouvre la marche, mais dois reconnaître que l'apparition de ce compagnon s'avère bienvenue pour dissiper quelques doutes quant aux directions à suivre. Il n'est d'ailleurs pas improbable que, sans sa présence, j'eusse fini par décider de faire demi-tour pour tâcher de recruter un nouveau guide. Nous quittons enfin les berges de la rivière Ngeun Li, le cours d'eau qui m'accompagnait depuis déjà quelques jours, puis gagnons les hauteurs pour basculer finalement dans la vallée voisine. La sente est littéralement noyée sous la végétation, nous franchissons des fourrés ainsi que des étendues de ces très grandes herbes dites "à paillotes" et dont la hauteur dépasse allègrement les deux mètres. Dans ces zones, il faut véritablement se frayer un passage à l'aide de mouvements des bras, et on en arrive parfois à ne plus y apercevoir ses pieds. À nouveau la pluie fait son apparition, peu abondamment toutefois, et à nouveau les sangsues sont de la partie. J'en compte jusqu'à une bonne vingtaine d'entre elles accolées sur une seule de mes jambes, certaines parvenant même à atteindre mes cuisses avant que je puisse me charger de leur sort. Cet état d'ensauvagement des sentiers interpelle une fois de plus, tant il est révélateur du fait que les villageois de ces secteurs reculés disposent de très peu d’occasions de les parcourir, quand bien même il s'agit là de dessertes principales, et de plus, dans ce cas précis, conduisant à un village à la démographie relativement importante.

En revanche, les fortes pluies de ces trois derniers jours ont probablement eu pour effet bénéfique, sur les pentes, de finir par laver les boues de surface puisque le chemin me semble plus praticable et moins glissant qu'auparavant. L'intérieur de mon sac commence cependant à sérieusement souffrir de l'humidité car, tout aussi efficace qu'il puisse se faire parfois, mon grand parapluie est rendu inutilisable dans les passages les plus étroits, et même si j'ai à peu près protégé son contenu le plus fragile, cette humidité omniprésente finit par s'insinuer et par l'emporter. En outre, ces conditions climatiques ne me permettent plus d'opérer une lessive quotidienne, puisque celles-ci nécessitent ensuite trop de temps pour sécher. Également un peu dommageable, j'ai omis de réapprovisionner ma réserve de savon et de lessive lors de mon passage à Phongsaly-ville, six jours plus tôt. J'en suis ainsi réduit à une portion congrue du premier, et définitivement privée de la seconde, et ce n'est visiblement pas dans les parages que je vais pouvoir en dénicher à nouveau. Il n'est même pas sûr que dans le grand village de Poutcha Khao récemment traversé, une seule famille s'occupait d'en revendre, parmi quelques autres produits de base de ce type. Toujours est-il que la célébration de la naissance à laquelle j'avais momentanément pris part là-bas m'a détourné de cette préoccupation.

L'homme au fusil a finalement bifurqué au bout d'un peu plus de deux heures trente de marche commune et je ne suis pas parvenu à savoir où il se rendait ensuite, trop évasif qu'il est resté sur le sujet. Trente minutes plus tard, j'entrais alors seul dans un nouveau village Yao, celui de Ban Poutcha Khao. D'un aspect assez similaire à celui de Ban Sumpoy Neu dans lequel je venais de passer trois nuits, c'est-à-dire d'une esthétique à la fois pittoresque et âpre, bucolique et sauvage, il réunit une grosse quinzaine de huttes. Elles aussi sont bâties en recourant uniquement à des matériaux naturels directement issus de la forêt, qui ici également, épaisse et verdoyante, le cerne de très près, quelques "langues" de végétation y pénétrant même çà et là. Ce hameau n'est pour sa part toutefois pas clôturé avec une palissade de protection, et quelques arbustes ont en outre été préservés à proximité des huttes, ce qui accentue encore son aspect champêtre. Ces huttes présentent une architecture à nouveau sensiblement différente de celles observées dans les hameaux précédents puisqu'elles apparaissent à la fois plus massives et trapues, une impression encore renforcée par leurs vastes toitures de chaume qui les couvrent - elles étaient exclusivement composées de lauzes de bois à Ban Sumpoy Neu - dont les pans retombent très bas devant les façades, parfois à pas plus d'un mètre cinquante du sol, obligeant à se pencher avant de pouvoir faire face à la porte. Ces ravancements des toitures offrent du même coup de larges espaces extérieurs abrités des intempéries. Enfin, les parois sont entièrement construites soit en planches de bois, soit en pisé jusqu'à la mi-hauteur, de courtes planches complétant alors la partie supérieure.

Ce matin, aux alentours de 6 heures, une femme accompagnée de deux de ses enfants quittait le village de Ban Sumpoy Neu, chacun d'eux affublés d'une charge proportionnelle à leur taille et à leur force physique. Alors qu'on avait harnaché à même le dos d'un des gamins deux épaisses couettes, puis équipé son frère d'une petite hotte emplie de quelques ustensiles et vêtements, celle de la mère, excessivement volumineuse, débordait d'une couverture, d'un sac de riz, de marmites noircies, d'outils divers, elle aussi de quelques vêtements, et je ne sais quoi d'autre encore. Ils s'en allaient ainsi rejoindre le reste de la famille, déjà parti quelques jours plus tôt dans la même direction, vers les rays - les rizières de pente en forêt - les plus éloignés du village. Les familles procèdent régulièrement de la sorte au moment des phases de travaux lourds, tels le défrichage des parcelles, leur sarclage ou encore la moisson, afin de ne pas perdre quotidiennement un temps précieux nécessaire pour s'y rendre. Ces familles résident ainsi plusieurs nuits d'affilée dans les minuscules abris éphémères que l'on y élève chaque année, s'attelant du matin au soir aux travaux agraires, et y vivant dans des conditions bien spartiates le reste du temps, les soirées et les nuits. Il m'est arrivé une seule fois, par le passé, de profiter d'une nuit en compagnie d'une famille dans ces conditions, c'est-à-dire quasiment au cœur de la forêt, où on se rend alors pleinement compte que c'est à ces instants qu'elle vit vraiment, tant les bruissements, les froissements de la végétation, les appels et les cris animaux y sont incessants.

C'est un placide et sympathique grand-père qui m'a accueilli sous son toit, ici à Ban Poutcha Khao. Avec lui, ne cohabitent en ce moment dans la hutte que trois ou quatre jeunes enfants, les autres membres de la famille étant absents pour quelques jours, justement partis travailler dans des rays éloignés du village. À ses côtés je bénéficie alors d'une paix et d'une tranquillité particulièrement appréciables, ce qui me change du village de Ban Sumpoy Neu où, des trois jours derniers, je parvenais même parfois difficilement à me ménager quelques moments de solitude. Ici, il me suffit de me réfugier dans sa hutte pour en profiter sans gêne. D'un calme confondant, il ne s'évertue en outre pas à m'assaillir de questions - à vrai dire il ne m'en a même pas posé une seule depuis mon arrivée - ni à attirer les habituelles assemblées autour de moi. En réalité, il ne m'adresse pas plus de quelques paroles de la journée, celles à caractère pratique nécessaires, telles « Mangeons maintenant », « Oui, j'approuve » et « Oui, va dormir ». Je relève aussi qu'il s'applique à remarquablement bien tenir son intérieur en l'absence des femmes. Le sol est propre et débarrassé de tout encombrant, rien ne traîne non plus autour des foyers de cuisson. Il y a en outre de l'eau bouillie à disposition tout au long de la journée, ce qui ne se constate pas toujours ailleurs, où il faut parfois se contenter de seaux, de tubes de bambou ou de jerricans emplis d'une eau directement rapportée de la source proche, et dans lesquels chacun se sert sans plus de cérémonie, le plus souvent à l'aide d'une simple louche ou d'un gobelet commun. Hier soir, après avoir pris soin de préparer la soupe de pousses de bambou des enfants, il m'a entraîné dans une hutte voisine où, là aussi, heureux hasard, l'on fêtait la venue au monde d'un bébé. Nouvelle aubaine gastronomique, il y avait du cochon et pas moins de six plats différents pour accompagner le riz. Je me rends malheureusement à nouveau compte, comme cela est le cas depuis déjà quatre ou cinq jours que je sillonne ce secteur, que les villageois peinent à comprendre une large part du pauvre vocabulaire lao que je m'efforce pourtant d'employer, et que moi-même, de mon côté, je ne parviens pas à démêler la majeure partie de leurs propos.

À Ban Sumpoy Neu, j'avais remarqué que deux maisonnées abritant chacune un "idiot de village" étaient réunies dans le même recoin. Étant donné le faible nombre de familles qui résidaient dans ce hameau - une quinzaine seulement - on pouvait légitimement attribuer cette circonstance au hasard, mais je constate ici, à Ban Poutcha Khao, qu'un schéma identique se produit à nouveau, avec cette fois trois maisonnées concernées, qui sont alors elles aussi implantées un peu à l'écart des autres, regroupées sur le même flanc du village. Chacune de ces familles présente ainsi un membre atteint de crétinisme. Peut-être que cette appellation - "les crétins" - employée pour titre de ce chapitre, aura semblé exagérément péjorative, voire moqueuse, à certains lecteurs, aussi je précise tout de suite que j'en fais ici usage dans son sens premier, et donc médical, en faisant de la sorte référence au crétinisme pathologique. Les individus que j'observe en cet endroit, de même que ceux aperçus il y a quelques jours à Ban Sumpoy Neu, ont l'avantage de pouvoir vivre en compagnie et à l'abri de leurs familles respectives. Il m'est en effet plusieurs fois arrivé, par le passé, d'en rencontrer qui n'avaient pas d'autres choix que de survivre seuls, maintenus plus ou moins à l'écart de la communauté, mais alors systématiquement dans des conditions plus que misérables, dans des huttes à peine dignes de ce nom, presque des tanières, parfois de minuscules cabanons finissant même par être gangrenés par des plantes envahissantes. Ils vivaient là d'expédients cédés par des voisins ou de vagues parents, puisque incapables de cultiver ou de se procurer par eux-mêmes la moindre ressource.

Presque toujours au moins un individu atteint de crétinisme, d'une gravité plus ou moins prononcée, est visible dans chaque hameau de montagne, et il est généralement difficile de leur attribuer un âge tellement cette maladie déforme les corps, et aussi les traits, à tel point qu'il est même parfois délicat de pouvoir deviner leurs sexes. Leurs co-villageois les désignent le plus souvent sous le terme - pour le coup indubitablement péjoratif - de "ngan bo ngam", c'est-à-dire les beaux pas beaux, si on traduit l'expression de manière littérale. Assez régulièrement affublés d'un goitre plus ou moins volumineux et proéminent - il n'est par ailleurs pas rare d'observer, dans tout le pays, autant dans les montagnes que dans les villages de plaine, des femmes elles aussi affectées d'un goitre, mais dans leur cas non associé au crétinisme - ces individus présentent donc des physionomies malheureusement presque toujours repoussantes, entre nanismes disgracieux, postures "bancales" et autres malformations physiques, et surtout de réelles déficiences mentales.

Bien que ne disposant d'aucune référence à mentionner à ce sujet, je reste persuadé que les causes et origines de ces pathologies sont identiques à celles que subissaient, encore jusqu'au dix-neuvième siècle, certaines populations hôtes de nos massifs montagneux européens, et qu'elles ne sont en aucun cas provoquées par suite d'un improbable excès d'endogamie et des problèmes de consanguinité qui pourraient en résulter, comme on pourrait peut-être trop hâtivement y songer de prime abord. En effet, les populations de ces contrées ont parfaitement conscience des conséquences possibles de telles dérives, et sont donc aptes à prendre les dispositions sociales nécessaires pour s'en prémunir. Il faut ainsi, à coup sûr, tout simplement rechercher l'origine de ces pathologies dans des carences persistantes en iode. Rappelons effectivement à ce sujet que nous nous situons très loin de la mer, que les produits issus de celle-ci sont bien entendu pour l'heure totalement inexistants dans les parages, et qu'ils n'ont d'ailleurs aucune chance d'y parvenir avant longtemps, de même que le lait, et enfin que le sel iodé est ici trop souvent remplacé - en outre avec exagération - par du glutamate de sodium.

Fréquemment lors des repas, notamment ceux du soir - peut-être est-ce uniquement dû à ma présence - les jeunes filles et parfois également les femmes ne se joignent pas à notre "table", autour du van à riz posé au sol. Elles s'assoient alors un peu à l'écart de notre cercle et se contentent, en guise "d'assiette", d'un fragment de feuille de bananier qu'elles passent préalablement brièvement au-dessus des flammes du foyer afin de l'assouplir puis, l'ayant empli de riz et d'un peu de légumes - plus souvent de pousses de bambou - le portent d'une main et s'y servent de l'autre.

Chez les Yao, on l'a dit, la couleur rose fuchsia est prégnante dans les parures traditionnelles des femmes. Même si elle n'est employée que pour l'élaboration de quelques ornements, notamment brodés, cette couleur contraste nettement et vivement - et s'impose alors aux regards - avec le fond dominant de toile de coton bleu indigo, sombre, presque noir, qui compose la base de tout vêtement. Cette couleur rose semble résolument exercer une fascination sur les Yao. Ainsi, outre ces attributs décoratifs rapportés sur les tuniques, on remarque de manière flagrante, à la simple contemplation générale d'un village, que nombre des articles textiles manufacturés qu'ils ont acquis à l'extérieur - c'est-à-dire les vêtements et couvertures acquis auprès d'un colporteur ou sur un marché et qui sèchent ou s'aèrent çà et là dehors sur des tringles de bambou - ont eux-mêmes également été sélectionnés spécifiquement en raison de leur couleur puisque c'est là aussi celle-ci - le rose donc - même si elle peut varier entre différentes nuances, qui domine, et très largement encore, sur ces objets. J'ai déjà remarqué autrefois que les quelques rares colporteurs itinérants chinois qui sillonnent ces secteurs, chargés de leur barda porté à la palanche d'épaule, l'avaient eux aussi bien compris et ne s'y trompaient pas à ce sujet, en dédiant une partie de leur stock à des vêtements d'enfant empreints de cette caractéristique "rosée".

12 octobre - Ban Poutcha Khao

L'intimité

Je me suis ce matin décidé, peu après le réveil, à ne pas quitter le village de Poutcha Khao trop hâtivement, mais de passer cette nouvelle journée ici, puis donc à nouveau la nuit suivante. Alors qu'il devenait nécessaire que je me rase la barbe, ayant négligé cette opération depuis maintenant trop longtemps déjà, les gamins, et même deux ou trois adultes, qui avaient pour le coup volontairement un peu prolongé leur corvée de ravitaillement en eau à la source, ont été captivés par ce rare "spectacle", que je leur ai ainsi malgré moi offert. De fait, la visite d'un falang dans la région compose elle-même un événement éminemment exceptionnel - un homme m'a affirmé que j'étais le premier d'entre eux que les plus jeunes mômes rencontraient - mais un falang qui se rase, c'était probablement une première pour un plus grand nombre encore. Il faut à ce sujet préciser que, dans ces contrées, les hommes, tous foncièrement imberbes, ne se rasent jamais. Tout au plus surprend-on parfois l'un ou l'autre d'entre eux, équipé d'un éclat de miroir et d'un coupe-ongles usé en guise de pince à épiler, occupé à éliminer quelques poils rebelles apparus sous leur menton.

Alors que je m'étais enquis à ce sujet auprès du grand-père, un des gamins a déniché pour moi dans le village un fond de sachet de quelques dizaines de grammes de lessive. Avec le seul paquet de cigarettes aperçu de tous ces jours derniers, tous les deux sont de fabrication chinoise. Ces petites doses de lessive sont ici communément utilisées pour différents usages, pour laver les vêtements, mais aussi les corps, et parfois même les cheveux. Quant à la vaisselle, on en vient le plus souvent à bout avec rien de plus qu'un peu d'eau froide, à peine un fond de marmite est-il de temps en temps réchauffé pour aider à récurer certains plats.

La pluie n'est plus tombée depuis hier soir. Ce matin, pour nourrir deux cochons qu'il tente visiblement d'engraisser, mon grand-père les a volontairement laissés pénétrer à l'intérieur de la hutte, dans laquelle il venait tout juste de répandre, jetées à même le sol de terre battue, quelques poignées de grains de maïs. Ce fut une scène inédite et assez effarante à observer, ces monstres noirs se ruant sur la nourriture - qu'ils ont littéralement "gloutonnée" en quelques instants seulement - à deux pas des enfants, des foyers de cuisson et du reste des objets familiers. Ce maïs promptement englouti, il a ensuite fallu user de quelques coups de pied pour les chasser vers la sortie. Il semble qu'on ne se donne ici même plus la peine de cuire leurs traditionnelles rations quotidiennes, et que les habituels déchets végétaux et troncs de bananiers hachés qui composent ordinairement leurs repas leur soient servis crus. Je n'observe d'ailleurs plus les woks géants généralement prévus à cet effet, et les foyers de cuisson que j'ai pu apercevoir dans quelques huttes se résument à de simples trépieds métalliques ou trios de pierres posés au sol. Pour le nourrissage des chiens, mon grand-père ne s'y prend pas autrement. Notre repas terminé, durant lequel la présence de certains d'entre eux aura été tolérée à nos côtés - et qui pendant tout ce temps se seront disputé les os et autres déchets que nous aurons recrachés au sol - il y jette quelques louches de riz puis les fait tous entrer, pour là aussi les laisser opérer une ruée en règle, montrer les crocs et grogner sourdement lorsque deux d'entre eux se rapprochent trop l'un de l'autre.

Riz, pousses de bambou et piment s'affichent aux menus trois fois par jour, matin, midi et soir. Cela semble sain, du moins si on se fie aux cycles de digestion, qui sont parfaitement réglés et rythmés ; les cochons n'en sont que plus satisfaits. Bien que je reste sceptique à ce sujet, les Yao m'affirment qu'ils ne mangent pas leurs chiens, alors que c'est le cas de la majorité des autres groupes ethniques du nord du pays, incluant nombre de Lao. Si cela est vrai - et même si ça ne l'est pas - s'ils en élèvent autant c'est aussi, sans aucun doute, pour bénéficier de leur rôle de prévention et d'alerte de certains dangers et autres incursions animales sauvages, grosses ou petites, aux abords des villages, notamment la nuit. En journée, il n'est pas rare d'assister à la ruée de l'un d'eux sur un rat surmulot ou un autre rongeur en train de s'échapper d'une hutte ou d'un grenier à riz, et qui tente ainsi de regagner le couvert des bois. Généralement, une fois que je suis accepté au sein d'une famille, je suis toléré par leurs chiens, mais pas forcément par ceux des voisins. Un jour, alors que j'avais voulu chasser à l'extérieur un des chiens de ma famille hôte, qui s'était furtivement introduit dans la hutte à un moment où la présence de ceux-ci n'y était plus admise, à l'heure d'aller se coucher, il m'avait "intelligemment" happé la main pour y exercer une pression, trop faible pour la blesser mais suffisante pour nettement la ressentir, comme pour bien me signifier que je débordais là de mes prérogatives de simple invité. Il faut par ailleurs savoir que, dans ces endroits, on ne caresse absolument jamais un animal, tous reçoivent en revanche de temps en temps, chiens ou cochons, quelques coups de pied et jets de pierres lorsque c'est nécessaire. Quant aux quelques chatons qui apparaissent parfois - ces animaux sont néanmoins relativement rares dans ces villages de forêt - au mieux ils se font un peu triturer par les plus jeunes enfants, immuablement privés du moindre jouet en peluche. Les seules fois où des adultes "caressent" des animaux, cochons ou chiens, c'est que ceux-ci sont opportunément de passage à leur proximité au moment même où ces personnes ont besoin de s'essuyer les mains, scènes définitivement cocasses que l'on observe parfois, alors que l'on est venu à bout de la dégustation d'un fruit juteux, par exemple un de ces melons-pastèques sans goût mais gorgés d'eau.

Le ciel, en se dégageant largement ce matin, m'avait laissé espérer de pouvoir réaliser quelques photographies de cet harmonieux village en fin d'après-midi, et tirer profit des belles lumières déclinantes dont on peut souvent bénéficier lors de ces instants. Cependant, alors que je pensais en avoir enfin terminé avec elle, voilà que la pluie fait sa réapparition en ce milieu de journée. Les bambins sont ravis, ils peuvent reprendre leurs jeux, se remettre à allègrement patauger dans deux ou trois rigoles d'eau opaque qui sillonnent le village.

Les huttes des groupes montagnards, qu'elles soient construites en bois, en bambou ou en pisé, qu'elles soient élevées sur pilotis ou bâties à même le sol de terre battue, n'autorisent aucunement les temps d'intimité, qui ne peuvent alors jamais s'y envisager, pour quelconque des membres de la famille et à aucun instant du jour ou de la nuit. L'étroitesse des lieux, l'absence du moindre cloisonnement digne de ce nom et l'inévitable et permanente promiscuité excluent en effet toute possibilité de se préserver des moments à soi, des moments de solitude, et donc des moments de couple. En outre, même si des "placards à dormir" sont parfois aménagés dans les intérieurs - ce qui n'est pas toujours le cas, loin de là - les parois de ces recoins étriqués, façonnées à la va-vite avec des planches disjointes, ou plus souvent encore avec de fines claies de bambou, qui composent alors comme des moucharabiehs, laissent tout filtrer, la vue et bien sûr les sons, les conversations, les rumeurs. Même d'une hutte voisine à l'autre, surtout dans le calme des soirées et des nuits, il est aisé de deviner ce qu'il s'y passe, tant les paroles et les multiples échos qui en proviennent se font parfaitement audibles. J'ai ainsi habituellement supposé que les couples n'avaient quasiment aucun espoir de pouvoir s'unir chez eux et la problématique relative à cet aspect de la vie maritale m'a, jusqu'à aujourd'hui encore, régulièrement posé question, me demandant notamment quelles alternatives ces couples pouvaient adopter pour y remédier. Mon trop maigre vocabulaire - je n'allais tout de même pas me renseigner à ce sujet à l'aide de mimes ! - et surtout la dose de pudeur qu'il faut ici il me semble conserver à ce propos, m'ont toujours empêché d'essayer d'investiguer sur ce thème. J'ai alors généralement supposé que les couples ne pouvaient profiter de leur intimité physique que dans les champs, sur les chemins, dans la forêt, que sais-je encore, peut-être dans les éphémères abris de rizière. Me retrouvant par hasard en fin d'après-midi près de la source avec deux ou trois jeunes hommes mariés, et en arrivant à plaisanter à ce sujet, certes bien naïvement, je crois néanmoins avoir pu déceler que mes suppositions ne sont peut-être pas tant fantasmées que cela.

Deuxième fin de soirée en compagnie de mon calme grand-père. Toujours aussi peu loquace, il consacre celle-ci à sa pipe à eau, et le temps qui s'écoule est ainsi rythmé par les borborygmes aquatiques qu'elle produit lors de chacune de ses amples inhalations. Un peu plus tôt, quelques voisins nous avaient rendu visite, et j'avais alors opportunément pu profiter de leur présence pour me renseigner sur les possibilités de poursuite de promenades dans la région. Grâce à quelques-uns d'entre eux, j'ai ainsi pu ébaucher en quelques minutes seulement une carte schématique de l'ensemble de la zone géographique qui me sépare encore du bourg de Utay, où je pourrais parvenir dans deux à quatre jours, cela dépendant des haltes que je déciderai de m'offrir d'ici là. Alors que j'annonce à mon grand-père mon intention de m'en aller le lendemain, il devient tout à coup nettement plus volubile, se mettant même en devoir de me présenter, en leur absence - ils sont en effet partis travailler aux champs pour quelques temps - le reste de la famille, que je n'aurai donc pas rencontrée.

13 octobre - Ban Pamlan Khao

Les vautours

Départ, seul cette fois, du village de Ban Poutcha Khao. Je me retrouve bientôt à nouveau dans les hauteurs et n'ai donc plus à traverser et retraverser sans cesse le lit du torrent, qui me guidait les jours précédents. Du côté des sangsues en revanche, aucune amélioration n'est à noter, puisqu'elles continuent de m'assaillir, et toujours par dizaines. Je n'ai par ailleurs, une fois de plus, pas rencontré un seul être humain à une distance supérieure d'environ deux cents mètres du village de départ et de celui d'arrivée, ce qui explique là encore l'état du sentier, d'apparence abandonnée. Trop peu emprunté et foulé, il semble par endroits comme des passages de bêtes, où il faut se baisser, écarter les buissons, se frayer un accès. À mi-parcours, je me suis fait assaillir par une nuée d'insectes, dont j'ai probablement dérangé l'essaim, mais que je n'ai pas eu le temps d'identifier. Deux d'entre eux sont parvenus à me piquer, sur la partie inférieure d'une jambe, et la douleur ressentie sur le coup fut extrêmement violente, suscitant presque comme une décharge électrique. Je crois même que cela m'a arraché un cri, avant que je me mette à détaler pour m'éloigner au plus tôt de l'endroit. Quatre heures plus tard, les deux piqûres en elles-mêmes demeurent à peine visibles mais l'une d'elles, visée à la cheville, a provoqué un fort renflement de la zone concernée et m'impose désormais une douleur s'apparentant presque à celle d'une entorse. La seconde piqûre, localisée dans le mollet, a elle aussi fait gonfler la chair, mais elle m'inflige toutefois pour sa part des élancements heureusement moins violents.

C'est seulement parvenu à environ quelques centaines de mètres d'un nouveau village que l'on commence parfois à suspecter sa présence, grâce à certains échos familiers qui en émanent, un chant de coq ou le cri d'un enfant par exemple. Mais le hameau lui-même, généralement implanté au cœur d'une frêle clairière conquise sur la forêt, ne se dévoile souvent qu'aux tout derniers instants, quand on ne s'en trouve plus distant que de quelques dizaines de mètres seulement. Parfois même, strictement aucun bruit n'a été décelé avant d'y accéder, et on se fait alors surprendre par sa soudaine apparition, lorsqu'il se situe cette fois tout à fait proche, au détour d'un dernier coude du sentier par exemple. Inversement, marchant en forêt, loin de tout lieu habité, on se fait régulièrement berner par les résonances alentours, notamment celles, puissantes et stridentes, qu'émettent presque continuellement certains insectes chanteurs, et parmi lesquelles on croit avoir perçu un son typiquement villageois.

Les informations relatives à la géographie de la région et aux nombres d'heures de marche nécessaires que je collecte dans les villages se révèlent souvent notablement contradictoires de l'un à l'autre. Je ne m'en étonne pas outre mesure car j'ai remarqué, et l'ai déjà dit plus haut, que les villageois ont de trop rares occasions de se déplacer sur ces distances, pour pouvoir mémoriser avec suffisamment d'exactitude leurs caractéristiques, sans compter qu'ils ne se montrent sans doute pas aussi polarisés que moi sur ces chiffres. À ma charge alors de me faire repréciser dans chaque hameau visité les informations enregistrées précédemment. Quoi qu'il en soit je pense avoir, dès le départ de cette nouvelle boucle, sous-estimé la longueur des trajets à parcourir, marchant de plus actuellement très peu chaque jour, entre deux et quatre ou cinq heures, ne résistant pas assez au plaisir de passer au moins une nuit dans chaque hameau rencontré. Je crois désormais me situer, grosso modo, à mi-distance entre Ban Sone Taï, le village Taï Lue traversé le 6 octobre juste avant d'entamer cette boucle, et le bourg de Utay, où je me rends. Je crains alors qu'il me reste ensuite trop peu de journées disponibles pour pouvoir repartir vers l'est, en direction du cœur de la province, qui composait tout de même à l'origine le principal objectif de ce séjour. Quelque part là-bas, j'espère retrouver les Akha, dont j'aime particulièrement la nature farouche ; en comparaison, une veillée parmi les Yao, s'avère en effet beaucoup plus calme. Je n'aurai cependant aucun regret d'avoir dépensé autant de jours à m'aventurer vers ce groupe de villages Yao, qui offrent tous un régal pour les yeux, et dont je soupçonnais auparavant à peine l'existence.

Seulement deux heures de marche m'auront été nécessaires pour relier le petit hameau de Ban Pamlan Khao - c'est-à-dire le village de Pamlan d'en-haut - mais j'ai un peu trainaillé en chemin, notamment en raison de la profusion de sangsues qui le hantaient et des précautions que j'ai dû prendre pour éviter les glissades. Je m'étais même aujourd'hui équipé à cette fin de deux bâtons de marche en bambou afin de pouvoir parfois mieux assurer mon équilibre dans les secteurs les plus critiques. La région est résolument un fief Yao, et ce nouveau village n'y fait donc pas exception. Il devient par ailleurs probablement le plus beau de tous ceux de cette ethnie que j'ai visités jusqu'alors, peut-être même le plus séduisant, toutes les populations confondues. Une trentaine de huttes sont implantées sur une aire de terre dénudée, qui accuse une pente relativement marquée. L'ensemble de ces habitats sont construits en bois et en chaume, à l'exception de deux ou trois d'entre eux qui emploient du pisé jusque mi-hauteur. Le hameau surplombe une vallée étroite mais escarpée, et nombre de gigantesques arbres ont été préservés sur ses abords immédiats.

Environ deux heures après mon arrivée, il s'est produit une scène peu commune. Un vol d'une quinzaine de grands rapaces est apparu, tournoyant haut au-dessus de la forêt. Avec mimes, les villageois m'ont confirmé qu'il s'agissait de vautours. Les volatiles ne m'ont pas volé la vedette, mais cela a tout de même provoqué un certain remue-ménage à travers tout le village durant une bonne vingtaine de minutes.

Les villageois se montrent sceptiques lorsque je leur expose mon projet de trajet pour les jours suivants. Ils font notamment allusion à une rivière - la Nam Pakone - qui pourrait actuellement s'avérer problématique à franchir, à gué comme toujours, sans doute en raison des importantes pluies tombées ces temps derniers. Un homme m'a mimé un niveau d'eau qui lui atteindrait la hauteur du cou, et bien que je ne doute pas qu'il a certainement un peu exagéré la situation - peut-être même qu'il ne s'y est pas rendu récemment et ne parle "que" d'après ses expériences antérieures - il est néanmoins parvenu à refroidir mes ardeurs. Devoir revenir sur mes pas, à travers les six ou sept derniers villages traversés, ne m'enchanterait en effet guère, eu égard au précieux temps que je perdrais alors et à la lassitude que j'ai toujours éprouvée à devoir arpenter une seconde fois un trajet en sens inverse. En tout état de cause, je ne pourrai m'en rendre compte par moi-même que lorsque je serai parvenu sur place. Le prochain hameau se situerait à trois heures de marche, j'ai tâché de persuader un nouveau compagnon pour me guider, mais pour l'heure absolument personne ne s'est prononcé, tous ayant argué de travaux importants à accomplir. J'aviserai à ce sujet demain matin.

14 octobre - Ban Ouychoun

Les aigrettes

Mes douleurs à la jambe se sont apaisées, mais les zones concernées restent cependant toujours autant enflées, et largement encore, autour des deux piqûres. Je n'ai finalement pas eu à me préoccuper de convaincre quiconque de m'accompagner aujourd'hui sur les sentiers, puisqu'un gars s'est ce matin de lui-même proposé pour cela. Hier soir, alors que je faisais part de mes intentions à quelques hommes réunis au centre du village, il se tenait présent, légèrement à l'écart mais à l'écoute attentive de tout ce qui se disait là. Malgré sa discrétion, il était instantanément repérable de par un accoutrement atypique, voire notablement comique, étant vêtu d'un short vingt fois rapiécé, mais surtout d'une veste de nylon jaune arborant des motifs léopard, et allant par ailleurs partout pieds nus. Il est en outre un des très rares individus un peu barbus que l'on peut rencontrer dans ces régions. Bien qu'il n'ait pas atteint un état de dégénérescence physique comparable à certains autres adeptes de cette pratique - il affiche même une corpulence plutôt robuste - il ne fait aucun doute qu'il est opiomane, à un degré de dépendance toutefois peut-être point trop développé. Ce matin donc, se montrant cette fois très nettement plus volubile que la veille, comme si c'était l'assemblée réunie à cette occasion qui l'avait inhibé, il est venu à ma rencontre pour me proposer illico ses services. Tout à fait ravi de cette opportunité, je ne me suis pas fait prier, nous avons rapidement conclu l'affaire, et dix minutes plus tard nous nous mettions en chemin, juste le temps pour chacun de nous d'aller récupérer notre nécessaire dans les huttes. Ce nouveau compagnon a pris la route affublé exactement du même équipement - ou l'absence d'équipement - que le jour précédent, c'est-à-dire le short ravaudé, la veste de nylon léopard et à nouveau sans la moindre protection aux pieds. Le seul élément supplémentaire qu'il emportait était son sac d'épaule, d'une conception typiquement Yao, qui avait donc sans conteste arboré à l'origine la traditionnelle teinte rose fuchsia, et depuis lors transité par le rosâtre délavé puis le blanc avant d'acquérir ce patchwork de couleurs indéfinissables et désormais souillées, ternes, et terreuses. Il était aisé de deviner qu'il ne contenait pas grand-chose d'autre que sa pipe à opium et le reste des instruments nécessaires à la fumerie, tout au plus aussi peut-être un vêtement.

Après avoir d'abord parcouru une crête durant quelque temps, il a fallu de nouveau gagner un fond de vallée, pour y retrouver un torrent dont il s’agissait de longer le cours, le franchir et refranchir à plusieurs dizaines de reprises, sans la moindre difficulté toutefois, le niveau de l'eau ne m'atteignant là non plus jamais plus haut qu'à la ceinture. L'itinéraire a ainsi sans cesse alterné entre portions de sentiers boueux, traversées à gué, et zones sensiblement plus sèches mais néanmoins toujours autant encombrées de végétations. Durant tout ce temps, mon guide-léopard, décidément loquace en définitive, s'est attaché à me faire part de nombre de courtes anecdotes, des phrases cependant malheureusement incompréhensibles pour la plupart d'entre elles, lancées en me désignant tantôt un recoin de la forêt, tantôt une petite parcelle de rizières, ou d'autres choses encore. Il a ainsi tout du long marché pieds nus, n'ayant pas emporté la moindre paire de chaussures, pas même des simples tongs, les robustes et universels modèles chinois en plastique souple que pourtant presque tous ici utilisent. On le devinait coutumier de cette pratique, tellement même ses pieds étaient musculeux, laissant apparaître de puissantes phalanges se déployant en deux larges éventails.

Au bout de trois heures de cette alternance d'une grande variété de terrains, nous atteignions le village de Ban Pamlan Maï, c'est-à-dire le village de Pamlan d'en-bas. D'allure assez similaire au hameau de Ban Pamlan d'en haut quitté ce matin, mais d'une étendue légèrement plus restreinte, il réunit une petite vingtaine de huttes. Nous nous situons néanmoins ici à une plus faible altitude, en outre dans le creux d'un vallon, et ne bénéficions donc plus d'aucun panorama, mais faisons au contraire face à des frondaisons vertes qui nous surplombent sur deux flancs opposés. De leurs aboiements furieux, la horde des chiens a immédiatement alerté les villageois de notre arrivée, et rapidement une quarantaine d'entre eux, curieux, venaient à notre rencontre. J'ai pu laisser mon guide se charger des présentations, c'est-à-dire relater tout ce qu'il savait de moi, tandis que j'allais débarbouiller mes jambes à la source suivi, à une distance cependant extrêmement prudente, de la bande de gamins du lieu.

Je décide de poursuivre ma route dès aujourd'hui. Je progresse en effet beaucoup trop lentement, et conserve surtout désormais en tête l'éventualité d'une prochaine rivière potentiellement infranchissable - l'information que l'on m'a communiquée la veille - et qui pourrait alors le cas échéant me faire perdre un temps substantiel et précieux. Ainsi, malgré ses protestations chaleureuses, j'insiste auprès de notre hôte avec cette intention de reprendre le chemin, tandis que lui m'encourage ardemment à passer la nuit ici. Il nous a d'ailleurs pour l'heure invités, moi et mon guide, à nous restaurer sous son toit. En notre honneur, rare aubaine ces jours-ci, il nous fait frire de la couenne de porc boucanée, qui devait cependant nous attendre depuis un certain temps déjà dans un recoin car, même préparée de la sorte, elle reste affreusement dure sous les dents, presque comme du caoutchouc. Cela me change malgré tout des indéfectibles pousses de bambou, bien qu'hier soir et ce matin, au village de Ban Pamlan Khao, elles furent avantageusement remplacées par la bouillie de tofu. À cet instant du repas, j'ai pu constater que mon guide-léopard transportait aussi dans son sac d'épaule une belle portion, un bon kilogramme en totalité, de riz cuit soigneusement empaqueté dans un fragment de feuille de bananier. Par politesse, il s'en est presque exclusivement contenté, accompagné de son piment, se permettant à peine de toucher dans les plats de pousses de bambou et de viande de cochon qui nous étaient servis. Ma famille d'accueil m'avait ce matin à moi-même préparé un paquet de riz similaire, que j'avais cependant décliné, sachant pertinemment que je me ferais nourrir dans un prochain hameau.

Comme cela se produit assez fréquemment lorsque je parviens dans un nouveau village, un groupe d'hommes, extérieurs à la maisonnée, n'a pas participé au repas, mais est néanmoins resté à nos côtés pour y assister, se tenant durant ce temps assis un peu en retrait de notre cercle familial. Là, ils patientent, en prenant tout de même part aux conversations et en fumant les pipes à eau. Pour embraser les pincées de tabac dont ils rechargent continuellement les petits foyers de ces bangs, les hommes n'emploient ici à nouveau aucun briquet mais de fines et longues mèches qu'ils ont tressées à l'aide d'une fibre végétale que je n'identifie pas. Présentant une texture légèrement grasse et se consumant très lentement, sans dégager aucune flamme, ils font ainsi circuler de l'un à l'autre fumeur cet accessoire naturel remarquablement pratique pour cet usage.

Je profite régulièrement de n'importe quels moments disponibles, durant les journées, pour écrire un peu, tâchant de la sorte de ne pas me faire dépasser par les circonstances, je veux dire par là de ne pas prendre du retard dans la relation de ce périple, et de risquer d'en oublier de mentionner certaines anecdotes. J'évite généralement simplement de ne pas m'y atteler trop rapidement dès après mon arrivée dans un nouveau village ou, si je m'y consacre tout de même, de m'astreindre à rendre compte de ma démarche à mes hôtes afin qu'ils ne se questionnent pas à ce sujet. Je profite aujourd'hui cependant opportunément de la présence de mon accompagnateur pour ne pas avoir à renouveler une fois de plus ces explications - qui m'apparaissent un peu rébarbatives je l'avoue - me doutant qu'il s'en chargera lui-même immédiatement, puisqu'il a eu maintes occasions la veille, dans son propre village, de me voir affairé à cette occupation. De fait, dès mon repas achevé, comme le veut ici l'usage je m'écarte du cercle, puis m'attelle sans tarder à remplir quelques pages supplémentaires de cahier. Cela provoque toujours dans un premier temps de vifs étonnements autour de moi, jusqu'à ce que l'un ou l'autre de mes compagnons se décide à venir observer cela d'un peu plus près, puis, le plus souvent, de s'amuser de ma vélocité d'écriture et du caractère totalement indéchiffrable de ces signes latins.

Mon guide-léopard m'informe qu'il ne me conduira pas plus loin, en aucun cas, sans doute en raison du fait qu'il se retrouverait alors obligé lui aussi de passer la nuit dans le prochain hameau, celui de Ban Ouychoun, situé à deux ou trois heures supplémentaires. Étant averti qu'il me faudra continuer à longer le torrent et à marcher dans son lit, je tiens là aussi à ne pas devoir effectuer seul ce trajet, qui s'annonce à nouveau "paumatoire". Je m’enquiers à ce sujet auprès du jeune père de famille qui nous a accueillis, mais il n'est pour sa part pas disposé à m'accompagner. Je crois surtout qu'il ne le pourrait pas car, je ne sais si un abus de bang est chez lui à l'origine cet état - étant par ailleurs intimement convaincu qu'il n'est pas opiomane - mais il semble effectivement las et ses yeux sont enflammés, injectés de sang. Il me désigne alors un autre homme, âgé d'à peine une vingtaine d'années, c'est lui qui m'accompagnera.

Nous nous mettons en chemin un peu plus tard, tandis qu'il a entretemps été décidé que ce seront, non plus un seul, mais finalement deux garçons qui me guideront, avec qui je renégocie alors le prix de la course qui fut initialement convenu avec le premier d'entre eux. Nous redescendons le long du même cours d'eau suivi précédemment - la rivière Nam Nisom - et devons rapidement le traverser une première fois. Là, la situation devient sensiblement plus critique qu'auparavant puisque le niveau de l'eau atteint cette fois ma taille, la puissance du courant ne se montrant cependant heureusement pas encore trop importante. Les traversées se succèdent ensuite et après chacune d'elles il nous faut, pour pouvoir remonter sur les berges, emprunter des voies qui paraissent parfois n'être que des coulées de bêtes, d'étroits et profonds couloirs ravinés dans la terre boueuse, tout en se frayant le passage à travers la végétation qui les encombre systématiquement.

L'aigrette garzette, cette espèce d'oiseau de la famille des hérons, est très commune dans l'ensemble des pays de l'Asie du Sud-Est, du Myanmar au Vietnam et de la Chine du Sud à l'Indonésie - à noter qu'elle colonise par ailleurs également progressivement l'Europe depuis le pourtour méditerranéen. On peut régulièrement apercevoir ce beau volatile d'un blanc éclatant et immaculé dans les rizières de plaine, mais très rarement dans celles situées, comme ici, au cœur de vastes forêts. C'était d'ailleurs aujourd'hui peut-être la deuxième ou troisième fois seulement que pour ma part j'observais cette espèce dans ce type d'environnement forestier et ce contexte particulier. L'apparition soudaine de deux individus a même passablement animé notre petit groupe, mes compagnons se prenant à me simuler un tir au fusil pour bien me signifier qu'elles auraient à leurs yeux composé un excellent gibier. Quant aux proies de chasse plus sérieuses, par exemple les phacochères, les muntjacs, les cerfs sambars, les gaurs, les dholes, les serows, les innombrables espèces de singes, et tant d'autres encore, il est assuré que nous ne les observerons jamais dans ces conditions de déplacements - bien insuffisamment discrètes - alors qu'il est certain qu'elles sont présentes en nombre à travers toute la région. Une très faible pression démographique a en effet jusqu'à ce jour permis d'aisément et largement maintenir cet environnement acceptable et vivable pour l'ensemble de la faune sauvage, mais pour combien de temps encore, tant il est inévitable que les ressources forestières de la région - et les surfaces cultivables qui en résulteront lorsque celles-ci auront été exploitées et anéanties - ne perdureront pas indéfiniment face à l'appétit sans cesse grandissant du pays géant voisin, avide de colonisation économique. Pour l'instant, faute d'observations animalières plus spectaculaires que celle des aigrettes, je me contente amplement de celles de certains insectes, aux morphologies et aux couleurs toutes plus étranges les unes que les autres. Parmi eux il faut accorder une place toute particulière aux papillons, qui abondent toujours aux abords des cours d'eau, parfois sous la forme de véritables nuées de sujets de petites tailles, qui sirotent je ne sais quelles substances sur les étendues de boues, et qui prennent leur envol à notre passage, ou d'individus de tempérament plus solitaires et qui peuvent atteindre des envergures résolument prodigieuses.

La nature qui abrite cette faune est belle et riche, nous côtoyons beaucoup de très grands arbres, des bananiers sauvages, des bosquets de bambou géants, des fougères arborescentes aux proportions démesurées puis, depuis une proéminence du terrain depuis laquelle nous le dominons d'abord, débouchons finalement sur le village Yao de Ban Ouychoun. Nous ne sommes pas remontés dans les hauteurs de tout le parcours, et il se trouve donc lui aussi implanté de manière un peu encaissée, au creux d'un vallon débordant de verdure. Comme ce fut déjà le cas dans le hameau précédent, et en définitive assez régulièrement dans ceux localisés de la sorte, il est entièrement cerné d'une palissade de protection, composée non pas de pieux en bois fichés en terre, mais d'une succession de claies de bambou, destinée là aussi à empêcher les animaux domestiques de s'éloigner durant la nuit.

15 octobre - Ban Soulane Noy

La rivière

Après une soirée et une nuit dans le village de Ban Ouychoun - à l'occasion desquelles il ne se produisit aucun événement notable - je reprends la route de bonne heure ce matin pour rejoindre, en à peine deux heures et sans aucun encombre, le village de Ban Soulane Noy. Petit hameau particulièrement séduisant et pittoresque, qui donne donc résolument envie d'y passer un peu de temps, je décide néanmoins de n'y consacrer qu'une courte halte de pas plus d'une ou deux heures, résigné au fait qu'il me faut désormais progresser un peu plus efficacement.

De là, trois heures sont annoncées requises pour rejoindre le village de Ban Thamkone, qui ne sera apparemment cette fois pas de population Yao, mais à nouveau Taï Lue. Une fois de plus un homme me parle d'une "grande rivière", dont le franchissement pourrait, selon lui également, s'avérer problématique. Par prudence, et notamment afin qu'il puisse m'orienter vers le gué le plus praticable une fois que je serai parvenu sur place, je convaincs un jeune gars de me conduire jusqu'au hameau suivant. À l'instar de ce qu'il s'était déjà produit la veille, lui aussi insiste pour qu'un camarade nous accompagne. Je n'y vois bien entendu aucun inconvénient, au contraire même, dans la mesure où, assuré qu'ils deviendront de la sorte tous deux bien moins intimidés par ma présence, l'ambiance se fera alors plus décontractée durant notre périple. Bien plus parce que c'est de coutume dans ces contrées que par une volonté d'en tirer le meilleur tarif, nous négocions bien sûr là aussi la course.

Sur ce sujet de l'argent, je dois préciser que, de mon côté, il est très rare que j'en aperçoive en circulation dans ces recoins reculés. En réalité, des huit à neuf dernières journées désormais passées à parcourir ce "fief" Yao, je crois que cela n'est arrivé en tout et pour tout qu'à deux seules reprises. Ce fut la première fois un billet d'un yuan chinois exhibé par un gamin face à ses camarades, et la seconde une coupure de vingt yuans qui transitait d'une main adulte à une autre, en échange de je ne sais quel bien ou service. Rien de plus, ce qui après tout n'est pas pour m'étonner, tant il est vrai qu'on ne trouve dans les parages strictement rien à acquérir, rien qui ne puisse tenter les natures dépensières. Une semaine à résider dans un même village et je resterais probablement de tout ce temps la seule personne à échanger quelques sommes monétaires. Une situation qui peut cependant devenir passablement problématique - et qui se présente en ce moment même - est lorsque ma réserve de petites coupures s'amenuise sensiblement, puisqu'il ne serait bien entendu en aucun cas envisageable, ni convenable, que j'exige des villageois, c'est-à-dire de mes hôtes, qu'ils me rendent du change de monnaie sur un quelconque "gros" billet.

Après avoir passé un peu de temps à visiter le village, puis été invité à manger aux côtés d'une famille, nous nous mettons en route, mes deux guides et moi. La végétation reste dense, parmi laquelle se distinguent des bananiers sauvages aux proportions particulièrement importantes qui s'accrochent aux pentes inclinées, nombre de lataniers qui déploient en éventails de gigantesques palmes, puis à nouveau de grands arbres d'où dégringolent de longs et fins faisceaux de lianes.

Le chemin descend continuellement, comme laissant présumer que nous quitterions de la sorte ce "pays" Yao, territoire éminemment discret s'il en est, comme j'ai eu largement le temps de le constater de visu durant ces neuf ou dix dernières journées passées à le traverser, isolé et même presque dissimulé dans cette marge occidentale de la province. De fait, un peu plus tard nous surplombons une sorte de petite dépression, un vallon relativement plat au fond duquel a été aménagée une rizière irrigable de peut-être deux ou trois hectares, une parcelle découpée en multiples casiers légèrement étagés qui permettent ainsi de compenser quelques dénivellations du terrain. Puis plus loin une autre, et encore une troisième peu après. Mes compagnons de route m'indiquent qu'elles appartiennent aux Taï Lue, sans conteste l'ethnie la plus favorisée du secteur, celle qui s'est accaparé les meilleures terres et les emplacements les plus stratégiques, les moins distants de la piste carrossable. Les Taï Lue donc, dont la présence ici compose en quelque sorte une "frontière" supplémentaire - mais culturelle cette fois - entre les montagnards Yao reclus et les Lao Loum, les Lao des plaines, les "vrais" Lao, pour parler un peu trivialement.

Au bout d'environ une heure de marche additionnelle, elle apparaît soudainement au détour d'une combe, mais encore loin en contrebas, au fond du ravin, presque à l'aplomb du sentier. Pour l'instant seulement quelques mètres de son cours sont visibles entre les denses frondaisons. L'eau est opaque, d'une teinte oscillant entre le brun et l'ocre rouge et son flux, ici canalisé entre deux pentes abruptes, gronde sourdement. Une inquiétude me gagne, avant même que mes deux compagnons émettent chacun, et presque simultanément, une exclamation de surprise. Nous descendons progressivement, la végétation encombre littéralement l'étroite sente, elle érafle les bras et les jambes nus. Dans ce secteur, nous n'apercevons pas moins de quatre serpents en pas plus d'une demi-heure, et l'un d'eux, surpris tardivement à notre approche vient, en s'enfuyant, à frôler la cheville du meneur de notre marche. Quelques beaux oiseaux se carapatent également.

Nous parvenons enfin à proximité de la rivière, la Nam Pakone, et devons encore suivre son cours durant un certain temps, depuis sa haute berge à peine praticable. Et puis nous y sommes, c'est là qu'il nous faut traverser. Je crois que dès les premiers instants, je devine que l'opération s'annonce fort improbable. Un de mes camarades s'y engage pourtant, après avoir ôté son pantalon, l'avoir noué autour de sa tête tel un turban, dans lequel il a fiché ses deux tongs, qui l'affublent alors comme d'une drôle de paire d'oreilles. Le franchissement doit totaliser une bonne trentaine de mètres. À mi-parcours, au plus profond, le niveau de l'eau lui atteint l'abdomen - pour ma part ce devrait être la ceinture seulement - mais le courant se montre particulièrement puissant, ce qui ne m'étonne guère au regard des pluies que j'ai vues s'abattre sur la région les jours précédents. Le lit semble être entièrement tapissé de cailloux plus ou moins stables et glissants, et il faut également compter avec l'opacité de l'eau qui oblige à progresser à tâtons. J'admire le courage du garçon, qui lutte véritablement contre la force de l'élément aquatique, le buste incliné vers l'amont et le visage contorsionné de grimaces. À deux ou trois reprises, on y lit aussi indéniablement de brefs éclairs de frayeur et même de panique, en des instants où il frôle la perte d'équilibre. Emporté là, on aurait toutes les chances de pouvoir regagner la berge à la nage, plus loin en aval, mais moyennant à coup sûr quelques chocs peut-être violents contre des rochers, et à la condition expresse de ne pas avoir de charge sur le dos. Bon an mal an, le garçon triomphe néanmoins de sa périlleuse traversée, mais à ce stade je sais déjà qu'en ce qui me concerne, je ne tenterai strictement rien. J'accepte en effet de temps en temps la prise de quelques risques bien pesés mais celui-ci, surtout en étant affublé d'un sac de quelques kilogrammes sur le dos, je le juge potentiellement mortel, et donc rédhibitoire. D'ailleurs mon deuxième camarade, pour l'heure resté à mes côtés, et tout aussi subjugué que moi par le spectacle auquel nous venons d'assister, ne m'y pousse pas le moins du monde. Il a en outre déjà deviné que j'abandonnais la partie et en paraît lui-même soulagé, puisqu'il n'aura donc lui non plus pas à affronter cette périlleuse traversée - je me demande même comment il s'y serait pris, au regard de sa petite taille. J'ai bien sûr quelques scrupules à faire signe au plus audacieux d'entre nous de revenir sur ses pas, de lui avoir en définitive inutilement fait prendre ce risque. Il se réarme alors de courage et nous rejoint, heureusement à nouveau sans encombre.

À cette heure je me trouve passablement accablé, puisque cela semble signifier de devoir ré-effectuer à rebours la totalité du parcours réalisé ces derniers jours en pays Yao. Autant dire que cela mettrait sérieusement en question les projets que j'envisageais pour la suite, sans compter que j'ai toujours eu en horreur de devoir remarcher sur mes propres pas. Dans l'immédiat, il est toutefois inutile de s'apitoyer et il ne reste qu'une seule chose à faire, s'en retourner vers le dernier village traversé, celui de Ban Soulane Noy. Consolation faible mais réelle, il est résolument magnifique et je pourrai ainsi en jouir aux instants de la journée que j'apprécie le plus, en l'occurrence le crépuscule et l'aurore, même si sous ces latitudes tropicales, ils sont tous les deux de très brève durée.

Nous nous accordons une pause sur le chemin du retour, n'ayant pas souhaité nous éterniser aux abords du cours d'eau, fortement bruyant. Nous profitons d'un des abris de rizière des Taï Lue aperçus à l'aller pour nous débarrasser à notre aise des sangsues qui nous ont assaillis et, pour mes camarades, fumer dans une pipe à eau laissée sur place par les propriétaires et occupants temporaires du lieu. Là je propose à mes compagnons, contre la promesse d'une honnête indemnité pécuniaire, que nous revenions le lendemain accompagnés du renfort nécessaire, afin de tendre une corde au dessus de la rivière, ce qui nous permettrait alors d'effectuer la traversée sans trop de risques. L'idée ne leur semble pas trop farfelue, on en reparlera plus tard.

De retour au village de Ban Soulane Noy, je tiens à ne pas dépendre de mes deux jeunes camarades pour l'hébergement, et donc à choisir moi-même une famille d'accueil qui ne sera pas une des leurs, car j'aime répartir au maximum les quelques gratifications que je laisse habituellement aux villageois pour tous ces services qu'ils m'offrent. Nous nous quittons alors peu avant de pénétrer dans l'enceinte du hameau, et je leur donne rendez-vous pour légèrement plus tard, afin que nous reparlions du nouveau projet de franchissement de la rivière. Je ne tergiverse pas et porte mon dévolu sur la toute première hutte que je côtoie, et sous l'auvent de laquelle se tient justement un homme, sensiblement âgé, presque un vieillard. Entièrement revêtu de la tunique Yao traditionnelle, son allure me plaît immédiatement. Peu après je le prends en photo tandis qu'il fume le bang, la pipe à eau.

Je me situe désormais à un stade de ce séjour où il me reste encore suffisamment de journées disponibles - une petite dizaine au total - pour ne pas avoir à trop m'en apitoyer, mais où je dois aussi commencer à planifier leurs déroulés avec une certaine rigueur et précision, afin de m'assurer ainsi de ne pas manquer le moment où il me faudra entamer le long trajet routier de retour vers le sud, en direction de la capitale du pays, Vientiane, via les étapes d'Oudomxaï et de Luang Prabang. M'étant en effet toujours attaché à profiter jusqu'au bout des seuls lieux que j'aime et qui m'intéressent dans ce pays - c'est-à-dire ces villages "de bouts du monde" - je ne m'autorise jamais une importante marge d'erreur calendaire, en fait généralement une ou deux journées tout au plus, et voici donc finalement venu ce moment où je dois veiller à consciencieusement garder à l’œil le défilement des dates.

Je n'ai pas choisi la meilleure famille d'accueil. Cinq gamins sans cesse pleurnicheurs finissent par m'abrutir de leurs gémissements, le patriarche et son épouse ne me paraissent pas être les personnes les plus éclairées que j'aurai rencontrées durant ce séjour, la grand-mère est assez sérieusement dégénérescente, et surtout les plus jolies femmes semblent être les voisines. Mauvaise pioche, en quelque sorte. Le repas s'annonce toutefois sous les meilleurs auspices, avec de la citrouille bouillie et surtout à nouveau de la couenne de porc frite, réjouissances que nous abordons agrémentées de quelques verres de lao-lao remarquablement fort. Mais alors que nous sommes parvenus à ce stade, un voisin survient pour me convier lui aussi et séance tenante à faire bombance sous son toit. C'est le nay ban, le chef du hameau, et cette invitation ne semble pas refusable. C'est d'ailleurs mon sympathique grand-père qui me le fait comprendre, et qui m'y accompagne lui-même immédiatement. J'ai cependant quelques regrets pour la couenne de porc que nous abandonnons ici.

J'apprends que le nay ban est tout juste rentré au village, et qu'il est venu à ma rencontre dès qu'il a été informé de ma présence. Parvenu dans sa hutte, je continue toutefois de déchanter car son repas est entamé, et les deux plats que j'aperçois indistinctement dans la pénombre ambiante semblent avoir déjà refroidi. Une bouteille de lao-lao fait ici aussi rapidement son apparition, et je commence alors à piocher du bout des baguettes dans les mets présentés là. Le premier d'entre eux contient une viande brune. Pas de doute, ce n'est pas du cochon, elle est tendre mais absolument pas grasse, et en outre particulièrement savoureuse. Le deuxième ingrédient apparaît plus surprenant encore, et je ne l'identifie pas immédiatement. Ce sont de petites bouchées aux formes longilignes, à peine craquantes à l'extérieur et fondantes à l'intérieur, largement assaisonnées au glutamate de sodium et additionnées d’herbes fraiches hachées menu. En définitive, mes hôtes auront mis les petits plats dans les grands puisque cela aura finalement composé un des meilleurs repas de mon séjour. Nous nous serons ainsi régalés de chair de muntjac, de larves et de chrysalides de frelons, puis de viande et de couenne de cochon frites, ainsi que d'une soupe d'herbes et bien entendu d'abondance de pousses de bambou. Nous buvons du lao-lao, beaucoup. Craignant de pouvoir difficilement supporter ces multiples tournées d'alcool qui m'assaillent, je demande à pouvoir entamer le riz au plus tôt - j'ai expliqué plus haut que l'usage voulait qu'on ne touche pas à celui-ci tant que l'on continuait de consommer de l'alcool - "dérogation" que l'on m'accorde sans peine, sans doute au regard de mon statut d'étranger aux mœurs curieuses. Mon grand-père, sans refuser aucun des verres qui lui sont tendus, se contente pour sa part de grignoter les plus minuscules portions qu'il déniche. Même le riz est excellent et, en ce qui me concerne, je ne me fais alors pas prier pour abondamment me gaver, peut-être néanmoins à peine suffisamment pour pouvoir éponger tout l'alcool que nous ne cessons d'absorber, puisque je dois bien avouer que je ne me souviens pas de la totalité des événements qui se sont déroulés par la suite. Je nous vois cependant, mon grand-père et moi, regagner cahin-caha sa hutte dans l'obscurité, lui en éclaireur tenant à bout de bras une poignée de tisons enflammés, moi m'évertuant à le suivre de près sans chuter, tout en remarquant confusément que cela lui adviendra finalement peut-être avant moi, tant ses pas n'ont pas l'air beaucoup plus assurés que les miens. Mes souvenirs de la veille s'arrêtent là. Vers 4 heures 30 je me réveillais, encore tout habillé, sur une natte que l'on m'avait installée au beau milieu de la pièce, à peut-être deux mètres seulement du plus gros foyer que la mère de famille venait de réactiver. Là elle cuisait, dans le plus grand des woks, la soupe matinale des cochons.

16 octobre - Ban Poukhoua Khao

L'argent

Excellente nouvelle ce matin, puisqu'on me propose un itinéraire alternatif, une "tangente" qui me permettrait d'éviter la traversée de la rivière Nam Pakone, du moins dans le secteur problématique abordé hier, là où je l'ai découverte à la fois presque trop profonde et au courant trop puissant. Tout ce que je comprends pour l'instant est que cela implique d'effectuer un détour - ce qui bien entendu ne me surprend pas - et que nous allons dans un premier temps rejoindre le village de Ban Sakhane, à deux heures de marche au nord. J'en suis bien heureux même si je regrette, et suis surtout étonné, que l'on ne m'ait pas proposé cette alternative plus tôt, dès le jour précédent, que personne n'ait songé à me prévenir plus formellement de l'éventualité de l'obstacle auquel nous allions faire face. Mais enfin, je m'en réjouis tout de même, car ce n'est donc pas encore cette fois-ci que j'aurai à revenir sur mes pas lors d'un périple. À propos de ces événements de la veille, mes compagnons d'infortune se font ce matin parfaitement invisibles, et je n'obtiens aucune nouvelle à leur sujet. Je me garde alors bien de parler à quiconque de mon projet initial de tendre une corde au-dessus du cours d'eau.

Deuxième objet de satisfaction, alors qu'hier encore une bruine persistante finissait par nous tremper convenablement, le ciel se montre pour l'heure presque totalement dégagé, d'épais cumulus isolés l'encombrant à peine. Le père de famille qui m'a accueilli ici s'est de lui-même proposé pour m'accompagner ce matin. Ce n'est pas un des personnages les plus drôles que j'aurai rencontrés ces derniers temps, et je ne l'aurais probablement pas choisi de moi-même pour cette tâche, je profite donc simplement de cette opportunité qui se présente. Nous nous mettons en route aux environs de 8 heures, pour rejoindre le hameau de Ban Sakhane, toujours localisé en pays Yao, et que l'on aperçoit au loin au bout d'un peu plus de deux heures de cheminement. Les territoires qui nous cernent restent similaires à ceux parcourus le jour précédent, recouverts de belle forêt épaisse la plupart du temps. À nouveau également, nous surprenons quelques serpents. Le village se situe finalement sur la rive opposée de la fameuse rivière Nam Pakone, mais nous franchissons cette fois celle-ci effectivement sans encombre. Le niveau de l'eau dépasse de peu celui de ma ceinture, mais son écoulement est lent, et le lit est en outre nettement moins encombré de rochers que dans le secteur visité la veille. Nous sommes toutefois contraints de veiller à protéger mon sac de l'immersion. Pour cela mon compagnon débite rapidement une solide perche de bambou à l'aide de la machette qu'il transportait jusque là dans un fourreau suspendu à sa taille. Il y attache à mi-longueur mon sac, nous en agrippons chacun une extrémité à bout de bras élevés au dessus de nos têtes, et accomplissons ainsi sans encombre la traversée à gué du cours d'eau.

Le village de Ban Sakhane n'est pas très esthétique, et en aucun cas pittoresque, notamment si on s'autorise à le comparer avec les quelques joyaux visités ces derniers jours. Formant un quadrilatère parfaitement dessiné, presque régulier, les huttes s'alignent sur ce pourtour d'une forme peut-être un peu trop géométrique à mon goût. Pour ne rien arranger, pas un seul arbre n'a été préservé sur pied à l'intérieur de son enceinte. Il présente ainsi l'allure et toutes les caractéristiques d'un hameau ayant récemment transmigré, c'est-à-dire déplacé sous les encouragements - pour ne pas dire plus - des autorités, probablement depuis des profondeurs forestières qui s'avéraient trop peu aisément contrôlables pour elles. Mon guide du jour m'invite à le suivre sous le toit d'une famille de sa connaissance, où de nombreux villageois, curieux, nous rejoignent rapidement. Là nous mangeons puis, passant outre l'insistance de mon hôte qui souhaite me décider à résider ici la nuit prochaine, je me remets promptement en chemin, accompagné de deux jeunes gars que je suis parvenu en un temps record à convaincre de me guider en direction du hameau suivant. Je sais que nous n'allons désormais plus tarder à rallier la seule piste carrossable de la région, celle qui la parcoure du sud vers le nord, jusqu'à atteindre la pointe la plus septentrionale de la province, piste que j'avais abandonnée il y a de cela maintenant exactement dix jours. Elle mène au bourg de Utay - chef-lieu de district, et qui constitue mon prochain objectif - situé à peut-être quarante ou cinquante kilomètres de l'endroit où je la recouperai, puis elle s'achève au bout d'une cinquantaine de kilomètres supplémentaires, sur un minuscule et pathétique poste-frontière, dont le franchissement est à ce jour autorisé uniquement aux Chinois et aux Lao. Sorte d'improbable no man's land, seul point de passage officiel entre deux fins fonds d'arrière-pays, autant dire que les douaniers ne doivent pas y apercevoir grand monde de toutes leurs journées.

Au bout de deux heures de marche à peine, alors que nous évoluons toujours en forêt, nous surprenons l'écho de quelques rires et, au détour d'une courbe du sentier, une femme et deux jeunes filles Akha qui progressent dans la même direction que la nôtre. Toutes trois croulent sous des charges, deux d'entre elles des hottes débordant de pousses de bambou, d'écorces et d'herbes diverses, la troisième deux troncs de bananiers directement harnachés verticalement sur son dos. Peut-être rassurées par la présence de mes deux guides - si j'avais été seul, si loin de tout village, il est probable qu'elles auraient tenté de fuir et d'aller se dissimuler dans les broussailles - elles ne s'effarouchent pas, mais nous observent passer avec consternation et un peu de circonspection. Mes compagnons Yao ne leur adressent pas la moindre parole, quant à moi je devine qu'il est parfaitement inutile que je me risque à quoi que ce soit à leur encontre, pas même un sourire, sachant d'expérience qu'il ne serait pas compris et ne ferait qu’exacerber leur inquiétude. Encore une heure et nous l'apercevons en contrebas, le tout dernier village, cette fois implanté en bordure immédiate de la piste. C'est un village Akha, formant là comme un premier "rempart", précédant celui de la dense forêt, ceux des rivières et des discrets sentiers, qui tous participent à une forme d'isolement de ce territoire Yao du reste du pays. Deux ans plus tôt, alors que j'avais parcouru à pied la cent cinquantaine de kilomètres que compose la piste qui passe là, et que j'avais donc à cette occasion déjà transité une première fois par ici, pas un seul instant je n'avais eu le moindre soupçon de l'existence de tous ces villages Yao situés à l'ouest, ne supposant dans ces directions rien de plus que de la forêt.

Mes deux compagnons Yao, avant de rapidement faire demi-tour, s'en vont dépenser une part de leur rétribution dans une minuscule échoppe posée en bordure de la piste, un cabanon de bois gardé par une femme Taï Lue. Ils y acquièrent deux ou trois paquets de cigarettes et une poignée de bonbons puis disparaissent immédiatement, sans donc avoir eu le moindre contact ou échange avec les Akha de la place.

Les Akha, fidèles à eux-mêmes, farouches et vénaux, mais tellement attachants. Deux ans plus tôt pourtant, alors que je venais de les côtoyer durant huit ou neuf journées consécutives, ils étaient toutefois parvenus à m'exaspérer, notamment de leur décomplexion à quémander telle ou telle chose. Depuis lors, j'ai moi aussi appris à ne plus trop me gêner à leur égard. Aujourd'hui, en rémunérant bien sûr chacun d'une manière ou d'une autre, je charge un môme d'aller m'acheter un petit sachet de lessive, une gamine de laver ma chemise et mon short puis, en soirée, six femmes et jeunes filles de m'administrer un énergique massage Akha, tout aussi pittoresque et rieur que celui que l'on m'avait offert - et que j'avais alors décrit - huit jours plus tôt. Peu après je badigeonne de Bétadine et applique un pansement sur une plaie qu'un grand-père vient exhiber sous mes yeux, s'étant récemment assez sérieusement blessé à la main, à la jonction du pouce et de l'index, avec une machette, pendant que sa femme en profite pour me soutirer quelques coton-tiges. À ce stade, je sais déjà que je réalise une erreur et cela ne tarde effectivement pas, toutes veulent alors à leur tour obtenir quelque chose de ma part. Un peu plus tôt, personne n'a pourtant songé à rémunérer le docteur improvisé...

En soirée, feufa fait son apparition à l'intérieur de la hutte dans laquelle je m'apprête à passer la nuit. Feufa c'est la fée électricité. Une petite turbine hydraulique portative placée dans la rivière proche a ainsi permis de charger une batterie, qui à son tour peut désormais alimenter, en cet instant même, un téléviseur et un lecteur de DVD. Nous pouvons de la sorte visionner un insipide et mièvre programme de karaoké thaï. Je suis convaincu que mes hôtes s'attachaient de la sorte à vouloir me faire plaisir, mais cet écran lumineux ne m'apparaît utile que pour éclairer mes cahiers, dans lesquels je poursuis alors la rédaction de ces notes.

Se montrant aujourd'hui cupides au possible, mes hôtes tentent de me vendre la visualisation du DVD suivant. Pour l'instant, cela reste très drôle ces petits jeux de provocation, mais pour l'instant seulement. Le DVD en question est à nouveau un programme de karaoké, mais cette fois de lam wong, une musique lao typique et traditionnelle, mais ici arrangée en une version amplement modernisée, ce qui compose une sorte de pop - la plus largement écoutée à travers tout le pays - à base de mélodies d'un caractère sensiblement mièvre, et sans doute trop "mielleux" pour une oreille occidentale, même si elles peuvent aussi parfois malgré tout se faire relativement entraînantes. Dans les deux cas, cela se danse le plus souvent en couple, les deux partenaires se déplaçant lentement et côte-à-côte dans le sens de la marche d'une ronde générale, ceux-ci ne se touchant jamais mais faisant chacun tournoyer leurs mains dans le vide, alternativement à gauche puis à droite, en une gestuelle une peu inconsistante. Une femme voudrait que je danse devant tous. Je sollicite pour cela à mon tour une rémunération, ça pouffe de rire.

J'ai eu l'occasion plus haut de décrire, lors de mes passages à travers leurs territoires respectifs, les costumes traditionnels des femmes Akha Djepiah, Akha Pouli Noy, puis celui des Akha Loma. Celui des femmes Akha Nuqui est peut-être encore plus spectaculaire et exubérant que les précédents. Les tuniques en elles-mêmes, à nouveau confectionnées dans de la lourde toile de coton teinte à l'indigo sombre, sont les plus longues de toutes celles des groupes Akha puisqu'elles retombent cette fois presque jusqu'aux chevilles. Elles sont ouvertes sur les côtés et laissent ainsi apparaître un large et ample pantalon taillé dans la même toile et qui descend aussi bas. Ces tuniques sont ornées, sur les bustes, d'anciennes pièces de monnaie en argent massif - le plus souvent des piastres datant de l'Indochine française - percées et cousues là ainsi que, à ces mêmes emplacements et sur les extrémités des manches, de broderies et de petits motifs de patchworks assez grossiers mais très vivement colorés, réalisés avec des fils et quelques chutes de tissus manufacturés bleu, rouge, jaune, vert et blanc. Les décorations en argent cousues sur les bustes peuvent varier d'une famille à l'autre et, à côté des piastres, on peut aussi parfois observer une plaque rectangulaire ou une rosace gravée de motifs symboliques, ou encore des séries de cupules du même métal agencées pour former des triangles successifs.

Chez ce groupe Akha comme chez la plupart des autres, ce sont à nouveau les coiffes qui détonnent le plus. Elles sont composées d'une structure plate - très probablement en bambou, je n'ai toutefois jamais eu l'occasion de le vérifier pour pouvoir l'affirmer avec certitude - recouverte d'un carré de la même étoffe bleu indigo que celle employée pour les tuniques et fixée verticalement à l'arrière de la tête. Cet élément, apparaissant d'une forme quadrangulaire lorsqu'on l'observe de face, dépasse d'une dizaine de centimètres au-dessus de la tête et se trouve chargé de nombre de colliers de fines perles colorées agencés dans ses coins supérieurs, de quatre autres de grosses "billes" d'argent, enfin également de quelques floches de laine. De part et d'autre de cette coiffe pendent quelques chaînettes en argent, ainsi que deux plus lourdes chaines du même métal qui descendent jusqu'au niveau de la poitrine, et dont les extrémités sont parfois reliées l'une à l'autre par quelques colliers de fines perles supplémentaires. Par ailleurs une large variété de modèles de bracelets, des plus légers aux plus lourds et eux aussi constitués d'argent massif, sont visibles aux poignets des femmes et des jeunes filles. Ainsi friandes de tous objets métalliques qui arborent l'aspect de l'argent, elles aiment adjoindre parfois à leurs coiffes quelques accessoires "intrus" qui en ont l'apparence, par exemple une ou deux grosses épingles à nourrice, un coupe-ongles en inox, de petites clés de cadenas, etc. Indiquons enfin qu'il est fréquent que les femmes allaitant un jeune enfant conservent presque en permanence un sein découvert. Se montrant de la sorte particulièrement photogéniques dans ces insolites tenues, on souhaiterait pouvoir fixer à travers l'objectif de nombreuses scènes du quotidien qui impliquent ces femmes Akha si ce n'était le risque, de la sorte, de souvent les effaroucher. Pas plus tard que tout à l'heure, sous une magnifique lumière rasante de fin d'après-midi, une quinzaine d'entre elles, toutes chargées d'une hotte emplie de végétaux, revenaient des champs par la piste, en une longue file indienne, un tableau, comme tant d'autres chaque jour, que j'aurais souhaité pouvoir immortaliser.

Ce que nous venons de décrire sont les tuniques portées au quotidien par les femmes, des vêtements qu'elles ne quittent donc à aucun moment de la journée, quels que soient les travaux ou les activités qu'elles entreprennent, que ceux-ci soient domestiques, ou qu'ils doivent s'exécuter en forêt ou dans les champs. Chacune d'elles possède également une tunique de fête, qui n'est peut-être exhibée qu'à une ou deux seules occasions dans l'année, lors des événements festifs traditionnels majeurs - le Nouvel An Akha par exemple. Ces tuniques, encore plus spectaculaires, débordent alors littéralement d'éléments décoratifs et colorés. Les broderies ne se limitent plus au buste mais s'étendent en deux larges bandes courant de haut en bas, et surtout la profusion de pièces de monnaie cousues peut être telle que ces séries finissent par composer de véritables "cottes de mailles" recouvrant buste et abdomen.

Les lourds et nombreux éléments en argent massif qui ornent ces costumes traditionnels féminins, c'est-à-dire les piastres indochinoises cousues sur les tuniques, et les chaînettes, chaînes, billes et cupules fichées sur les coiffes, se montrent de moins en moins abondants au fur et à mesure que les femmes Akha avancent en âge et se rapprochent de la vieillesse. En effet, au fil des années, elles les cèdent progressivement à leur descendance, notamment lorsque celle-ci en vient à se marier. Ces précieux "bijoux" se transmettent ainsi de génération en génération, et le buste des grands-mères les plus âgées est généralement débarrassé de la quasi totalité des piastres alors que leurs coiffes ne laissent plus apparaître qu'une ou deux rangées de billes d'argent, additionnées des deux plus lourdes chaînes qui sont conservées pendantes sur les côtés. La plupart de ces grands-mères n'en gardent pas moins, malgré la perte de ces objets d'apparat, des allures superbes et dignes. Le soir, lorsque certaines d'entre elles se tiennent, assises sur leurs talons, devant un foyer encore allumé, fumant là leurs fines et longues pipes - les femmes font rarement usage du bang - elles me font songer à de vieilles Indiennes de certaines tribus d'Amérique d'autrefois, à qui elles pouvaient peut-être ressembler un peu.

Les piastres indochinoises consistent en de belles pièces de monnaie de près de quatre centimètres de diamètre pour vingt-sept grammes d'argent titré à 900 millièmes. Naguère émises là en abondance par les colons français, elles affichent le plus souvent des dates de frappe allant des années 1890 à 1930 environ - leur diffusion et leur utilisation officielles ont toutefois probablement un peu débordé cette période. Les pièces de vingt et de cinquante centimes, également en argent, sont elles aussi avidement convoitées par les Akha. D'ailleurs, au delà même de ce goût immodéré pour cet usage à des fins d’apparat vestimentaire, tel que nous venons de les décrire, ces populations continuaient d'employer, à une vaste échelle jusqu'aux années 1990 - et même encore assez largement de nos jours - ces "antiques" monnaies dans leurs échanges commerciaux d'importance, celui de l'opium notamment, les préférant résolument à la devise laotienne officiellement en vigueur mais au cours tellement instable, soumis presque incessamment à une inflation démesurée. Notons qu'en parallèle des piastres, de petits lingots d'un poids d'environ deux-cents grammes du même métal restent aux aussi activement en circulation parmi les groupes montagnards de la région. Ces lingots ont pour leur part été assez abondamment distribués par les Français, puis par les Américains, lors des deux guerres indochinoises de la seconde moitié du vingtième siècle, ces belligérants successifs les ayant à l'époque employés pour acquérir de l'opium directement auprès de ces populations. Ce commerce présentait deux avantages, d'abord contribuer au financement de ces conflits, mais surtout inféoder ces groupes à leurs propres camps, et les impliquer ainsi dans les combats contre l'avancée des communistes. Sur certains petits marchés de l'arrière-pays - j'en ai assez souvent été témoin sur ceux de la province de Xieng Khouang, dans laquelle j'ai autrefois passé un peu de temps - on peut parfois apercevoir des femmes montagnardes, Hmong principalement, venues proposer un ou deux de ces petits lingots à un orfèvre en échange de liquidités. Enfin, pour en conclure avec le sujet de l'argent, et plus spécifiquement à nouveau avec celui des anciennes piastres indochinoises, il semble qu'à une époque il ait existé une sorte de marché parallèle frauduleux car j'ai un jour pu acquérir, dans un village, une étonnante pièce. En plus d'être assez maladroitement fondue, une de ses faces était frappée de l'inscription "République française" alors que l'autre l'était de "Républica Mexicana". Il est aisé de deviner qu'un ou deux autres de ces objets numismatiques également en ma possession sont eux aussi issus de contrefaçons puisque, même s'ils s'avèrent pour leur part plus soigneusement fondus et qu'ils affichent les frappes appropriées, ils émettent, lorsqu'on les fait tinter, des sons bien moins purs que ceux que produisent les vraies pièces en argent, sans compter que leurs poids ne se montrent pas conformes à la norme.

J'ai toujours suspecté les villageois montagnards, quelle que soit l'ethnie à laquelle ils appartiennent, de maintenir bien au secret, enfouis dans leurs "placards à dormir," enfermés dans des petits coffres en bois dont j'ai tout de même pu apercevoir parfois quelques exemplaires - ceux-ci alors inéluctablement scellés d'un cadenas - leurs trésors. J'y imagine aisément, tenus à l'abri des convoitises, outre les économies en numéraire, les piastres et les lingots d'argent, sans nul doute également des bijoux et divers autres éléments d'apparat du même métal et provenant d'époques immémoriales, des instruments rituels et chamaniques tout aussi ancestraux, d'antédiluviennes pipes à opium ouvragées, et peut-être plusieurs antiquités et objets supplémentaires plus ou moins insolites. Sans conteste, je donnerais parfois cher pour avoir le droit d'inspecter le contenu de quelques-uns de ces mystérieux coffres. Je me suis toutefois bien sûr toujours gardé de la moindre sollicitation à ce sujet, bien conscient qu'il en va là de la plus stricte intimité des personnes.

J'en ai ainsi aujourd'hui terminé avec cette boucle en pays Yao. Dès demain soir je retrouverai tout de même à nouveau une famille de cette ethnie, que j'avais rencontrée deux ans plus tôt, dans un village beaucoup moins isolé que ceux que je viens de visiter les jours précédents, puisqu'il est pour sa part implanté à proximité immédiate du bourg de Utay, et dans lequel je rapporte environ cent-cinquante tirages photographiques réalisés là à l'époque. L'unique transport quotidien qui s'y rend devrait passer par ici demain aux alentours de midi. Je me mettrai cependant probablement en chemin avant cette heure et commencerai à marcher dans la même direction, cela m'autorisera ainsi enfin un peu de solitude, dont je n'ai pas pu profiter un seul instant de ces trois ou quatre derniers jours. Il faut en effet que j'accède à mon "magot", geste que je n’entreprends bien entendu jamais lorsque je me trouve "en famille". Pour la suite, tout ce que j'espère est que nous ne parvenions pas au bourg de Utay trop tardivement, du moins pas après la tombée de la nuit, ce qui en cas contraire m'empêcherait de me présenter le jour même auprès de la famille Yao.

17 octobre - Ban Nanoy

Le retour

La nuit fut sensiblement agitée. Le massage délivré par les femmes Akha la veille au soir a été bénéfique, notamment après les marches de la journée, mais de petits animaux sont parvenus à largement perturber mon sommeil. Pour commencer, des rongeurs n'ont cessé d'aller et venir sur ce qui servait de mezzanine - en réalité rien de plus que quelques planches posées sur les poutres de la charpente - où était stocké tout un bric-à-brac d'ustensiles, quelques sacs de grains et des brassées de végétaux secs. Mais surtout, alors que je venais enfin de plus ou moins somnoler et que j'ouvrais momentanément les yeux, je fis face à une belle mygale, qui se tenait immobile sur la paroi de planches disjointes, éloignée de moins d'un mètre de mon visage. Velue à souhait et affublée de pattes bien épaisses, c'était un large spécimen atteignant bien au total une longueur de huit centimètres environ. Il ne suffit pas d'être informé que ces grosses araignées s'avèrent finalement relativement inoffensives pour l'homme pour ne pas les craindre... En effet, simultanément à une brusque montée d'adrénaline et une véritable sensation d'avoir les cheveux qui se dressent littéralement sur la tête, alors que je ne disposais d'aucun objet sérieux à portée de main pour la chasser, mon tout premier réflexe a été de tenter de m'emparer de ma timbale en aluminium pour l'immobiliser puis l'éjecter ailleurs, loin surtout. Elle a cependant trop rapidement fui dans une fissure de la cloison aussitôt que je fis un mouvement pour, qui sait, peut-être même aller se réfugier juste sous nos corps, c'est-à-dire à l'intérieur de notre estrade à dormir, celle des hommes. Je n'ai pu alors me retenir de répandre une bonne dose de répulsif à moustique à base de DEET tout du long de ma paillasse, entre celle-ci et la cloison. Presque la moitié du petit flacon y est passée, un produit que j'emporte jusqu'ici toujours, mais dont je me sers finalement rarement dans ces endroits. Plus tard, pour achever cette pénible nuit, la nichée des huit ou neuf chiots est venue s'agglutiner contre mes pieds. Je me suis toutefois bien gardé de les chasser, me disant, certes peut-être bien naïvement, que leur présence pourrait éventuellement dissuader toute nouvelle tentative d'approche de l'effrayant arachnide.

Ce matin je relate à mes hôtes, en recourant autant à de la gestuelle qu'à des mots, l'épisode de la mygale. Je le regrette néanmoins assez rapidement puisque cette anecdote semble provoquer parmi eux une sorte de gêne, comme si le sujet s'avérait tabou. Je n'insiste donc pas et, pour faire diversion et oublier cet insolite incident, propose dès lors au grand-père de s'attacher à renouveler le pansement que je lui avais appliqué la veille. Peu après je me mets en chemin, à pied le long de la piste, en route vers le nord et le bourg de Utay, avec l'idée d'intercepter puis monter dans le songteaw ou le minibus quotidien qui devrait un peu plus tard me rejoindre. Çà et là, quelques sentiers s'éloignent en direction de l'est, mais il m'est presque toujours impossible de deviner s'ils mènent à des villages ou uniquement à des parcelles, voire à rien de plus que des lieux de cueillettes forestières. Je finis par surprendre un homme qui débouche tout juste de l'un d'eux, une vague sente pas plus large que d'une vingtaine de centimètres. Il appartient au groupe Taï Lue et m'affirme que de nombreux hameaux, se rattachant principalement à l'ethnie , existent bien dans cette direction, et que le premier d'entre eux se situerait à seulement deux heures de marche. Il est toujours déconcertant, surprenant en tout cas, de s'entendre dire que des sentiers aussi étroits, aussi insignifiants et discrets, peuvent mener à des lieux habités voire, comme ici, à plusieurs d'entre eux. J'envisage d'ici deux ou trois jours, après ma visite à Utay, de revenir fureter dans les parages puis d'aller me promener cette fois dans cette direction.

C'est un vieux minibus qui m'a finalement récupéré là, moins d'une heure plus tard, un véhicule qui offre, lorsqu'il doit affronter ce type de piste de terre cahoteuse, à peine plus de confort que les songteaws. Nous n'y sommes en outre même pas mieux abrités des nuages de poussière qui sont soulevés à notre passage puisque la chaleur ambiante nous interdit, dès le milieu de matinée, de totalement clore les fenêtres. C'est peu dire que les passagers déjà en place se sont montrés stupéfaits de voir apparaître un falang dans un secteur aussi improbable. De là, il nous restait moins de quarante kilomètres à parcourir, mais à une vitesse moyenne que j'ai calculée être de dix-huit kilomètres à l'heure. Le véhicule n'était pas bondé au moment où j'y suis monté, mais j'ai néanmoins dû me contenter d'un de ces petits tabourets d'enfant en plastique que l'on dispose dans l'allée centrale lorsqu'il n'y a plus d'autres places assises disponibles. Parvenus à Utay, un petit et modeste bourg implanté à l'extrémité d'une plaine d'à peine deux kilomètres de longueur, et en partie aménagée en rizières inondables, je ne flemmarde pas. J'effectue d'abord un bref détour par le minuscule marché pour dénicher du savon, un sachet de lessive, deux nouveaux cahiers, puis des pâtisseries industrielles à l'intention d'une famille Yao vivant non loin d'ici, rencontrée une première fois il y a deux ans, et à qui je compte retourner rendre visite dès ce jour. Je descends ensuite sur les berges de la rivière Nam Ou pour m'offrir un bain salvateur et m’atteler à un rapide lavage de mes frusques, deux opérations rendues nécessaires pour me décrasser de la poussière qui nous a assaillis lors du trajet, puis me mets en route vers le village Yao de Ban Nanoy, localisé à seulement quelques kilomètres de là.

Pour rejoindre ce hameau, il me suffit de continuer à remonter le cours d'une portion de la piste, puis de m'en écarter à peine. Je devine tout de suite que la situation économique de la famille à laquelle je rends à nouveau visite aujourd'hui a considérablement évolué en tout juste deux années, puisque de l'ancienne hutte en bois dont je me souvenais, il ne subsiste plus rien, et une spacieuse et solide baraque en dur et munie d'un étage s'érige désormais à la même place. Son rez-de-chaussée est bâti en briques rouges et le niveau supérieur en bois, tandis que la toiture est constituée de feuilles de tôles ondulées légères. Si la situation économique de cette famille s'est aussi bien améliorée depuis ma précédente visite, c'est grâce au négoce de graines de céréales diverses, et de quelques autres produits agricoles, auquel elle s'est attelée. Une des deux pièces du rez-de-chaussée est ainsi actuellement presque totalement encombrée d'une trentaine de sacs, emplis pour la plupart de grains de maïs, quelques-uns également de soja, et au moins un ou deux d'arachides non décortiquées. C'est la proximité immédiate avec la piste qui a permis ce commerce, les marchands itinérants pouvant de la sorte aisément venir prendre livraison de ces denrées, que cette famille a préalablement acquises auprès des petits paysans.

Le père de famille est absent, parti chasser en forêt, et devrait être de retour au plus tard en soirée. Je ne l'attends pas pour distribuer la cent-cinquantaine de portraits que j'avais réalisés deux ans plus tôt dans ce seul hameau. Tous sont ravis de les recevoir, et les rires fusent à la vue de presque chaque nouvelle image que je remets. Malheureusement, presque aucune des jeunes filles du village, elles que j'avais pourtant le plus abondamment photographiées à l'époque, n'est présente à cet instant, toutes s'étant vraisemblablement absentées à l'extérieur pour quelques jours, pour un motif que l'on a bien tenté de m'expliquer mais que je ne suis pas parvenu à saisir. Durant cette distribution des photos, il s'est produit un léger incident. J'avais préalablement trié toutes celles qui montraient les membres de la famille qui m'accueille, afin de ne pas risquer de les disperser, et de pouvoir les remettre en une seule fois à la mère - j'avais même par ailleurs, exclusivement à leur attention, réalisé des agrandissements de quelques-uns des clichés. Or, dans ce lot de tirages photographiques, j'avais malencontreusement inclus celui montrant une grand-mère n'appartenant pas à la famille, et de plus désormais décédée. Cela a provoqué un léger embarras et, lorsqu’on est enfin parvenu à m'expliquer l'erreur, et que quelqu'un a tout de même souhaité remettre cette photographie à la petite-fille de la personne défunte, celle-ci n'a d'abord même pas osé la toucher. Véritablement apeurée, elle a fini par consentir à l'emporter sous l'insistance des autres, alors que je tentais pour ma part de la récupérer, afin de lui éviter ce qui s'apparentait là à un supplice, et peut-être également à une part de tabou.

Les femmes et les jeunes filles Yao - les hommes aussi parfois - ainsi que celles de quelques autres groupes de populations que je qualifie de "chinoisants", tels les et les Lolo par exemple, ont la charmante habitude de régulièrement et naturellement ponctuer leurs conversations de douces exclamations, de calmes et langoureuses interjections pourrait-on dire. Chantantes et modulées, elles sont destinées à exprimer tantôt la surprise ou l'enthousiasme, tantôt l'étonnement ou la désapprobation, et d'autres dispositions et états d'âme encore. Ainsi ce sont périodiquement des « Ooohihoooo », « Ooohiiiiyéééé », « Aouuuhiyaaa », qui jalonnent et soulignent très agréablement, de manière drôle aussi parfois, les échanges.

Bien qu'il me soit arrivé d'y faire exception à quelques reprises, alors généralement après qu'ils me les aient eux-mêmes proposés, par exemple s'il m'avait pris d'y porter une attention toute particulière, je me suis la plupart du temps contraint à ne pas tenter d'acquérir d'objets auprès des villageois que je côtoie quotidiennement de la sorte. Ceci a constamment été motivé avant tout par le souhait de ne pas les en priver, puisqu'il s'agit presque toujours d'accessoires fonctionnels qu'ils tiennent encore en usage. Les occasions et les tentations sont pourtant nombreuses et fréquentes pour une personne intéressée par ces modes de vie traditionnels. Même s'ils ont rarement été conçus dans cette optique - sauf sans doute pour les pièces vestimentaires et quelques autres ustensiles - ce peut être des caractéristiques esthétiques qui valoriseront tel ou tel objet à mes yeux, mais le plus souvent des singularités plus difficiles à définir, liées à leur histoire ou pour ce que ces objets eux-mêmes disent de l'originalité des modes de vie, des pratiques et des croyances de ces peuples. Affectionnant tout particulièrement le travail artisanal, mon attention peut aussi plus prosaïquement être attirée par le simple fait que tel ou tel accessoire, outil ou instrument a donc été minutieusement et patiemment façonnés à la main. Anciens ou de fabrications plus récentes, la liste est longue des objets que l'on peut alors ici être tenté de négocier. Cela va de pièces textiles emblématiques de chacune de ces ethnies jusqu'aux accessoires rituels et cérémoniels des chamans, en passant par les pipes à opium ouvragées, les sacs d'épaule, les couteaux de chasse d'apparat, les boîtes à bétel ou à opium, les bijoux, les aiguilles et crochets en corne, les coffrets et hottes en vannerie, les reliques animales rares - crânes, griffes, cornes, plumes, dents, peaux, écailles, etc. - les clochettes et grelots de bétail en bronze, les lames à récolter l'opium, les astucieux petits pièges à animaux, les rudimentaires mécanismes forgés de fusils, les livres rituels en papier de bambou, les gongs ancestraux, les vieilles pièces de monnaie, les balances et les poids à opium, et encore tant d'autres objets divers et variés.

18 octobre - Ban Nanoy

La cabane

"Ma" famille Yao me propose, avec une belle dose d'insistance, de passer à nouveau la soirée suivante parmi eux. Je n'avais à aucun instant envisagé cette éventualité, surtout au regard du peu de temps qui me reste disponible avant de devoir sérieusement songer au retour vers la capitale, mais face à tant de gentillesse, il m'est difficile de refuser. Pour l'instant j'abandonne tout ce petit monde pour une partie de la journée, souhaitant profiter de mon passage dans le secteur pour déambuler un moment aux alentours de Utay, chef-lieu du district du même nom, un des plus excentrés du pays, affichant par ailleurs une très faible démographie. Ce bien modeste bourg se résume à la piste de terre menant à la Chine, en bordure de laquelle s'alignent des baraques. Un peu en contrebas, du côté où s'étend la plaine, un regroupement de bâtisses Taï Lue traditionnelles en bois et chaume, toutes élevées sur pilotis, lui font cependant bénéficier d'un cachet plus attrayant, plus "authentique". Cette plaine irrigable qui le jouxte, un quadrilatère d'à peine deux kilomètres de côté, est la toute dernière surface plane cultivable de quelque importance au Nord-Laos, avant d'atteindre la frontière avec la Chine, localisée à environ cinquante kilomètres en amont. C'est un secteur éminemment rural et, si ce n'est sans doute un petit nombre de fonctionnaires, quasiment tout le monde ici est paysan. J'opère un détour par l'école, une prairie largement ravinée sur laquelle est disséminée une douzaine de baraquements, la plupart en bois, deux ou trois d'entre eux en briques et ciment. Il ne manque qu'un mirador et quelques fils de fer barbelés pour obtenir le décor d'un vieux camp de prisonniers de guerre.

Le marché aux produits frais se déroule tôt le matin seulement, et vers neuf heures presque tout a déjà été remballé. Le petit édifice qui l'abrite paraît presque dans un état d'abandon, n'étant rien de plus qu'une sobre structure ouverte à tous les vents, quelques plaques de tôles ondulées soutenues par des poteaux en ciments. Il ne réunit qu'une poignée de paysannes venues là vendre leurs maigres richesses - en tout cas si on les considère d'un point de vue quantitatif - quelques légumes, œufs ou volailles, ainsi que deux bouchers qui se sont partagé la carcasse de l'unique bête abattue ce jour, exhibant chacun leurs monstrueuses pièces de chair sanguinolentes sur des étals de bois brinquebalants. Les plus modestes de ces paysannes ne font même pas usage d'un de ces étals, mais se contentent de déployer sur le sol un morceau de bâche en nylon de pas plus d'un mètre carré, d'y étaler leurs trésors, et de patienter là en position assise, sur un tabouret d'enfant en plastique qu'elles ont elles-mêmes apporté. Nous sommes loin des marchés des petites villes, qui se tiennent généralement tout au long de la journée, ici le chaland est rare, la plupart des villageois du lieu se limitant en effet, au quotidien, à consommer ce qu'ils produisent, cultivent, cueillent, pêchent eux-mêmes.

Je traverse la petite plaine et ses rizières, y croise quelques paysans, dont il est parfois difficile de percevoir quels motifs les ont conduits là ce jour, untel semblant s'être déplacé uniquement pour venir contempler son buffle, tel autre équipé d'une houe et ayant visiblement pris le prétexte d'aller consolider une diguette mais ne paraissant pas le moins du monde pressé de s'y atteler, tel autre enfin se tenant définitivement oisif. Les villages Taï Lue offrent toujours des allures résolument champêtres et bucoliques, avec leurs élégantes demeures en bois élevées sur pilotis, invariablement disposées de manière très rapprochée les unes des autres, formant de la sorte un réseau d'étroites allées presque naturellement abritées par les dépassements des toitures de chaume. Hameaux systématiquement implantés à proximité immédiate d'un cours d'eau, les sols y sont généralement plus ou moins sableux et on y trouve immanquablement, disséminés de-ci de-là, des kapokiers, des manguiers, des bananiers, des papayers, et maints autres arbres vivriers ou exploitables d'une façon ou d'une autre. Les métiers à tisser sont positionnés à demeure sous les bâtisses, là où l'on se réunit fréquemment de manière informelle entre voisins, pour rire et bavarder.

Le réseau d'électricité du pays n'a à ce jour pas encore atteint le bourg de Utay. Quelques-uns des villageois les plus aisés, parmi ceux dont la demeure est implantée le long de la piste de terre, ont acquis de petits groupes électrogènes, ces universels moteurs à essence extrêmement modulables que l'on peut apercevoir à travers tout le pays, et qui sont employés aussi bien pour faire fonctionner un motoculteur, une décortiqueuse à riz, ou donc générer de l'énergie électrique. Quelques autres familles ont installé des mini-turbines dans la rivière, ces dispositifs dont on a déjà parlé plus haut, et qui leur permettent sans doute à peine d'alimenter une ou deux ampoules lumineuses. Les derniers enfin continuent alors de se contenter chaque soir des antiques lampes à huile. Utay n'est donc rien de plus qu'un modeste bourg de "bout du monde" d'où, lorsque tout se passe bien, un seul départ de transport journalier est proposé. En définitive, il n'offre pas beaucoup d'occupations pour un touriste. Vivement demain, que je retrouve les reliefs, les forêts et les villages "ethniques".

Cela fait maintenant vingt-sept jours que je ne me suis pas adressé à un congénère occidental. De même qu'à Phongsaly un peu moins de deux semaines plus tôt, je m'étais vaguement imaginé qu'avec un peu de chance - sans grand espoir néanmoins - j'en croiserais peut-être un, ici à Utay, puisqu'avant mon départ de France j'avais constaté que dans son édition précédente consacrée au Laos, un célèbre livre-guide de voyage, le Lonely Planet, avait pour la toute première fois cité dans ses pages - lui accordant toutefois en tout et pour tout pas plus de deux lignes - cette bourgade du bout du pays, en la qualifiant de « centre important de nombreuses minorités ethniques ». Jusqu'alors, la localité la plus septentrionale du Laos mentionnée dans cet ouvrage était Phongsaly-ville, le petit chef-lieu de cette province du même nom, située à environ cent quarante kilomètres au sud. Je reste cependant absolument convaincu que cet humble bourg, établi résolument à l'écart des principaux axes de communication, et impliquant alors de sacrifier beaucoup trop de temps et d'énergie pour s'y rendre - actuellement pas moins de quatre journées de route sont nécessaires pour y parvenir depuis la capitale Vientiane - n'aura jamais le temps de se faire un nom parmi les voyageurs. Je gage en effet que, trop rapidement, dès ces prochaines années, les beaux villages "ethniques" qui l'entourent auront disparu, en tout cas se seront bien trop acculturés pour continuer à présenter un intérêt quelconque aux yeux de la plupart de ces visiteurs occidentaux.

En milieu d'après-midi, après avoir absorbé une soupe de nouilles et un peu de riz dans une des deux seules gargotes du lieu, je reprends le chemin de mon village Yao, portant fièrement sous le bras une belle poule bien grasse acquise auprès d'un paysan Taï Lue, et que nous mangerons ce soir en famille. Arrivé là-bas, je me lance dans un de mes passe-temps favoris, errer de hutte en hutte, me faire inviter - ou m'inviter moi-même lorsqu'il nécessaire de brusquer un peu les événements - à m'asseoir ici, puis là, devant ou à l'intérieur de presque chacune d'elles durant quelques instants, puis observer, interroger, plaisanter aussi. Je peux presque dire que les villageois de Ban Nanoy me "connaissent" désormais, en tout cas qu'ils ont eu le temps de se rendre compte de mon désintéressement et de mon entière inoffensivité. Je les approche alors sans peine, et peux même assez facilement les solliciter pour réaliser quelques photos, mais qui, programmées de la sorte, leur font malheureusement adopter des postures un peu trop figées.

J'en ai déjà vu beaucoup, des huttes sordides dans les hameaux des minorités ethniques - les pires d'entre elles, on en a parlé précédemment, sont généralement occupées par des "idiots de village" - mais une de celles du village de Ban Nanoy bat pour l'instant tous les records. Il faut avant tout cette fois préciser qu'elle abrite une famille entière, et a minima un couple, quatre enfants et une grand-mère, qui s'entassent alors comme ils le peuvent dans ce cabanon fait de bric et de broc, présentant une pièce unique d'une surface de peut-être quatre mètres sur cinq seulement. Un des principaux piliers de soutien de l'édifice n'est rien d'autre que le tronc d'un jeune arbre encore enraciné en terre et qui a simplement été décapité. Les murs consistent en une improbable juxtaposition de grossières planches de bois récupérées çà et là et de plaques d'acier issues de fûts de pétrole démantelés et aplatis à coups de marteau, un tas de bûches à brûler achevant même de combler une large ouverture dans un des flancs. Quant à la toiture, c'est un amoncellement hétéroclite de brassées de chaume, de morceaux de bâche plastique, et d'une ou deux vieilles tôles ondulées récupérées et rouillées. Une maison "avec presque pas d'murs", en quelque sorte. M'étant fait inviter à y pénétrer durant quelques instants, j'ai pu y entrevoir deux "niches" à dormir, un seul petit foyer de cuisson disposé à même le sol de terre, et nombre d'objets plus ou moins identifiables répandus en vrac dans les recoins, ou suspendus là où c'était possible. Le rouet à filer le coton de la grand-mère est constitué d'un assemblage d'une vieille roue de vélo et de quelques bouts de bois, et pour y travailler elle prend place assise sur une des énormes courges amassées dans un coin. Ici deux ou trois sacs de riz - dont on devine sans peine qu'ils composent actuellement l'unique stock alimentaire - là des épis de maïs, quelques outils, des loques vestimentaires abandonnées un peu partout, en définitive le règne d'une misère crasse, dont on perçoit difficilement quel miracle pourrait en faire émerger un jour ces braves gens.

Le contraste entre la situation économique de cette maisonnée avec celle de ma famille d'accueil - qui doit être la plus confortable du village - est alors saisissant. Je ne parviens toutefois pas à interroger efficacement cette dernière au sujet de leur nouvelle activité, ce négoce de graines et de céréales. Je serais en effet très désireux d'en apprendre un peu plus, savoir par exemple jusqu'où s'étendent leurs réseaux d'achat et de revente, mais sans doute y a-t-il là de ma part un peu de curiosité mal placée, aussi je m'abstiens de trop insister.

Conservant un œil alerte sur le calendrier, je ne peux plus m'accorder, en tout et pour tout, qu'une seule semaine de crapahutage dans la région, avant d'inexorablement devoir entamer le trajet routier de retour vers la capitale. Dans ces conditions, il ne m'est donc désormais plus envisageable de quitter la piste pour m'aventurer dans une direction quelconque sans préalablement connaître assez précisément le nombre de jours qui me seraient nécessaires pour effectuer telle ou telle randonnée en boucle. Et puisqu'on ne peut presque jamais me renseigner à propos de secteurs localisés à des distances correspondant à l'éloignement de plus de deux ou trois villages, il faut que je réfrène d'éventuelles envies de périples trop ambitieux. J'ai ainsi décidé que dès demain, je réemprunterai la piste en transport jusqu'à Ban Sone Taï, c'est-à-dire le hameau Taï Lue d'où, il y a de cela douze jours, j'avais débuté la précédente boucle en pays Yao. De là, je repartirai cette fois dans la direction opposée, vers l'est et le centre de la province, via ce qui semble d'abord s'avérer un large chemin, repéré lors de mon dernier passage dans la région, deux ans plus tôt. J'entamerai au moins de la sorte ce qui fut pourtant un des objectifs principaux de ce séjour, et que j'aurais déjà réalisé si je ne m'étais pas laissé distraire par d'autres desseins. Pour l'heure je sais uniquement que ce chemin devrait rejoindre plusieurs villages des ethnies Akha et , et que l'un d'entre eux se nomme Ban Chomsang.

19 octobre - Ban Nongfeu

Les bêtes

Vers 6 heures ce matin, alors que je m'apprêtais à quitter le village Yao de Ban Nanoy, deux femmes Keun - autre groupe ethnique minoritaire de la région, que je connais par ailleurs très peu - y faisaient pour leur part tout juste leur entrée, s'étant données la peine de se déplacer jusqu'ici pour proposer à mes hôtes rien de plus que sept ou huit kilogrammes de graines de soja décortiquées. Il leur a cependant préalablement fallu, là sur place, avant la pesée, vanner une fois de plus le produit de leur récolte, qui était vraisemblablement chargé d'encore trop de déchets et de cosses. Je ne suis pas parvenu à me faire indiquer la valeur de cette récolte car l'unité de mesure employée n'était pas la masse, mais le volume, jaugé à l'aide d'un simple vieux bidon d'huile en acier. J'ai tout de même pu me rendre compte que les billets froissés qui ont changé de main par la suite ne représentaient pas plus de quelques milliers de kips. J'ai profité du fait que le modeste contenu de ce sac était ensuite rapidement transporté à l'étage supérieur de la petite maison de briques et de bois pour y monter également, et y découvrir un sol jonché d'épis de maïs, que la famille s'attelait vraisemblablement, dès qu'elle avait un peu de temps disponible pour cela, à égrener à la main. Trois lits de planches, ceux des enfants, étaient par ailleurs disposés dans un coin, et les crottes de souris largement visibles çà et là laissaient présager que les nuits devaient être animées dans cette partie de la maison.

Il fallait aujourd'hui que je m'en aille relativement tôt, au plus tard à 7 heures, afin de ne pas risquer de manquer le départ du l'unique transport quotidien qui me ramènerait vers le sud. J'avais ainsi dès hier au soir prévenu ma sympathique famille que je ne mangerais pas en leur compagnie ce matin, mais que je me contenterais de rapidement avaler un bouillon aux nouilles à Utay. Sans surprise, ils avaient alors tout simplement avancé le moment du repas à une heure inhabituelle. Pour accompagner une sorte de soupe de haricots, il y eut un plat de larves de frelons, issues d'un énorme essaim sauvage - certains villageois en élèvent aussi dans des ruches - que le père avait rapporté l'avant-veille d'une sortie de chasse. Trois ou quatre volumineux fragments gisaient encore au sol ce matin, au fond d'un sac de nylon jeté dans un coin, presque la totalité de leurs alvéoles abritant une belle larve blanche, parfois mouvante, de trois ou quatre centimètres de longueur, ou alors une chrysalide désormais parfaitement immobile. Les unes et les autres se consomment ici avec le même engouement et un non moindre appétit, à l'état cru ou cuit. Parler dans ce cas de cuisson est sans nul doute exagéré puisqu'elles sont simplement frites dans une poêle posée sur le feu, durant quelques secondes seulement. Cette trop rapide "cuisson" suffit parfois à peine à les achever, et la consistance de leur chair est de la sorte conservée parfaitement intacte, c'est-à-dire laiteuse. Nombreux sont d'ailleurs ceux qui apprécient également de les consommer crues. Pour ma part je ne cacherai pas qu'à cette heure particulièrement matinale - il n'était pas encore 6 heures - j'ai eu toutes les peines du monde à m'imposer d'en engloutir quelques exemplaires, ne souhaitant en aucun cas décevoir mes hôtes après les efforts qu'ils avaient consentis pour ne pas me laisser partir sans avoir déjeuné.

Retour à Ban Sone Taï en songteaw, pour un trajet dont la vitesse moyenne n'a, à nouveau aujourd'hui, pas dépassé les dix-huit kilomètres à l'heure. Arrivé à destination, avant de m'engager, cette fois à pied, sur le chemin tant convoité, j'interroge des villageois à ce sujet et qui m'apprennent que le premier lieu habité se situerait à exactement vingt-deux kilomètres - une précision chiffrée qui m'impressionne tant je n'y suis pas habitué dans ces contrées. Pour le coup c'est une surprise car j'étais convaincu que je trouverais de premiers hameaux à des distances nettement inférieures. Il est plus de 13 heures, je ne peux donc pas me permettre de musarder si je veux m'assurer d'y parvenir avant la nuit, qui sous ces latitudes s'abat particulièrement tôt. Par chance, j'avais pris la précaution d'acquérir quelques bananes avant de quitter Utay ce matin. Je dégote alors ici un peu de riz gluant auprès d'une famille - l'association de ces deux aliments s'avérant un régal - et me voilà pourvu, je peux me mettre en route sans plus attendre.

Le sentier, nettement tracé et courant presque continuellement à flanc de hautes collines escarpées, ne présente aucune difficulté d'orientation. Il surplombe cependant régulièrement de profonds ravins et, de temps à autre, des portions entières s'y sont effondrées, sans nul doute durant les saisons des pluies antérieures. Il en résulte des affaissements de terrain ayant en outre entraîné, çà et là, le déracinement d'arbres, quelques-uns barrant même dorénavant la voie en plusieurs endroits, et cela visiblement depuis de nombreux mois déjà au regard de leur état - il faut savoir que des outils mécaniques comme les tronçonneuses sont ici totalement inexistants, ce qui implique que ce genre de situation peut perdurer des années avant que les villageois se décident à venir dégager les sentes. Selon toute vraisemblance, des deux-roues s'aventurent pourtant de temps en temps sur ce parcours, ce que laissent entrevoir quelques traces de pneus de scooter imprimées dans la terre désormais sèche. Dans ces secteurs effondrés, la conduite doit en conséquence se faire singulièrement acrobatique puisque la voie se resserre alors drastiquement en de très étroits passages, obligeant à frôler de très près le gouffre adjacent, lorsqu'il n'est donc pas en plus nécessaire de soulever l'engin au-dessus des obstacles. Ailleurs, des ornières se montrent si profondes qu'on devine sans peine qu'en plein cœur de la saison des pluies elles doivent se transformer en des bassins de boue infranchissables.

Tout de même, de ces hauteurs les paysages sont ouverts et le regard porte alors à de très grandes distances. Bien qu'à cette heure les brumes de chaleur troublent un peu l'ensemble, elles laissent apparaître, après une enfilade de crêtes qui se succèdent jusqu'à l'horizon, une immense étendue forestière. Au cœur de ce vaste décor, j'ai dans l'après-midi pour la toute première fois aperçu un Calao bicorne, une observation toutefois bien trop fugace, dont j'ai pu profiter seulement durant quelques courtes secondes, le délai nécessaire à ce spectaculaire oiseau pour prendre son envol d'une haute branche puis s'éloigner rapidement vers l'aval. À peine plus tard, au détour d'un coude du sentier, j'ai juste eu le temps de surprendre un phacochère, une belle bête sombre de la gueule de laquelle émergeaient les deux grosses canines inférieures caractéristiques de l'espèce. Il furetait sur le bas-côté, nez au sol, émit un bref grognement dès qu'il me repéra, avant de disparaître hâtivement dans les épais fourrés. Ainsi ces rencontres animales, avec quelques autres plus anecdotiques car moins rares, auront été les seules faites en chemin, durant un peu moins de quatre heures.

Par sécurité, j'ai marché à belle allure et j'atteins donc le premier village avant la nuit. Ban Nongfeu est un très petit et modeste - à vrai dire presque insignifiant - hameau Akha qui ne réunit pas plus de huit à dix huttes sommaires, bâties uniquement en recourant à des matériaux prélevés en forêt et dans les savanes alentours, du bois, du bambou et du chaume. Au vu de la proximité avec ce sentier potentiellement motocyclable, je m'attendais à ce que des tôles ondulées légères soient parvenues jusque dans ces parages, mais il n'en est rien pour l'instant.

Une trentaine de villageois m'entourent rapidement. Je me présente et sollicite sans tarder l'hospitalité auprès d'un homme entre deux âges. Je tâche en effet de hâter un peu les événements car la pénombre va bientôt s'abattre. Sous ces latitudes il ne faut en effet effectivement pas beaucoup plus d'un quart d'heure pour passer de la clarté du jour à l'obscurité presque complète et j'ai remarqué que la rivière, l'endroit où je devrai me rendre pour prendre un indispensable bain et laver mes frusques, coulait bien plus bas. Je crains alors de ne plus pouvoir y distinguer grand-chose d'ici peu de temps.

20 octobre - Ban Moukhang

L'eau

Je quitte le village de Ban Nongfeu au petit matin car je ne m'y sens pas très à l'aise. Il y a eu une petite fête hier au soir sous notre toit, quelques réjouissances que l'on m'a présentées comme un « phimay khao », que l'on pourrait alors traduire par "Nouvel An du riz", agapes probablement destinées à marquer une des étapes emblématiques de la culture de la céréale, peut-être tout simplement la moisson, qui s'achève effectivement actuellement dans certains secteurs, qui débute ou a encore cours dans d'autres. De nombreux voisins nous ont rejoints et tous ont beaucoup bu ; en ce qui me concerne je me suis cette fois-ci modéré. Au moment d'entamer le repas proprement dit, c'est-à-dire le riz, tous les plats se trouvaient bien entendu froids et souillés par les incessants picorages plus ou moins adroits des buveurs, les mets présentant alors à cet instant des aspects bien peu engageants. J'avais pourtant une formidable faim à assouvir. À ce stade l'inhabituel événement que représentait ma visite n'avait pas encore apaisé l'enthousiasme dont faisaient preuve mes hôtes et, avec outrance, j'ai dû faire face à d'innombrables discours alcoolisés et postillonnés à mon visage, la plupart non pas malintentionnés mais, au fur et à mesure de l'avancement de la soirée, finalement presque provocateurs, notamment dès que des questions relatives à l'argent étaient abordées. J'ai fini par parvenir à m'échapper pour rejoindre le groupe des femmes, réunies à cet instant autour des deux foyers, ultime extravagance d'un étrange étranger, dont on ne pouvait alors pas se formaliser outre mesure.

Le village suivant n'est pas distant de plus d'une heure de marche. Je le distingue même de loin, accroché à une pente de colline, ayant fière allure et paraissant alors particulièrement joli dans son écrin de verdure. Le sentier emprunté ce jour dévoile pour sa part un aspect identique à celui de la veille, de nouveau enserré entre un flanc abrupt et un ravin. Il descend progressivement, jusqu'à atteindre les rives de la rivière Nam Boun, qu'il faut elle aussi franchir à gué. Cette traversée ne présente toutefois aucune difficulté, d'autant moins qu'un arbre tombé là au travers de son lit permet de s'y agripper. Il ne reste ensuite plus qu'à remonter sur environ trois ou quatre centaines de mètres pour accéder au hameau. Avant de le rejoindre je profite ici, puisque je l'ai finalement négligé hier, me contentant alors d'une "toilette de chat", des premiers rayons du soleil qui transpercent enfin les nappes de brumes matinales pour prendre un bain intégral, et laver à grande eau mes hardes. Une femme Akha se tient sur l'autre berge, à une bonne centaine de mètres en amont, une distance respectable qui m'autorise à me déshabiller sans crainte, malgré toutes les interrogations qu'elle doit se poser à mon sujet, ayant sans nul doute immédiatement deviné qu'elle avait là affaire à un falang, la blancheur des parties de mon corps non exposées quotidiennement au soleil ne pouvant lui laisser aucun doute à ce sujet.

C'est précisément à cet endroit que la catastrophe s'est produite. Tandis que je lavais la seconde, ma première sandale, que je venais tout juste de reposer sur la rive, sans doute un peu trop négligemment, a été emportée par le courant. Lorsque je m'en suis aperçu, il était déjà bien trop tard, elle avait totalement disparu, le plus déconcertant étant que je ne l'ai même pas vue s'éloigner sur les flots, comme si elle s'était tout simplement volatilisée. J'ai eu beau me mettre immédiatement à courir sur les berges - en sous-vêtement et probablement sous le regard médusé de la femme Akha - vers l'aval, puis à escalader les rochers pour tenter une récupération, espérant qu'elle ait pu rester accrochée à une branche ou coincée entre deux blocs rocheux, rien n'y a fait. Je me suis ensuite lancé à pas moins de deux reprises dans des inspections systématiques et minutieuses des premières centaines de mètres du cours d'eau, pour pas plus de résultats, la configuration du terrain ne me permettant par la suite plus de progresser. Ce qui m'est arrivé là est préoccupant, mes sandales composaient mes seuls outils de marche, de robustes modèles particulièrement adaptés à ces terrains. Sans elles, il ne me reste qu'une misérable paire de tongs, de médiocres spécimens de plage en mousse souple ne présentant donc aucune densité, et qu'a contrario j'avais sélectionnés pour leur extrême légèreté, et en aucun cas pour leur solidité puisqu'elles ne devaient m'être utiles qu'aux instants de repos, lors des soirées notamment. D'ailleurs, malgré cet usage relativement peu intensif que j'en ai fait durant les quelques dernières semaines, leurs semelles se retrouvent pourtant déjà bien tassées au niveau des principaux points d'appui. Autant dire qu'il est illusoire d'escompter pouvoir crapahuter longuement avec ça, elles ne résisteraient pas à un parcours de plus de vingt kilomètres, sans compter les douleurs et les échauffements qu'elles provoqueraient sans doute très rapidement. Le problème est qu'ici je me situe à cinq heures de marche du premier transport motorisé, et qu'il me reste encore cinq jours disponibles avant de devoir m'en retourner vers le sud par la route, journées que j'espérais mettre largement à profit pour poursuivre mes vagabondages dans les montagnes.

Pour l'heure, bien que très sérieusement affligé par cet incident, il ne me reste rien de mieux à faire que rejoindre le joli village de Ban Moukhang tout proche, ainsi chaussé de mes seules tongs, ce qui là-bas n'interpellera absolument personne puisque c'est ce que portent par ici tous ceux qui ne vont pas pieds nus. Après m'être pour une fois plutôt hâtivement présenté, cette péripétie est ensuite bien entendu la toute première chose que j'ai relatée aux villageois, me figurant même assez naïvement qu'ils parviendraient à trouver une solution miraculeuse à mon problème, que peut-être des gamins accourraient à la rivière et m'en rapporteraient triomphalement le précieux objet. De ma position toutefois, depuis le village qui surplombe une large portion du lit de cette rivière, je comprends vite qu'il ne subsiste plus guère d'espoir d'y parvenir, de retrouver la sandale. En effet ce torrent, sauvage et dont le cours se fait à partir d'un peu plus loin nettement plus tumultueux, disparaît ensuite rapidement vers l'aval, s’engouffrant dans un fouillis impénétrable, au creux d'un ravin aux abords exagérément escarpés. Ces sandales, j'y veillais pourtant avec une attention toute particulière, puisqu'elles constituaient sans doute le troisième objet par ordre d'importance que je transportais jusqu'alors, après mon passeport et mon argent. Jamais par exemple je ne les oubliais à l'extérieur pour la nuit - comme cela m'arrive cependant assez régulièrement avec mes vêtements, notamment lorsqu'ils n'ont pas fini de sécher à la suite de leur nettoyage quotidien - craignant les assauts des animaux domestiques qui pourraient les dégrader. Une nuit précédente par exemple, chez les Yao, ce sont probablement des poules qui étaient parvenues à faire chuter au sol mon short que j'avais suspendu sur une perche de bambou. Un zébu s'était alors essayé à le mâcher et au petit matin je n'avais plus retrouvé qu'une chose informe imbibée de boue et d'une bave épaisse, et bien sûr déchirée à deux ou trois endroits. Une femme dont j'avais sollicité l'aide avait pu repriser et venir à bout des plus gros dommages, mais il conserve depuis lors, en dehors de ces généreuses cicatrices, un aspect pouvant laisser croire qu'il a été largement attaqué par des mites.

Pour consolation de ces déboires, en ce milieu de journée dans le village de Ban Moukhang, je réalise qu'il compose à l'évidence un des plus beaux hameaux Akha que j'ai pour l'heure visité. Cramponné à flanc de colline, à environ deux-cents mètres au-dessus du torrent qui coule en contrebas - et qui forme là, avant de dévaler vers l'aval, un vaste bassin d'eau calme et profonde, prometteur de belles baignades à venir - il réunit une petite quarantaine de huttes de conceptions très sommaires, voire précaires. Beaucoup d'entre elles paraissent même fragiles, bâties avec rien de plus que quelques rondins de bois juste ébranchés en guise de structures porteuses, et des parois de remplissage en claies de bambou. Contrastant nettement avec les autres, deux de ces huttes arborent tout de même des toitures rutilantes en tôles ondulées rigoureusement neuves - de légères et fines feuilles en acier zingué qui, aisément enroulables, se transportent ainsi sans trop de difficulté, même sur de longues distances - tandis que toutes les autres se contentent, pour leur protection contre les intempéries, des traditionnelles couvertures de chaume ou de tuiles de bambou. Si la configuration du terrain le permet, les huttes Akha peuvent parfois reposer à même un sol de terre battue, qui a alors préalablement été apprêté, nivelé puis aplani. Il est toutefois plus fréquent, puisque ces demeures s'accrochent le plus souvent sur des pentes accusant des inclinaisons plus ou moins prononcées que, pour compenser cette déclivité, l'arrière seulement des huttes repose au sol tandis que l'avant est élevé sur des pilotis, afin d'assurer une parfaite horizontalité du plancher intérieur. Il arrive communément que la différence de niveau qui résulte ainsi entre l'avant et l'arrière d'un habitat - et qui donc se distingue via la hauteur des pilotis frontaux - atteigne celle d'un homme adulte.

Dans certains villages bien établis, les structures porteuses des huttes peuvent être constituées de solides madriers qui ont été débités et équarris, un à un, à la scie à refendre et au prix d'une extrême patience, et surtout de rudes efforts physiques, des opérations effectuées en forêt, sur les lieux mêmes d'abattage des arbres sélectionnés, comme je le mentionnais déjà plus haut. Les lourdes pièces qui en résultent sont ensuite attelées puis trainées, l'une après l'autre, jusqu'au village, grâce à la force des buffles. Mais le hameau de Ban Moukhang, avec ses petites huttes aux allures bien chétives, n'en est pas là. Au regard de sa physionomie et de son environnement immédiat, en considérant par exemple plusieurs souches qui ont jusqu'à ce jour été laissées fichées en terre, ou quelques troncs d'arbres que l'on ne s'est toujours pas donné la peine de débiter ou de débarder, et qui continuent de gésir çà et là, il semble résolument neuf. Je veux dire par là qu'on devine aisément que le défrichage de la parcelle forestière qui a permis son implantation est encore tout récent. Je me fais confirmer ce point par un homme, auprès de qui je m'enquiers de "l'âge du hameau", et qui m'annonce le chiffre de "une année". Comme quelques autres groupes ethniques du nord du pays, les Akha sont en effet restés jusqu'à ce jour d'une tradition semi-nomade, et c'est donc là la toute première phase de l'installation d'un nouveau village. C'est plus tard, au fur et à mesure d'une potentielle élévation du niveau économique des foyers, que certaines huttes pourront éventuellement être consolidées, voire reconstruites, les efforts devant sans aucun doute pour l'heure être prioritairement concentrés sur le travail des rays, les cultures vivrières, elles également gagnées sur des surfaces forestières défrichées au prix de luttes intenses.

La rivière proche, la "mangeuse de sandale", est la Nam Boun, un cours d'eau offrant un débit relativement important. Il est peu fréquent que les Akha s'implantent à proximité aussi immédiate d'un tel gisement aquatique, eux qui, à l'instar des autres minorités dites sino-tibétaines de la région, affectionnent tant l'altitude, la proximité des crêtes mais où, en contrepartie, ils doivent alors généralement se contenter d'un maigre filet d'eau, d'une unique résurgence ou d'un ruisseau à l'écoulement capricieux. Il arrive cependant qu'une source ait été captée au beau milieu du village, captation aménagée en fontaine, en réalité rien de plus qu'une grossière dalle et colonne en ciment d'où jaillit le flux d'eau. Ces installations, lorsqu'elles existent, permettent d'améliorer substantiellement la vie quotidienne des villageois, et surtout des villageoises, puisque ce sont elles seules qui ont la charge, et cela plusieurs fois par jour, des corvées d'eau, et qui n'ont ainsi plus à descendre au fond d'une combe, via un sentier abrupt, en outre entretenu presque en permanence glissant en raison des quelques inévitables pertes de liquide qui se produisent lors de chacun de leurs passages. Ces fontaines sont également vectrices d'une augmentation du confort de tous aux heures des toilettes, exemptant alors chacun en ces instants d'avoir à se tenir sur une berge caillouteuse, ou plus fréquemment encore nettement boueuse. Quelques jours plus tôt, le point de ravitaillement en eau d'un hameau Yao, bien qu'il n'offrait certainement pas un accès aisé ni pratique, présentait en revanche un cadre original, et même enchanteur. Là, il ne s'agissait pour une fois pas de descendre au creux d'une ravine, mais au contraire, après s'être légèrement écarté du village, de remonter sur une cent-cinquantaine de mètres le cours d'un minuscule ruisseau, jusqu'à atteindre sa résurgence, enfouie à l'extrémité d'un véritable tunnel de verdure, de végétation aux abords impénétrables, et que seuls de minces rayons de soleil pouvaient occasionnellement transpercer. À cet endroit, une gouttière en bambou canalisait efficacement le flux de la source jaillissant de l'élévation du terrain, le projetant à une hauteur permettant de le recueillir confortablement, et même de s'y pencher pour profiter d'une sorte de douche naturelle.

Pour opérer le transport de l'eau, alors que les Yao privilégient un portage à la palanche d'épaule, soulevant un seau empli à chacune de ses extrémités, les femmes Akha ont le plus souvent pour habitude de charger leurs hottes dorsales de quelques gros tubes en bambou, de bidons en plastique ou de calebasses. Il m'est aussi arrivé, à une ou deux reprises, d'observer un mode de manutention de l'eau un peu plus original, à nouveau du côté des femmes Akha. Elles employaient un unique tube de bambou, mais présentant cette fois des proportions démesurées, un tronc - à la paroi amincie afin d'alléger le poids de ce gigantesque contenant - parmi ceux les plus volumineux que l'on peut trouver dans ces contrées. Chacun de ces cylindres en bambou affichait bien une longueur frôlant les deux mètres, pour un diamètre compris entre quinze et vingt centimètres.

Désormais irrémédiablement privé de mes sandales de marche, et finalement résigné à ce sujet, je tâche de provisoirement ne plus y songer, de reporter à plus tard le moment où il faudra aviser sur ce point et, malgré l'heure encore relativement matinale, décide de passer alors la journée et la nuit prochaine ici. Peu après, je me fais inviter à manger aux côtés d'une famille puis, abandonnant mon sac sous leur toit, m'en vais flâner quelque temps dans le village avant de descendre, suivi par quelques-uns des gamins parmi les plus téméraires, me baigner dans la rivière qui coule en contrebas. Là, un vaste bassin d'une eau étonnamment claire et limpide permet même d'y effectuer des longueurs de brasse. Un large banc de sable en compose une rive tandis que celle opposée, où la profondeur se montre autrement plus importante, n'est qu'une paroi rocheuse abrupte, sur laquelle bute la forêt. Non loin en aval, les villageois ont érigé comme une petite digue de pierres et de troncs d'arbre, afin de canaliser l'eau de manière optimale vers quelques mini-turbines électriques.

Dans l'après-midi, un scooter a soudainement fait son apparition sur le chemin, conduit par un gars qui provenait vraisemblablement d'un village localisé plus loin en amont, dans la direction vers laquelle j'aurais aimé poursuivre plus tard. Dès qu'ils ont perçu les premiers ronronnements du moteur, les gamins se sont précipités pour aller l'observer. De mon côté, désormais donc privé de sandales, je me suis alors sérieusement mis à envisager cette possibilité de transport, qui pourrait me permettre de parcourir à rebours et sans peine les vingt ou vingt-cinq kilomètres qui m'ont amené jusqu'ici depuis la piste.

Le sentier qui m'a conduit dans ces parages se prolongerait jusqu'à Ban Chomsang, un hameau situé, m'affirme-t-on à nouveau avec une surprenante précision, à trente-cinq kilomètres supplémentaires. Je suis toutefois presque assuré qu'il se poursuit encore bien plus loin, car les chemins ne s'interrompent par ici jamais en culs-de-sac. Ils permettent au contraire le plus souvent de boucler la boucle et même, lorsqu'ils atteignent cependant de telles proportions, ont plusieurs fois l'occasion de se ramifier en de multiples directions. Je peux alors supposer que cette distance de trente-cinq kilomètres qui m'est mentionnée corresponde uniquement à sa portion motocyclable. Un ou deux villages de l'ethnie Taï Lue seraient à dépasser avant d'entrer ensuite dans un territoire . Tout cela annonce un programme particulièrement alléchant mais, au delà du handicap que présente désormais la perte de mes sandales, ce sera pour une autre fois, car il s'agit là d'un vaste secteur pour lequel j'ai peu de peine à deviner qu'il faudrait pouvoir y consacrer au moins deux semaines entières, afin de pouvoir confortablement et sans hâte le sillonner.

Mon problème de sandale manquante n'intéresse absolument personne, mais celle qui subsiste continue à alimenter les conversations depuis que j'ai démontré son extrême robustesse et son caractère presque increvable. On la montre régulièrement aux voisins, on la soupèse, on teste ses attaches velcro ainsi que la densité de sa semelle.

21 octobre - Ban Moukhang

Le coton

Ban Moukhang est un village Akha Nutchi, un groupe ethnique culturellement très proche des Akha Nuqui rencontrés les jours précédents. Les tuniques féminines respectives des unes et des autres affichent par exemple d'évidentes similarités, mais aussi plusieurs caractéristiques esthétiques bien spécifiques, qui transparaissent notamment dans les coiffes. Je ne détaillerai pas ici l'ensemble de ces particularismes, pour me contenter de mentionner que, les jours de fête, les jeunes filles Nutchi restant non mariées exhibent des parures éminemment spectaculaires. Ces jours-là, leurs bustes se trouvent en effet littéralement caparaçonnés de pièces de monnaie et de plaquettes d'argent gravées, et les bonnets d’apparat réservés à ces occasions festives révèlent un charme inouï. Eux aussi placardés de pièces de monnaie, mais également de cupules d'argent, il y pend par ailleurs, de tous côtés, diverses séries d'ornements. À l'arrière par exemple, ce sont d'innombrables colliers de perles qui retombent dans le haut du dos et dont les extrémités s'achèvent par des grappes de petits pompons colorés. De chaque côté, à droite et à gauche, on retrouve à nouveau des grappes de ces mêmes pompons puis, pendant un peu plus bas que ceux-ci, deux séries de chaînes d'argent, les unes descendant au-dessus de la poitrine et retenant là en suspension deux ou trois lourds anneaux du même métal, les autres nettement plus courtes, composant comme de petits rideaux. Ces dernières rangées de chaînettes d'argent, en encadrant ainsi très joliment et étroitement le visage, vont jusqu'à obstruer en partie le regard, ménageant presque comme des œillères. Enfin un minuscule grelot est par ailleurs attaché à l'extrémité de chacune de ces chaînettes.

J'essaye d'obtenir de quatre ou cinq adolescentes qu'elles revêtent leurs tuniques de fête durant quelques instants, à titre exceptionnel, afin que j'en prenne un cliché. Elles minaudent cependant. Au sujet des photographies, désormais malheureusement presque à court de pellicules, j'étais avec bonheur pourtant parvenu à en dénicher deux exemplaires quelques jours plus tôt à Utay, auprès d'un quincaillier chinois, avant de me rendre compte, qu'au delà même de leur origine plus que douteuse et des conditions de stockage non moins hasardeuses qu'elles avaient dû subir en m'attendant, elles affichaient des dates limites d'utilisation périmées depuis déjà pas moins de trois années. Inutile de préciser que, en conséquence, je reste plus que sceptique quant à la qualité des tirages que j'en obtiendrai. J'ai même à ce sujet remarqué que mon petit appareil photographique - un modèle compact extrêmement basique ne proposant par ailleurs pas la moindre option ni n'autorisant le plus infime réglage, quels qu'ils soient - imposait, en les employant, des temps de pose nettement rallongés, jusqu'à quelques dixièmes de secondes, ce qui ne présage évidemment rien de bon.

Une des huttes du hameau, en réalité rien de plus qu'un misérable et minuscule cabanon grossièrement construit à l'aide de quelques troncs de jeunes arbres juste ébranchés, de claies de bambou - tiges fendues, aplaties puis tressées - puis de maigres brassées de chaumes, m'avait interpellé dès la veille, à l'instant même où je fis mon entrée dans le village. Je me doutai, à son aspect certes indigent mais non défraîchi, qu'elle était habitée, mais je n'avais jusqu'ici pas encore eu l'occasion d'apercevoir son occupant. Or il s'avère qu'un homme, résolument aveugle, y vit, seul. Je suis allé lui rendre visite et, en signe de bienvenue, il m'a rapidement offert deux bananes sauvages. Ces fruits, qui par ailleurs renfermaient chacun des graines parfaitement développées, ne semblent pas courants en cette saison, ce sont d'ailleurs les toutes premières repérées dans ce village. Comme de coutume, une bande de gamins m'accompagnait et leur présence apparu cette fois particulièrement opportune puisqu'ils ont ainsi pu se charger de me décrire, moi-même et mes drôles d'actions et habitudes, auprès du vieil homme non-voyant. Sa condition misérable m'ayant touché - qui ne l'eut pas été ? - en partant je lui ai glissé un billet de vingt-mille kips dans la main. Il en fut extraordinairement ému et s'est instantanément mis à me parler de « phaw » et de « mae », de père et de mère. Je n'ai pas saisi ce qu'il a voulu me communiquer mais je sais que les "esprits" des ancêtres qui, sans conteste, restent "habiter" les villages, occupent une place singulièrement et éminemment importante aux yeux des Akha. Alors, allez savoir...

La piste qui m'a mené ici cumulerait donc une longueur totale d'environ soixante kilomètres, depuis son embranchement initial emprunté la veille, et jusqu'au prochain hameau de Ban Chomsang, où des chemins piétonniers doivent sans aucun doute prendre le relais et permettre de rallier d'autres villages, localisés pour leur part à des distances bien plus importantes encore. Cette piste est par ailleurs d'une construction relativement récente, datant de six ou sept années peut-être tout au plus. Cela signifie qu'auparavant, au regard du relief omniprésent et fortement escarpé de la région, ces villages se retrouvaient encore nettement plus enclavés qu'aujourd'hui, et alors accessibles en peut-être quatre ou cinq jours de marche. Les premiers groupes Akha sont parvenus au Laos il y a environ cent-vingt ans, et d'autres ont suivi depuis, en provenance de différentes zones de l'extrême nord de la Birmanie et de l'est du Tibet, où ils furent sans doute continuellement persécutés par des peuples expansionnistes, ainsi que tout du long de leurs errances et pérégrinations. Ils ont finalement été repoussés jusqu'ici, dans ces régions montagneuses difficiles d'accès et situées à l'écart des grands axes de communication. Quelles invraisemblables expéditions, quelles ahurissantes équipées cela a dû représenter à l'époque, alors qu'aucun chemin n'était encore tracé, pas la moindre sente, de plus sans jamais pouvoir réellement bénéficier de vues dégagées permettant de se repérer géographiquement, dans ces environnements densément forestiers. On sait par ailleurs que l'ensemble des groupes Akha sont issus de cultures résolument montagnardes, ne possèdent dès lors aucune connaissance de la navigation et n'ont donc pas pénétré ces régions par voie fluviale, via la rivière Nam Ou par exemple, et qu'ils ont ainsi été contraints d'ouvrir eux-mêmes leurs itinéraires. Sont-ils dès l'origine arrivés ici avec du bétail ? Avec des semences ? Et les toutes premières installations, dans quelles effarantes conditions se sont-elles déroulées ? Il a tout à la fois fallu se protéger des bêtes sauvages, défricher, semer, sans doute chasser et manger des racines en attendant la première récolte. Époque héroïque, plus vraisemblablement maudite. Il n'en reste malheureusement aucune trace, écrite tout du moins, probablement néanmoins nombre d'allusions dans leurs légendes, fort peu documentées au demeurant.

L'ensemble des femmes et des jeunes filles du hameau évoluent au quotidien en habit traditionnel. Je crois que seule la mère de ma famille d'accueil ne se donne guère la peine de dissimuler une loque de ticheurte qui apparaît directement sous sa première tunique. Du côté des hommes et des enfants, ce n'est en revanche pas le cas. Quelques anciens ont tout de même conservé le pantalon caractéristique de leur groupe ethnique Akha, noir, court et très ample, ainsi que la typique casquette "Mao", adoptée il y a probablement déjà quelques décennies par ces populations. Quelques beaux bonnets de bébés sont également visibles et les pièces de monnaie utilisées ici en motifs décoratifs sur les coiffes et les bustes des femmes, ainsi que sur ces bonnets des très jeunes enfants, se montrent d'une diversité inouïe. On y aperçoit des piastres indochinoises françaises datant d'un siècle, des bahts thaïlandais récents, de la vieille monnaie lao qui n'a plus cours - seuls des billets papier sont désormais usités - mais aussi de très anciennes pièces chinoises, birmanes, thaïes. Certaines d'entre elles sont probablement dotées d'une certaine valeur nominale mais dorénavant souvent devenues complètement polies, usées par d'incessants frottements contre les grossières étoffes textiles qui les soutiennent, des objets ayant été portés sans aucun doute par plusieurs générations, sans cesse transmis de l'une à l'autre, de mères en filles.

Dans ce village de Ban Moukhang, plusieurs jeunes enfants exhibent, attachés autour du cou, de petits sacs de tissu cousus, et de la sorte définitivement scellés, insignifiants contenants d'environ un à deux centimètres de côté et renfermant chacun, maintenus ainsi hermétiquement et efficacement à l'abri des regards, un à trois ou quatre minuscules objets indéfinissables. Je ne parviens pas à me faire expliquer de quoi il en retourne. Lorsque j'interroge les villageois à ce sujet, ils me désignent leurs cheveux mais les petits objets en question sont durs, solides, comme s'il s'agissait de fragments de cristaux. Pour l'heure rien n'y fait, j'ai beau m'entêter à les sonder à ce propos, le mystère demeure entier. C'est la toute première fois que j'observe ces pendentifs très particuliers, du moins que je remarque leur présence.

Il a dû récemment, depuis mon précédent passage dans la région deux ans plus tôt, se produire l'arrivée d'un stock appréciable de ticheurtes d'une fabrication chinoise très bas de gamme. Ceux-ci ont probablement été acheminés jusqu'ici par un ou plusieurs colporteurs itinérants chinois ou vietnamiens, de ceux que l'on croise parfois dans ces contrées, toujours croulant sous un barda invraisemblable s'ils sont à pied, ou qui déborde de toutes parts d'une bicyclette, qu'ils poussent alors devant eux plus souvent qu'ils ne la chevauchent. Ces ticheurtes sont en effet actuellement assez abondamment visibles parmi les montagnards, principalement portés par des enfants et quelques jeunes filles, mais aussi par un nombre significatif d'hommes adultes. De coloris rose, vert ou bleu, ils arborent immuablement une inscription floquée "Sweet Heart" assortie du dessin d'une flèche transperçant un cœur. Généralement, à l'image de celui qu'a enfilé la mère de ma maison d'accueil, ils deviennent très rapidement et définitivement crasseux et déchirés, leur inconsistante qualité ne permettant en aucun cas d'envisager des raccommodages. Effectivement chez les montagnards, et incontestablement parmi les Akha encore plus que d'autres groupes ethniques de la région, la saleté, omniprésente, inévitable, colonise tout, le moindre recoin, le moindre objet, le moindre vêtement donc. Tout est poussiéreux, terreux plutôt. Si les femmes et les jeunes filles tâchent visiblement, mais avec maintes difficultés, de préserver du naufrage leurs plus beaux atours traditionnels - qu'elles se sont donné la peine de confectionner elles-mêmes - la plupart se montrent résignées face au phénomène, résolument invincible dans ces environnements si précaires puisque, à moyen et à long terme, il n'y a définitivement rien à faire pour le contrer, la lutte s'avérant perdue d'avance.

Plusieurs des femmes mariées vont, déambulent et accomplissent leurs tâches, au quotidien, que ce soit dans le village ou en forêt, avec un sein découvert, une attitude très fréquente chez les Akha. Certaines mères sont magnifiques. Du côté des jeunes filles, parmi celles que l'on pourrait qualifier de "prêtes à marier", leur apparence est de prime abord assez troublante. Elles aussi arborent la longue tunique bleu indigo ou noire emblématique mais leurs cheveux sont coupés courts et ne dépassent du bonnet qui les recouvre que d'une faible longueur, quelques centimètres seulement, formant comme un étroit bandeau périphérique, les affublant de la sorte d'expressions sensiblement masculines, comme si on avait ainsi souhaité les rendre provisoirement moins attrayantes, moins désirables, du moins selon mes canons de beauté.

Les femmes Akha consacrent un temps infini au travail du coton. Je crois qu'il n'y a que les étapes de la culture et de la récolte de la plante auxquelles je n'ai pas encore assisté. Les fleurs recueillies sont ensuite nettoyées, séchées puis égrenées en recourant à un petit appareil de bois fabriqué par les hommes : elles sont insérées une à une entre deux rouleaux tangents actionnés par une manivelle et la graine, trop grosse pour s'y infiltrer à la suite des fibres, s'en détache alors. Le matériau qui en résulte, s'apparentant à de la ouate, est ensuite battu à l'aide d'un arc, sa corde tendue sans cesse pincée puis relâchée, durant de longues séances sonores, au milieu de l'amas de ces fibres d'un blanc immaculé répandues au sol sur une natte, afin de les aérer, les distendre et les dilater. Les volumineux et légers "nuages blancs" ainsi obtenus peuvent alors être modelés en fuseaux, pour composer des mèches d'une quinzaine de centimètres de longueur desquelles seront extraits plus tard, à la toupie, les kilomètres de fil nécessaires à la confection des toiles.

Les femmes Yao filaient le coton au rouet, les femmes Akha le filent donc à la toupie. Elles peuvent ainsi filer cette matière à tout moment de la journée. Ce peut être à l'intérieur des huttes, durant quelques instants disponibles entre deux autres travaux domestiques, ou à l'extérieur, tout en marchant, par exemple lorsqu'elles sont en chemin vers les rays avec leurs hottes sur le dos. Cette étape du filage requiert dextérité et adresse et la gestuelle qui en résulte est d'une élégance admirable. Le matériel nécessaire, la toupie à filer et une réserve de fuseaux de coton, sont alors transportés dans un petit récipient de bambou suspendu à la taille. La mèche de coton d'où est extrait le fil d'une main, la toupie qui permet de le vriller puis de le recevoir de l'autre, les femmes élancent celle-ci d'un geste rapide, la faisant préalablement rouler contre leur cuisse qu'elles auront découverte durant une demi-seconde, juste le temps que requiert l'action. Il restera ensuite à composer les liasses de fil, en recourant à différentes méthodes, puis à confectionner les bobines, et encore à s'atteler à la laborieuse et délicate étape de la mise en place des fils de chaîne sur le très rudimentaire métier à tisser. Seulement alors pourront débuter les très longues heures nécessaires au tissage, à la navette. Viendront enfin la teinture, la découpe, les broderies.

Devant presque chaque hutte Akha est bâtie, accolée à celle-ci ou à peine distante, une "terrasse", en réalité une très sommaire mais solide plateforme de bois élevée sur pilotis, sur laquelle on se déplace tout de même avec précaution lorsqu'on n'y est pas accoutumé tant les rondins qui la composent peuvent aisément rouler sous les pieds et faire chuter. Ces structures sont mises à profit pour s'atteler là à nombre de tâches du quotidien tout en se tenant à l'abri des volailles, des cochons et du bétail divaguant au sol. On y fait par exemple sécher du riz ou d'autres végétaux que l'on étale sur des nattes ou suspend à des tringles, on y prépare certains ingrédients des repas, on y lave à grande eau des choses et d'autres, ou plus simplement on y profite des rayons du soleil aux instants les plus frais de la journée, tout en cousant ou bavardant. Y sont également très souvent visibles, suspendues en courbes sinusoïdes à des perches de bambou et mises là à sécher entre deux bains tinctoriaux, les longues bandes de toile de dix, douze, et même jusqu'à dix-huit ou vingt mètres tissées à la main par les femmes, à partir du coton préalablement filé lui aussi manuellement à la toupie, tel que décrit juste précédemment. Ces bandes d'épaisse toile écrue d'une longueur démesurée sont ainsi ensuite teintes, via des trempages successifs dans des bains de feuilles d'indigotier macérées avec de la chaux, un rituel répété nombre de fois, quotidiennement durant près d'un mois, jusqu'à obtenir cette couleur indigo, sombre, presque noire à l'issue du traitement. Celui-ci vise deux fonctions, bien entendu tout d'abord colorer les étoffes - même si, faute de fixatif réellement efficace, un phénomène de décoloration débute plus tard, dès le premier lessivage des vêtements confectionnés dans ces toiles, les affublant progressivement de teintes nous rappelant nos pantalons occidentaux en jeans délavés - mais aussi tenir à l'écart les insectes, naturellement friands de ces fibres, tels les mites, grâce au pouvoir répulsif de l'indigo végétal.

Alors que les femmes et les jeunes filles Hmong se réunissent fréquemment en duos, trios, ou assemblées intergénérationnelles parfois un peu plus importantes pour broder - souvent pour des séances de plusieurs heures successives si les travaux des champs le permettent, tout en papotant, riant, cancanant aussi sans doute - il est rare que les jeunes filles ou les femmes Akha les imitent, si ce n'est de temps à autre le soir, durant les veillées. Il faut toutefois reconnaître aux premières que leurs spectaculaires travaux d'aiguille se présentent d'une finesse et d'une qualité incomparables, inégalables, et qu'elles nécessitent ainsi autrement plus d'heures de labeur, là où les femmes Akha se contentent pour leur part de quelques ornements textiles "patchworkés" qu'elles cousent sur les bustes ou sur les extrémités des manches, ouvrages relativement grossiers mais très colorés. Toutefois il n'empêche pas que chez elles aussi chaque motif dessiné aux ciseaux et à l'aiguille soit empreint d'une signification toute spécifique, traditionnelle - peut-on dire spirituelle ou rituelle ? Du côté des Akha le spectaculaire, on l'a dit, est obtenu via l'argent gravé et ciselé, les bijoux et les pièces de monnaie.

J'envisageais assez sérieusement d'acquérir un pantalon Akha mais le prix que l'on m'en demande me surprend, et il semble surtout à peine négociable. Il est vrai que ces vêtements sont particulièrement élégants, dessinés courts aux chevilles mais d'une coupe exagérément ample, et qu'ils nécessitent une quantité non négligeable de l'étoffe de coton obtenue selon l’archaïque procédé résumé plus haut. Dès lors que j'ai porté mon attention sur un exemplaire, quelques femmes sont venues ce soir vers moi, un tison enflammé à la main, pour me proposer quelques fripes.

22 octobre - Ban Moukhang

L'habitat

Troisième soirée au sein du village de Ban Moukhang. Quelques jeunes filles ne rechignent presque plus lorsque je les sollicite pour une photographie, même si elles minaudent toujours autant. Il me reste alors à espérer que les pellicules chinoises, vétustes et surtout largement périmées, donneront tout de même un minimum de satisfaction lors du développement ultérieur des films.

Les femmes travaillent dur, quotidiennement. Pour schématiser la répartition des tâches dans le couple Akha, on pourrait dire que la hutte et les champs échoient aux femmes, le village et la forêt aux hommes. Ces derniers sont ainsi en charge de la construction et de la réparation des huttes, des palissades et des clôtures de protection, du défrichage des parcelles forestières, de la chasse, etc. Pendant ce temps, tout un tas d'ouvrages incombent continuellement aux femmes, cultures, cueillettes et récoltes, préparation des repas - aussi bien ceux des humains que ceux des animaux - corvées d'eau, confection et entretien des vêtements, etc. Les quelques instants, les quelques dizaines de minutes qu'elles s'accordent, le soir, peu après le repas, semblent composer les seuls moments libres réellement significatifs dont elles bénéficient dans la journée. Elles les emploient alors le plus souvent à cancaner, dehors dans l'obscurité, réunies par petits comités, chacune d'elles portant communément un enfant harnaché dans le dos, se balançant élégamment d'un pied sur l'autre pour le bercer, tout en filant des mèches de coton à la toupie.

Les très jeunes enfants, qu'ils dorment ou qu'ils soient éveillés, ne sont jamais laissés seuls, pas même durant de courts instants. Cela n'empêche aucunement les mères, les pères, les grands-parents, très souvent aussi une "grande" sœur - parfois âgée de pas plus de 7 ou 8 ans - de s'adonner à toutes sortes de travaux, ou de jeux, tout en portant continuellement en écharpe un jeune enfant. Certains iront ainsi accompagnés et chargés, sans aucune peine ni gêne, tantôt cueillir en forêt, labourer une parcelle de terre, pêcher en rivière, faucher une récolte de riz, cuisiner, tisser, jouer, que sais-je encore. Dès leur plus jeune âge les enfants prennent de cette manière part, certes de manière passive, à la majeure partie des activités quotidiennes du village et des événements qui animent la petite communauté. Aux personnes âgées incombe de leur côté la charge de veiller sur ceux qui n'ont pas accompagné leurs parents ou frères et sœurs ainés dans les travaux ou les trajets les plus fastidieux, les plus longs et les plus rudes. J'ai par exemple aperçu la veille un groupe de jeunes gens, une dizaine de filles et trois ou quatre garçons, qui se rendaient à Ban Sone Taï vendre quelques produits frais dont leurs hottes étaient emplies, les pieds des uns affublés de tongs, des autres de ces mauvais souliers en plastique vert que les quincailliers chinois proposent communément à la vente sur les marchés de plaine. Pour eux, plus de cinquante kilomètres de marche, aller et retour, dans la journée.

Malgré les deux premiers aperçus l'avant-veille, aucun autre scooter n'a depuis lors fait son apparition sur la piste, contrariant ainsi mes projets, notamment celui d'une expédition motorisée jusqu'au village de Ban Chomsang, a priori localisé à l'extrémité de cette sente empruntable par les deux-roues. Plus gênant, il devient désormais de plus en plus probable que mon trajet de retour vers Ban Sone Taï devra à nouveau s'accomplir à pied, ceux-ci donc nus ou équipés de rien de plus que mes tongs légères en mousse, du moins tant qu'elles résisteront à l'épreuve.

Pour l'heure je décide de poursuivre mon séjour à Ban Moukhang, donc pour une troisième journée consécutive. Par précaution j'ai tout de même préalablement remis ce matin au père de ma famille d'accueil quelques dizaines de milliers de kips, en remerciement et dédommagement des deux premières nuits déjà passées sous son toit et pour les quelques repas consommés en sa compagnie. Je craignais en effet qu'en cas contraire il ne se montre passablement réservé ou circonspect - bien que j'en doute fortement - puisqu'habituellement jamais je ne stationne aussi longtemps dans un même village, sans compter que je ne sais jamais très exactement quelles questions les villageois se posent à mon encontre, au sujet de ma présence parmi eux et surtout des motivations qui m'animent.

Nos voisins les plus proches s'accoutument à cette présence, au moins les adultes, car après pourtant dorénavant deux pleines journées parmi eux, certains des enfants, les fillettes principalement, ne m'approchent toujours pas à moins d'une trentaine de mètres et certaines sont allées jusqu'à fondre en larmes lorsque par inadvertance j'ai fait quelques pas dans leur direction, alors que la rivière était ma seule destination. Les chiens pour leur part et sans surprise, puisqu'il en est ainsi dans presque la totalité des hameaux que je visite, restent singulièrement hargneux à mon encontre, et même parfois féroces. Ce matin encore l'un d'eux est allé jusqu'à happer l'extrémité de mon bâton et un autre mordre méchamment le coin de mon sac alors que je me tenais simplement et calmement assis sur une bûche de bois posée au seuil de la hutte. Le soir, ces animaux émettent des alertes efficaces dès l'approche du moindre intrus, s'excitant, aboyant, même lorsque ce n'est qu'un voisin qui nous rend visite. Moi-même je dois prendre de sérieuses précautions lorsque je m'invite sous le toit d'autrui.

La famille qui m'accueille aujourd'hui - plus exactement parmi laquelle je me suis justement invité - se montre sympathique. Les parents ne me harcèlent pas de questions et, exceptionnelle présence d'un hôte étranger oblige, les trois jeunes filles de la maisonnée en attirent quatre ou cinq autres tous les soirs. Elles ne sont pas les seules, loin de là, à me rendre visite puisque des hommes font également régulièrement leur apparition, certains d'entre eux que j'aperçois d'ailleurs pour la toute première fois à ces occasions, ayant sans nul doute regagné tout récemment le village après une absence prolongée, et s'étant empressés de venir m'observer dès l'instant où quelqu'un les a informés de ma présence. Je me rends parfaitement compte que, bien que me tenant seul parmi eux, celle-ci intimide nettement même certains adultes. D'autres se montrent au contraire beaucoup plus enhardis et les inévitables et habituelles questions relatives à l'argent font surface. J'ai toutefois fait évoluer ma "stratégie" à ce sujet car ces conversations à caractère pécuniaire engendrent rarement un climat sain, du moins apaisé. De plus, afin de ne pas troubler voire ébranler mes interlocuteurs avec certains nombres lorsqu'ils m'interrogent au sujet du prix de tels ou tels objets ou services accessibles en Occident - des montants qui paraîtraient ici, dans ce contexte, définitivement et scandaleusement astronomiques - il est fréquent que je maquille ces chiffres en les modifiant de manière plus ou moins fantaisiste. Or, m'y perdant moi-même à la longue avec les ordres de grandeur que j'inventais et improvisais au fur et à mesure des sollicitations, mes propos devenaient parfois ambigus, peut-être même suspects. Ainsi, en définitive, je me refuse désormais radicalement à aborder ce sujet délicat et me sors de ces situations sans trop de difficulté avec des « Bo hou ! » Je ne sais pas ! énoncés de manière sensiblement péremptoire.

C'est peu dire que les intérieurs des huttes Akha sont spartiates et, reconnaissons-le, relativement insalubres, et même très insalubres si on les confronte à nos standards occidentaux. Il suffit par exemple de rapporter que leur construction en matériaux naturels non traités - bois, bambou, chaume, feuillages - et par ailleurs le stockage permanent en leur sein, jetés ou suspendus çà et là, d'innombrables variétés d'ingrédients végétaux, favorisent la présence continuelle d'une quantité honorable d'insectes plus ou moins affriolants, araignées, charançons et cafards pour les plus communs, ainsi que de rongeurs et même de reptiles parfois. Pour l'anecdote, lors d'un séjour précédent dans le pays, alors que je passais la nuit en compagnie d'une famille de l'ethnie Khui, aux confins de la province de Luang Nam Tha, il est arrivé que l'on débusque un nid de serpent qui se trouvait discrètement lové sous le bat-flanc en bambou à dormir des hommes. Du côté des arachnides, il n'est pas rare que l'on surprenne, en soirée ou au beau milieu de la nuit, des spécimens velus - visiblement apparentés aux mygales - d'une taille parfois nettement intimidante et qui ont profité de l'obscurité et du relatif calme pour s'extirper de leurs tanières et s'en vaquer à leurs raids carnassiers nocturnes. Ainsi, je ne pense pas trop m'avancer en affirmant que nombre de mes contemporains occidentaux rechigneraient, voire refuseraient catégoriquement, à résider une seule nuit dans une de ces cahutes.

J'ai indiqué plus haut que ces huttes Akha pouvaient, en fonction des régions et des traditions propres aux différents groupes qui les occupent, reposer à même un sol de terre battue ou être élevées sur des pilotis. Il arrive aussi que, afin de compenser une extrême déclivité du terrain, seule leur façade postérieure touche au sol tandis que celle antérieure est de son côté montée sur ces pieux de bois. Le hameau de Ban Moukhang étant accroché à flanc de colline, une majorité des huttes ont donc adopté cette dernière configuration, même si quelques autres, implantées en contrebas, là où la pente se fait moins accentuée, reposent à même le sol de terre, qui fut alors préalablement dûment nivelé. L'intérieur de la hutte dans laquelle je me suis invité, installée sur la pente, est représentatif de la majeure partie de celles du village. Au sol, une poutre maîtresse placée longitudinalement la délimite en deux espaces, de largeur à peu près égale, chacune équipée d'un plancher mouvant façonné de tiges de bambou aplaties prenant appui sur des traverses de bois régulièrement disposées. Une de ces zones est dédiée à la vie diurne - employée alors quotidiennement pour se réunir, travailler, cuisiner, manger - l'autre pour se reposer et dormir. Les éléments centraux de la première sont les foyers de cuisson, ceux de la seconde les bat-flancs de repos, sortes d'estrades de bois et de bambou élevées à une soixantaine de centimètres du sol. Une cloison sépare le bat-flanc des hommes de celui des femmes et chacun d'eux comporte encore une ou deux subdivisions supplémentaires, composant comme des box permettant d'isoler la paillasse de telle ou telle membre de la famille, généralement celles des personnes âgées, qui auront par ailleurs parfois choisi d'obstruer l'ouverture à l'aide d'un vieux morceau de toile tendue. En tant que visiteur, je suis la plupart du temps invité à occuper pour la nuit la partie commune, me retrouvant donc directement aux côtés d'un ou plusieurs hommes de la famille ou alors, comme cette fois, dans un de ces "placards à dormir" individuels, comme je les appelle. Une natte de fibres végétales, une paillasse de trois ou quatre centimètres d'épaisseur qui ne semble pas de toute fraîcheur puis une vieille couette mille fois rapiécée la meublent. Les huttes ne sont équipées d'aucune ouverture autre que celle que compose la ou les portes - au nombre d'une ou deux selon la dimension de la demeure - puisque les fenêtres n'existent pas, un concept totalement absent des habitats Akha, de même que de ceux de la majorité des autres groupes ethniques montagnards de la région. Il faut dire qu'on estime sans doute, à juste titre d'ailleurs, que l'aération du lieu est déjà suffisamment pourvue de manière naturelle via les innombrables interstices de toutes sortes qui apparaissent un peu partout, criblant les parois de bois ou de bambou ainsi que les planchers, du fait de la grossièreté des assemblages ici mis en œuvre. Aussi, si en journée suffisamment de lumière extérieure parvient à filtrer au travers de ces multiples ajourages et de la porte si elle est maintenue ouverte, c'est au contraire rapidement la pénombre puis l'obscurité qui s'imposent dès la fin du jour, lorsqu'on doit alors le plus souvent se contenter d'une ou deux seules lampes à huile ou à graisse. Les plus chanceux auront installé dans le torrent qui s'écoule en contrebas une de ces petites turbines hydrauliques déjà mentionnées plus haut, même s'il ne faut pas beaucoup compter sur l'efficacité des faibles crachotements de rayons émis par l'unique ampoule que chacune d'elles permet généralement d'alimenter. Je me suis ainsi toujours montré admiratif du nombre de tâches domestiques auxquelles les femmes parviennent à s'atteler même dans ces conditions de pénombre permanente.

J'augure que, pour cette fois, peu de rongeurs furètent la nuit dans notre hutte. Ils ne m'ont en effet pas beaucoup dérangé jusqu'alors. Il faut en revanche s'accommoder des multiples sons émanant de la forêt, les incessants cris des insectes et les chants des oiseaux nocturnes, associés à ceux plus proches, les récurrents aboiements d'un ou de plusieurs chiens qui flairent sans doute périodiquement la proximité d'une bête sauvage, les chahuts des cochons qui, pour dormir, s'agglutinent à quelques centimètres seulement des humains, entassés à l'extérieur juste de l'autre côté de la paroi de planches, enfin les lancinants monologues du grand-père opiomane dont seule une claie de bambou sépare la paillasse de la mienne. Ces décors sonores finissent néanmoins par composer la normalité et même par bercer, du moins jusqu'aux aurores lorsque, dès 4 ou 5 heures chaque matin, comme dans l'ensemble des villages du pays, les innombrables coqs se mettent à leur tour en branle pour chanter et se répondre sans cesse l'un l'autre.

Par le passé, il m'est arrivé de commettre au moins deux maladresses majeures, impairs objets mêmes de tabous, en relation avec les espaces consacrés au repos. Cela se produisit chez les Akha mais concerne aussi finalement nombre d'autres minorités ethniques montagnardes du pays. La première fois, alors que je souhaitais simplement m'assoupir durant quelques instants en journée, les circonstances du moment firent que je m'exécutai bien maladroitement, en me couchant à l'envers sur la paillasse, c'est-à-dire la tête à l'emplacement des pieds et vice-versa. Alors que les villageois font sans aucun doute maintes fois l'impasse sur tout un tas de "bizarreries" qu'un étranger Occidental comme moi doit continuellement se montrer capable de commettre parmi eux et en de tels lieux, on me le fit au contraire cette fois immédiatement remarquer, en m'invitant à corriger rapidement la situation. J'avais il est vrai pourtant bien lu un jour quelque part que durant le repos, en position allongée donc, la tête devait toujours impérativement être orientée vers l'extérieur de l'habitat, mais cette prescription m'était à cette occasion malheureusement totalement sortie de l'esprit. Une autre fois, plus grave, alors qu'avec le père de la famille qui m’accueillait sous son toit nous nous tenions assis près du foyer de cuisson situé le plus proche du bat-flanc à dormir des femmes, je voulus me délasser quelques instants, me dirigeant alors sans trop de réflexions vers la natte la moins éloignée d'où nous nous trouvions, et qui appartenait donc à une femme. Mes hôtes, profondément gênés, s'empressèrent de me le faire remarquer, m'invitant à immédiatement me déplacer. Deux leçons que j'ai depuis lors définitivement intégrées.

Avec mes nouveaux hôtes, nous ne prenons que deux repas par jour, un premier le matin aux alentours de 8 heures, puis un second en fin d'après-midi - notons par ailleurs que dans ces contrées tropicales la nuit tombe très peu de temps après 18 heures, quelle que soit la période de l'année. Le jour de mon arrivée, étant parvenu dans le village vers 11 heures, je fus passablement étonné de ne pas me voir proposer de nourriture avant une heure bien tardive, en fin de l'après-midi. Cela m'importe toutefois désormais peu puisque, résidant sur place pour maintenant la troisième journée consécutive, je ne produis guère plus d'efforts physiques véritables, à peine quelques mouvements de natation aux instants les plus chauds dans la rivière qui coule en bas du village.

Ce cours d'eau compose en effet ici un très large et profond bassin, flanqué d'un côté d'une plage de galets et de sable jaune, de l'autre d'une paroi rocheuse, l'une et l'autre encadrées de plusieurs bouquets de bambous géants judicieusement préservés et qui, en déployant chacun d'immenses panaches vers le ciel, offrent des zones d'ombre appréciables sous les rayons du soleil parfois brûlant des milieux de journée. Là, on se baigne de temps en temps au milieu de quelques buffles, qui profitent tout autant que nous de ce milieu enchanteur et rafraîchissant et dont il arrive que seules les extrémités des têtes - nasaux, yeux, oreilles et cornes - émergent à la surface. Un pêcheur opère parfois non loin, lançant adroitement à maintes reprises, inlassablement, son filet épervier, qui s'ouvre alors majestueusement dans les airs avant de s'abattre, parfaitement déployé, sur la nappe d'eau, puis de s'immerger grâce à des plombs de lestage disposés en périphérie. Ensuite lentement et précautionneusement ramené à lui afin de s'assurer que les poissons parfois pris au piège ne risquent pas de reprendre le large, ceux-ci transitent fréquemment par sa bouche, tête mordue entre ses dents, en attendant qu'une de ses mains se libère et qu'il puisse le transvaser dans le panier d'osier qu'il transporte en bandoulière.

En début d'après-midi je me suis rendu, précédé de deux gamins, en direction des premiers rays, les cultures de friche sur abattis-brûlis gagnées sur la forêt et ici localisées à pas plus d'une demi-heure de marche du village. Comme bien souvent, il s'agit en fait de minuscules parcelles, chacune cernée de tout un fouillis inextricable de haies et de barricades, denses amas de troncs calcinés et de lourds branchages préservés lors du défrichage préalable des pans de forêt puis plus tard repoussés en périphérie. Ces fortifications composent de grossières mais très robustes clôtures - par ailleurs elles-mêmes désormais envahies de nouvelles pousses végétales qui ainsi les renforcent encore - destinées à circonscrire, tout du moins à contenir, les incursions de bêtes sauvages au cœur des lopins cultivés, et les protéger au mieux des destructions que ces dernières y perpétueraient. Dans ces endroits escarpés - les parcelles accusent parfois des pentes spectaculaires - on n'y aperçoit plus le moindre sentier et il faut être doté d'un assez bon sens de l'orientation si l'on ne veut pas risquer de s'y perdre, entre taillis et fourrés impénétrables, buissons compacts et combes profondes.

Plus loin, au creux d'un vallon nettement encaissé et lui aussi bordé d'une végétation épaisse et luxuriante, nous traversons deux minuscules parcelles, que délimite une haie de bosquets de bambous géants et qui cumulent à elles deux une superficie de guère plus d'un hectare au total. La rare planéité de ce terrain a cependant permis aux villageois de le rendre irrigable sans trop d'efforts, moyennant l'aménagement d'un réseau de circulation d'eau et de diguettes, étroits monticules de terre enclavant les casiers de retenue. Les aires naturellement nivelées comme celles-ci se montrent d'une part extrêmement peu nombreuses dans cette région de montagnes - certes peu élevées mais foncièrement escarpées - et ne présentent de plus presque toujours que des surfaces très réduites. Elles sont néanmoins très convoitées et presque systématiquement exploitées lorsqu'elles existent car l'irrigation artificielle qu'elles autorisent - au prix donc de quelques travaux de terrassement - peut par la suite faire miroiter à ceux qui les occupent jusqu'à deux, et même parfois trois, récoltes annuelles de riz, alors que les cultures de pentes, celles dites de friche sur abattis-brûlis mentionnées plus haut, pour leur part irriguées uniquement via les pluies de mousson, ne peuvent en faire espérer qu'une seule.

Nous surprenons pas moins de trois serpents durant notre petite excursion, des animaux qui affectionnent effectivement tout particulièrement ces endroits, où la stagnation quasi permanente de surfaces d'eau calme et peu profonde entretient une riche faune aquatique qu'ils pourchassent avidement. Plus loin nous nous accordons une halte sous un éphémère abri de rizière bâti là, frêle cabanon élevé sur pilotis qui permet usuellement aux travailleurs de se protéger du soleil durant les pauses, mais aussi de se maintenir à distance de toute une vermine rampante au sol, des sangsues notamment. Trois femmes, un jeune garçon et quelques enfants y prennent justement en cet instant une collation, chacun modelant d'une main des boulettes de riz froid prélevées dans le tas répandu sur un large fragment de feuille de bananier, boulettes qu'ils "tamponnent" ensuite dans un mélange de piment pilé et de sel, avant de les gober avec appétit. Quelques légumes cuits sont également servis dans une demi tige de bambou vert fraîchement débitée.

Les pieds dorénavant équipé de mes seules tongs, il m'est laborieux de me déplacer dans ces terrains sans cesse encombrés de végétation et de divers autres obstacles. C'est pourtant du même équipement que doivent se contenter ces travailleuses, occupées là à moissonner des épis de riz désormais mûrs, fauchant une à une des brassées de gerbes à l'aide des fines et légères faucilles dédiées à ces travaux harassants. Scènes à nouveau éminemment photogéniques que ces femmes, vêtues des emblématiques et spectaculaires tuniques indigo et de leurs lourds bijoux d'argent, œuvrant dans ces décors d'un caractère résolument champêtre. Les épis de riz encore sur pied sont envahis de tout un tas d'herbes et autres adventices, notamment d'une variété de papyrus. L'ensemble est fauché, le tri interviendra naturellement plus tard lors du battage des gerbes pour en extraire les grains. Je me suis attelé durant quelques instants à ces travaux de moissonnage, sous le regard bien entendu hilare de mon public, et je ne vous cache pas que c'est harassant.

Parvenus sous un second abri de rizière, celui-ci dans un état de décrépitude nettement plus avancé, un de mes deux jeunes acolytes, adolescent âgé de peut-être douze ou treize ans, entreprend de confectionner là, dans un tronc de bambou vert qu'il vient de sectionner à l'aide de sa machette, un bang, une de ces imposantes pipes à eau. L'opération nécessite moins de cinq minutes. Il verse alors un peu de liquide dans le fond de l'objet, puis se met à consommer les quelques pincées de ce fin et soyeux tabac jaune qu'il a vraisemblablement pu barboter quelque part et qu'il cachait jusqu'ici au creux de sa poche. Cet instrument rudimentaire est ensuite laissé sur place, et il ne fait aucun doute qu'il resservira plus tard à autrui, les pipes à eau "de chemin" étant fréquemment abandonnées de la sorte dans des lieux emblématiques, rendues ainsi disponibles pour les prochains visiteurs de passage.

Sur le chemin du retour, repassant par le premier abri, une des femmes s'est installée au soleil pour réajuster sa lourde coiffe. En position assise elle maintient, coincé entre ses jambes étendues au sol, un éclat de miroir, indispensable accessoire rendu nécessaire pour bien contrôler le subtil et compliqué agencement du couvre-chef féminin Akha. Du coin de l'œil, je ne manque rien de la scène, tant il est extrêmement rare d'assister à une telle séance, et même de simplement surprendre du regard une femme allant la tête nue. Ainsi, après avoir d'abord mis en place - s'en être coiffée donc - la structure de bambou habillée de l'épaisse étoffe de coton teint à l'indigo, la disposition et la fixation des multiples éléments décoratifs s'opèrent artistiquement. En premier lieu les bandeaux brodés, puis les colliers de billes et de cupules d'argent et ceux de perles colorées, ensuite les floches de laine aux nuances vives, les anciennes pièces de monnaie, les chaînes et les chaînettes d'argent, enfin les quelques incontournables accessoires "intrus" qu'elles aiment collecter et s'en parer, du moment qu'ils apparaissent scintillants comme l'argent, épingles à nourrices, coupe-ongles, que sais-je encore. Cette ravissante femme exhibe également pas moins de quatre lourds bracelets d'argent pur ciselé dont trois sont portés sur un même poignet. C'est alors avec regret que je me remémore le fait que je ne peux plus réaliser aucune photographie.

Car ça y est, en effet, le dernier cliché de l'ultime pellicule chinoise a été consommé. Il faut dire qu'on se laisse facilement charmer, et donc tenter, tant maintes scènes et sujets du quotidien se font ici extrêmement photogéniques pour un œil occidental. À ce sujet j'avais tout de même, hier au soir, essuyé avec regret un rare refus, le tableau d'un duo de grands-mères, toutes deux couchées en chien de fusil sur le bat-flanc à dormir et fumant là leur opium. Elles ont fermement rejeté ma sollicitation et c'était sans appel possible.

Parmi bien d'autres matériaux végétaux naturels - pièces de bois, feuilles de latanier, herbes, paillages et surtout troncs de bambous d'une invraisemblable diversité d'espèces - nécessaires aux travaux de vannerie auxquels ils s'adonnent avec passion, et maîtrisent par ailleurs admirablement, les hommes rapportent aussi régulièrement de la forêt des tiges de rotin dont de volumineux "rouleaux" ou paquets sont presque toujours visibles dans chaque hutte. Ils sont généralement stockés suspendus au-dessus des foyers de cuisson, où ils finissent de sécher en attendant un hypothétique usage ultérieur. À l'image du bambou, il en existe de multiples espèces, depuis de minces "ficelles" de seulement quelques millimètres de diamètre, mais s'allongeant parfois sur plusieurs dizaines de mètres, jusqu'à de très robustes tiges d'une grosseur de deux à trois ou quatre centimètres, et qui peuvent elles aussi s'étirer sur des longueurs singulièrement surprenantes. D'une section parfaitement ronde, la résistance à l'effort et la flexibilité de ces dernières les rendent adaptées à la fabrication des rares éléments de mobiliers domestiques usités dans ces régions, tabourets et tables basses légères, celles-ci par ailleurs utilisées uniquement à l'occasion des repas, suspendues le reste du temps en hauteur, déposées par exemple sur une poutre de la charpente. C'est toutefois le bambou qui, dans ces contrées, s'impose comme le matériau roi, tant il entre dans la confection d'une interminable quantité d'objets, de dispositifs et d'outils indispensables au quotidien. Je n'ai jamais entrepris le projet que j'imaginai pourtant un jour d'inaugurer une liste de la totalité de ces objets en bambou aperçus au moins une fois, mais il est assuré que l'on se retrouverait de la sorte assez rapidement avec un inventaire recouvrant plusieurs pages de carnet. Mentionnons alors pour l'heure uniquement quelques exemples, les paniers, les boîtes et les coffres de stockage, les hottes de transport, les clôtures, cages et enclos, les ponts et les passerelles, les meubles, les huttes, les rouets, les pièges à animaux, les outils, les instruments de musique, les gouttières et "tuyauteries" de canalisation, les nattes, les pipes, les radeaux, et tellement d'autres choses encore.

Quelques signes prouvent sans aucun doute - et des hommes me l'ont effectivement confirmé plus tard - que la fondation du village de Ban Moukhang est toute récente. Ainsi, même la centaine de mètres de terrain cette fois à peu près plat qui sépare les premières huttes du bas de la pente des berges du cours d'eau n'a jusqu'à ce jour toujours pas été totalement défrichée. Par ailleurs, quelques lourds troncs abattus et désormais calcinés depuis la mise à feu de la parcelle de forêt qui auparavant s'élevait ici gisent encore, çà et là, éparpillés à travers tout le village. Enfin, la fragilité et la précarité des huttes elles-mêmes témoignent du fait que celles-ci sont temporaires, qu'elles ont été bâties dans l'urgence d'une première implantation sur le lieu, et destinées à être remplacées plus tard par des constructions plus solides, plus viables et plus pérennes. On peut ainsi sans trop de risque de se tromper affirmer que le hameau se situait auparavant plus à l'écart, également plus haut dans la montagne, et que son déplacement fut concomitant à la percée de la piste presque carrossable qui désormais le jouxte. Il s'agit là d'un des aspects visibles de la politique gouvernementale d'assimilation des minorités ethniques du pays. En les incitant - à vrai dire les forçant, le plus souvent - à se rapprocher des voies de communication, on leur permet certes un accès substantiellement facilité aux marchés et à quelques autres services, mais on les rend aussi de la sorte tout de suite beaucoup plus administrables, plus contrôlables. Il devient ainsi en effet plus aisé de les "éduquer", également de surveiller de près leurs activités, notamment celle de la production du pavot à opium.

À propos de la consommation de cet opium produit localement, elle est comme toujours à peine visible pour un visiteur qui se contenterait de trop rapidement traverser à pied le village - sans s'inviter à l'intérieur de quelques huttes - tant les fumeurs se montrent bien entendu à ce sujet éminemment discrets et que cette pratique ne peut se mettre en œuvre que dans l'intimité des habitats, puisqu'une position couchée est pour cela requise. Il suffit pourtant de lentement déambuler d'une hutte à l'autre pour pouvoir, assez régulièrement, capter depuis l'extérieur quelques effluves de cette odeur si caractéristique, et par ailleurs pas du tout désagréable, qui s'apparente un peu à celle d'une préparation de caramel légèrement trop cuit augmentée d'une pointe d'amertume. Je ne sais si j'ai déjà mentionné le fait que la production et la consommation de l'opium ne faisaient auparavant traditionnellement pas partie des cultures de la plupart des montagnards de la région, qu'ils soient Akha, Hani, Hmong, Yao, ou encore Sila, mais que c'est la colonisation du pays par nos aïeux qui a favorisé puis encouragé ce phénomène, bien entendu à des fins de profit économique.

Finalement loin de m'en lamenter, j'en arrive à considérer la perte de ma sandale comme un aléa pas si malheureux, tant le village et ses habitants me plaisent et que, sans la survenue de cet incident, j'aurais probablement déjà quitté ces lieux afin de "maximiser" - pas forcément à juste titre bien sûr - les tout derniers jours que je peux encore me permettre de consacrer à sillonner la région, avant de devoir sous peu reprendre le long trajet de retour vers la capitale.

23 octobre - Ban Kioukho

La riziculture

Hier, de retour au village après ma promenade à travers les rays, seules les deux jeunes filles de ma famille d'accueil se tenaient présentes sous le toit. Les convenances locales impliquent que, en tant qu'homme étranger à la maisonnée, il était inconcevable que je m'y tienne alors également. Du reste, la situation s'annonçait tellement embarrassante pour ces jeunes filles elles-mêmes qu'elles ont préféré s'extirper sans délai de la hutte, prenant par ailleurs bien soin de clore la porte derrière elles pour bien me signifier, sans aucun risque d'ambiguïté, que ma présence n'y était pour l'heure pas la bienvenue. La majeure partie des autres membres de la famille se trouvait en effet en cet instant invitée chez des voisins. Je m'y rendis à mon tour, bien convaincu de pouvoir profiter là-bas, de la même façon qu'il y a trois jours dans le village de Ban Nongfeu, d'un « phimay khao », c'est-à-dire d'un "Nouvel An du riz", qu'on y célébrait effectivement avec allégresse. À mon arrivée, une belle quantité de nourriture était déjà servie et, parmi les plats présentés, figurait notamment de la viande de chien, préparée selon différentes recettes, des morceaux frits, d'autres bouillis en soupe. Dans la pénombre ambiante qui, comme habituellement, règne dans ce type d'intérieur résolument confiné car dépourvu d'ouvertures, je ne réalisai pas immédiatement que quelques-uns des bols de "sauce", dans lesquels nous trempions alternativement boulettes de riz gluant et bouchées de viande - assaisonnement que par ailleurs j'estimai de prime abord tout à fait appréciable - ne contenaient en réalité rien de plus que le sang frais de l'animal, agrémenté de quelques herbes hachées. Plusieurs des hommes présents là se trouvaient dans des états d'ébriété déjà assez prononcés quand je les rejoignis et je décidai, après m'être abondamment sustenté, de ne pas les accompagner une fois de plus dans ces excès, mais d'assez rapidement m'éclipser pour pouvoir profiter avec bonheur des derniers rayons de soleil de la journée. J'ai en effet, sous ces latitudes, de tout temps particulièrement apprécié les épisodes d'aurores et de crépuscules, qui malheureusement ici offrent toujours des durées trop brèves.

J'ai, dans la nuit, pris la décision de quitter le village de Ban Moukhang ce matin, après tout de même un total de trois journées passées sur place. Je me mets alors en chemin relativement tôt, dès l'aurore, puisqu'il me faudrait en théorie cinq heures pour regagner le hameau de Ban Sone Taï si j'étais toujours pourvu de mes sandales, et qu'il m'en nécessitera donc sans doute un peu plus étant donné que je dois désormais me contenter de mes pauvres tongs légères en mousse. De plus je souhaite me donner toutes les chances de parvenir à intercepter, lorsque j'aurai atteint la piste carrossable, l'unique transport quotidien qui pourra alors me ramener en direction du sud. Je ne prends ainsi même pas le temps de manger et m'en vais simplement solliciter deux ou trois bananes sauvages auprès du vieil aveugle, fruits que je pourrai consommer plus tard en chemin.

En cette heure matinale je profite en route de jolis panoramas, notamment une fois atteint le premier modeste col. Des nappes de brume remontent des vallons escarpés et se mêlent aux collines et aux sommets, tous débordants de végétation luxuriante. Tableau relativement rare, j'aperçois là un gibbon, vision assez furtive de l'animal se tenant haut perché dans un arbre, bondissant déjà d'une branche à l'autre pour fuir en hâte. Plus loin ce sont deux beaux oiseaux que je peux observer cette fois un peu plus longuement, oiseaux d'une espèce dont je ne connais pas le nom, de la taille d'un gros pigeon et dont chaque individu est affublé de couleurs vives et surtout de deux longues plumes caudales aux rachis dépouillés, si ce n'est en leur extrémité, où ils retiennent une sorte d'ocelle. À deux reprises des pipes à eau sont visibles au bord de la piste, déposées à chaque fois de manière plus ou moins bien abritée contre le tronc d'un arbre. Il s'agit de versions sommaires et rustiques de ces objets qui sont communément usités par presque tous ici, fabriqués puis utilisés sur place, avant d'être abandonnés là, ou plus exactement laissés à disposition du prochain marcheur de passage, qui souhaitera alors peut-être lui aussi profiter d'une pause tabagique en ces mêmes endroits. C'est à nouveau le fameux bang dont j'ai déjà parlé plus haut à plusieurs reprises, la pipe à eau de bambou emblématique de cette province de Phongsaly, et également de la Chine du Sud toute proche, d'où cette tradition de fumerie toute particulière provient d'ailleurs sans doute initialement.

Quant à mes tongs légères en mousse, elles résistent finalement mieux que ce que je pouvais d'abord redouter - et craignais - puisque pour l'heure tout juste ai-je à me plaindre de quelques échauffements aux plantes de pieds. J'observe tout de même que le matériau, extrêmement ténu, dans lequel elles sont découpées se tasse déjà de manière sensiblement alarmante. À ce sujet, ai-je précédemment mentionné que trois jours plus tôt, alors que j'arpentais une première fois cet itinéraire mais dans l'autre sens, j'y avais croisé un groupe de jeunes filles qui s'apprêtaient pour leur part à le parcourir en aller et retour dans la même journée, soit pour un total d'une dizaine d'heures de marche et d'une cinquantaine de kilomètres ? Comme c'est couramment le cas dans ces contrées, la plupart d'entre elles également n'étaient pourvues que de tongs, mais de cet universel modèle chinois bon marché en plastique dense que l'on observe en abondance dans tout le pays, certes solide mais lourd et qui tend alors à douloureusement cisailler les orteils de ceux qui n'y sont pas accoutumés.

Je parviens à Ban Sone Taï, hameau de l'ethnie Taï Lue, une vingtaine de minutes seulement avant que je n'entende hurler le moteur de l'unique minibus quotidien, qui peine alors dans une montée de cette affreuse piste de terre, celle-ci par ailleurs presque tout du long creusée de profondes ornières. Que mes médiocres tongs aient tenu le coup jusque là s'avère une bonne nouvelle puisque cela va semble-t-il me permettre de continuer à passer un peu de temps - en réalité les deux seules dernières nuits qui me restent disponibles - dans des villages des environs, avant de ne plus avoir d'autres choix que d'entreprendre finalement le long trajet de retour vers la capitale du pays, trajet qui pour sa part ne nécessitera pas moins de trois journées de transport au total. Mais pour l'heure, le minibus m'emmène à Boun Neua, un modeste bourg-carrefour poussiéreux, néanmoins chef-lieu du district du même nom, où se rejoignent les deux principales voies de communication de la région. Je m'accorde un rapide repas dans une des deux gargotes chinoises du lieu, dégote un petit sachet de lessive pour mon usage personnel, quelques paquets de cigarettes et de gâteaux secs à offrir - je déniche même avec bonheur une pellicule photographique auprès d'un quincaillier chinois - puis reprends sans tarder le large. J'ambitionne cette fois de m'engager sur un sentier repéré deux années plus tôt, fermement persuadé qu'il mènera lui aussi à des villages Akha. Il est déjà 15 heures et le départ de ce sentier, c'est-à-dire l'intersection qu'il compose avec la piste, se situe à environ trois kilomètres en amont du bourg. Ne souhaitant pas marcher le long de cette piste, trajet bien peu intéressant et monotone, je retourne au petit restaurant chinois pour convaincre un jeune gars qui y travaille de me transporter avec le scooter de la famille jusqu'à la bifurcation convoitée, ce qu'il accepte. Une fois déposé à cet endroit, je prends tout de même la précaution de m'assurer, auprès d'un paysan occupé là à je ne sais quelle activité, de la présence de hameaux Akha dans la direction visée, ce qu'il me confirme, m'indiquant même que le premier d'entre eux ne serait localisé qu'à un peu plus de deux heures de marche. Je me mets alors en chemin.

C'est actuellement la moisson du riz et elle s'étalera sur quelques semaines, au fur et à mesure de la progression du mûrissement des parcelles et des types de variétés cultivées. La totalité des étapes s'opèrent bien entendu à la main, à l'unique force des bras de chaque personne valide, depuis les plus jeunes enfants jusqu'à celles ayant déjà atteint un âge parfois avancé. Le fauchage se réalise en recourant à de fines et légères faucilles. Il s'agit pour les moissonneurs, qui doivent pour cela se maintenir en permanence penché vers le sol, de rabattre dans le creux de leur coude de volumineuses brassées d'épis, qui sont alors tranchées de leur main restant libre. Ces gerbes sont déposées telles quelles au sol s'il est nécessaire qu'elles finissent de sécher, ou immédiatement fagotées, solidement liées à l'aide de quelques tiges préalablement torsadées de la même plante. Vient ensuite le battage de ces gerbes, afin d'en extraire les grains. De vastes nattes de vanneries de feuillages - encore très rarement des bâches de nylon dans ces contrées reculées - spectaculaires ouvrages atteignant une surface de plusieurs mètres carrés et généralement confectionnés par les anciens à d'autres époques de l'année, sont alors étalées au sol et différentes techniques de battage peuvent être mises en œuvre, en fonction peut-être des variétés de riz cultivées, de leur degré de mûrissement, ou simplement des pratiques agraires locales. La plus commune de ces techniques consiste tout bonnement à prendre en main les gerbes les unes après les autres puis à les frapper à maintes reprises contre le sol jusqu'à ce qu'elles se soient totalement déchargées de leurs grains, qui se répandent alors à la surface les nattes, et sur lesquelles il est ensuite aisé de les récupérer. Une méthode alternative fait appel à un outil spécifique, comme un pendant local du fléau qui était jadis employé pour battre les céréales - blé, orge, et autres - dans nos contrées occidentales. Il s'agit d'une sorte de lourde "canne" de bois ressemblant comme deux gouttes d'eau aux crosses dont se servent les joueurs de hockey. Les gerbes déposées en vrac sur les nattes sont alors régulièrement brassées, puis surtout longuement battues avec fracas par deux ou trois moissonneurs, chacun d'eux équipé de cet étrange outil. Il reste ensuite à vanner les précieux grains pour en évacuer les déchets et autres scories, innombrables particules végétales qui s'y sont immanquablement mêlées. Tâche incombant le plus souvent aux femmes, elles emploient pour cela un van à riz, ample plateau confectionné en vannerie de bambou, sur lequel elles déversent une certaine quantité de grains. Puis, en recourant à des gestes experts et non moins élégants de manipulation de ces vans, elles élancent en hauteur ces grains en s'assurant que durant ce rapide vol aérien le vent chassera plus loin les déchets et les résidus, les éléments les plus légers et donc les plus volatils. Même s'il n'y a malencontreusement pas le moindre souffle d'air dont elles pourraient opportunément profiter lors de cette manœuvre, elles se montrent tout de même capables, via d'habiles gestes de mouvement latéral, de faire en sorte que ces déchets s'évacuent. Ce travail de vannage est également parfois opéré un peu plus grossièrement, alors tout simplement en agitant au-dessus des grains répandus au sol de larges éventails de façon à provoquer des tourbillons d'air qui emporteront là aussi les particules les plus légères.

À ce stade il reste encore à nos travailleurs à transporter les sacs jusqu'au village, le plus souvent à dos d'hommes et à travers les sentiers escarpés, en s'aidant de rien de plus qu'une sangle, voire une corde, passée sous la charge et devant le front des porteurs. Cette manutention peut aussi s'effectuer sur le dos des petits chevaux pour ceux qui ont la chance d'en posséder, ou parfois - en réalité de plus en plus fréquemment - entre les jambes d'un conducteur de scooter lorsque la présence d'une piste ou d'un chemin carrossable proche l'autorise.

Il sera encore nécessaire de s'assurer du séchage optimal et définitif des grains avant de pouvoir les stocker, enfermés bien à l'abri dans les petits greniers à riz individuels et familiaux, sans risque qu'ils y pourrissent en raison de quelques traces d'humidité qui auraient persisté. Ces greniers à riz, sortes de répliques miniatures des huttes d'habitation, sont eux aussi élevés sur pilotis et ceux-ci sont généralement équipés de divers dispositifs, plus ou moins efficaces, destinés sans doute plus à décourager qu'à empêcher les rongeurs d'y grimper. Ce peut être le recouvrement d'une portion de chacun de ces piliers par une feuille de tôle d'acier plus ou moins lisse, la mise en place à mi-hauteur d'une "couronne" de bouteilles en verre ou d'un large disque de bois, ces différents agencements étant tous supposés être difficilement franchissables par les rats, les souris et autres campagnols. Chaque famille possède un ou deux de ces greniers à riz et tous ceux d'un même village sont toujours systématiquement regroupés légèrement à l'extérieur des hameaux, afin de préserver ainsi des flammes la richesse qu'ils contiennent en cas d'incendie des habitats.

Pour assurer ce séchage optimal des grains avant leur stockage définitif à l'abri des intempéries, ils seront encore, inlassablement, durant de nombreuses et longues après-midis, à nouveau répandus sur les nattes, cette fois déployées et étendues sur le sol de terre à proximité immédiate des huttes, ou sur leurs terrasses attenantes, ainsi idéalement exposées aux rayons dessicants du soleil. Les personnes âgées sont presque toujours en charge de cette tâche, opération certes relativement peu éprouvante physiquement et pour laquelle il s'agira de la sorte, jour après jour, de surveiller et prévenir les tentatives d'incursions et de chapardage des poules et des cochons, de repousser continuellement ceux-ci par des interjections et autres onomatopées plus ou moins efficaces, mais aussi, lorsque nécessaire, d'utiliser pour les chasser une longue perche de bambou au caractère résolument plus menaçant et dissuasif que de simples paroles.

Enfin, précisons qu'à ce stade les grains ne sont bien entendu toujours pas propres à être consommés puisqu'il reste encore à les décortiquer. Cette opération s'effectue cependant plus tard, au fur et à mesure des besoins quotidiens de chaque famille. Ainsi, chaque jour, une des premières tâches dévolues aux femmes ou des jeunes filles de chaque maisonnée consistera à s'atteler au décorticage d'une portion de ce paddy - le paddy désigne les grains de riz encore non décortiqués - pour séparer ces grains du son, les enveloppes qui ne sont pas comestibles. Il s'agit alors de le pilonner et c'est à ces moments-là, dans les semi obscurités matinales, ou même plus souvent avant l'aurore, que les villages s'éveillent réellement, aux sons sourds, rythmés et cadencés des pilons à balancier actionnés au pied et qui font entendre leurs martèlements, simultanément ou successivement, les uns après les autres. Il restera enfin à vanner les grains de riz blanc ainsi obtenus pour en chasser le son, près des poules qui guetteront avec avidité quelques miettes, éclats de riz brisé échappés. J'évoquerai à une autre occasion ces opérations de décorticage, qui elles aussi font appel à toute une série de gestes experts.

Nous avons ainsi décrit, étroitement résumé plutôt, uniquement la toute dernière étape d'une harassante saison de culture des rays. Il resterait en effet encore à parler des plus grosses phases, en commençant par les travaux cycliques annuels de défrichage - une même parcelle n'étant jamais réensemencée deux années consécutives en raison d'une chute drastique des rendements que cela engendrerait - de mise à feu, de débardage, de clôture, puis de préparation des lopins ainsi obtenus, le labour à la houe, l'ensemencement, l'entretien et les interminables séances de sarclage, tout au long de la croissance des épis, autant d'opérations elles aussi exécutées exclusivement manuellement, à l'unique force des bras et à l'aide de très rudimentaires outils. Durs labeurs d'un autre âge, que je prendrai le temps, eux également, de décrire un jour avec plus de détails.

Un peu plus de cinq heures de marche ce matin, près de deux heures ce soir, une de mes plus longues étapes, et parcourue en tongs encore. Les limites de ces dernières se font toutefois finalement cruellement sentir, puisque les échauffements ont fini par provoquer l'ouverture d'une sorte de fissure, d'une crevasse de la peau ordinairement visible sur la plante de mon pied droit. En fin de journée, cela se concrétise par une profonde plaie, particulièrement douloureuse, sur laquelle bien entendu aucun pansement ne parvient à se maintenir et où s'insinue tantôt de la poussière, tantôt de la boue.

Arrivé au village de Ban Kioukho, tandis que je tâche tant bien que mal de nettoyer puis de désinfecter cette blessure, s'engage alors devant moi un défilé de quelques vrais malades - et d'autres beaucoup moins - qui viennent à ma rencontre pour tenter de "m'extorquer" du yàà, c'est-à-dire un médicament quelconque, qui pourra miraculeusement les soulager de maux, ceux-ci aussi fréquemment imaginaires que réels. Pour untel c'est une vue défaillante, pour cet autre une plaie purulente, un autre encore des plaques rougeâtres sur la peau ou des douleurs chroniques à l'abdomen. Si je me défends en leur expliquant que je ne connais pas la médecine et que je pourrais tout juste tenter d'infléchir un mal de crâne - en l'occurrence en recourant à de l'aspirine - alors les troubles au ventre ou je ne sais quelles autres afflictions se transfèrent instantanément vers la tête...

Sans surprise, les quelques pâtisseries industrielles chinoises acquises un peu plus tôt dans l'après-midi à Boun Neua affichent toutes une date limite de consommation dépassée de plusieurs mois. Résultat, elles sont ramollies, et de la sorte pour moi presque immangeables, ce qui n'est toutefois absolument pas le cas pour mes hôtes. Quant à la pellicule photographique, elle se montre elle également largement suspecte puisqu'en fonctionnant, non seulement mon appareil produit un son tout à fait curieux et jusque là inconnu, mais j'avais aussi préalablement remarqué à son sujet, en réalité dès l'ouverture de son emballage, que la coque de protection du dit film se présentait comme usée, finement rayée, de la même manière que si elle avait déjà subi un ou plusieurs cycles d'utilisation.

24 octobre - Ban Nangoy Kho

La veillée funèbre

De retour chez les Akha, je fais malheureusement pour l'heure face à une atmosphère assez peu cordiale parmi mes nouveaux hôtes. Le patriarche s'est en effet autorisé, dès la veille au soir, à me réclamer un peu d'argent, soi-disant en dédommagement de l'accueil dont il me fait bénéficier sous son toit, une attitude - que je sais par ailleurs être bien peu respectueuse en ces contrées - très rarement rencontrée par le passé, après pourtant désormais au total plusieurs dizaines de nuits vécues en compagnie des villageois montagnards. Passablement contrarié, mais également fatigué après mes sept heures de marche en tongs du jour précédent, je suis alors rapidement allé me coucher, sans plus de cérémonie, souhaitant aussi de la sorte pouvoir ostensiblement lui signifier mon agacement et mon exaspération. Il semble cependant que cela n'ait pas suffi puisque ce matin il a osé récidiver dans son impolitesse. J'ai de fait cette fois à peine pris le temps d'avaler quelques bouchées de riz, ai abandonné quelques vieux billets froissés près de mon bol, puis ai repris ma route, malgré l'heure précoce.

Le village suivant est localisé à pas plus de deux heures de marche, aussi je m'autorise à m'attarder et musarder en chemin, m'accordant plusieurs arrêts dans les rays, bavardant là avec quelques paysans. Plus loin, m'étant suffisamment écarté des zones cultivées, je réalise plusieurs détours en direction de la forêt, pour tenter d'y observer un peu de faune, sans grand succès néanmoins, si ce n'est quelques oiseaux et insectes. Sans surprise, les tongs s'avèrent totalement inadaptées à cet environnement, m'obligeant par exemple à me montrer particulièrement vigilant face aux assauts des sangsues et des fourmis. De plus, une seconde plaie s'est à son tour ouverte, cette fois sous mon autre pied, lui aussi échauffé et donc fragilisé par les précédentes marches entreprises avec cet équipement résolument inapproprié à ces circonstances. Parvenu dans ces conditions au hameau Akha de Ban Nangoy Kho, bien que la journée soit peu avancée, je décide tout de même d'y faire halte, pas mécontent par ailleurs de pouvoir ainsi consacrer aux villageois la plus grosse part de mes dernières heures dans la région.

Ayant repéré la plus grande hutte du lieu, une des plus vastes encore jamais aperçues chez des Akha, je sollicite la famille qui l'occupe pour m'héberger la nuit suivante. La totalité des habitations sont ici élevées sur pilotis, et pas moins de trente-cinq de ces robustes piliers de bois sommairement dégrossis sont requis pour supporter la nôtre. Les villages Akha sont - je l'ai dit plus haut - presque toujours implantés sur des pentes et celle-ci présente cette fois une déclivité particulièrement prononcée. Cela a pour conséquence, alors que le plancher de l'arrière de la hutte affleure presque le sol, de nécessiter en façade des pilotis dont la hauteur atteint ma taille. La plus grande longueur de cet habitat presque hors norme approche la trentaine de mètres et son intérieur dévoile un volume d'un seul tenant, car à peine quelques morceaux de toiles tendues isolent certains "placards à dormir" et une seule claie de bambou délimite en son extrémité un des espaces de sommeil des hommes. Étrangement, ce dernier n'est cette fois pas surélevé, pour composer le traditionnel bat-flanc, les nattes de bambou étant ici directement déposées sur le plancher. Aux poutres de la charpente sont suspendus, liés en grappes, des milliers d'épis de maïs, et une sorte de mezzanine encadrée de claies en est par ailleurs de son côté remplie à un tel point que j'en viens à douter de la suffisante solidité de la structure qui la porte.

Le grand-père de la famille est décédé, l'étrange cercueil gît dans un coin, affublé de tout un tas de "fétiches" à caractère animiste, certains sculptés dans du bois, d'autres taillés dans du bambou, d'autres encore découpés dans du papier rituel que les femmes savent fabriquer à partir de fibres broyées de ce même végétal. Je ne parviens pas à m'informer du temps déjà écoulé depuis le décès, ne me permettant bien entendu pas de trop investiguer sur la question. On me parle d'une durée de "onze jours", ce qui ne me semble bien sûr pas concevable, les Akha ne respectant par ailleurs à ma connaissance aucune tradition d'embaumement des corps. J'émets alors la vague hypothèse que la dépouille n'est plus présente là et que le maintien en place du cercueil ne vise désormais qu'un statut symbolique. Je n'ai encore toutefois que très rarement été confronté à la mort dans les villages montagnards et n'ai en outre aucune idée des coutumes et pratiques relatives à ce sujet. Je ne sais pas non plus où se situent les limites de la bienséance et m'abstiens donc en conséquence, dans le doute, de poser trop de questions.

Pour l'heure, ce sont presque exclusivement des hommes qui tiennent compagnie au macchabée - ou donc à ce qui le représente - la majeure partie des femmes devant sans doute durant ce temps œuvrer aux champs. Nous buvons du lao-lao et, bien que le milieu de la journée soit à peine atteint, la plupart se trouvent déjà dans un état d'ébriété avancé. À tour de rôle ils me tiennent alors de longs discours incompréhensibles, ne se privant pas, pour certains d'entre eux, de les accompagner d'abondants jets de postillons. De mon côté je veille à la modération, en leçon notamment de quelques abus opérés ces jours derniers et ces semaines passées. Quelques verres peuvent néanmoins difficilement se refuser dans de telles circonstances. L'avantage toutefois de ce type d'événement est qu'il me permet de manger de la viande, et à satiété encore, du porc, du poulet, du buffle même parfois, de la chèvre ou du chien assez fréquemment.

De temps à autre un chaman, sans doute à peine moins alcoolisé que ses comparses et se tenant assis à proximité du corps, se prend à psalmodier, durant plusieurs dizaines de minutes à chaque fois, je ne sais quelles incantations rituelles, l'agitation alentour et les conversations animées des uns et des autres ne cessant jamais pour autant. Tout le long de l'après-midi, une assemblée mouvante de dix à quinze hommes a ainsi en permanence occupé la hutte, en compagnie du cercueil et du lao-lao. Il y a beaucoup à manger, c'est gras, c'est bon, je me refais une santé. En début de soirée, réunis en cercle autour du principal foyer, les hommes se sont de nouveau attelés à découper puis à cuire de la viande - quelles que soient les circonstances, dans les villages montagnards, ce sont en effet traditionnellement toujours les hommes qui ont la charge de la préparation des viandes - nouveau prétexte à engloutir nombre de rasades de lao-lao.

La veillée, de plus en plus animée, bruyante et arrosée, se poursuit de la sorte, à proximité immédiate du cercueil. Pas moins de six bangs, les pipes à eau, sont en service, circulant ainsi sans arrêt de main en main. Deux de ces pipes, particulièrement volumineuses, présentant des fûts de pas loin d'une dizaine de centimètres de diamètre. Elles deviennent prétextes à quelques rires lorsque je m'essaye à employer l'une d'elles, ne parvenant pas à adopter la position adéquate, là où mes compagnons appliquent avec aisance, méthodiquement et hermétiquement, bouche, menton et la totalité de la surface d'une joue sur l'embouchure avant d'allumer le foyer garni d'une pincée de tabac, puis d'aspirer l'énorme volume de fumée ainsi produit.

Les hommes fument abondamment. Pour cela on l'a dit, la pipe à eau, le bang, est le principal instrument employé dans cette province de Phongsaly, mitoyenne de la Chine du Sud et d'où elle provient sans aucun doute initialement. L'usage de la pipe à eau compose en effet chez les montagnards la manière essentielle et incontournable de consommer le tabac. Il arrive toutefois également assez régulièrement que les hommes se confectionnent des "cigarettes" d'un épais et fort odorant tabac brun, tabac qu'ils auront eux-mêmes cultivé puis apprêté - c'est-à-dire séché puis haché - ou acquis en vrac lors d'une de leurs rares visites sur un marché de plaine. Ces grossières et volumineuses clopes, le plus souvent roulées dans des pages arrachées à de vieux cahiers d'écoliers usagés, sont immédiatement reconnaissables, notamment aux lignes d'écriture et aux traces d'encre qu'elles laissent largement apparaître à leur surface.

Plus tard en soirée, sous les vifs encouragements, mais aussi un peu d'insistance, du chef de famille et de quelques autres hommes invités, alors que je viens d'exprimer une vague allusion à ma fatigue générale, la mère abdique et accepte de me faire bénéficier d'un massage. Il s'agit là du même remède traditionnel Akha dont j'ai déjà profité à deux reprises par le passé lors de ce séjour et que j'avais relaté à ces occasions, il y a de cela un peu plus de deux semaines. Je suis alors invité à m'allonger sur une natte puis, une fois installé là à la vue de tous, la femme, sa fillette de peut-être sept ou huit ans ainsi que deux jeunes filles plus âgées, chacune s'étant agenouillée de part et d'autre de mon corps étendu, s'appliquent à l'exercice, pressant avec force sur mes jambes, mes bras, mon dos. Affublée de sa spectaculaire coiffe et de sa tunique traditionnelle, la jolie femme arbore indéniablement des allures de déesse égyptienne. La fillette quant à elle vient à bout de sa tâche avec beaucoup de sérieux et de dignité, à défaut de réelle efficacité, étant évidemment dotée de bien trop peu de puissance physique pour cela. À l'opposé, certaines des pressions exercées par la femme se font presque douloureuses.

Les rares fois où des femmes Akha, rongées par la curiosité, souhaitent m'adresser directement la parole, par exemple pour m'interroger à propos de telle ou telle chose me concernant, elles recourent à un homme, qui s'improvise alors intermédiaire et interprète. Car si cela est sans conteste à mettre parfois sur le compte de la timidité ou de la pudeur, voire de l'appréhension, il ne faut pas négliger le fait que la plupart d'entre elles ne savent réellement s'exprimer qu'en leur dialecte et ne possèdent sans doute que quelques mots de vocabulaire lao, tant les occasions qu'elles ont d'employer la langue nationale officielle se présentent avec une extrême rareté.

Je l'ai dit plus haut, les tôles ondulées légères, utilisées en recouvrement des huttes en lieu et place des chaumes ou autres matériaux végétaux, à la fois plus laborieux à mettre en œuvre et moins pérennes, gagnent peu à peu les arrière-pays, avec une nette accélération du phénomène ces deux dernières années. Je ne saurais alors trop conseiller à celles et ceux qui souhaitent pouvoir observer des villages de minorités ethniques encore conçus en totalité d'après des techniques traditionnelles, et faisant exclusivement appel à des matériaux naturels issus de la forêt, de ne plus attendre pour visiter ces régions restées situées "hors du temps". Je présage en effet que ce n'est plus l'affaire que de quelques années à peine avant de les voir intégralement disparaitre, tout du moins les huttes progressivement consolidées ou reconstruites en recourant à ce type de matériaux manufacturés contemporains. Ainsi ici, à Ban Nangoy Kho - qui est toutefois il est vrai un hameau assez facilement et rapidement accessible - près de la moitié des huttes sont désormais protégées par ces feuilles d'acier légères, qui présentent par ailleurs une qualité et une épaisseur bien inférieures à celles que l'on connaît et emploie en Occident. Un exemple patent de ce phénomène de modernisation est par exemple incarné par le village Taï Lue de Ban Sone Taï, qui fut en quelque sorte le hameau "carrefour" de mes promenades de ces deux dernières semaines dans la région. Le traversant une première fois en minibus quelques années plus tôt, alors que je me rendais dans l'extrême nord de la province, je fus frustré, ne m'y arrêtant pas, de ne pouvoir photographier l'étendue des toits de chaume qu'il présentait à l'époque - les villages Taï Lue sont en effet bâtis sur des terrains plats et les habitats y sont disposés d'une manière parfois tellement rapprochée que les retombées des toitures se touchent presque, composant par ailleurs ainsi comme des allées semi couvertes. Espérant alors pouvoir me rattraper cette année, en prenant le temps de réaliser le cliché autrefois manqué, je dus constater avec dépit que près des trois quarts des habitats étaient désormais équipés de ces tôles métalliques, ôtant tout caractère photogénique à l'ensemble.

La veillée funèbre se poursuit, de nombreux autres hommes nous ont rejoints. La si douteuse pellicule photographique chinoise dénichée la veille à Boun Neua promettait vingt-quatre poses, mais elle ne m'en a offert que quinze. Je le regrette véritablement car, venant enfin de parvenir à m'extraire de la proximité des haleines éthérées et des denses brouillards de fumée que sont capables de produire une quarantaine de paysans confinés en un endroit aussi étriqué et à peine ventilé, j'ai désormais rejoint le foyer des femmes, et j'aurais alors pu avantageusement employer là ce précieux dernier film. Car la gent féminine se montre bien entendu beaucoup plus photogénique que les hommes, ne serait-ce que grâce à leurs spectaculaires oripeaux, tuniques et coiffes traditionnelles, mais aussi parce qu'elles sont la plupart du temps occupées à une large diversité d'activités et tâches domestiques, ce qui dote les scènes d'encore plus d'authenticité. Ce n'est pas beaucoup le cas en cette soirée toute particulière, mais elles m'offrent tout de même, comme souvent, de jolis "tableaux". Une telle en épouille une autre, telle autre brode à la faible lueur d'une lampe à graisse, pendant que les plus âgées, toutes empreintes d'une allure digne et sage, fument un peu de tabac dans leurs fines pipes droites. Une jeune fille en est à coudre sa vingt-troisième pièce - des piastres indochinoises en argent et d'autres, plus récentes et moins précieuses, d'origine birmane et chinoise - sur un veston d’apparat, et elle s'apprête à en ajouter encore cinq ou six.

Voici venue la toute dernière soirée que je peux passer en compagnie des montagnards. Dès demain en effet il me faudra retourner au bourg de Boun Neua avant, le jour suivant, d'entamer le trajet de trois journées en bus vers la capitale du pays. J'aurais bien sûr aimé pouvoir profiter d'une soirée qui se serait déroulée dans d'autres circonstances que celle-ci, en l'occurrence sous un toit abritant un défunt, mais l'ambiance générale n'incline toutefois pas à la tristesse, sans aucune mesure par exemple avec les atmosphères éplorées et accablantes que l'on rencontre communément en Occident lors des veillées funèbres qui ont lieu de nos jours. Elle se rapproche au contraire sans doute beaucoup plus de celles, incomparablement plus joyeuses et animées, qui avaient visiblement cours encore quelques décennies plus tôt, du moins dans certaines régions et sociétés rurales françaises, si on en croit quelques témoignages écrits à ce sujet qui sont parvenus jusqu'à nous. Pour l'heure donc, nous continuons à boire, à rire, à nous interpeller bruyamment, à jouer même aux cartes pour certains, avec d'autant plus de tapage que de petites sommes d'argent sont pariées à chaque fois. Vient un moment où deux ou trois hommes se prennent à chanter, alternativement, nous offrant des performances plus ou moins jolies et agréables à l'oreille en fonction sans doute du taux d'alcoolémie que chacun d'eux affiche. Les paroles ainsi déclamées semblent en grande partie participer d'improvisations, ce que laissent en tout cas présager les effets de surprise qui parcourent l'assemblée réunie là ainsi que les éclats de rire généralisés qui s'ensuivent.

Comme cela se pratique à la fin de chaque repas, des bouilloires d'eau infusée d'herbes et écorces circulent parmi les convives. Même si je ne me suis encore jamais penché sur une tentative d'identification des ingrédients employés dans la préparation de ces décoctions, je me suis toujours plu à faire le constat que leurs goûts pouvaient tellement différer d'un toit à l'autre, voire d'une bouilloire à l'autre au sein d'une même famille.

J'apprends qu'une étape importante du rite funéraire va avoir lieu cinq jours plus tard. Je me trouverai malheureusement à cette heure déjà loin étant donné que cette date correspond exactement à celle de mon vol de retour vers la France. Est-ce l'inhumation ? Ou, puisque je doute de plus en plus sérieusement que le corps soit présentement conservé ici, une simulation qui en ferait office ? Je ne parviens toutefois pas à en apprendre plus à ce sujet, la moindre tentative d'explication que je finis par arracher, au prix de quelques efforts, se présentant de manière extrêmement confuse, et je ne dispose en outre d'aucune connaissance des traditions mortuaires des montagnards. Ce qui est assuré en revanche, c'est que ces protocoles ont été entamés il y a plusieurs jours déjà et qu'ils vont effectivement se poursuivre durant un certain temps encore puisque, éminemment prévoyants, mes hôtes ont accumulé dans un coin de la hutte plusieurs jerricans terreux emplis de lao-lao.

Il me reste en poche, en tout et pour tout, à peine trois-cent-mille kips, soit l'équivalent d'à peu près vingt-cinq euros. Hasard malencontreux du calendrier, durant mon trajet de retour vers la capitale, qui débutera après-demain, je transiterai par Oudomxaï, premier endroit où se présentera une banque, un jour ouvré - un vendredi - mais y arriverai cependant bien trop tardivement pour profiter de l'ouverture de celle-ci, avant qu'elle ne ferme ses portes jusqu'au lundi suivant, et où je ne pourrai en aucun cas me permettre de patienter jusque là. Il ne me reste en outre plus aucun dollar américain en poche, seule devise que j'aurais assez aisément pu troquer au marché noir. Je n'aurai donc accès à aucune possibilité de change monétaire avant l'étape suivante, celle de Luang Prabang, spot touristique où des changeurs de rue accrédités officient cette fois tous les jours de la semaine, incluant ceux du week-end. Dans ces conditions je dois désormais me soumettre à certaines restrictions, et donc ne plus m'autoriser aucune dépense accessoire d'ici là, m'apprêtant même à devoir marchander le prix des chambres de mes deux prochaines nuits, dès demain soir à Boun Neua puis à nouveau à Oudomxaï le jour suivant. Il faudra par ailleurs que je me contraigne durant ce temps à me restaurer à moindres frais, sur les marchés. Le transport restera ainsi le seul service au coût non négociable, celui qui fera rapidement fondre ma dernière liasse de billets lao.

25 octobre - Boun Neua

Les obsèques

Tôt ce matin, un nouveau cochon est abattu. Deux de ses congénères avaient déjà subi le même sort la veille, et sans doute d'autres encore les jours précédents. Des quartiers de viande sont répandus au sol, sur des morceaux de bâches en nylon et à proximité immédiate du macchabée. Plusieurs hommes, armés de machettes, s'attellent alors aussitôt à les débiter et les premières pièces sont instantanément emportées en direction des foyers qui flambent déjà. Trente minutes plus tard - il est 5 heures 30 du matin - nous entamons le premier festin de la journée et les flacons de lao-lao reprennent simultanément le chemin des tablées. Tous les foyers de la hutte étant occupés pour la cuisson des viandes ou de légumes, le riz est apprêté chez des voisins et deux femmes ne tardent pas à faire leur apparition, chacune d'elles équipée d'une hotte dorsale chargée d'un de ces fûts de bois évidés et noircis, dont on se sert habituellement pour préparer cet aliment. Ceux-ci étant emplis de riz cuit à point, de volumineux panaches de fumée s'élèvent au-dessus des têtes des porteuses.

Il est 7 heures, le chaman, celui qui la veille déjà s'occupait de temps à autre à psalmodier je ne sais quelles invocations, vient cette fois d'exécuter un rite plus tangible, plus étonnant aussi, et que je ne saurais en aucun cas expliquer, un "cérémonial" que je n'ai même encore jamais eu l'occasion d'observer par le passé. Ce fut un spectacle singulièrement surprenant, un peu répugnant également, notamment lorsqu'on y est confronté à une heure autant matinale. Un panier d'osier abritant une couvée de poussins, bien vivants et piaillant avec anxiété, est suspendu dans un coin de la hutte. Dans l'indifférence générale d'une large assemblée à nouveau réunie - de nombreux voisins nous ont en effet rejoints dès l'aurore et certains ont même passé la nuit parmi nous, étendus ici ou là sur de simples nattes étalées par terre - l'homme a extirpé un de ces jeunes oiseaux puis, sans crier gare, l'a aussitôt violemment projeté au sol, pour l'abattre. Il l'a ensuite négligemment plongé dans une marmite d'eau bouillante afin, de même qu'on procède généralement pour les volailles matures, de faciliter sa plumée, puis l'a déposé et retourné le temps de quelques secondes directement sur les braises d'un foyer pour achever l'opération. S'étant emparé d'une machette, outil d'un gabarit pour le coup totalement disproportionné au regard du volume de la bête, il a alors entrepris de grossièrement débiter celle-ci, là sur le sol. Sans en laisser perdre un seul fragment, il en a enfin confectionné une petite brochette qui, agitée durant quelques instants au-dessus des flammes, fut très rapidement cuite. Autant dire que ce fut là une bien pathétique préparation, d'où pendouillait misérablement, notamment la minuscule tête du jeune volatile - pas plus grosse qu'une bille à jouer - ainsi que les pattes si chétives et quelques autres morceaux tout aussi rachitiques. L'homme a finalement distribué ces ridicules portions aux proches du défunt, des personnes de sexe masculin uniquement, qui les ont prestement englouties. On m'a appris que ce rituel se reproduisait chaque matin durant tout le temps de ces festivités mortuaires. Je suis allé inspecter le panier d'osier, il y subsiste encore cinq ou six poussins.

Parfois, durant les repas, et notamment ceux de la sorte au caractère festif et qui réunissent de nombreux convives, la présence de quelques chiens peut être tolérée à l'intérieur des huttes, ou bien est-ce plus prosaïquement dû au fait qu'en ces instants personne ne se préoccupe vraiment de les chasser, ou encore que leur compagnie parmi nous soit moins remarquée que les jours plus ordinaires. Là, ils se disputent alors assidûment les reliefs carnés que nous crachons allègrement et régulièrement au sol. Ils vont ainsi de l'un à l'autre des convives au gré des opportunités, se faufilant sans beaucoup de gêne entre nos jambes. Dans la compétition pour l'accès à ces morceaux de choix, une altercation survient inévitablement de temps à autre parmi eux. À ces occasions, ou s'ils ont plus simplement fini par excéder untel ou untel par leurs allées et venues incessantes, il arrive qu'ils se voient gratifiés de quelques généreux coups de pied dans les côtes.

Sans surprise, et j'en ai fait le constat depuis bien longtemps déjà, la faculté des villageois montagnards à exaspérer le visiteur étranger est proportionnelle à la proximité de leur hameau avec les principales voies de communication du pays. Dit autrement, moins les villages sont isolés, plus leurs habitants sont capables de se montrer "agaçants". Depuis que certains d'entre eux m'ont aperçu ce matin absorber un fragment de comprimé de vitamine C, ils me tarabustent pour l'obtention de yaa, c'est-à-dire d'un médicament quelconque qui pourra les soulager de tels ou tels maux, réels ou imaginaires, de la même manière que cela s'était déjà produit deux jours plus tôt au village de Ban Kioukho. À leur décharge, je dois aussi avouer que la veille je m'étais défait auprès d'eux de quelques menus objets - sifflet de secours, cordelettes d'alpinisme, épingle à nourrice, etc. - qui allaient désormais définitivement ne m'être d'aucune utilité en cette fin de périple, ce qui a sans doute attisé les convoitises. Le jour précédent j'avais par ailleurs déposé sur le cercueil, parmi d'innombrables petites coupures de kips laotiens qui s'y trouvaient déjà, abandonnés là en guise d'offrandes rituelles, un dernier billet de un dollar américain que je venais de retrouver au fond de mon sac. Au delà du fait que l'objet, extrêmement rare dans les parages, avait vivement éveillé la curiosité des uns et des autres, qui se l'étaient alors longuement passé de main en main pour l'inspecter, le geste avait visiblement plu, mais ce matin ils m'en réclament un deuxième, soi-disant pour équilibrer la décoration. Pendant ce temps-là, un autre voudrait échanger mon short, pourtant désormais parvenu dans un bien piètre état, contre une fripe encore plus improbable. Même mon précieux stylo fait des envieux. Simuler un peu d'agacement suffit cependant à refroidir les ardeurs, et il y a par ailleurs longtemps que je ne me gêne plus pour envoyer paître les plus insistants. L'un de mes assaillants toutefois, un gars qui n'a pas dessaoulé depuis la veille, alors que déjà il m'accablait avec un discours - plus exactement avec une seule et même phrase, totalement incompréhensible et répétée, rabâchée, postillonnée cent fois à mon visage - récidive ce matin. Les autres le plaisantent, jusqu'aux femmes qui lui adressent des remontrances, pour qu'il me fiche enfin la paix, mais cela semble définitivement vain car il est malheureusement manifestement atteint d'une maladie mentale.

9 heures, le chaman s'est installé, seul, à l'extérieur, sur l'aire de terre battue qui fait face à la hutte. Il y a apporté un tabouret bas, un flacon de lao-lao, une bouilloire d'eau et des cigarettes. Il ne porte aucun accoutrement particulier, simplement la tunique traditionnelle Akha masculine, qui au demeurant doit composer son vêtement du quotidien, ample veste et tout aussi large pantalon confectionnés dans les épaisses étoffes de coton indigo que tissent les femmes, le second habit coupé court et laissant ainsi nettement apparaître les chevilles. Avec quelques autres hommes, nous nous tenons légèrement à l'écart, accroupis à la mode Akha, une position qu'ils sont capables d'adopter durant des heures, sans en éprouver aucune gêne. Notre chaman reprend ses incantations, mais cette fois plus longuement et sans interruption. Sa "mélodie" se montre en outre, toute proportion gardée, un peu moins monotone que celles de la veille, désormais devenue sensiblement plus chantante. Cela n'empêche toutefois nullement tous ceux regroupés là de n'y prêter strictement aucune attention, les conversations des adultes et l'agitation des enfants suivant leurs cours habituels, les femmes continuant pour leur part de vaquer à leurs occupations.

J'apprends que le surlendemain « beaucoup de personnes » se réuniront ici, et que nombre d'entre elles arriveront de deux autres villages de la région. Peut-être est-ce à ce moment-là, en prévision de la probable inhumation du corps que l'on m'a annoncée pour dans cinq jours, que sera élevé le "tombeau", un de ces imposants et spectaculaires édifices déjà aperçus à deux ou trois reprises à proximité immédiate de hameaux Akha, généralement enfouis isolément dans des fourrés de végétation sauvage et dense qui les avaient promptement envahis, et même à vrai dire submergés. Ces constructions funéraires exubérantes sont toutefois peu fréquemment visibles, puisque tout au plus peut-on parfois en compter deux - rarement trois - dans les alentours forestiers d'un village. Le plus souvent même je n'en repère aucune, soit qu'elles n'existent pas, soit que, nullement entretenues, elles se dégradent et dépérissent extrêmement hâtivement sous les assauts d'un tel climat tropical humide, soit enfin - et c'est le plus probable - que la végétation foisonnante les masque rapidement aux regards. Au vu de leur rareté on peut avancer, sans trop de risque de se tromper, que ces sépulcres abritent les dépouilles de personnalités notables des villages, à coup sûr toujours des vieillards.

Ces tombes sont composées d'un petit tumulus de terre - sous lequel est assurément à chaque fois enfouie le corps du défunt - surmonté d'une hutte miniature élevée sur des pilotis qui font culminer la structure à environ un mètre cinquante du sol. Il s'agit là véritablement de répliques réduites des huttes d'habitation traditionnelles, auxquelles on n’omet d'ailleurs généralement pas d'adjoindre certains détails réalistes, comme une frêle échelle d'accès, une terrasse, une porte, une toiture à pans inclinés, etc. Les dimensions et proportions de ces constructions - en bois - pourraient facilement laisser croire qu'elles abritent les corps, mais je suis intimement convaincu que ce n'est pas le cas car, outre que des odeurs putrides empesteraient dès lors inévitablement les lieux, elles deviendraient en outre trop aisément la cible de toutes sortes de bêtes sauvages carnassières et charognardes. Encore affublés de leurs imposantes paires de cornes, les crânes d'un ou de deux buffles - je n'en ai jamais observé plus que cela - abattus et consommés durant les cérémonies mortuaires préalables, sont déposés au sol, à même les petits tumulus, aux côtés de plusieurs autres objets ayant sans doute directement appartenu aux défunts du temps de leur vivant. On peut ainsi indifféremment y apercevoir une ou deux hottes de portage, une pipe à eau, une arbalète, quelques vêtements, des paniers ou des nasses de pêche, etc., également quelques accessoires supplémentaires, pour leur part symboliques et confectionnés pour l'occasion en bois ou en bambou, des fusils par exemple, ou encore des machettes. Tout un tas d'ornements rituels sont par ailleurs suspendus de-ci de-là, sous les pilotis de ces huttes miniatures ou fichés sur leurs parois, des floches de laines et des lambeaux de tissus colorés, des billets de banque de modestes valeurs, des motifs à caractère animiste découpés dans du papier de bambou, etc. L'élément toutefois le plus spectaculaire de ces tombeaux, et qui domine largement chacun de ces ensembles, consiste en un imposant mât planté verticalement à la tête du tumulus. À son sommet, qui culmine aisément à cinq voire six ou sept mètres de hauteur, est arrimé une sorte de parasol cérémoniel d'où pendent, là aussi, nombre de floches et bandes de tissus colorées. Plus bas, à peu près à mi-hauteur de ce mât, sont amarrés des bannières, étendards ou fanions - je ne sais trop comment les nommer - ainsi que de nouveaux objets symboliques faits de bois ou de bambou mais dont la forme ne s'avère pas toujours clairement identifiable, soit qu'ils sont positionnés trop haut, soit qu'ils ont déjà été amplement détériorés sous l'effet des intempéries, soit encore que leur nature ou signification m'échappe en totalité. Plus bas encore, cette fois à une hauteur correspondant environ à celle du seuil de la hutte miniature qui le côtoie, se déploie toute une couronne de quelques dizaines de drapeaux, dont les longues et fines hampes, fichées de biais dans cette mâture, composent alors comme un très vaste "entonnoir" du bord duquel pendent autant de pavillons de tissu aux couleurs blanches et rouges. L'accumulation de tant d'éléments colorés "égaye" un tant soit peu ces édifices funéraires, qui sans cela pourraient paraître sensiblement sinistres, d'autant plus qu'ils sont le plus souvent implantés dans des environnements de forêts épaisses et sombres. Enfin, une clôture de bambou cerne toujours systématiquement de près ces "mausolées", les tenant ainsi à l'abri des ravages que pourrait y perpétrer le bétail domestique qui vaque quotidiennement en liberté aux alentours des hameaux.

Je l'ai dit plus haut, ces impressionnants arrangements mortuaires sont manifestement réservés aux vieillards vénérables des villages. Reste alors la question de savoir ce que deviennent les dépouilles des autres défunts, hommes ou femmes plus jeunes, enfants, etc., puisque je n'ai à ce jour encore jamais eu l'occasion d'apercevoir dans ces endroits quelque chose qui pourrait s'apparenter à un cimetière, de quelque type que ce soit, sachant aussi par ailleurs avec certitude que les Akha n'incinèrent pas leurs morts.

De nouveaux préparatifs battent leur plein. Des hommes ont rapporté de la forêt de volumineux troncs de bambou, les ont sectionnés en portions d'environ quatre-vingts centimètres de longueur puis, toujours équipés des mêmes machettes utilisées pour ces étapes préparatoires, s'attellent désormais à en amincir les parois, tout en les percutant périodiquement afin de tester leurs sonorités. Sans aucun doute, ce sont là d'éphémères instruments de musique qui sont mis en œuvre. Je remarque par ailleurs qu'au sein de quelques familles, des jeunes filles ont déballé leurs tuniques d'apparat, certaines s'appliquant ensuite à les retoucher, les réajuster, quelques-unes ayant même entrepris d'aller les laver à grande eau dans la rivière. Il ne fait aucun doute que les festivités funéraires qui se préparent s'annoncent d'envergure, que le défunt dut de son vivant demeurer un personnage important du village, et je me retrouve alors d'autant plus contrit de ne pas avoir la possibilité de résider sur place plus longtemps pour y prendre part.

Voici en effet venue la fin du périple, puisque cette nuitée fut la toute dernière que je pouvais me permettre de passer dans un village. Il me faut désormais partir, rejoindre les routes, les transports motorisés et les petites villes du pays. Ainsi, hormis une seule d'entre elles, rien de moins que les trente-quatre précédentes nuits se seront déroulées en compagnie des villageois, sous leurs toits. Que de hameaux traversés, que de huttes visitées, heureux bilan.

J'avais pour projet d'attendre la fin des chants incantatoires du chaman pour marquer l'heure de mon départ mais, alors que ma montre affiche maintenant 10 heures 30, il ne semble toujours pas vouloir s'arrêter. Je m'en vais donc, quittant une fois de plus avec regret ces endroits, jamais lassé de consacrer autant de journées à les visiter, d'aller à la rencontre de leurs habitants.

Les villageois m'ont indiqué un itinéraire alternatif, qui va me permettre de regagner le bourg de Boun Neua via un chemin différent, au moins en partie, de celui parcouru à l'aller, deux jours plus tôt. Ce dernier se trouvait alors certes largement boueux par endroits mais ne présentait, hormis cela, aucune difficulté, sans commune mesure avec nombre d'improbables sentiers forestiers et montagneux empruntés précédemment dans la région. Il avait suffi de traverser la plaine de Boun Neua avant de gagner les hauteurs puis de longer les crêtes. J'imaginais bien que le trajet du retour n'exposerait pas plus de contraintes, mais en aucun cas qu'il s'imposerait sur une telle longueur. Après un peu moins de trois heures à cheminer au cœur de collines forestières, de temps à autre de rizières qu'il faut alors à chaque fois contourner, je dois finalement, avec répugnance, affronter une vaste plantation de cannes à sucre qui s'étale sur des dizaines d'autres éminences, cette fois définitivement ratiboisées. Il s'agit là d'une exploitation d'investisseurs chinois, comme on en aperçoit de plus en plus dans le nord du pays, qu'elles soient cultivées de cannes à sucre, d'hévéas, de bananiers ou que sais-je encore. Le décor s'affiche austère, monotone, invariablement déprimant. Sorti de cet enfer écologique, je plonge à nouveau dans la plaine de Boun Neua, traverse quelques dernières sections boisées, modestement jolies - mais sans doute dois-je désormais me retrouver un peu blasé après maintenant plus d'un mois à sillonner la région, à travers nombre de grandioses, denses et verdoyants paysages. Je parviens à Boun Neua après quatre heures trente de marche au total. Deux pansements aux pieds, relativement soignés, que je m'étais préparés la veille au soir, ont assez bien supporté l'épreuve, mais les plaies m'ont tout de même sérieusement fait souffrir. Même si ce matin, pour des raisons d'économies, je m'étais interdis de tenter de terminer le trajet à l'arrière d'un scooter si j'en croisais un, j'aurais probablement finalement renié ma parole si l'occasion s'était présentée, afin d'abréger ces souffrances. Malheureusement je n'ai, une fois de plus, rencontré strictement personne de tout l'itinéraire. En fin de parcours les douleurs, de plus en plus intenses, m'obligeaient même à compenser ma démarche, provoquant alors sans tarder d'autres gênes, notamment aux chevilles et sur le bord extérieur des pieds.

Mais voici venu le bout du chemin, et cela est bienvenue car ni ces pieds ni les tongs en mousse ne seraient en capacité de poursuivre beaucoup plus loin. Quoi qu'il en soit, les trois prochaines journées seront reposantes pour eux puisqu'elles se passeront assis à l'intérieur des bus. À Boun Neua je déniche pour la nuit une sordide pension chinoise, le départ de l'unique transport quotidien qui relie Oudomxaï ayant lieu le matin, aux alentours de 9 heures. Trois chambres, que l'on pourrait sans beaucoup exagérer qualifier de "placards", offrant chacune une surface de moins de trois mètres carrés, bricolées avec des planches mal jointées et des sacs de nylon récupérés, sont disposées à l'étage, juste à l'aplomb de la petite salle du restaurant, au sol de béton et dont les murs sont maculés de salissures. Nuit négociée à huit-mille kips, soit soixante-sept centimes d'euro, un record.

Le trajet du retour vers la capitale Vientiane ne doit en théorie nécessiter que trois journées mais, par sécurité, je m'en suis préservé une supplémentaire au cas où - et ce n'est absolument pas rare dans le pays - un problème quelconque me retiendrait à mi-parcours. Si au contraire tout se passe bien, je pourrai alors consacrer ce temps libre à Luang Prabang ou à Vientiane, pour manger de bonnes choses et tâcher de dénicher quelques trésors dans les boutiques et sur les marchés touristiques qui y abondent. J'y rencontrerai aussi sans nul doute quelques-uns du million d'autres touristes qui visitent annuellement le Laos, ce qui ne sera pas pour me déplaire puisque cela fait exactement trente-cinq jours que je n'ai plus aperçu un seul congénère occidental.

26 octobre - Oudomxaï

Le bordel

Étape en minibus entre Boun Neua et Oudomxaï, cent-soixante kilomètres sillonnés en dix heures vingt exactement, mais un sérieux problème technique nous a cloués sur place à mi-parcours, en pleine campagne, durant plus de deux heures. Sur ce trajet, il faut continuellement subir l'état calamiteux de la piste, cheminement chaotique de terre ravinée et de cailloux, pour affronter des cycles qui se répètent inlassablement, presque toujours à l'identique et à la même cadence. D'abord, une accélération durant dix ou quinze secondes, jusqu'à atteindre peut-être une vitesse de quarante ou cinquante kilomètres à l'heure, puis une brusque décélération pour "encaisser" le nid-de-poule suivant, et laisser envahir l'habitacle par le nuage de poussière ainsi soulevé et qui nous rattrape alors. Nausée. Après un énorme choc, provoqué par le passage dans un nid-de-poule plus profond que les autres, c'est tout l'essieu arrière du véhicule qui s'est déséquilibré, ou du moins quelque chose de cet ordre. Pour y accéder et effectuer les réparations nécessaires, il a alors fallu surélever cette partie du bus, puis l'étayer dans cette position avec tout ce qui nous tombait sous la main, de grosses pierres laborieusement poussées jusque là, et même les troncs de deux jeunes arbres que des hommes se sont attelés à abattre à la machette.

Ayant récemment fait leur apparition à travers tout le pays pour tâcher de remplacer peu à peu l'improbable panoplie de véhicules que l'on rencontrait encore presque exclusivement à la toute fin des années 90 sur les pistes des campagnes reculées - vieux camions militaires russes reconvertis, bahuts pourvus d'habitacles charpentés en bois, multiples modèles de songteaws, etc. - les minibus actuellement employés dans ces endroits sont le plus souvent des engins coréens, parfois thaïlandais, recyclés. Ils sont prévus pour accueillir vingt-sept passagers exactement, mais on s'y entasse fréquemment à près du double, notamment après que des tabourets d'enfants en plastique aient été alignés dans la travée centrale, et que nombre de personnes se soient contentées de se maintenir debout là où elles y sont parvenues. Il ne s'y trouve qu'un seul et très étroit rayonnage pour y stocker les bagages. Les universels et nombreux sacs de marchandises en nylon tressé que presque tous ici transportent ne s'y insérant pas, on les cale alors dans les moindres espaces vides, notamment entre les jambes de chacun.

Nuit à Oudomxaï, dans une pension-bordel chinoise. C'est sensiblement sordide, passablement lugubre, logiquement bruyant, mais très peu onéreux, et donc extrêmement pratique lorsque l'on voyage dans le pays avec en poche un budget particulièrement restreint. Quinze-mille kips la petite chambre pour la nuit, soit un euro et vingt centimes. Les filles, âgées d'environ seize à vingt ans, certainement pas plus, arborent des mines désolantes et même, à vrai dire, attristantes, tant on devine la misère de laquelle elles proviennent, et peut-être encore plus celle où elles baignent désormais. Littéralement louées à des familles paysannes excessivement pauvres, elles viennent souvent de l'est du pays, de la province de Sam Neua, une région aussi parfois dénommée le Houa Phan. Une dépendance au ya-baa se lit aisément sur le visage de la plupart d'entre elles.

27 octobre - Luang Prabang

La mixité

Au menu de la journée, le trajet routier entre Oudomxaï et Luang Prabang. La chaussée étant désormais bitumée, nous n'avons donc plus à endurer les assauts des nuages de poussière. Le revêtement asphalté s'avérant cependant d'une qualité déplorable, les nids-de-poule restent nombreux. Le véhicule, vieux bus sans âge, peut néanmoins s'autoriser une vitesse de déplacement légèrement plus élevée que celle à laquelle nous fûmes par la force des choses contraints la veille, même si le parcours apparaît, au cœur de ces paysages montagneux, toujours autant sinueux. Les virages se succèdent sans fin, et plusieurs des passagers locaux, toutefois presque exclusivement des femmes, subissent le martyre, enchaînant les séries de vomissements. Deux-cents kilomètres, sept heures de transport, incluant un seul arrêt d'une vingtaine de minutes.

Fin d'après-midi à Luang Prabang. Je rencontre T., un Français expatrié et marié ici à une femme Hmong qu'il a "achetée" à crédit à ses beaux-parents. Il lui reste à ce jour cinquante-quatre mensualités de vingt-cinq dollars à leur régler.

28 octobre - Vientiane

Le transport

Levé à 5 heures, puis transport en tuk-tuk, petit véhicule ouvert à trois roues qui fait ici office de taxi, vers la petite gare des bus. Cette heure matinale, c'est justement celle de l'aumône quotidienne des nuées de moines et moinillons, vêtus de robes safran et portant leur obole à riz en bandoulière, qui vont silencieusement, en de multiples processions, à travers la ville en quête d'une nourriture journalière que leur accordent les fidèles, se tenant pour l'occasion agenouillés en bordure des calmes ruelles.

"On the road again", cette fois de Luang Prabang à Vientiane, trois-cent-quatre-vingts kilomètres parcourus en douze heures. Les virages se succèdent, indéfiniment, de surcroît plus nombreux que les deux jours précédents. Des femmes vomissent, une sorte de routine. Jusqu'à aujourd'hui encore, un gars armé, un civil, continue à escorter presque chaque bus qui emprunte cette fameuse route numéro 13 reliant Luang Prabang à Vientiane, la kalachnikov à crosse repliable portée ostensiblement en bandoulière pour tenter de dissuader toutes attaques des rebelles Hmong. Depuis que cette mesure a été prise, il y a de cela peut-être trois ou quatre ans, je crois que plus une seule embuscade ne s'est effectivement produite sur ce trajet. Ailleurs aussi dans le pays, sur d'autres itinéraires, des transports sont convoyés de la sorte, mais les armes se font généralement plus discrètes, le plus souvent dissimulées sous une banquette ou sous une bâche. 

29 octobre - Vientiane

La fin

Profiter, jusqu'à la dernière minute, du charme rétrograde et désuet de la capitale du Lane Xang, le pays du « Million d'éléphants », le Laos.

Lionel Buléon, 2006

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